« L’habeas corpus » de Ninon Mathieu (2025)

Yves GAUDEMET

Yves GAUDEMET a déposé l’ouvrage suivant en séance du lundi 8 septembre 2025 :

L’habeas corpus de Ninon Mathieu (LGDJ, 2025, 908 p)

Discours prononcé en séance

Ouvrage de Madame Ninon Mathieu consacré – c’est son titre – à l’Habeas Corpus.
C’est une thèse de doctorat dirigée par notre collègue Élisabeth Zoller, soutenue à l’Université Paris Panthéon Assas et publiée en 2025 à la Librairie générale de droit et de jurisprudence dans la collection des thèses de droit constitutionnel. L’ouvrage a reçu le prix de thèse annuel de l’Association française de droit constitutionnel et également un prix de l’Université Paris Panthéon Assas.

Dans la préface qu’elle a consacrée à cet ouvrage, Élisabeth Zoller – dont on sait les exigences de qualité et de rigueur scientifique – n’hésite pas à écrire qu’il y a là « la meilleure thèse qu’elle ait jamais dirigée ». On ne peut que rallier cette proposition.

Ninon Mathieu rappelle d’abord que le concept d’habeas corpus est communément considéré et présenté comme un standard de référence du constitutionalisme occidental qui serait issu en droite ligne de la Magna Carta de 1215; comme une garantie première et essentielle de la liberté individuelle; au point que le président Sarkozy, jamais avare de réformes, déclarait en 2009 vouloir enrichir la Constitution d’un« véritable habeas corpus à la française».
Mais Ninon Mathieu ne s’arrête pas à cette présentation convenue et, comme elle
le montre, largement erronée.

C’est là, pardonnez-moi cette incise, qu’on voit que la recherche en droit, si elle a un sens, mériterait d’être davantage consultée avant que soit brandies les grandes formules …

Ninon Mathieu part en effet à la recherche de la signification exacte et positive de l’habeas corpus, selon une approche purement scientifique: elle étudie l’habeas corpus, dans sa genèse et dans ses applications successives au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il apparaît alors, au bénéfice d’un examen parfaitement informé et d’une argumentation sans faille, que – comme dit Élisabeth Zoller dans sa préface « à partir d’un même point de départ, !’habeas corpus a connu des évolutions radicalement opposées dans les deux pays, de nature également à jeter de sérieux doutes sur l’opportunité de l’emprunter pour le greffer sur le nôtre ».

L’ouvrage est ainsi {ouvrage de droit comparé, de comparaison historique des droits anglais et américain et d’enseignement immédiat pour notre propre système de libertés publiques. Il f fallait beaucoup de science, de constance, de compétences et de ténacité aussi pour mener ce travail très complet d’informations sur deux systèmes juridiques et sur leur évolution sur plus d’un demi millénaire ainsi encore qu’une base de référence solide dans le droit des libertés publiques en général.
L’auteur n’a pas failli à la tâche; une bibliographie raisonnée montre le souci constant de revenir aux sources et d’une complète information des éléments de son étude.

Cela donne toute sa portée à la démonstration de Madame Mathieu. Elle montre l’origine féodale de l’habeas corpus. C’est Henri II, et déjà auparavant Guillaume le conquérant qui revendiquent le droit de superviser l’administration de la justice dispensée par les seigneurs dans leurs fiefs. Au nom de cette prérogative, le roi pouvait, sur requête du détenu, délivrer un mandat d’amener la personne devant l’une de ses cours pour qu’elle y soit jugée, reçoive le châtiment mérité ou au contraire soit remise en liberté. L’habeas corpus est dirigé contre la justice féodale, celle des seigneurs, et comme une revendication du pouvoir de justice supérieur du souverain.
De cela, il ne reste pratiquement plus rien. Déjà entamé par l’acte d’amendement de l’habeas corpus de 1679, l’habeas corpus est devenu en Angleterre une voie de droit résiduelle qui s’exerce à défaut du recours de droit commun qui est le judicial review. Aujourd’hui, la protection de la liberté individuelle procède de l’incorporation de la Convention européenne des droits de l’homme en droit anglais sous l’effet du Human Rights de 1998.

Disparu pratiquement du droit anglais comme moyen de protection de la liberté individuelle, l’habeas corpus a suivi un tout autre chemin aux États-Unis, s’inscrivant dans le contexte tout différent d’une constitution écrite et d’une structure fédérale qui commande le partage des compétences entre l’Union et les Etats.

C’est le droit des États-Unis, qui, comme l’écrit Ninon Mathieu, « assure la viabilité de l’habeas corpus » où il est devenu – je la cite encore – « un instrument majeur de la régulation des rapports fédéraux de pouvoir en donnant au cours, fédérales le pouvoir de revoir les jugements des cours d’État»; et l’auteur montre, jurisprudence de la Cour suprême à l’appui, qu’aux États-Unis le fédéralisme a réduit la protection de !’habeas corpus à « un mécanisme illusoire de garantie constitutionnelle de la liberté individuelle ».

Ninon Mathieu- ce qui montre l’actualité de son propos – l’illustre encore par une présentation argumentée du sort des prisonniers de Guantanamo qui n’ont jamais été jugés; à quoi Élisabeth Zoller dans sa préface ajoute d’autres exemples, pour conclure avec l’auteur que, « aux États-Unis, l’homme et ses droits, paient un lourd tribut au fédéralisme des origines aujourd’hui entendu comme religion d’État ».
L’habeas corpus sert le fédéralisme, au bénéfice de l’État fédéral; il n’est plus un outil de protection de la liberté individuelle.
L’ouvrage que j’ai l’honneur de présenter à notre Compagnie est un ouvrage pour notre temps. II apporte une riche information comparative, précieuse, assise sur une documentation et une argumentation sans faille. Et tranche par là fort heureusement dans le domaine qui est le sien, celui de la liberté individuelle, avec une littérature parfois trop immédiate, à la surface des choses et qui fait prévaloir les mots qui chantent et qui séduisent sur leur réalité.

Yves Gaudemet
28 août 2025

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.