Le développement durable

Séance solennelle du lundi 18 novembre 2002

par M. Marcel Boiteux

 

 

En cette séance solennelle qui annonce la fin prochaine des travaux de notre Académie pour l’année 2002, il me revient de vous rendre compte de ce que furent nos débats sur le thème central que nous avions choisi pour l’année. Ce thème, il nous semblait mériter une attention accrue lorsque nous l’avons retenu, il y a bientôt deux ans. Depuis lors, il a fait la manchette des journaux, et notre Académie s’est ainsi trouvée au cœur de l’actualité.

Il s’agit du développement durable.

Envisagé dans sa triple dimension écologique, économique et sociale, le sujet est immense, et nous n’avons pas prétendu le traiter de façon exhaustive. Nos trente séances de travail de cette année ont porté sur quelques grands problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées si elles veulent préserver leur environnement, discipliner leur croissance, ménager les indispensables solidarités. Mais il me faudrait quand-même plusieurs heures pour rendre compte de tous les sujets que nous avons traités, exposer les doutes qu’ils suscitent, les actions qu’ils requièrent, les perspectives qu’ils ouvrent..

Aussi ai-je dû faire des choix.

Après avoir introduit le sujet, j’évoquerai seulement quelques grands chapitres concernant notre environnement ; en suite de quoi je citerai rapidement divers problèmes que la croissance va poser au développement des villes, des transports et de l’industrie, avant de terminer sur les aspects sociaux du développement durable.

Il ne me sera pas possible, dans cette brève présentation, de citer toutes les personnalités qui ont bien voulu s’exprimer devant nous, et je les prie de m’en excuser. Je ne pourrai non plus évoquer tous les points de vue : inspirés de nos travaux, mes propos n’engagent que moi.

Mais venons-en au fond des choses.

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Grâce aux progrès de la Science, l’homme s’est extrait des équilibres naturels qui, depuis des millénaires, régissaient les effectifs de l’espèce par la famine et la maladie. La responsabilité lui revient, en contrepartie, de remplacer dorénavant les automatismes de la Nature par des comportements conscients, afin de restaurer de nouveaux équilibres compatibles avec le formidable accroissement des populations qui prolifèrent aujourd’hui sur notre petite planète.

Pendant des milliers d’années, mortalité et fécondité se sont équilibrées, avec un léger gain pour la vie. La Terre ne parvient à son premier milliard d’habitants qu’au début du XIXème siècle. Mais, cent ans après, les effectifs de l’espèce humaine dépassaient déjà le milliard et demi. Ils atteignent 6 milliards, soit près de quatre fois plus, en cette orée du XXIème siècle. Ainsi, comme ces énormes nuages de sauterelles qui s’abattent parfois sur l’Afrique, parce que leurs larves ont échappé aux équilibres qu’assument habituellement la faim et les prédateurs, l’espèce humaine vient, en deux siècles, d’envahir la Terre. Mais les nuages de sauterelles finissent par mourir sur place sans avoir pu se reproduire. Les hommes, eux, avec la complicité des agronomes et des médecins, s’installent, se reproduisent et se multiplient.

Certes, il est déjà arrivé dans l’histoire de l’humanité que des peuples prospèrent au point de devoir sortir de leur territoire pour nourrir leur développement, ou tout simplement pour s’enrichir. Il leur fallut, dans les temps anciens, affronter les mers, les steppes, ou les guerriers d’autres peuplades. Mais, à l’époque, les espaces paraissaient illimités, et la Terre semblait si grande qu’on la croyait plate, donc infinie. Aujourd’hui, la Terre est définitivement ronde, et l’humanité se heurte à ses limites. Il ne suffit plus, quand une denrée se raréfie, d’aller plus loin pour en chercher : on a déjà fait le tour du monde. Et on ne peut plus se contenter de repousser nos déchets ailleurs, ou de les jeter au feu pour en disperser les fumées dans l’immensité de l’atmosphère ; car ailleurs, c’est chez quelqu’un d’autre, et l’atmosphère a cessé d’être immense. Ainsi après l’infinitude d’une terre plate, puis les dimensions à peine imaginables d’un globe encore couvert de contrées inconnues, nous arrivons aujourd’hui aux limites de la Terre, de cette petite boule qui, telle un vaisseau spatial, nous promène à travers les étoiles.

Or, dans un vaisseau spatial, tout est rare et indispensable : l’air à respirer et le conditionnement des déchets, qui font l’environnement ; mais aussi l’eau à boire, la nourriture et l’espace pour vivre, qui obligent à la solidarité entre spationautes. Toutefois, si tout y est rare, cela n’exclut pas que, de progrès en progrès assimilables à la croissance économique, la vie dans les satellites finisse par devenir moins astreignante, et peut-être un jour confortable si ce n’est gratifiante. Ainsi l’environnement, la solidarité, mais aussi le progrès – ou la croissance – sont-ils les maîtres-mots des spationautes que nous envoyons sur orbite ; ils sont devenus aussi des maître-mots pour les spationautes que nous sommes, lancés à travers l’espace sur notre petite planète.

Que se passerait-il, dans l’un des satellites habités qui gravitent parfois autour de la Terre, si l’un des cinq occupants absorbait à lui seul 80 % des ressources et se rendait responsable des 3/4 des pollutions ? Et cela tandis que, parmi ses coéquipiers, l’un deux ne parviendrait même pas à manger à sa faim et que deux autres ne dépasseraient guère les limites de la survie ? On crierait au scandale.

Telle est pourtant la situation sur la Terre. Sur six milliards d’individus, un bon milliard d’occidentaux vivent largement et polluent allègrement la Nature. Un autre milliard vit plus modestement, mais tend à générer plus que sa part de pollutions diverses. Les quatre milliards restants survivent plus ou moins bien, mais un milliard d’entre eux ne mangent pas à leur faim, parmi lesquels les famines tuent quelques centaines de milliers d’êtres humains. Ne pourrait-on, au titre de la solidarité, sortir tous ces gens de la misère et les amener peu à peu à nos modes de vie occidentaux, dont ils rêvent ? Et cela sans renoncer pour autant à progresser encore nous aussi, puisque nos économies ne savent bien fonctionner sans croître ? Il est clair que, par le seul effet du nombre, un tel programme impliquerait, globalement, une très forte croissance. La ponction sur les ressources de la planète serait considérable, comme le serait l’accroissement des pollutions diverses dont la Terre, d’ores et déjà, commence à souffrir gravement. De plus, avant que la population mondiale se stabilise enfin, il faudra bien faire place aux 3 à 4 milliards d’individus à naître au cours des cinquante prochaines années.

Et pourtant, il est de notre devoir de permettre dorénavant à tout être humain de vivre convenablement l’instant d’éternité que lui offre son passage sur Terre. Un tel programme est-il possible ? Est-il soutenable ? Tel est l’enjeu du développement durable.

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Parmi les ressources essentielles que nous prodigue la planète, l’eau douce est sans doute de celles qui méritent particulièrement l’attention.

L’eau c’est la vie, dit le slogan. Le fait est que nous ne saurions nous en passer car, comme nous l’a fait remarquer Pierre-Frédéric Ténière-Buchot, l’homme est une éponge pensante : les deux tiers de notre corps, c’est de l’eau. Mais l’eau est aussi l’un des meilleurs facteurs de propagation des épidémies que la nature ait inventé. Or, sur six milliards de terriens, plus d’un milliard n’a pas d’accès à l’eau potable, et deux milliards et demi n’ont aucun équipement d’évacuation et d’épuration des eaux usées. Cet état des choses, malheureusement, empire plus souvent qu’il ne régresse. Le moins qu’on puisse en dire est que cela est préoccupant.

Car, pour l’eau, disposer de la ressource – et c’est loin d’être toujours le cas – n’est qu’un premier pas sur le chemin qui mène au robinet. On doit aussi avoir des pompes et des tuyaux, et maîtriser les eaux usées. Pour ce faire, les charges financières des installations représentent, à elles seules, plus de la moitié du coût du m3 d’eau. Le problème devient angoissant dans les mégapoles de plus de dix millions d’habitants qui se développent dans l’hémisphère Sud, d’autant que l’essentiel des eaux douces aisément accessibles se trouve dans l’hémisphère Nord, au-dessus du trentième parallèle. Pour équiper tant bien que mal le monde sous-développé, il faudrait, nous dit-on, dépenser pendant vingt-cinq ans 120 euros par personne et par an. Mais, sur la planète, un quart de la population ne dispose pas de plus d’un euro par jour. Comment faire, devant si peu d’argent, pour puiser l’eau et la traiter, la transporter et la distribuer, l’évacuer et l’assainir ? Peut-être pourrait-on, là où il y en a, se contenter pour commencer de faciliter les accès à l’eau naturelle gratuite ? mais cette eau dite naturelle, elle est directement à l’origine d’un milliard et demi de cas de dysenterie, presque autant d’ascaridiose, et de centaines de millions de choléras, de typhoïdes ou de trachomes menant à la cécité complète.

Et la ressource naturelle en eau douce n’est quand même pas illimitée. Dans l’hémisphère Nord, pourtant bien pourvu, il arrive déjà que les prélèvements excèdent la capacité de renouvellement des nappes, de sorte que c’est le stock lui-même qu’on épuise. Force sera bien, un jour, de mettre fin aux gâchis de l’irrigation et de l’épandage agricole, qui mobilisent ou polluent inutilement deux à trois fois trop d’eau, et aux gaspillages domestiques auxquels conduit, par la grâce du robinet, l’impression que l’eau est indéfiniment disponible.

Il est vrai que, globalement, le dessalement industriel de l’eau de mer rend les ressources potentielles en eau douce quasi illimitées. A condition, certes, d’y mettre le prix. Mais ce prix diminue de moitié tous les dix ans et le recours massif au dessalement a donc cessé de relever de la science-fiction.

En tout cas, répétons-le, la vraie limite tient moins aujourd’hui à la ressource qu’à ce que coûte son traitement, son transport et sa distribution à l’usager final ; et là, l’effort à faire est dores et déjà considérable.

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L’atmosphère terrestre et le climat sont devenus, eux aussi, une cause de préoccupation majeure.

Pour qui arrive en avion, par temps calme et clair, au-dessus d’une grande métropole, le premier sentiment est d’étonnement, et de reconnaissance au Créateur, à l’idée que l’on puisse survivre dans l’épaisse couche de brouillard gris-rosé où baignent les poumons des millions de citadins qui respirent là-dedans. Autrefois, c’était les usines – peu à peu encerclées par les banlieues – et les immeubles dont les cheminées étaient responsables de la pollution. Aujourd’hui, la plupart des usines sont parties ailleurs et les chaudières épurent mieux leurs fumées ; mais les gaz d’échappement des automobiles ont pris le relais. Toutefois, les progrès accomplis dans la combustion et les rejets gazeux des moteurs ont été si importants que – réserve faite, peut-être, des plus fines des particules émises par les moteurs Diesel – l’air de Paris n’a jamais été aussi propre. Ce qui n’est pas une raison pour cesser l’effort. Car, pour la santé, les effets de la pollution de l’air sont des effets à long terme, de sorte qu’autrefois on mourait souvent avant d’en pâtir. Avec l’allongement des durées de vie, la menace, même réduite, devient plus significative.

La maîtrise des rejets dus à la circulation automobile reste donc à l’ordre du jour. Mais, signe des temps nous a fait observer Bernard Festy, président de l’APPA , la pollution de l’air pèse au moins autant, aujourd’hui, à l’intérieur de nos logements que dans la rue : l’évaporation des solvants et des produits d’entretien y partage avec les acariens une propension insidieuse à nous gâcher autant la vie que les pots d’échappement.

L’important, pour notre sujet, c’est qu’on doit pouvoir arriver à maîtriser raisonnablement ces pollutions de l’air si l’on veut bien y mettre le prix, et pour autant, donc, qu’on soit assez riche pour le faire. De sorte que les agglomérations des pays riches devraient parvenir à rester vivables. Mais les gigantesques mégapoles qui se développent dans les pays pauvres sont menacées de pollutions épouvantables.

La pollution de l’air que nous respirons ne constitue pas la seule menace atmosphérique qui pèse sur l’humanité. En altitude, l’accumulation de gaz carbonique, de méthane et autres gaz à effet de serre, est de nature à modifier très sérieusement les climats qui règnent sur la Terre. On est fondé à penser que le phénomène est directement lié à l’activité humaine, puisque la concentration du gaz carbonique dans la haute atmosphère a augmenté d’un tiers depuis la révolution industrielle. Cette accumulation de gaz était certes en croissance depuis très longtemps, mais elle vient d’augmenter en 200 ans autant qu’au cours des 20.000 années précédentes. Et, nous dit Gérard Megie, président du CNRS, cette augmentation de concentration dans l’atmosphère n’est que le reflet d’une perturbation beaucoup plus importante qui affecte l’ensemble du fonctionnement de la planète Terre.

En tout cas, le fait est que, dores et déjà, les variations rapides du climat observées au cours du XXème siècle excèdent nettement les effets de la variabilité observée depuis mille ans. La température moyenne du globe s’est déjà élevée d’un demi degré en cent ans, et l’année 1998 aura été probablement la plus chaude du dernier millénaire. Cette augmentation moyenne de température menace de se situer, pour le siècle qui commence, entre 1,4 et 5,8°C, nous dit Madame Dominique Dron, présidente de la  » mission interministérielle de l’effet de serre  » ; et l’élévation du niveau des océans pourrait être de 20 cm à 1 mètre. Qui plus est, ces variations ne seront pas uniformes : les continents se réchaufferont de 1 à 2 degrés de plus que les océans, les zones déjà sèches le seront encore plus, notamment autour de la méditerranée, et les zones arrosées connaîtront des pluies torrentielles. Le monde a déjà connu, certes, de telles variations. Mais celles-ci se sont produites en quelques centaines de millions d’années, jamais en un siècle.

Encore, sols, forêts et océans captent-ils la moitié des émissions humaines de carbone, ce qui ralentit l’évolution inéluctable du climat. Mais, au-delà d’une certaine hausse de la température, nullement exclue, le phénomène pourrait s’inverser et aggraver brutalement la situation.

Eu égard à l’extrême inertie de toutes ces évolutions, il serait prudent, déjà, de diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre entre 1990 et 2030, donc de diviser au moins par trois celles des pays industrialisés. Mais ces derniers discutent aujourd’hui, avec un succès inégal, non d’une réduction de 66 % mais de 6 % !

Le gaz carbonique étant, non le seul, mais le principal gaz à effet de serre responsable de l’accroissement de température du globe, c’est vers le secteur de l’énergie qu’il faut se tourner maintenant pour prendre la mesure du problème à résoudre. Car, qu’on le veuille ou non, brûler des combustibles, c’est combiner du carbone avec l’oxygène de l’air, donc fabriquer du gaz carbonique.

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Pour l’énergie, dont Pierre Radanne, président de l’ADEME , nous a dressé une vaste perspective historique, quelques chiffres suffiront à donner une idée de l’enjeu.

Actuellement, un milliard d’occidentaux consomment plus d’énergie, à eux seuls, que les cinq autres milliards d’humains répartis à travers le monde. Au cours des trente à cinquante prochaines années, nous dit Jacques Dupâquier, l’espèce humaine va augmenter de quelque trois milliards de personnes, essentiellement dans les régions du globe encore peu ou pas développées aujourd’hui. Si l’on voulait qu’un jour tout le monde puisse enfin disposer d’autant d’énergie que chacun de nous, occidentaux, en consommons en ce début du XXIème siècle, la consommation mondiale d’énergie devrait être multipliée par six. De quelque manière qu’on s’y prenne, l’accroissement des émissions de gaz carbonique serait absolument formidable. A l’évidence, un tel scénario est impossible.

Il faut déjà imaginer que la consommation des pays industrialisés soit dorénavant stabilisée, et supposer que chacun des six à sept milliards des futurs habitants des pays aujourd’hui en développement se contenteront définitivement de consommer le quart de ce que les occidentaux consomment aujourd’hui, pour limiter au doublement la croissance mondiale de la demande d’énergie. Or ce n’est pas pour un doublement mais pour une simple augmentation de moitié que les spécialistes de l’effet de serre, angoissés, tirent déjà la sonnette d’alarme.

Economies d’énergie, maîtrise du développement automobile, retour à l’énergie nucléaire, développement des énergies dites propres, les messages se multiplient ; et ils se contredisent souvent, faute de garder en tête les ordres de grandeur. Telles que les choses se présentent, il est clair, en tout cas, que l’humanité se heurte là à un vrai problème. Sauf à changer fondamentalement nos modes de vie, et l’image que nous en donnons aux pays sous-développés, il semble qu’on aille  » droit dans le décor « . Mais, même si l’on parvenait à n’y aller qu’en biais, il n’est que temps de profiter de toutes les ressources de la Science pour, à la fois, amortir le choc et se préparer en cent ans à vivre sur une planète très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Or les changements auxquels il conviendra de consentir sont d’une toute autre dimension que les petites évolutions irritantes qui font descendre nos concitoyens dans la rue…

D’aucuns diront que l’homme n’est peut-être pas le facteur dominant de cette évolution, ou que cette vue apocalyptique de l’avenir n’est pas vraiment assurée, ou les deux. Certes, encore que le consensus de ceux qui croient à la responsabilité des hommes et à la réalité de la menace englobe aujourd’hui un nombre croissant de spécialistes. Mais l’inertie des phénomènes climatiques est si grande qu’il serait trop tard pour s’en soucier le jour où l’on serait parfaitement sûr que tout cela est vrai. Et la probabilité que ce soit vrai apparaît dès aujourd’hui bien assez grande pour qu’on doive se comporter comme si l’on en était tout à fait sûr. C’est en tous cas mon sentiment.

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Autre souci majeur pour le siècle qui commence, la faim dans le monde. Que faire pour mettre un terme aux famines, et donner à chacun une alimentation décente ? La Terre pourra-t-elle nourrir une population qui est appelée à augmenter encore de moitié avant de se stabiliser, et dont une proportion croissante, nous dit notre confrère Lucien Israël, atteindra l’âge limite de quelque cent vingt ans autorisé pour l’espèce humaine ?

En ce début de troisième millénaire, un sixième de la population mondiale souffre de malnutrition chronique. Et pourtant, la « révolution verte  » a notablement amélioré la situation depuis trente ans ; elle a permis à deux milliards et demi de gens d’atteindre enfin la ration alimentaire indispensable, et ses possibilités restent considérables encore. L’insuffisance du potentiel de production n’est plus la cause essentielle du mal. C’est l’organisation inadéquate du système économique et politique mondial qui reste la principale responsable de la faim, qu’il s’agisse, au niveau local, de la production et de la répartition des produits alimentaires, ou, au niveau national, de la régulation des échanges.

En quarante ans, la productivité agricole a augmenté autant, en France, que durant les 8 à 9 millénaires qui nous séparent de l’invention de l’agriculture. Ces progrès sont tels qu’au plan technique, rien ne semble s’opposer aujourd’hui à l’idée de confier en totalité le soin de nourrir le monde à une poignée d’agriculteurs de l’hémisphère Nord, ou à une petite minorité de producteurs ultra-productifs répartis sur l’ensemble de la planète. Mais c’est une solution insoutenable à tous points de vue. Difficilement soutenable pour l’environnement, qu’il s’agisse de la qualité de nos nappes phréatiques, de nos sols et de la faune sauvage dans l’hémisphère Nord, de l’érosion des sols, la déforestation, les ressources en eau potable dans les pays en développement. Mais, plus encore que pour l’environnement, une telle solution serait insoutenable au plan social. Car, malgré une urbanisation croissante, l’agriculture occupe encore la moitié de la population du globe, et plus des deux tiers dans les pays en développement. On assisterait dans ces pays à une destruction des structures sociales bien pire que celle que nos sociétés occidentales ont supportée, non sans mal, avec la fin des paysans. Il apparaît donc exclu de confier l’alimentation du monde aux seuls agriculteurs les plus productifs.

Ce message n’est guère dans la ligne des principes libéraux sur lesquels repose aujourd’hui le processus de la mondialisation. Mais il y a loin des principes aux faits. Il conviendrait, tout d’abord, que les agriculteurs occidentaux soient amenés, d’une manière ou d’une autre, à majorer leurs coûts marchands, et donc leurs prix, du coût non marchand des atteintes, parfois très graves, qu’ils font subir à l’environnement. Or, au lieu de voir leurs charges augmentées à ce titre, les agriculteurs occidentaux bénéficient de quelque 300 milliards de dollars de subventions. Il s’agit certes de les aider à vivre mieux. Mais on veut aussi leur permettre d’exporter sur les marchés internationaux, où les menaces de surproduction dépriment continuellement les prix. C’est à ces prix mondiaux doublement trop bas – du fait des subventions et des atteintes à l’environnement – que doivent faire face les agriculteurs des pays en développement, trop souvent incapables d’exporter à des prix aussi bas et envahis par les importations venues des pays riches. Ces agriculteurs pauvres, d’ailleurs moins polluants, sont certes aidés eux aussi, mais la totalité de l’aide publique que les pays riches apportent aux pays pauvres représente annuellement le sixième de ce qu’ils octroient à leurs seuls agriculteurs. Et cette aide est souvent catastrophique. Car si une aide matérielle strictement ciblée sur les zones et les périodes de famine est moralement indispensable, les débordements ou les détournements de cette aide alimentaire gratuite ruinent définitivement les agriculteurs environnants. Si l’on était sûr de contrôler le système jusqu’au bout, mieux vaudrait distribuer des allocations aux affamés pour leur permettre d’acheter au loin de quoi manger à des prix commerciaux.

De plus, si les subsides occidentaux visent à aider les pays en développement à mieux produire, ils sont souvent orientés vers des modes de production parfaitement inadaptés aux sols et aux mœurs du pays.

Mais, à supposer même que puissent être instaurées les conditions équitables de concurrence qui justifieraient la pleine ouverture des marchés agricoles, le choc économico-social de cette ouverture serait désastreux pour une trop grande partie de la population. En Europe occidentale, il a fallu un siècle et demi pour faire disparaître la quasi totalité des paysans. Et cela non sans peine : qu’on se souvienne du monde ouvrier de Germinal, des bas-fonds de Londres, de la misère paysanne. Encore, à l’époque, le développement industriel a-t-il offert rapidement de vastes possibilités d’emploi à une main d’œuvre non spécialisée. Aujourd’hui, dans les pays pauvres, l’agriculteur évincé n’a d’autre avenir immédiat que le bidonville ou l’émigration massive vers les Etats providence de l’hémisphère Nord.

Dans le monde tel qu’il est, l’ouverture idéalisée des frontières agricoles n’apparaît donc ni souhaitable, ni possible partout. Car il s’agit trop souvent, et pour longtemps encore, d’un problème social, si ce n’est de civilisation, et non d’un état économique imparfait à rapprocher de l’optimum en usant des saines disciplines de la concurrence. Aussi suivrons-nous Bertrand Hervieu, président de l’INRA, lorsqu’il en appelle au  » droit des peuples à se nourrir eux-mêmes « . Les pays les moins avancés doivent être mis en état de parvenir à l’autonomie alimentaire – ce qui ne veut pas dire autarcie, mais échanges maîtrisés dans des aires régionales regroupant des contrées où les productivités agricoles sont comparables. C’est seulement quand on y sera parvenu que pourra être envisagée l’ouverture des frontières, mais une ouverture contrôlée comme ce fut le cas si longtemps en Europe.

En tout cas, pour ce qui est de la capacité de la Terre à supporter le pullulement de l’espèce humaine, le problème ne tient pas à la ressource : théoriquement, notre globe pourrait alimenter 30 milliards d’êtres humains sans compromettre irréversiblement les milieux naturels. Le problème, encore plus qu’écologique, est d’ordre économique et social.

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En revanche, ce qui intéresse fondamentalement l’écologie dans la manière dont l’homme se conduit sur la Terre, c’est la menace qui pèse sur la biodiversité.

Le métier même de l’agriculteur est de lutter contre la diversité, pour faire en sorte que son champ soit un champ de blé, de pomme de terre, ou de betterave, mais pas de tout à la fois. En outre, la sélection des espèces, qui tend à devenir mondiale, va vers une forte réduction de la diversité des variétés cultivées. Il en va de même pour les espèces animales, parmi lesquelles l’homme trie ses familiers, ses auxiliaires et son gibier en s’efforçant de sélectionner les races les mieux adaptées à ses besoins ou à ses loisirs. Les insectes eux-mêmes ne sortent pas indemnes des dispositions que prennent les agriculteurs pour se protéger des espèces prédatrices. Les oiseaux en souffrent, les abeilles en meurent.

Or, la diversité, c’est la vie. Ou plutôt la survie.

Le monde est entré dans sa sixième crise d’extinction de la vie, nous dit le professeur Robert Barbault. Les cinq premières étaient d’origine géologique, et c’est à la cinquième que l’on doit notamment la disparition des dinosaures au bénéfice des mammifères. La sixième est le fait de l’homme, destructeur de diversité, et sur une échelle de temps beaucoup plus restreinte.

Pour traverser victorieusement toutes ces crises, la vie s’est appuyée sur la diversité, par le jeu combiné des mutations et de la sélection. Les accidents de réplication de l’ADN conduisent à des mutations, sources de variabilité génétique ; et la sélection naturelle finit par retenir, parmi tous les mutants, le modèle le plus efficace. Ainsi émergèrent les mammifères et, parmi eux, les hommes. Il est piquant de noter que c’est à l’intense radioactivité qui régnait sur la Terre dans ses premiers milliards d’année qu’on peut attribuer le foisonnement des mutations dans lequel a puisé la sélection. Si cette radioactivité avait été moins intense, la sélection aurait été plus lente et nous serions encore des batraciens…

Mais ce modèle le plus efficace auquel conduit la sélection naturelle, il est efficace ici et maintenant. Ce ne serait pas, ce ne sera plus le même modèle ailleurs et plus tard. Dans un monde changeant, préserver la diversité est donc indispensable : c’est une assurance sur l’avenir. A l’époque que nous vivons où, du fait des hommes, les conditions de vie sur la planète évoluent déjà très rapidement, et menacent davantage encore d’évoluer à une vitesse jamais vue dans le passé, le maintien d’une biodiversité suffisante apparaît comme une précaution indispensable pour maintenir la vie sur terre et, si possible, assurer à l’humanité sa survie.

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Gestion de l’eau, ralentissement de l’évolution des climats, maîtrise de la faim dans le monde, préservation de la biodiversité, voilà bien des défis auxquels l’humanité est confrontée, et qui seront d’autant plus difficiles à relever que la croissance économique mondiale continuera à puiser sans scrupules dans les ressources matérielles et environnementales de la Terre.

« Arrêtez le monde, je veux descendre », tel était le titre d’une pièce de théâtre donnée à Londres après la guerre. Malheureusement, qu’on le veuille ou non, notre système économique, comme la bicyclette, ne tient que s’il avance. Même si les pauvres sont trop pauvres, les riches ne peuvent cesser d’être plus riches sans que la machine économique s’effondre, pour le plus grand malheur des riches et des pauvres. Nous, occidentaux, ne savons pas encore comment échapper à la croissance sans tomber dans des systèmes à tendances totalitaires où les initiatives sont bridées et les libertés menacées.

Mais si croissance il doit y avoir pendant un certain temps encore, même dans nos pays développés, faisons au moins en sorte que cette croissance soit soutenable.

L’un des problèmes majeurs du siècle qui commence sera celui des villes, celui des immenses mégapoles qui vont rassembler une part croissante de la population mondiale, mais aussi celui de nos anciennes cités du monde développé. Quel parti architectural faut-il prendre pour dominer leur développement ? Quand installer, et comment faire prévaloir à temps les diverses formes de transport en commun qui permettront d’éviter l’engorgement des cités du futur ? Comment maîtriser l’expansion de nos vieilles cités pour les moderniser sans les défigurer ? Un architecte, Christian de Portzemparc, un maire de grande ville, l’ancien premier ministre Alain Juppé, un chercheur du CNRS, Vincent Renard, nous ont fait part de leurs réflexions.

D’autre part, pour l’ensemble du domaine du transport – transport urbain, transport interurbain, transports intercontinentaux -, nous avons bénéficié des communications de quelques grands patrons, Jean-Paul Bailly, Louis Gallois, Yves Cousquer, tandis que François Roussely, traversant l’électricité, traitait des grandeurs et des servitudes du service public.

L’industrie, dont Michel Drancourt nous a tracé l’histoire des principales révolutions, pour nous persuader qu’il y en aura d’autres encore dans l’avenir, l’entreprise, dont Madame Geneviève Ferone a évoqué les performances dans la perspective du développement durable et dont Michel Albert traitera des modèles, voilà de grands sujets aussi que, dans cette trop brève présentation, je me bornerai à citer, afin de consacrer les quelques minutes qui me restent aux aspects sociaux du développement durable.

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Il est, à vrai dire, assez artificiel de traiter successivement d’environnement, de croissance et de solidarité lorsqu’on prétend parler de développement durable. Car le concept même de développement durable, nous dit Michel Camdessus, implique l’harmonieuse intégration de la croissance économique, du progrès social et du devoir écologique. On vient de le voir d’ailleurs, qu’il s’agisse de l’eau ou de l’agriculture vivrière dans les pays en développement, l’une de ces préoccupations ne va pas sans les deux autres : c’est ainsi que l’eau, ressource essentielle de notre environnement, est socialement indispensable, mais que sa mise à disposition requiert des moyens économiques qui impliquent la croissance.

Cette étroite imbrication n’est apparue que très progressivement. Dans les premières phases de la révolution industrielle, le développement économique s’opère au mépris du progrès social et de la préservation de l’environnement. Puis apparaissent des contrepouvoirs. Les mouvements ouvriers, les syndicats de travailleurs, certains partis politiques combattent pour imposer le progrès social aux chefs d’entreprise, et un nouvel équilibre résulte de l’opposition des deux forces antagonistes. Plus récemment, les défenseurs de l’environnement ont alerté l’opinion, les plus messianiques d’entre eux n’hésitant pas à prendre des positions tranchées contre la croissance économique, sans trop se soucier des conséquences sociales que pourrait avoir le plein succès de leurs revendications. Ainsi sont nées trois ambitions antagonistes dont les forces tendent peu à peu à s’équilibrer, mais dont chacune, poussée à l’extrême, nuirait fondamentalement aux deux autres. Les militants du développement durable prétendent aujourd’hui remplacer cet équilibre entre forces opposées par une convergence au service d’une même ambition pour l’humanité. Il s’agit non plus d’opposer mais d’apparier la croissance économique, le progrès social et la préservation de l’environnement, et cela à un rythme tel que, dorénavant, aucune de ces trois préoccupations ne soit étouffée par les deux autres.

Que certaines exigences sociales, parfaitement justifiables mais prématurées, aient pu casser la croissance, on en connaît quelques exemples. Mais la panique environnementale est susceptible aussi d’avoir des effets sociaux désastreux si elle en vient à brider par trop l’activité des entreprises. Mener de front, en réelle symbiose, les trois préoccupation qui fondent le développement durable, tel est bien le défi qui nous est lancé.

Les économistes, assure Pierre-Noël Giraud, sauront faire face si les objectifs sont clairement définis. Mais c’est là, avant tout, une question d’institutions, nationales et internationales. Or le monde hésite encore entre la poursuite d’un système interétatique et le basculement dans un système impérial. Qu’on aille vers l’un ou l’autre, l’émergence de choix clairs et universellement acceptés n’est sans doute pas pour demain.

Il reste, en l’état actuel des choses, que le progrès économique et social diffuse mal dans les pays pauvres du monde sous-développé, comme, d’ailleurs, dans les banlieues pauvres du monde développé. On observe toutefois une évolution significative de l’approche du sous-développement. Ce qui était autrefois une relation d’assistance, puis de coopération, s’érige aujourd’hui en relation de partenariat. L’idée se répand que le développement ne se parachute pas et que l’aide, pour être réellement efficace, doit conduire les bénéficiaires à s’approprier pleinement les outils et les savoir-faire qui leur sont dispensés. Et puis, le développement est d’abord endogène, nous dit Michel Rocard à propos de l’Afrique, et le décollage par l’exportation ne saurait avoir lieu sans qu’ait pu se construire, d’abord, un marché intérieur solide, et suffisamment protégé, où se seront développées l’agriculture vivrière et les productions substituables aux importations. Alors seulement, l’ouverture sur le monde et une certaine spécialisation permettront à ces pays, enfin réellement en voie de développement, de tirer profit de leur intégration dans les marchés mondiaux.

Il est clair que cette évolution implique un effort soutenu d’éducation. Il devrait être tout aussi clair que le rôle des femmes est essentiel dans ce processus de décollage, comme l’a souligné Yves-Marie Laulan. En Afrique, plus encore que dans le reste du monde, ce sont les femmes qui, outre leurs tâches traditionnelles, pratiquent l’agriculture de proximité. Elles doivent être les cibles principales des programmes de formation, de vulgarisation, d’incitation à la protection maternelle et infantile. Un progrès majeur n’est-il pas acquis lorsque les filles, au lieu d’être requises pour la corvée de bois, peuvent aller à l’école ?

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Mais si cette lutte contre la pauvreté réussit, si les pauvres sont enfin moins pauvres tandis que les riches sont un peu plus riches, l’heureuse convergence ainsi établie entre le progrès social et la croissance économique reste-t-elle vraiment compatible avec la préservation de l’environnement ? La question se pose et l’on est fondé, pour finir, à se demander avec Jean-Baptiste de Foucauld si le temps n’est pas venu, dans une autre conception de l’homme, de mettre sur le même plan les besoins matériels, les besoins relationnels et les besoins spirituels, au lieu de privilégier systématiquement les premiers.

Car, où s’arrêtera la course à la richesse illimitée, qui est un leurre ? On a déjà maintes fois souligné que, sitôt acquis un certain niveau d’aisance, le produit intérieur brut, le PIB, n’était plus une bonne mesure du BIB, le bonheur intérieur brut. Au-delà d’un certain niveau de revenu, c’est le besoin de notoriété qui en vient trop souvent à l’emporter sur le besoin de consommation, personnel ou familial, dans la catégorie des biens matériels. Hors quelques passionnés de mécanique, l’achat d’une voiture surpuissante dont on n’exploitera jamais les performances ne vise-t-elle pas essentiellement à montrer que le propriétaire du véhicule est, lui aussi,  » haut de gamme  » ? Ces comportements, inutilement coûteux en environnement, cèderont-ils peu à peu la place à des signes de notoriété plus immatériels ? On rêve du jour où un grade reconnu dans la légion d’honneur, qui ne prend rien sur l’environnement, ou un habit d’académicien, qui coûte quand-même assez cher, suscitera autant d’admiration dans les chaumières que la possession d’une de ces voitures rutilantes qui symbolisent la réussite, ou l’usage du supersonique intercontinental en lieu et place de la randonnée pédestre.

Mais la menace sur l’environnement est-elle vraiment si grave qu’aucun progrès des connaissances et des techniques ne puisse la maîtriser ? Si grave qu’il faille tout faire, aux besoins par la contrainte, pour forcer nos contemporains à renoncer à la vanité de leurs consommations de prestige et de luxe superfétatoire ? Depuis la révolution industrielle, et même avant, c’est sur la Science, bienfaisante, que les hommes ont misé avec succès pour se protéger des cruautés de la Nature. Mais maintenant, nous a fait observer Luc Ferry – devenu ministre depuis – c’est la Nature qui nous semble admirable, et la Science qui est maléfique. Pourtant, on peut difficilement le contester, la Science nous a toujours tirés, jusqu’ici, des mauvais pas où nous avait mis la croissance. Le charbon est venu relayer à temps les forêts ravagées par le besoin de bois. Pasteur a transformé la médecine. Et la  » révolution verte  » a complètement renouvelé le potentiel agricole de la planète, qui excède dorénavant tout niveau prévisible des besoins. Nouveaux matériaux, nouveaux processus, nouvelles découvertes, pourquoi la Science, et les techniques qu’elle induit, devraient-elles aujourd’hui déclarer forfait face au XXIème siècle qui s’ouvre ?

D’où le dilemme sur lequel je conclurai : peut-on encore avoir une foi totale en la Science pour continuer à nous tirer d’affaire ? ou devient-il urgent d’en appeler à un homme nouveau, uniquement féru de croissance immatérielle et éperdu de solidarité ? Entre ces deux issues, assez improbables l’une et l’autre dans leur formulation absolue, il reste à espérer une voie intermédiaire où les évolutions parallèles de l’Homme et de la Science se marieront pour faire face tant bien que mal aux défis redoutables que le développement durable lance à l’humanité.