Séance solennelle du lundi 18 novembre 2002
par M. Jean Cluzel, secrétaire perpétuel de l’Académie
D’emblée, permettez-moi d’attirer votre attention sur deux chiffres à valeur de repères.
D’abord 170, nombre des années qui nous séparent de la restauration de notre Académie par Louis-Philippe, le 26 octobre 1832 ;
Ensuite, cinq-cents académiciens – très exactement – se sont, jusqu’à ce jour, succédé depuis la création de la Classe des Sciences morales et politiques au sein de l’Institut de France.
500 personnes – des hommes et, plus récemment, des hommes et des femmes – ont décidé d’abandonner leur parcours personnel pour rejoindre celui de notre Compagnie: 500 personnes ont choisi – au fil des années – de mettre au service d’une communauté leurs dons et leurs talents.
Académiciens, nous sommes dépositaires d’une longue histoire, mais aussi d’un projet dont la force et la pertinence ne se sont pas érodées. Le mot ” Académie ” lui-même, vieux de 2 300 ans, situe nos racines dans cette aube grecque, dont la lumière s’est transmise d’âge en âge.
De la Grèce antique, nous avons gardé l’esprit de méthode et le désir d’aller aux nobles idéaux.
Du Grand Siècle, le modèle d’une Compagnie autonome, libre de ses choix, mais soudée par le ciment d’une confraternelle estime.
Du Siècle des Lumières, l’attention à la nature, aux rapports de l’homme avec les sciences et les techniques.
Du XIXe siècle, nous avons hérité notre nom en son entier – difficilement compréhensible en-dehors de ce Palais ; notre mission spécifique est toujours d’étudier les formes que prend la vie des hommes en société, à seule fin de préconiser les meilleurs moyens pour atteindre le bien commun.
À nous s’adresse tout particulièrement l’injonction de Walter Benjamin : ” À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme toujours sur le point de la subjuguer “.
C’est notre honneur de ne pas céder au conformisme et de suivre l’itinéraire de l’Académie
– parce que c’est une aventure choisie ;
– parce que c’est une aventure moderne ;
– parce que c’est une aventure politique.
Une aventure choisie
Sieyes, Guizot, Thiers, Michelet, Tocqueville, Bergson, Siegfried, Aron… Tous ont en commun d’avoir été membres de notre Académie et, par leurs travaux, d’avoir réformé la pensée de leur époque, tout en influençant des générations d’écrivains et de politiques.
Par-delà leurs différences, leurs œuvres présentent une réelle unité, expression forte de cette Académie :
– unité dans la rigueur de la recherche.
– unité dans le respect de la liberté et dans la fidélité à l’esprit des Lumières.
– unité dans la curiosité qui se traduit par l’appel à des sources multiples, scrutées avec des regards – entre tous – diversifiés.
Parce que nous voulons éviter d’être seulement des spécialistes, nous essayons de croiser les disciplines afin de donner toute la profondeur possible à nos réflexions. Cet alliage est le meilleur moyen de nous élever au-dessus de l’époque et d’inscrire notre travail dans la durée. Cette unité dans la bigarrure est l’empreinte obligée d’une Compagnie pluridisciplinaire.
Au surplus, chacun de nous s’est nourri des travaux de ses confrères, devanciers combien divers. Chacun sait par exemple que Tocqueville doit beaucoup à Guizot, lui-même tributaire de Sieyes. Dans cette longue chaîne humaine, l’inspiration de l’auteur de La démocratie en Amérique s’est reflétée, mais aussi transmuée à travers les travaux d’un Taine, d’un Leroy-Beaulieu, d’un Raymond Aron.
De telles continuités à travers les siècles enrichissent un patrimoine culturel commun qui, plus que tout, légitime nos inspirations. Celles-ci sont héritières d’une mémoire et signifient une quête sans répit vers la démocratie du possible.
Ces idéaux sont ceux que d’autres ont assumés naguère et qu’il nous revient d’assumer aujourd’hui, même si – ou plutôt, surtout si – les temps n’y sont guère favorables.
L’âge d’or de nos relations avec les Pouvoirs publics est révolu, cet âge qui vit, par exemple – en 1841 – , la parutiondu rapport Villermé sur l’état physique et moral des ouvriers des manufactures de soie et de coton. Ce rapport, commandé et financé par les Pouvoirs publics, fut à l’origine de la première loi sociale, limitant la durée du travail des enfants. Combien il nous paraît loin cet âge, au cours duquel une simple présentation d’ouvrage sur des sujets de société était susceptible d’ouvrir une vaste polémique, relayée par la presse.
Cependant, si notre voix peut encore se faire entendre de l’État, la démarche se révèle plus hasardeuse lorsque nous désirons atteindre un large public. Le silence médiatique, qui entoure le travail patient d’institutions comme la nôtre, pourrait faire douter de la liberté d’expression elle-même. Serait-ce être libre que, si pour se faire entendre, il fallait épouser le ” politiquement correct ” d’aujourd’hui, voire céder aux artifices de la mode intellectuelle ?
Une aventure moderne
Or, ici, nous avons cessé d’être ” à la mode “… et pour bien des raisons.
La mode est à l’inédit, à l’étonnant, quand ce n’est pas au monstrueux. Nous, nous demeurons ” académiques “. L’adjectif à lui seul dégage, pour nos contemporains, comme un parfum d’ennuyeux conformisme. Mais le rôle d’une Académie n’est pas d’être soumise aux variations en tous sens, qui nous auraient ballottés sur les voies récentes du structuralisme sans nuances ou de la post-modernité sans fin… Etre moderne, c’est refuser d’être la caisse de résonance de toutes les avant-gardes, dont beaucoup ne laisseront pas de traces impérissables dans le monde des idées… Une Académie, c’est un lieu où l’on s’efforce de clarifier de tels mouvements, pour laisser apparaître leur fond – lorsque, du moins, il en est un. Une Académie est par définition normative ; celle du savoir assuré, ce qui s’appelle un savoir classique à un moment donné de l’histoire.
La mode est à la vitesse, à la phrase-choc, aux analyses instantanées, aux vérités de circonstance. Or, être durablement moderne, c’est travailler dans le temps qu’imposent le raisonnement et la recherche.
La mode est aux jargons. Mais être réellement moderne, c’est respecter le génie de la langue, ce très précieux héritage , dont l’Académie française est le vigilant gardien..
La mode est aux valeurs ” identitaires “, au repli sur soi et sur son groupe. Mais être socialement moderne, c’est maintenir l’idéal du bien commun, la certitude qu’il existe des valeurs collectives qui dépassent en dignité la satisfaction des désirs et des besoins particuliers.
La mode, enfin, est à la dérision. On nous pardonnera – je l’espère – d’être résolument modernes et de ne pas considérer que tout se vaut, confondu dans un même éclat de rire.
Finalement, notre honneur est bien de résister aux modes ; de respecter cette parole d’un engagement définitif, le jour où, une fois notre décision prise de faire acte de candidature, un vote d’acquiescement a scellé un pacte, celui de notre fidélité à un itinéraire partagé.
Une aventure politique
La politique, dont l’Académie s’enorgueillit de porter – pour une part – le nom, n’est pas seulement un idéal ; c’est aussi une réalité que nous nous efforçons de connaître, de comprendre, et, si possible de modeler .
À coup sûr, cette conception de la politique ne répond pas aux mots diaboliques prêtés à Richard III, et repris au cours d’une émission récente de télévision. Le titre – Le théâtre du pouvoir – en était à lui seul tout un programme ! Corrompue et maudite, voici la description qu’en donnaient qu’en donnaient les vers de Shakespeare ?
“Vous vous ferez la guerre,
Frère contre frère,
Sang contre sang,
C’est la rétribution de l’infamie.
N’oubliez rien de tout cela.”
Notre conception de la politique est diamétralement opposée car elle est celle du respect de la parole donnée et du respect des autres.
Pour nous, la politique repose sur la valeur du ” oui ” et du ” non ” ; parce que la parole est un engagement lié à notre vie même ; parce que, dans nos rapports les uns avec les autres, nous jouons à chaque instant nos vies sur nos mots.
Une telle conception ne conduit pas à économiser l’effort. Elle ne force pas. Elle attire. Elle ne contraint pas. Elle entraîne.
Une question se pose alors à nous qui sommes attentifs à l’évolution de l’opinion publique.
Un discours nouveau – car longtemps méprisé – parviendrait-il à se faire entendre ? Le pourrait-il dans les interstices de celui, actuellement dominant, qui reflète l’opinion de ceux qui font profession de la créer ? Ce nouveau discours – que l’on commence enfin à entendre – saura-t-il conjuguer liberté et responsabilité ? Les débats récents sur la pornographie et la violence à la télévision démontrent son émergence, mais aussi les difficultés qu’il a d’être pleinement accepté.
Généreusement, des voix de plus en plus nombreuses proposent enfin de faire confiance aux parents, en leur donnant les moyens d’exercer leurs responsabilités d’éducateurs. Un système de puce anti-violence, adopté, depuis une quinzaine d’années, au Canada, permet de protéger les enfants de scènes traumatisantes, sans user de censure, au prix simplement d’un codage préalable des programmes diffusés. La France, jusqu’à ce jour, l’a refusé au profit d’une signalétique, dont chacun peut mesurer les effets pervers. Espérons qu’un jour, elle saura, elle aussi, se doter d’un système qui, sans atteintes à la liberté des personnes, permettra aux parents d’exercer pleinement leurs responsabilités éducatives.
Ainsi pourrait être peu à peu tracée une autre voie entre, d’un côté, celle des censeurs et, de l’autre, celle des libertaires, prônant l’interdiction d’interdire, mais défendant plus sûrement des intérêts financiers que moraux.
Ce type de discours libre mais engagé dans son époque est, depuis l’origine, l’apanage de notre Compagnie ; nos activités le prouvent, soit par les sujets abordés au cours de nos séances du lundi après-midi, soit grâce aux thèmes retenus par les sections et les groupes de travail ou de réflexion. Je ne les citerai pas tous, mais toutes et tous se rejoignent dans une même attitude de responsabilité face à nos contemporains.
Responsabilité face au développement des nouvelles technologies, lorsque l’Académie s’interroge sur l’avenir des droits d’auteur ou sur les menaces que la société de l’information peut faire peser sur le respect de la vie privée.
Responsabilité face au développement anarchique du droit, lorsque l’Académie propose une vision cohérente du droit de la famille et de celui de la consommation ou encore lorsqu’elle s’interroge sur les mécanismes de la confection des lois.
Responsabilité face à la diffusion des informations, lorsque l’Académie propose un diagnostic sur l’état de l’information en France et dans le monde.
Responsabilité face à l’intelligence, lorsque l’Académie clarifie des notions – devenues floues à force d’usages erronés – dans le domaine de la philosophie des sciences, du vocabulaire de la globalisation ou de l’évolution des concepts moraux dans l’espace public.
Responsabilité face à la vie, lorsque l’Académie ouvre le dossier dramatique de l’hécatombe de notre jeunesse sur les routes.
Voilà des exemples concrets. Ils permettent de comprendre la manière dont notre Compagnie veut être présente au cœur de la cité ; elle le fait par ses travaux comme elle le fait par ses contacts avec les médias, par l’activité de son site Internet, dont la fréquentation, en Europe et en Amérique, dépasse le millier de pages chaque jour et le million de requêtes chaque année.
Conclusion
Mais il n’empêche que les plaies du siècle ne cessent de saigner. Et, comme le démon des Écritures, elles sont légions.
C’est pourquoi, nous lançons un appel à la jeunesse vers laquelle nous nous tournons ; cette jeunesse, trop souvent coupée d’un passé que la société n’a pas su lui faire découvrir.
Oui, nous nous tournons vers ces jeunes, dont le présent est réduit à un point sur l’axe du temps ; dont le lieu de vie n’est pas un lieu de mémoire, mais un simple carrefour de coordonnées ; dont la liberté est étouffée par le conformisme ; dont l’esprit critique laisse trop souvent place aux seuls préjugés ; et dont, finalement, les espoirs le cèdent aux désillusions. Oui, nous nous tournons vers ces jeunes, à qui l’on a dit que leur histoire était finie, alors qu’ils n’ont pas encore commencé de vivre.
Au lieu de les abandonner, voire de les rejeter, ayons, avec eux, la volonté de redonner vie à une société en péril de dissolution.
Et si nous ne pouvions convertir les cœurs, essayons d’éclairer les intelligences ; aidons ceux qui veulent comprendre le monde dans lequel nous vivons afin qu’ils acceptent de joindre leurs efforts au nôtre.
Ils sont certainement nombreux, ceux qui attendent de nous cet appel, ce mot d’encouragement, ce mot de compréhension, ce mot d’explication. Ne serait-ce que l’explication du pourquoi et du comment de notre itinéraire. Afin que s’organisent de plus en plus nombreuses des rencontres, qui seront autant d’enrichissements pour les uns et pour les autres ; des synthèses, non des chocs ; des fraternités, non des oppositions.
De telles convictions, si solidement ancrées, nous permettront de poursuivre cet itinéraire, à notre tour et à notre place, à notre rythme et à la mesure de notre dévouement. Certes, chacun de nous n’en connaîtra qu’une étape, mais nous savons que cette aventure ne s’arrêtera jamais car elle a, elle, les promesses de l’éternité !
Être un parmi 500 est un honneur.
Être un parmi 500 est une force ; et, parce que cette force est partagée, elle est multipliée.
C’est en vertu de cet honneur et en fonction de cette force que nous pouvons être – sans concessions – fidèles à ce que la société attend de nous.
Sans concessions, tout simplement parce que… Académie oblige !