Notice sur la vie et les travaux de René Pomeau

Séance du lundi 7 avril 2003

par Mme Marianne Bastid-Bruguière

 

 

Madame
Monsieur le Chancelier
Monsieur le Chancelier honoraire
Monsieur le Secrétaire perpétuel
Mes chers Confrères
Mesdames, Messieurs

Un an avant sa disparition, le 26 février 2000, René Pomeau avait publié son livre de raison, Mémoires d’un siècle : entre XIXe et XXIe. Il avait écrit ce récit à usage domestique, après la naissance de son premier arrière-petit-fils, pour transmettre à sa descendance les repères ancestraux et terriens dont lui-même s’était senti frustré par la mort précoce de ses aïeuls, et qu’il avait plus tard reconstitués, par bribes, comme une fondation à sa propre existence. C’est tout entier l’art d’être grand-père qui lui avait inspiré la rédaction d’une chronique familiale où le fil de sa vie personnelle s’imbriquait dans la trame des événements contemporains. Point d’exaltation de soi ni de confidences intimes dans ces mémoires, René Pomeau y observe la pudeur, la réserve sur les élans intérieurs, qui émerveillaient ses amis et ses proches, au même titre que sa simplicité, sa tolérance et sa générosité. Narrateur précis, lucide, de son être social « immergé dans la masse », dit-il modestement, il explique son expérience vécue et les principes qui l’ont guidé avec une solidité sereine, mais nullement indifférente ni passive, au travers des bouleversements historiques affrontés par sa génération. Le moraliste qui était en lui, — non pas le moralisateur, mais l’analyste aigu des mœurs du temps —, avait jugé finalement que cette réflexion d’ « un homme de famille », comme il se qualifiait, possédait la vertu d’un témoignage historique et valait d’être livrée au public.

Dans ces mémoires, attentivement relues au fur et à mesure par Madame Pomeau, l’auteur d’une notice a le bonheur de trouver, relaté avec fidèle exactitude, l’itinéraire d’une vie dans ses détails précis et vérifiés, ainsi que l’exigeait l’érudition scrupuleuse de René Pomeau. Y sont aussi sobrement exprimées certaines des idées auxquelles il tenait, des convictions qui l’ont animé et orientaient sa conduite. À cette observation personnelle de son existence, au sens que lui-même confère à ses actes et à son œuvre savante, il faut évidemment accorder la plus grande importance. C’est une certitude rare et précieuse. Mais l’architecture dont il dresse le plan et détaille les motifs n’épuise ni la variété ni la richesse de la personnalité et de l’œuvre de René Pomeau. Sous une apparente limpidité, elle peut même en masquer les profondeurs.

Par de nombreux hommages en France et à l’étranger, les disciples et collègues du maître des études voltairiennes ont retracé sa carrière, scruté son œuvre, avec l’admiration de plusieurs générations d’étudiants subjugués par un professeur éblouissant, un chercheur intrépide et méthodique, un esprit toujours ouvert à la nouveauté, mais pondéré et rigoureux. La grande presse lui a rendu tribut. Au sein même de notre académie, M. Roland Drago, qui présidait cette compagnie, a évoqué, lors des obsèques, le souvenir d’un confrère dont l’alacrité intellectuelle et la charmante courtoisie étaient unanimement appréciées. Ces divers regards et les témoignages recueillis auprès de Madame Pomeau et de quelques uns de ses amis de longue date, que je tiens à remercier ici, précisent les traits du maître, de l’homme pétri d’humanisme, du normalien bâtisseur, que je n’ai malheureusement rencontré qu’au tard de sa vie. Cependant, c’est au détour de son œuvre, dans telle remarque acérée à propos d’un auteur qui lui déplaît, au milieu d’un des multiples articles qu’il rédige alertement pour des colloques ou mélanges, que jaillit soudain un éclair sur des aspect plus secrets, imprévus, passionnés. René Pomeau s’échappe malicieusement du portrait conventionnel de l’universitaire exemplaire, comblé de titres et d’honneurs, où l’on aurait la tentation facile de l’enfermer.

René Pomeau est né le 20 février 1917 au voisinage de Montesquieu, à 3 km de la Brède, dans la commune de Beautiran (Gironde), au Tuquet, la propriété de son aïeule maternelle, où sa mère avait trouvé abri tant que son mari demeurait au front. Des deux côtés, paternel et maternel, la famille de René Pomeau était originaire du même bourg d’Anjou, Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire). Ses parents y avaient fréquenté ensemble le jardin d’enfants d’un couvent du centre-ville, et plus tard s’étaient retrouvés et mariés en 1912. Les deux lignées appartenaient à cette classe moyenne provinciale, industrieuse, rangée, catholique pratiquante, qui avait fait la solidité de la France du XIXe siècle. Dans ce milieu, l’éducation, alliée à l’énergie de quelques femmes de caractère, offrait le seul recours devant les accidents de la vie ou les revers de fortune, contre lesquels un patrimoine assez modeste ne procurait qu’une assurance précaire. L’exemple de ses grands-mères, toutes deux veuves fort jeunes, avec charge d’enfants, avait très tôt frappé René Pomeau. Plus vif encore sur sa sensibilité juvénile fut le choc des cahots de la carrière paternelle : le départ soudain du paradis polynésien de sa première enfance, et surtout le licenciement brutal, puis la ruine causée par la crise de 1929. L’expérience précoce de la fragilité des choses humaines ne développa en lui ni l’amertume, ni la révolte, ni le cynisme, mais une sorte d’inquiétude fondamentale et un stoïcisme qui sont restés des traits profonds de sa nature, sous l’optimisme aimable, enjoué de son personnage social.

Son grand-père maternel, Eugène Cordier, notaire dans la petite ville vendéenne des Herbiers, avait ensuite acquis un domaine viticole, que, depuis sa mort, sa femme continuait d’exploiter courageusement. Cette propriété du Tuquet sera l’univers radieux, mais fugace, des vacances d’enfant. La grand-mère Pomeau avait su donner une bonne éducation à ses deux fils. Henri, le père de René Pomeau, avait été admis à l’École normale supérieure et à Polytechnique, en 1909. Il avait opté pour cette dernière école. À la sortie, il était entré dans l’armée. À la fin de la première guerre mondiale, las des combats, sa santé fortement ébranlée, ne voyant plus aucun avenir dans une carrière militaire, il démissionne. À la fin de 1919, il s’embarque avec sa femme et le petit René pour gagner, à travers les États-Unis, l’île de Makatéa, dans l’archipel des Tuamotu. Il y a accepté un poste de directeur au service de la Compagnie des phosphates d’Océanie. Les quatre années de liberté dans une nature luxuriante, entouré des soins attentifs de Chinois et de Maoris bienveillants, laissent à René Pomeau la nostalgie d’un Eldorado.

Le retour en France est rude, malgré la douceur inédite des crèmes glacées du paquebot. Trois quarts de siècles après, leur onctuosité inspire encore à la plume du digne universitaire des accents de gourmandise toute épicurienne. Mais l’ère des jouissances est close. Pour s’instruire, on envoie René, en galoches sonores sous la pluie froide, suivre les leçons particulières d’une vieille demoiselle de Doué-la-Fontaine. Elle l’ennuie, il n’apprend rien. Sans doute était-ce une vieille religieuse, écrit-il vengeur, dans ses mémoires. Ainsi débute, pourrait-on dire, son combat pour les lumières. Au printemps de 1924, la famille a quitté l’hospitalité provisoire de la grand-mère Pomeau pour s’établir à La Suze, un gros bourg de la Sarthe où Henri Pomeau dirige des tanneries. Le jeune René est mis à l’école libre. Lieu sombre, enfoui sous l’obscur feuillage des marronniers et enfoncé dans la routine. Aux vacances d’été, le petit garçon ne sait toujours pas lire ; l’instituteur émet des doutes sur ses capacités. Ses parents se décident à l’inscrire à l’école communale, en octobre 1924. René Pomeau en garde le souvenir d’une clarté lumineuse, des bâtiments comme des esprits. En quinze jours, il sait lire, se met au calcul et s’ouvre avec émerveillement à un univers de connaissances qui l’enchantent : sciences, techniques, romans juvéniles, géographie.

Nouvelle épreuve, qui marque profondément sa vie : les trois années passées au collège Sainte-Croix du Mans. René Pomeau est admis comme interne en classe de 6e dans ce collège jésuite en octobre 1927. Il y conçoit un dégoût viscéral pour « la sainte et haïssante passion du Bien » qui signale, à ses yeux, le prosélytisme religieux et tous les fanatismes. Le récit assagi des Mémoires laisse percer la source première d’une passion anticléricale dont les éclairs soudains déconcertaient parfois amis et admirateurs. L’excès d’une religion d’apparence, d’une programmation insidieuse des esprits, l’émulation entretenue par la défiance mutuelle, voire la délation, l’abus hypocrite des relations de pouvoir entre les maîtres et envers les élèves provoquent en lui révulsion et malaise. À l’expérience du collège jésuite René Pomeau attribue sa connivence ultérieure avec l’esprit de Voltaire, façonné par le même magistère insinuant, puis assailli toute sa vie par la question de Dieu. Habitudes laborieuses, goût de l’ordre et de la méthode, entraînement prodigieux de la mémoire, les exercices de Sainte-Croix forgent aussi des vertus, dont René Pomeau admet volontiers qu’il leur doit beaucoup des succès et satisfactions d’une existence bien remplie.

Sa discrétion laisse à peine entrevoir l’effort sur lui-même par lequel il surmonte les ruptures amères de l’adolescence. Licencié de son usine, son père tente de s’établir à son compte comme architecte à Paris au printemps 1930. René Pomeau termine sa 4e chez les jésuites de la rue de Madrid, puis passe au Lycée Pasteur de Neuilly, où l’excès de liberté le désoriente d’abord. Mais c’est là, au cours de son professeur Philippe Van Tieghem, que s’éveille sa vocation pour l’histoire littéraire. Cet enseignement animé de l’esprit de recherche relie les textes classiques à l’actualité et à la vie. Il restera le modèle de sa pédagogie efficace, de cette faculté de communiquer l’amour et le sens de la littérature, dont tous ses étudiants conservent le souvenir.

Quelques vraies amitiés, ses ivresses de lectures et de cinéma noient la blessure que lui cause la rupture des attaches avec les terres ancestrales. En 1931, sa grand-mère maternelle a vendu le Tuquet, tandis que décède la cousine qui hébergeait encore les séjours à Doué-la-Fontaine. « Déraciné », il l’est plus durement en 1932, lorsqu’à l’été, son père criblé de dettes emmène la famille à Marseille. Un médiocre salaire aux raffineries de sucre Saint-Louis assure désormais un train de vie frugal. Pourtant, le jeune René Pomeau sait trouver ses repères sans larmoyer. Il aime la mer, la lumière. Il observe la ville, l’explore dans tous ses recoins. Ses lectures phares : Le Père Goriot et Le Rouge et le noir. Elles lui inspirent de ne compter que sur lui-même. « À nous deux maintenant ! », s’exhorte-t-il, comme Rastignac. Éviter à tout prix la vie chaotique qu’avait menée son père et dont les siens subissaient les remous, suivre une carrière stable, telle était son ambition, mais en se consacrant à ce qui le passionnait vraiment : la littérature. « Mon parti était pris », écrit-il, « je serais professeur de lettres. Je passerais autant d’examens et de concours qu’il serait nécessaire pour y parvenir ».

Remarquable est dès lors l’efficacité de cette volonté persévérante, linéaire. René Pomeau termine ses études secondaires au Lycée Thiers, puis y suit deux ans la préparation au concours de la rue d’Ulm. À cause d’une typhoïde, il découvre seul, avec un réel plaisir, la littérature du XVIIIe siècle. Un de ses maîtres, Jean Prat, camarade de promotion de Pierre Clarac, le confirme définitivement dans sa vocation littéraire. Il éveille sa sensibilité esthétique à la poésie contemporaine, à la musique. Il lui révèle Vigny, sur lequel René Pomeau écrira son premier article dans une revue savante. Subjugués par le talent de Jean Prat, ses élèves s’étonnaient que celui-ci n’écrivît point. Une trop grande délicatesse l’éloignait-elle de la sorte de grossièreté qu’exige le travail de l’écriture ? René Pomeau était persuadé qu’en cela son professeur avait tort, et il était bien décidé à ne pas suivre cet exemple.

D’autres influences imprègnent alors un jeune homme très réceptif, avide de savoir, hésitant sur ses croyances. Bergson est son philosophe préféré. La lecture des Deux Sources de la morale et de la religion contribue à le détacher d’un catholicisme qu’il pratique encore par égard pour sa mère. Mais la théologie rénovée que professe le P. de Soras à la Maison de la Jeunesse étudiante chrétienne l’impressionne. Avant 1936, il est séduit passagèrement par les positions du colonel de La Rocque. Il suit aussi assidûment les séances de la Société de philosophie que préside alors Gaston Berger. Il s’abreuve d’Anatole France : son ironie et son style lui semblent le modèle idéal. Il aime Giono et hante les sentiers de Provence en excursions joyeuses avec ses camarades.

L’échec à son premier concours d’entrée à l’École normale supérieure est une énorme déception. C’est pourtant l’occasion de renouer un lien affectif plus confiant avec son père, lorsque celui-ci, grâce à un ami polytechnicien, le fait admettre dans la khâgne du Lycée Louis-le-Grand pour tenter à nouveau le concours. Malgré l’angoisse, le jeune homme est heureux de poursuivre l’effort. Pour lui, le système des grandes écoles est « puissamment stimulant ». L’intense entraînement aux langues anciennes ne lui laisse pas de regret. « J’ai, quant à moi, appris à parler, à écrire, j’oserais dire à penser, par les thèmes latins et les versions latines », confie-t-il. Il aime l’empire romain, préfiguration de l’Europe. L’éloquence aisée du professeur de philosophie de sa khâgne parisienne, René Le Senne, le persuade des mérites de la caractérologie. Il fera usage de cette méthode dans sa Religion de Voltaire. Les limites de cette explication lui apparaîtront plus tard.

René Pomeau entre brillamment à l’École normale supérieure en 1937. Il y affirme bientôt les traits distinctifs de sa personnalité intellectuelle. Dans l’été 1937, une dernière retraite avec des camarades au monastère d’Aiguebelle en Savoie lui montre à l’évidence qu’il ne croit pas. La constatation est désormais sans appel. Rue d’Ulm, il termine d’abord sa licence ès lettres et profite de Paris. L’enseignement sociologique du directeur Célestin Bouglé l’intéresse médiocrement, mais il est l’auditeur attentif du cours d’économie politique de Raymond Aron, alors jeune caïman, et des conférences de Teilhard de Chardin, invité par les naturalistes. Sous la direction de Maurice Levaillant, il consacre son mémoire de diplôme d’études supérieures à la structure de la trilogie du Père Goriot, des Illusions perdues et de Splendeurs et misères des courtisanes, autour du personnage de Vautrin. Son camarade Roger Blin en publie les meilleures pages dans la revue qu’il vient de créer, Le Pont Mirabeau. René Pomeau reste encore balzacien, mais dans l’œuvre littéraire, c’est l’architecture, le rapport de la création à l’univers concret du temps qui le passionnent, non pas l’ornement.

Pour un dernier répit de découverte avant l’agrégation ou un appel sous les drapeaux, il s’embarque en août 1939 pour une croisière au Sénégal. Sur le bateau, il rencontre une jeune institutrice aux magnifiques cheveux blonds, Colette Thomas. Son visage régulier exprimait douceur et sagesse. Dès son retour, avant de gagner Saint-Maixent où l’armée le convoque, il lui écrit pour lui demander de l’épouser. Le mariage est célébré le 6 janvier 1940. Union de profonde et tendre solidité, qui a su donner à René Pomeau un bonheur familial présent dans la sollicitude constante de Madame Pomeau, la naissance et l’éducation de ses trois fils, puis de leurs enfants. Cette joie sereine fut l’assise de sa vie d’homme.

En 1940, l’armée assigne le jeune aspirant dans les Vosges, puis à Alger, enfin au Maroc. En septembre, il retrouve ses parents à Marseille, puis regagne Paris afin de préparer l’agrégation des lettres. Il y est reçu. Perturbées par l’occupation, les épreuves s’achèvent en décembre 1941 seulement. Entre temps, René Pomeau a dû prendre un poste au lycée d’Angoulême, tandis que sa femme enseigne dans le village de Hiersant, à 15 km. C’est dans ce village que s’installe le jeune ménage. Le pur intellectuel sait gré à l’ingéniosité de son épouse. Il a tenu à conserver pieusement dans leur maison de Sceaux le rouet avec lequel elle filait la laine pour habiller leur fils Yves, né en janvier 1942.

Intrépide et sportif néanmoins, René Pomeau parcourt à bicyclette les 15 km accidentés qui séparent son domicile du lycée. Par un collègue qui anime la section locale de l’Association Guillaume Budé, il renoue avec la recherche littéraire : c’est une étude sur Alfred de Vigny en Charente, donnée en conférence en 1943, puis publiée (1949). Peu auparavant, quand la disette de bons livres lui pesait, il a acheté chez un bouquiniste d’Angoulême les huit volumes des Œuvres de Voltaire, dans l’édition de 1867. Il commence par lire la correspondance avec Frédéric. Elle lui redonne confiance dans la valeur de cette culture française dont le fondateur de la puissance allemande avait eu besoin pour s’affirmer. Puis une lecture fragmentaire l’oriente vers la question de la religion. En mai 1944, une fin d’année scolaire que Vichy a écourtée par la crainte du débarquement lui procure le loisir de se plonger dans la biographie de Voltaire par Desnoiresterres à la bibliothèque d’Angoulême. Les défauts de ce récit qui oublie l’œuvre lui inspirent l’idée d’un ouvrage qui intégrerait les écrits de Voltaire dans le parcours d’une existence. Ce sera la ligne de ses publications savantes jusqu’à l’achèvement d’une nouvelle grande somme, le Voltaire en son temps.

Mais l’inquiétude, le fardeau du quotidien se prêtent mal au travail de longue haleine. René Pomeau est surtout soucieux d’un combat immédiat. Son camarade de l’École normale Jean-Daniel Jurgensen, animateur du groupe Défense de la France, avait pris contact avec lui au début de 1944 pour l’associer au lancement d’un quotidien que préparait la Résistance locale. À la libération d’Angoulême, le 1er septembre 1944, René Pomeau prend les fonctions de délégué départemental à l’Information. Le lendemain sort le premier numéro du journal, dont il a proposé le nom, La Charente libre, organe du comité départemental de libération. René Pomeau y écrit surtout des rubriques littéraires. Son premier article sur Voltaire y paraît à l’occasion du 250e anniversaire de l’écrivain, en décembre 1944. Il restera actionnaire et membre fidèle du conseil d’administration du journal. Mais les fortes tensions provoquées par les exigences des communistes, prépondérants dans la Résistance locale, et par l’engrenage des réactions partisanes le dissuadent de persévérer dans l’engagement politique ou de bifurquer vers des responsabilités dans l’administration. Il demande et obtient sa nomination à Tours, en octobre 1945, à proximité de sa belle-famille.

Dans cette ville, il retrouve un milieu intellectuel stimulant, à l’écoute de Paris. Il enseigne au lycée et aux étudiants étrangers de l’Institut de Touraine. En 1949, son ami Paul Vernière lui propose un poste d’assistant à l’Université de Bordeaux, de la part du titulaire de la chaire de littérature française. Avec les conseils de ce camarade de l’École normale et de sa femme, Sévrienne, il élabore un sujet de thèse et s’adresse à René Jasinski, un des deux dix-huitiémistes de la Sorbonne, pour le diriger. C’est finalement Jasinski qui décrète la formulation définitive : La Religion de Voltaire. Suivent cinq années de labeur et de déplacements incessants entre Tours, résidence familiale, Bordeaux, puis Poitiers, où il devient assistant dès 1950, et la Bibliothèque nationale à Paris. Les vacances d’été se passent à la bibliothèque de Genève, où Madame Pomeau l’aide à recopier des manuscrits. La thèse complémentaire, une édition critique du conte Le Taureau blanc, dont il avait découvert une version inédite, est achevée en quelques mois. Dès décembre 1953, les thèses sont déposées à la Sorbonne. Grâce à l’appui de Gaston Berger, alors directeur de l’Enseignement supérieur, il est nommé professeur à l’Université de Toulouse, où il prend ses fonctions en janvier 1954.

Sa soutenance de thèse, le 20 mars 1954, est un événement dont la grande presse se fait l’écho. Au sein du jury, les deux grands clans des études littéraires de la Sorbonne, Jean Fabre et René Pintard d’un côté, Marie-Jeanne Durry et Octave Nadal de l’autre, s’y affrontent à coups feutrés. Mais le candidat domine l’arène. Il s’impose désormais comme un nouveau maître, résolu en son for intérieur à ne jamais tomber dans les zizanies de prestige. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il n’exploite pas son succès pour une gloire mondaine. Le reste de sa carrière est consacré à construire un savoir solide à l’intérieur de l’institution universitaire, et à l’étayer par une œuvre personnelle de recherche littéraire.

À Toulouse, il est saisi par l’essor de la ville. Il se dévoue sans compter à des centaines d’étudiants auxquels il présente de façon synthétique et stimulante l’état présent du savoir, rehaussé par ses vues originales. Il crée une troupe théâtrale à la Faculté des lettres pour exercer l’expression orale et la sensibilité littéraire des étudiants. On lui confie la direction de l’Institut de préparation à l’enseignement secondaire. En 1961, il est appelé au jury du concours de la rue d’Ulm, où il s’applique à détecter les vrais talents. S’amorce aussi l’expérience internationale : enseignement à l’Université de Chicago en 1957, conférences à Moscou et Leningrad en 1960, entrecoupées de séances studieuses dans le fonds Voltaire de la bibliothèque Saltykov-Chtchedrine. Sans vouloir s’engager dans la politique — il ne signera aucune pétition sur l’Algérie ; du reste, il fait plutôt confiance à de Gaulle, séduit, au plus profond de lui-même, par son génie verbal et sa culture, autant que par la grandeur de l’homme d’État —, il reste attentif à l’actualité, vigilant sur la défense de l’enseignement laïc. Avec son ami Robert Escarpit, il fonde un comité en faveur de l’école publique. Il adhère même à la section de l’Union rationaliste, fort active, qui s’était créée à Toulouse. Il s’en détache par la suite. On l’a cru franc-maçon. Il ne l’a jamais été. Il ne saurait s’affilier à aucune chapelle.

Après son élection à la Sorbonne, en 1963, les responsabilités scientifiques s’accumulent. Le professeur doit faire face à des auditoires de milliers d’étudiants, dans des conditions de travail lamentables. Au travers de la tourmente de 1968, René Pomeau, homme de dialogue, s’emploie, avec son ami Pierre-Georges Castex, à remettre en marche l’enseignement littéraire en Sorbonne, en s’appuyant de son mieux sur la loi Edgar Faure. Il est élu président du conseil de la nouvelle UER de français, qu’il rebaptise, incontinent, Institut de littérature française. Au printemps 1969, après quelque hésitation, il opte pour demeurer à la Sorbonne, dans la nouvelle Université de Paris IV. Il éprouve une certaine amertume d’être un temps écarté du conseil d’UER par des manœuvres partisanes, mais y est rappelé dès 1970.

À vrai dire, ses soucis majeurs sont ailleurs, non dans les intrigues de pouvoir, mais dans la qualité du magistère intellectuel et l’organisation d’une recherche universitaire qui nourrisse et anime l’enseignement. Il dirige minutieusement de nombreuses thèses sur des sujets variés : le XVIIIe siècle, comme aussi Simone de Beauvoir ou le romancier iranien Hoveyda. Son séminaire d’initiation à la recherche forme méthodiquement la fleur des spécialistes actuels, français et étrangers, de notre histoire littéraire. Convaincu que les travaux de critique littéraire doivent s’établir sur la base de textes sûrs, il s’investit dans de grands projets éditoriaux, auxquels il associe étroitement disciples et collègues. Depuis 1966, les éditions Garnier lui ont confié la direction de deux collections, les « Classiques Garnier » et la série de poche des « Garnier Flammarion ». Il exerce cette responsabilité jusqu’en 1983, éditant lui-même de nombreux textes et permettant à de plus jeunes de faire leurs premières armes. Dès 1965, il avait succédé à son ami Castex comme secrétaire-général de la Société d’histoire littéraire de la France et continué avec succès la rénovation de la Revue d’histoire littéraire de la France que ce dernier avait amorcée, non sans quelques heurts avec son président, Jean Pommier. Au décès de Jean Pommier en 1979, René Pomeau lui succède à la présidence et garde la direction de la revue jusqu’en 1992. Par ses soins, une mise en page attirante, une ouverture constante et soigneusement informée aux débats scientifiques, une attention rigoureuse à la qualité de la forme et du contenu ont fait de la revue un instrument majeur de la recherche internationale, et beaucoup accru sa diffusion. Contre les modes éphémères, la force de sa politique éditoriale fut de maintenir le regard sur l’ensemble du mouvement littéraire en France du XVe siècle à nos jours. Il a évoqué la Société d’histoire littéraire de la France et sa revue dans une communication à l’Académie publiée en 1993.

René Pomeau s’emploie de même à animer la Société française d’étude du XVIIIe siècle, dont il est fondateur et vice-président en 1964, puis président d’honneur en 1988. Il crée sa revue, Dix-huitième siècle, en 1969. Le projet est pluridisciplinaire : il considère l’époque dans sa totalité culturelle, politique, économique et sociale. Peu à peu, il parvient à constituer une active communauté de chercheurs à travers toutes les universités françaises, capables de dialoguer avec des partenaires étrangers, dans la ligne de la République des Lettres dont rêvaient les Lumières. Poursuivant cette construction collective d’une nouvelle recherche universitaire, en 1970 René Pomeau quitte son siège au Conseil national des Universités pour se faire élire au Comité national de la recherche scientifique. Dans cette instance, il œuvre pour organiser des équipes solides sur de grands projets d’éditions savantes, notamment de correspondances littéraires. Il crée ainsi à Paris IV, en association avec le CNRS, le Centre d’étude sur la langue et la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles. En son sein, il anime lui-même une équipe internationale d’une trentaine de chercheurs, le groupe « Voltaire en son temps », qui publie, de 1985 à 1994, la magistrale biographie en cinq volumes, achevée, grâce à l’énergie et à la plume infatigable de son initiateur, juste à temps pour le tricentenaire du sage de Ferney.

Cette persévérance à édifier, rassembler, stimuler la recherche littéraire sur le plan national, dans le cadre d’institutions vivantes, est intimement liée à l’action qu’exerce René Pomeau pour intégrer la recherche universitaire française aux échanges savants internationaux et y affirmer sa valeur. C’est lui qui, en 1967, propose à Théodore Besterman, président de l’Association internationale d’étude du XVIIIe siècle, la mise en chantier d’une nouvelle édition critique des œuvres complètes de Voltaire, pour remplacer celle de Louis Moland, qui datait des années 1880. Il entre dans le comité international chargé de la publication, dont plusieurs volumes sont confiés à des Français. Lui-même a suivi et relu attentivement l’établissement de tous les textes publiés, notamment la Correspondance (1969-1977) et les Notebooks (1968). Il édite le Candide paru en 1980 et Le Taureau blanc, dont on attend la sortie. Il agit pour que l’Association internationale adopte une constitution fédéraliste, fondée sur des sociétés nationales, régime qui permet aux études françaises de consolider leur force. Lui-même est élu à la présidence internationale, en 1979, et évite habilement une sécession américaine menaçante. Il est fait président d’honneur en 1988.

Les gloires s’accumulent : multiples conférences et colloques en France et à l’étranger, honneurs nombreux. Il est invité au Japon et en Corée en 1978, en Chine en 1990. Là, une fidèle disciple chinoise fait jouer en sa présence à Tianjin, dans une étonnante mise en scène superposée et alternée, la traduction chinoise qu’elle a faite de L’Orphelin de la Chine et l’opéra chinois, L’Orphelin de la famille Zhao, dont Voltaire s’était inspiré. Ses élèves et collègues avaient remis à René Pomeau en 1987, dans une grande cérémonie au rectorat, les deux volumes in quarto publiés en son honneur par la Fondation Voltaire d’Oxford, Le Siècle de Voltaire, auquel avaient souscrit près de trois cents admirateurs du monde entier. Il avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur en janvier 1988. Mais la distinction qu’il avait le plus passionnément désirée lui vint en mai 1988, par son élection à l’Académie des sciences morales et politiques. Il y succédait à son ami Pierre Clarac. Comme celui-ci et son ami Castex, qu’il retrouvait encore, il s’attacha à marquer la place de la littérature dans notre compagnie. Lors de sa présidence en 1998, il organisa un cycle de communications sur culture et société. Ses communications et discours, « Voltaire en 1789 » (1989), Ernest Renan et l’Institut de France (1992), « Nerval, poète du Valois » (1996), L’imaginaire d’anticipation de Louis-Sébatien Mercier à George Orwell (1998) ont laissé un brillant souvenir. Il aimait son appartenance à un corps savant de haute culture qui n’était point formé de spécialistes de littérature. Il y trouvait, à la fin d’une carrière bien remplie, non seulement la justification, mais une vérification nouvelle de sa conviction que la littérature doit se situer dans les larges perspectives de l’histoire générale.

C’est précisément cette ligne de pensée du rapport de la création littéraire à une situation historique qui a dirigé toute son œuvre savante. L’Histoire, avec une majuscule comme il l’écrivait volontiers, son histoire personnelle et celle qu’il vivait dans les années d’Occupation, avait conduit René Pomeau à la rencontre de Voltaire et à la voie qu’il suivit dans la connaissance de l’écrivain. Il a porté cette connaissance à un degré jamais atteint avant lui. Par là, il a singulièrement contribué à ressusciter et renouveler la réception contemporaine de l’écrivain. Mais il a tracé aussi un modèle exemplaire d’étude et de réflexion sur la littérature. Son œuvre est ordonnée par l’exploration du génie de Voltaire, non point bornée par cette entreprise.

Disciples et amis étaient frappés par les ressemblances qui unissaient Voltaire et son critique. « C’était au point », écrit plaisamment Jean Dagen, « que nous guettions l’apparition dans son profil des traits caractéristiques de l’homme de Ferney ». En vérité, la sympathie nécessaire, l’osmose quasi naturelle qui attachaient René Pomeau au génie de Voltaire s’accompagnaient aussi d’évidentes différences de tempérament, mais surtout d’une distance critique inhérente à sa propre vision de la littérature et à sa pratique de l’histoire littéraire. Ainsi, Voltaire a été pour lui non un autre lui-même, mais un complément, un supplément d’être et de sens dans sa propre existence.

René Pomeau a souvent dit et écrit qu’à l’origine de sa dévotion à Voltaire il y avait une réaction aux épreuves de l’Occupation, le réconfort puisé à la lecture de cet écrivain. L’esprit libre et vigoureux de Voltaire attestait la valeur de notre culture. Il donnait au jeune enseignant accablé par l’effondrement national et le règne de la barbarie la certitude qu’une renaissance était possible.

La pratique des œuvres littéraires lui fut toujours, depuis l’adolescence, une cure affective et intellectuelle. Son naturel recelait, en effet, une inquiétude foncière : crainte permanente de n’avoir pas tout fait parfaitement, d’être en retard, angoisse de l’imprévu. Cette disposition avait été nourrie sans doute par son désarroi d’enfant face à l’ironie et aux caprices aventureux de son père. Contre cette inquiétude, René Pomeau s’était fortifié en cultivant une maîtrise de soi empreinte de stoïcisme, une discipline de vie méthodique et rigoureuse, en mettant en sûreté ses affections dans les jardins secrets du bonheur conjugal, de la famille et des amitiés fidèles. L’élan vers la littérature appartenait aussi à cette volonté rationnelle de dominer sa propre existence pour moins souffrir des hasards de la vie. Volonté résolument optimiste, positive, voire « naïve », avoue-t-il, où perce peut-être l’héritage d’un tempérament familial et du paradis de Makatéa.

Pour lui, le commerce des œuvres littéraires était aussi, devait être un plaisir. Celui qu’il goûtait chez Voltaire l’emportait sur les jouissances que procuraient d’autres écrivains. Sept années d’étude désintéressée et de maturation ont précédé son travail de thèse. Ainsi La Religion de Voltaire revêt-elle une signification beaucoup plus profonde que l’exécution brillante d’un exercice d’érudition universitaire.

Aux yeux de René Pomeau, Voltaire est un auteur essentiel dans la formation de l’Europe moderne. Mais sa figure a été déformée, figée par les clichés de la polémique et de la tradition scolaire. C’est sur la question religieuse, centrale pour la compréhension de la France moderne, que se heurtent en définitive les interprétations, toutes appuyées sur des textes ou citations authentiques, mais fragmentaires et contradictoires. René Pomeau entreprend donc l’examen de la totalité des écrits de Voltaire, patiemment replacés dans l’ordre chronologique exact de leur rédaction, éclairés par des témoignages et documents soigneusement vérifiés. Il met ainsi en évidence le rôle des circonstances, des influences et de la maturation dans la formation des idées voltairiennes, dans leurs expressions et leurs variations. Les contradictions apparentes s’évanouissent, les lectures anachroniques, partisanes ou partielles sont balayées, tandis que surgissent la véritable nature et la portée du déisme de Voltaire.

René Pomeau démontre la sincérité du déisme voltairien. Inspiré par la caractérologie et la psychanalyse, il esquisse le portrait d’un « mystique inhibé », dont l’imaginaire était obsédé par le couple redoutable du Dieu terrible et du prêtre cruel. Il détaille l’obsession religieuse créée par le milieu familial divisé entre le Dieu tyran du jansénisme, professé par le père de Voltaire, et des abbés libertins, proches de sa mère. Il analyse les tendances déistes du catéchisme jésuite enseigné au collège au jeune Zozo (surnom du petit Voltaire). Il montre que jusqu’en 1726 l’écrivain reproduit sans originalité des idées largement répandues qui font converger les esprits vers le déisme, alors que déjà l’athéisme représente l’avant-garde du mouvement philosophique. La révélation de la philosophie anglaise donne corps à la divinité antithétique du Dieu chrétien : un Dieu clément, montré et démontré par l’ordre du cosmos, le Dieu de Locke, de Clarke et de Newton. Mais Voltaire reste tourmenté toute sa vie par le problème du mal. Cet adversaire impénitent de l’ « infâme » veut amorcer « une révolution dans les esprits ». À partir de 1759, il se consacre entièrement à « écraser l’infâme » — l’expression célèbre surgit peu après sous sa plume. L’ « infâme », c’est l’intolérance, le fanatisme, mais aussi la théologie chrétienne. Voltaire veut détruire la foi dans le Dieu incarné. Son antichristianisme procède d’une philosophie qui refuse comme impensables Incarnation et Révélation. Son Dieu répond au besoin intense de compenser par une impression de grandeur le sens aigu de la bassesse. Malgré sa sincérité, son théisme est resté un état d’âme individuel, dépassé déjà de son vivant par le groupe avancé de Diderot et d’Holbach. Au terme de cette enquête minutieuse et fervente surgit la figure d’un écrivain qui n’est pas seulement une plume irrespectueuse et acérée, mais, comme le résume René Pomeau dans son chapitre sur l’affaire Calas au tome 4 de Voltaire en son temps, « un homme grand par sa passion du juste, par sa générosité au service d’un idéal humain, lequel compense, corrige et complète le pire Voltaire ».

Publiée en 1956, La Religion de Voltaire était réimprimée en 1969, augmentée d’une postface qui réfutait sans appel les derniers tenants d’un Voltaire secrètement athée ou agnostique. Dans la masse de la bibliographie voltairienne, l’ouvrage marquait un tournant. Il arrachait l’écrivain aux poncifs, enseignait à le lire autrement, et instituait pour cela une méthode éprouvée. La méthode de René Pomeau, qu’on a voulu appeler la « critique historienne », s’inscrit dans la tradition de Gustave Lanson. C’est du reste à Lanson qu’il emprunte la définition de son propos dans l’introduction de sa thèse : « procéder à un dénombrement complet », c’est-à-dire prendre en compte l’ensemble de l’œuvre de Voltaire, au lieu de juger sur des échantillons choisis en fonction de l’argument que l’on entend soutenir. René Pomeau fait sien les avertissements de Lanson dans son Voltaire de 1906, qu’il se charge d’ailleurs de rééditer en 1960 : il faut dater les textes et chercher le sens propre, relatif, précis que chaque morceau reçoit des circonstances de sa composition. Lanson observait aussi que l’influence de Voltaire était impossible à déterminer avec précision, tant qu’on n’avait pas étudié en détail le milieu de son siècle.

Cet idéal de totalité, inaccessible du temps de Lanson faute de moyens, René Pomeau estime que les conditions modernes de la recherche permettent de l’atteindre, grâce aux échanges internationaux, aux équipes, aux ordinateurs. Mais il élargit l’ambition. Il utilise la méthode historique pour une étude génétique de l’œuvre littéraire et de sa réception. Il s’applique aussi à convoquer toutes les ressources qui peuvent éclairer le texte : bibliographie matérielle confrontant les éditions ; données quantitatives et lexicologiques qui facilitent les attributions ou font apparaître les champs sémantiques révélateurs d’une pensée ; psychologie et psychanalyse ; sociologie du fait littéraire. Il ne récuse rien de ce qui peut être un « art de lire », et l’utilise, mais en le soumettant à un préalable qu’il énonce ainsi, dans un article de 1970 : « L’érudition historique demeure la base de toute connaissance des lettres. Des textes établis avec sûreté, datés avec toute la précision possible, replacés dans le réseau qui détermine leur situation, rapportés à l’intention de leur auteur, mais déchiffrés aussi à travers la lecture du public contemporain et des publics ultérieurs : hors de ces données fondamentales, la critique la plus brillante ne brille que d’un éclat illusoire ».

Plusieurs ouvrages destinés à renouveler la connaissance de Voltaire auprès d’un large public suivent l’achèvement de sa thèse. Un alerte Voltaire par lui-même (1955, réédité en 1989 et 1994) campe avec verve et sobriété la personnalité foisonnante de l’écrivain. L’ouvrage retrace sa vie et ses combats, analyse la « vivacité décharnée de sa prose, la « voix de fausset » du poète satirique jouant des effets discordants du décasyllabe. Les idées de l’historien, du politique, du philosophe sont exposées sans complaisance. Si certaines se sont imposées pour longtemps, c’est que « Voltaire les a dites de façon que l’on soit obligé de l’entendre ». Parmi elles figurent la tolérance religieuse et l’esprit de critique. Voltaire a certes prôné les valeurs de l’homme nouveau : activité, mépris du passé, aspiration au bien-être, recherche de l’utilité sociale. Mais il reste conscient que ces valeurs ne remportent sur les forces hostiles que des victoires précaires. René Pomeau souligne avec force que cet antipascalien qui ne parvient pas à trouver un sens à la misère de l’homme, ne réussit pas non plus, et surtout, à la nier.

La Politique de Voltaire, parue en 1963, présente les faces multiples d’une réflexion qui refusait les systèmes. René Pomeau restitue, dans la vérité première des textes, les éléments constitutifs que Voltaire a légués à la pratique et à la pensée politique du XIXe et du XXe siècle, y compris leurs contradictions. Il éclaire le pluralisme des principes d’où procèdent ces contradictions chez l’écrivain. Antichristianisme, activisme autoritaire et humanisme libéral sont les trois lignes de force qui organisent et commandent sa politique, sans que ces principes obéissent à un intérêt partisan. Aussi bien, le voltairianisme des républicains déforme-t-il la perspective proprement philosophique de Voltaire, lorsque cet anticléricalisme fait diversion aux revendications sociales ou même combat l’Église en tant qu’alliée de la monarchie. Voltaire est royaliste par réalisme, souligne René Pomeau, mais aussi parce qu’il pense que dans un vaste État la monarchie est seule capable de ramener les forces anarchiques à l’unité, et à en composer une harmonie. « Le gouvernement ne peut être bon s’il n’y a une puissance unique », écrit le patriarche de Ferney. Voltaire attribue une efficacité décisive à l’action d’individus exceptionnels. Il ne s’est « presque jamais fait rien de grand dans le monde que par le génie et la fermeté d’un seul homme qui lutte contre les préjugés de la multitude ou qui lui en donne », affirme-t-il. Mais il ne fait grâce qu’à très peu de monarques, qui furent les agents actifs du progrès. L’irrespect l’emporte contre les souverains faibles et méchants sous lesquels la monarchie devient « le gouvernement le pire de tous », instauré d’abord « par la grâce des armes ». René Pomeau montre alors comment Voltaire, le déiste, travaille pour l’athéisme ; comment le monarchiste irrespectueux envers les princes de son temps prépare la République ; comment l’homme de progrès impatienté par l’incompréhension des humbles se laisse aller au mépris de « la canaille ». Ainsi sont mis au jour les traits singuliers que, selon ses préoccupations du moment, la postérité a pu retenir de Voltaire : partis pris éphémères, exigence de progrès matériel et de liberté, révoltes durables de la conscience contre l’injustice et les atteintes à la personne humaine.

Cette initiation vivante, en prise sur le monde d’aujourd’hui, qui conquiert au sage de Ferney de nouvelles générations de lecteurs, s’accompagne d’éditions critiques commentées. Les Œuvres historiques de Voltaire parues dans la collection de la « Pléiade » (1957, 1962, 1978), l’édition de l’Essai sur les mœurs (1963), celle de Candide (1959, 1979, 1980), des Contes et Romans (1961,1966), du Dictionnaire philosophique (1964) et des Lettres philosophiques (1964, 1967) établissent la vérité des textes à l’aide de documents longtemps inconnus ou oubliés. Chacune de ces publications sera rééditée plusieurs fois avec corrections et compléments au fur et à mesure des découvertes de la recherche érudite. Le commentaire de René Pomeau dépoussière le passé des illusions et des mystères, il sait faire converger sa lecture vers le moment contemporain pour piquer la curiosité. Il cerne au plus près les notions clés : ainsi, le « bonheur de Candide ». Candide était le texte préféré de René Pomeau, avec la « Prière à Dieu » à laquelle il consacra une de ses dernières études, parue en 2000.

Sans jamais délaisser Voltaire dans son enseignement ou ses articles, du milieu des années 1960 au début des années 1980, les recherches de René Pomeau le portent vers des études d’ensemble sur le mouvement littéraire au XVIIIe siècle, ainsi que sur des auteurs de cette période qui tranchent avec Voltaire, comme pour saisir plus justement la place et les singularités de son écrivain de prédilection. En 1966 paraît L’Europe des Lumières : Cosmopolitisme et unité européenne au dix-huitième siècle, ouvrage couronné aussitôt par le Prix Fémina de l’essai. Un éblouissant tour d’Europe, par le truchement ingénieux de ses voyageurs illustres et médiocres, dessine les traits et le style de la présence de chaque nation dans le mouvement de la pensée et de la sensibilité. Pensée et sensibilité émancipées partout de concert, par seuils successifs et solidaires. Des relations incessantes unissent une communauté réelle de l’esprit et du goût à travers tout le continent, elles resserrent les liens et les échanges d’études et de connaissances. Dans l’unité culturelle des lumières, soutenue par l’aristocratie cosmopolite de ce qu’il nomme « l’Internationale de l’honnête homme », René Pomeau fait apercevoir la promesse d’une Europe moderne, qui fut refoulée par la « poussée sociale » de l’État national.

Il se penche ensuite sur la préhistoire des lumières. En 1971, son volume sur L’Âge classique (1680-1720), dans la série de la Littérature française publiée chez Artaud, analyse une crise qui est partout, dit-il, et ne se limite pas à une crise de la pensée religieuse, principalement catholique, comme l’a décrite Paul Hazard. Un débat intellectuel s’instaure bien dans l’ensemble des pays d’Europe où l’on pense, mais non dans une « conscience européenne » qui, à vrai dire, ne se constituera qu’à l’époque des lumières. Avec mesure, justesse, René Pomeau corrige et complète Paul Hazard grâce à l’apport d’une nouvelle historiographie et d’une réflexion attentive à des horizons plus larges. Synthèse lumineuse, précise, sensible, qui maîtrise une immense érudition et une profonde intimité avec l’écriture d’une infinité d’œuvres célèbres aussi bien qu’obscures. Sans céder au déterminisme historique, l’auteur souligne les coïncidences entre les mouvements de l’histoire militaire, politique, sociale de l’entre-deux-siècles et l’esprit des lettres. Il note le répondant que le regain du grand commerce, au lendemain de la paix de Ryswick, en 1697, offre à l’optimisme des jésuites, amis d’un « luxe » honnête, et à l’assurance rationaliste des premiers « philosophes », souvent leurs élèves. Il insiste sur le déplacement du centre de la vie intellectuelle de la cour vers la ville, à la faveur des cours parallèles et salons mondains ouverts par les princes et l’aristocratie qui s’ennuient à Versailles. Il se penche sur la condition matérielle de l’écrivain, celle du livre et de sa diffusion. Période préparatoire, « époque de crise, et donc de critique, mais non ère de révolution », écrit René Pomeau. Il s’attache à distinguer la fin du Grand Siècle de l’entre-deux-siècles de 1789-1815. Au début du XVIIIe siècle, l’attaque sur les structures est externe, par les guerres, non par des tensions internes qui mettent l’édifice en péril. Il n’y a pas de situation révolutionnaire : une fois la crise passée, une véritable restauration est possible. Fleury réussit là où Villèle échouera. Les structures de la pensée ne subissent pas davantage de mutation. En effet, l’esprit critique n’est pas une nouveauté. Par le cartésianisme, il a déjà une méthode et des objectifs. On assiste à une remise en cause des formes littéraires, sans que se produise une révolution des lettres. La crise elle-même offre par ses convulsions une riche matière à Saint-Simon ou La Bruyère, sans qu’ils atteignent au génie de Chateaubriand ou Balzac.

Une attitude sceptique ou de libre examen se développe, qu’incarne un Bayle, figure dominante de l’époque. Mais à côté de lui, malgré un Fontenelle secrètement subversif, et exception faite de Meslier, authentique révolutionnaire, les censeurs les plus amers de la société contemporaine en France, La Bruyère, Challe, Saint-Simon, demeurent fidèles aux modèles classiques, au respect de la loi et de la foi traditionnelles. Un Fénelon, un Perrault même puiseront leurs audaces de modernes dans leurs convictions monarchistes et chrétiennes. Un devenir pourtant s’amorce. L’ouverture vers l’étranger favorisée par les voyages proches ou lointains tend à rénover le théâtre et le roman. Et tandis que la poésie et la littérature noble déclinent, s’affirment le style et les formes d’une littérature d’idées.

Les chapitres sur le théâtre et le roman, la galerie des écrivains célèbres qui clôt ce volume – La Bruyère, Saint-Simon, Fénelon, Bayle et Fontenelle – démontrent un sens littéraire aigu, sensible aux sonorités, au rythme, aux nuances de langage. René Pomeau sait faire frémir dans une ligne de La Bruyère « le plaisir d’un jeu de plume qui fait mouche sur l’idée juste ». Il révèle chez Fénelon l’invention littéraire de la subjectivité. Ce livre vif, lumineux, impertinent parfois, pétri du commerce familier d’une infinité de textes, compte parmi ses chefs-d’œuvre.

C’est la littérature d’idées qu’aime ce voltairien. Il ne se délecte pas « aux moiteurs de l’âme », avoue-t-il. Il a pourtant donné une édition critique de La Nouvelle Héloïse dès 1960, qu’il complètera par trois éditions ultérieures (1973, 1981, 1988). Mais c’est pour y clarifier le curieux avatar de la littérature d’idées. A toute littérature d’idées, explique-t-il, un problème d’expression se pose. Vient un moment où s’opère le passage du développement discursif à des formes dramatiques ou romanesques. Voltaire imagine ainsi ses contes. Le roman de Rousseau, lui, est plus qu’un résumé des idées rousseauistes. En suivant la naissance et l’écriture de l’œuvre, d’après manuscrits et témoignages, en étudiant son succès immédiat, René Pomeau montre comment ce « chant de passion et de vertu espéré par les âmes sensibles de la génération 1750 » établit l’empire moderne du roman. Du point de vue des idées, Julie affirme une religion individuelle qui s’oppose aux interrogations voltairiennes sur la Providence. La foi cesse de s’imposer comme dogme pour devenir un état d’âme, une certitude personnelle. La religion n’existe pas indépendamment de l’âme qui croit. Mais Rousseau évite de présenter sa philosophie dans l’abstrait. Il dit ce qu’il sent lui, ou Julie. À la suite de ses lecteurs, chaque génération demandera à ses romanciers de changer la vie par l’invention d’un style neuf du sentiment.

Par cette double approche aussi de la substance et des expressions de la littérature d’idées, René Pomeau aborde Diderot dans un remarquable petit livre de 1967. Ce qu’il veut cerner chez l’écrivain, ce sont les divergences autant que les similitudes avec son contemporain Voltaire. La philosophie de Diderot méconnaît la dimension historique du réel, par là l’auteur se situe en retrait par rapport à Voltaire et même à Rousseau. Pour atteindre la vérité de cette pensée, René Pomeau en suit le mouvement générateur. Diderot est, écrit-il, « le génie le plus synthétique de son siècle ». À l’analyse décomposante de la première moitié du siècle, l’écrivain a préféré le mouvement de pensée qui lie les idées par des rapports. Mais sa réflexion ne pousse pas la synthèse jusqu’à l’édification d’une doctrine : elle est donc ignorée. Elle n’a pas sa place dans la succession des systèmes : l’histoire de la philosophie passe de Locke à Berkeley, à Hume et enfin à Kant, sans lui. Il est vrai que cette pensée complexe ne se laisse pas résumer en un abrégé commode, à la façon du « rousseauisme », et cela a gêné sa vulgarisation. Mais, souligne René Pomeau, le Dieu « élargi » de Diderot devient Nature, matière. Diderot est aussi le premier à poser la sensibilité comme une propriété générale de la matière. Au cœur de cette philosophie, on rencontre le noyau solide du matérialisme. René Pomeau montre comment la théorie moniste de la sensibilité exerce son influence sur la morale, sur l’esthétique, et jusque sur la politique de Diderot. Mais en ces divers domaines, le penseur développe aussi une réflexion autonome, insoucieuse de cohésion avec un système, ou bien même implicite dans la structure de son écriture littéraire, et non pas élucidée sous les espèces de l’idée. Des articles ultérieurs de René Pomeau explorent l’esthétique de Diderot et la facture de ses écrits, pour mettre en lumière cet empirisme de la pensée, proche de Montaigne. Une tradition toute française de sagesse, affranchie de prétentions pédantes, libre de « la méthode qui ordonne », dans laquelle la réflexion atteint la vraie philosophie, sans manquer de se moquer de la philosophie.

Deux autres auteurs du XVIIIe siècle, Beaumarchais (1956, 1967, 1987) et Laclos (1975, 1993), ont aussi spécialement retenu l’attention de René Pomeau. Là encore, de brillantes synthèses, plusieurs fois publiées, affinées, aiguisées, et des éditions critiques mises à jour à maintes reprises. Le critique fait soigneusement le tour des interprétations d’hier et d’aujourd’hui, y compris celles du cinéma. Il examine l’apport des recherches spécialisées les plus récentes, puis propose son jugement personnel. À contre-courant des modes dominantes, il préfère accorder le poids essentiel à la subjectivité de l’auteur, plutôt qu’aux phantasmes des critiques. La bizarrerie de Beaumarchais, brasseur d’argent qui fut écrivain, n’est point si étrange. L’auteur du Barbier de Séville ne manquait nullement d’esprit de suite : son occupation principale était vraiment les affaires d’argent. Il perpétue simplement la tradition de l’écrivain « honnête homme », qui n’écrit pas la littérature pour les littérateurs, ne s’érige pas en spécialiste. Sa leçon concerne la morale des lettres : il enseigne par l’exemple que la littérature est le fait de tout homme, et qu’elle s’adresse à tous. Son tempérament ardent et voluptueux répand le charme de la jeunesse. Il introduit un comique nouveau, pense René Pomeau, le comique de gaîté typique du XVIIIe siècle.

Quant à Laclos : que cet homme de famille, rousseauiste et moralisant, ait écrit les Liaisons dangereuses, voilà le paradoxe. René Pomeau suggère que Laclos est en réalité vrai, sincère, non pas double. Il observe que bien que Rousseau répugne à l’admettre, la pensée du citoyen de Genève, dont Laclos est pénétré, implique qu’une puissance du mal travaille l’humanité, puisque tout entre les mains de l’homme a dégénéré. Dans sa volonté de moralité, le libertinage devient pour Laclos un exercice de style, une expression d’humanité, une idée de beau. Le roman épistolaire lui permet d’exprimer des tendances contradictoires entre lesquelles il hésite à choisir : passions sincères ou gaîtés d’un libertinage cruel. La construction calculée du récit montre l’intention consciente.

D’autres « excursions » plus rapides conduisent souvent René Pomeau, jusqu’à ses derniers jours, sur les sentiers d’auteurs variés : poètes oubliés du XIXe siècle, Renan, Proust, Giraudoux, Guéhenno, la littérature Mauricienne, la chanson contemporaine. Mais sa tâche primordiale dans les vingt-cinq dernières années de sa vie est l’achèvement du Voltaire en son temps. Auteur du premier tome, D’Arouet à Voltaire 1694-1734, qui reçut en 1986 le grand prix de l’Essai de l’Académie française, René Pomeau rédigea pour chacun des tomes suivants un certain nombre de chapitres et révisa l’ensemble. Les tomes 4 et 5 reçurent en 1994 le grand prix d’histoire Chateaubriand de la Vallée-aux-Loups. René Pomeau réalise ainsi le projet qu’il avait conçu à la lecture de la vie de Voltaire par Desnoiresterres en 1944, un ouvrage qui réintégrait les œuvres dans le parcours d’une existence. Travail d’équipe, fondé sur le dépouillement d’une énorme documentation en toutes langues, cette biographie d’un genre nouveau est une histoire de Voltaire écrivain. Elle montre comment il s’est formé au contact des milieux et des idées ambiantes, comment il a puissamment agi sur son siècle et au-delà. Elle le situe dans l’histoire totale de son époque, avec le questionnement des générations successives jusqu’à la nôtre.

Le succès considérable de cette somme, modèle d’une histoire de la littérature en prise sur notre temps, a contribué à l’éclat pris par la célébration du tricentenaire de Voltaire. Comparé aux anniversaires de 1944 et 1978 qu’il avait vécus, le retentissement international du tricentenaire fut pour René Pomeau une intense satisfaction, une preuve qu’il avait réussi un combat de sa vie : rétablir le magistère du grand écrivain éclairé, qui pouvait, plus que tout autre à ses yeux, parler utilement à notre siècle. Il se dépensa sans compter, présida plusieurs grands colloques, multiplia les conférences, les émissions à la radio et à la télévision. Il avait très tôt compris que pour faire lire, il faut faire voir. Il participa activement à la réalisation du film de Jacques Mény, L’Affaire Voltaire. C’est lui aussi qui réussit à faire acheter Ferney par l’État pour en faire un musée. Comme la conclusion du Voltaire en son temps, ses derniers articles et interventions sur Voltaire mettent l’accent sur l’idée de tolérance, la lucidité, le refus des illusions, le libre-arbitre guidé par la raison. Il avait été bouleversé de voir que dans les manifestations en faveur de Salman Rushdie figurait une pancarte portant « Voltaire, au secours ! ».

Son dernier livre fut ses mémoires. Ainsi, ce lettré, si discret sur lui-même, nous a laissé ce qu’il jugeait bon que nous gardions de lui : le souvenir d’un homme dans son temps, animé de l’amour de la littérature et de la passion de faire partager ce plaisir. Il aimait le beau porteur d’idées. S’il s’est consacré à l’histoire de la littérature plutôt qu’à l’étude des formes littéraires, c’est peut-être qu’il voulait préserver à chacun l’émotion intime du plaisir esthétique, de ce contact immédiat avec la création. « Le plaisir littéraire, écrivait-il, excite l’activité réflexive. La jouissance impressionniste encourage une approche plus savante : on s’interroge sur le pourquoi et le comment de l’œuvre. Contribuer à la lecture : voici un projet où l’histoire de la littérature trouve sa gratification. » Il ajoutait plaisamment, en amateur des bonnes choses de la vie : « C’est un bénéfice qui n’est pas obtenu par les sciences objectives ; le chimiste qui sait les formules des réactions culinaires n’en savoure pas mieux, pour autant, le civet ou la sauce gribiche ».

Il a certainement éprouvé de grandes joies dans la vocation qu’il s’était choisie. Il a su construire avec ténacité une œuvre qui a renouvelé la recherche sur une figure majeure de notre littérature, et d’où ont jailli de nombreux travaux également novateurs, en France et au-delà de nos frontières. Il illustre avec autorité le meilleur des grandes traditions universitaires et académiques. Sa personnalité attachante, comme ses écrits, rayonnent des valeurs d’une culture humaniste. Au soir de sa vie, il s’inquiétait que la littérature, surtout en France, ne s’enfermât dans son domaine propre, qu’elle ne devînt l’affaire de clans, de coteries : une littérature pour littérateurs, qui s’étiolerait en vase clos. Il éprouvait la nostalgie du grand écrivain, maître à penser de son temps. Mais avec l’optimisme tempéré de Candide, il apercevait aussi des voies nouvelles pour que perce une littérature qui se ferait entendre à l’échelle de la planète. Tout au long de son existence, le secret de sa fermeté de caractère, de la solidité de ce qu’il a bâti dans sa vie personnelle et professionnelle résidait peut-être dans ce mot de la fin qu’il avait emprunté à Voltaire pour clore ses mémoires : « Au milieu de tant de saccagements, nous voyons un amour de l’ordre qui anime en secret le genre humain, et qui a prévenu sa ruine totale ».