Hitler

Séance du lundi 31 mars 2003

par M. Philippe Burrin

 

 

Il n’est pas besoin de souligner le caractère exceptionnel du parcours de Hitler. De l’insignifiance, il est passé à une quasi toute-puissance, à la tête d’un pays dont il a tenu le gouvernail d’une main de fer, en pouvant compter à la fois sur le soutien de la population et sur la coopération zélée des élites traditionnelles. Pour évoquer cette trajectoire, il me faut rappeler brièvement quelques-unes des étapes, mais également essayer d’y faire voir une intelligibilité, en mettant en lumière ce qui est le produit d’un individu, mais aussi ce qui est le fruit de la rencontre de cet individu avec la société de son époque.

 

Je caractérise Hitler pendant la première moitié de sa vie, de 1889 à 1918, en parlant de raté social. Jeune étudiant, il échoue à l’entrée de l’Académie d’architecture de Vienne, ne trouve sa voie qu’en vivant dans une semi-clochardisation des aquarelles qu’il peint. Après avoir quitté Vienne pour Munich, il s’engage, à l’éclatement de la guerre, dans l’armée allemande alors qu’il est citoyen austro-hongrois. C’est dans l’armée allemande que ce solitaire fait, à 25 ans, sa première expérience de socialisation. En rejoignant l’armée, il entre dans une société particulière, qui va le marquer jusqu’à la fin de sa vie, une société organisée selon la loi du commandement où, pourtant, dans la plus pure tradition prussienne, une marge de manœuvre est laissée à l’initiative individuelle.

 

A la fin de la guerre, sous le coup de la défaite, Hitler décide de s’engager en politique. Il a presque 30 ans et est donc arrivé à la moitié de sa vie. Avant de s’engager dans la politique, Hitler est un raté social. Ce trait mérite d’être souligné puisque la carrière politique est, à son époque, fondée très largement sur une naissance et sur un capital éducatif. Hitler n’a ni l’une ni l’autre. Il n’a même pas, à la différence d’un Mussolini qui a été instituteur, journaliste, une insertion sociale.

 

C’est dans les conditions extrêmement troublées de Munich en 1918 et 1919 que l’époque vient à sa rencontre. Le bouleversement des conditions de l’Allemagne d’après la défaite va révéler aux Allemands, mais aussi à Hitler, ce qui, en sa personnalité, convient aux temps de troubles. Il va se révéler comme un propagandiste. Il va en outre découvrir la nécessité de l’organisation, notamment pour avoir observé de près la social-démocratie, d’abord à Vienne, puis à Munich. Il va montrer que la droite et l’extrême-droite en Allemagne ne sauraient résister à la démocratie qu’en lui empruntant certaines de ses armes.

 

Au moment où il s’engage dans la vie politique, Hitler intègre donc les trois éléments qui lui viennent de son expérience d’avant-guerre : l’artiste, le soldat du front et l’autodidacte. Il est certes autodidacte car il lit beaucoup, mais il ne retient de ses lectures que ce qui correspond à sa vision du monde pangermaniste et antisémite.

 

Dans un premier temps, Hitler va développer une stratégie qui s’avère désastreuse : la prise du pouvoir  par la force. Le putsch de 1923 à Munich échoue et aboutit à son emprisonnement, durant lequel il rédigera « Mein Kampf », aidé de Hesse. De là date l’adoption d’une nouvelle stratégie qui combine l’utilisation d’un bras paramilitaire, subordonné au parti de masse qu’il est en train de créer, et la recherche d’alliances dans le cadre d’une stratégie électorale. Cette stratégie va lui permettre de survivre à la traversée du désert que représentera pour le parti nazi la période de stabilisation de la République de Weimar, de 1924 à 1929. Le parti nazi n’obtient certes que quelques pour cent des votes, mais il parvient à s’incruster dans le paysage politique allemande.

 

Hitler met alors au point un style et une méthode, que d’aucuns qualifient de charismatiques en s’inspirant du concept de la sociologie de Max Weber, et qui seront transposés à un niveau plus étendu après la prise du pouvoir en 1933.

La crise économique de 1929 va alors offrir à Hitler et à ses troupes l’occasion de s’imposer. Cette crise n’est pas plus grave en Allemagne qu’elle ne l’est dans d’autres pays, mais elle s’ajoute au traumatisme de la défaite et à la première crise économique, survenue au début des années vingt, celle de l’hyper-inflation. De moins de 4 % en 1928, le parti nazi passe à 18 % en 1930, puis à plus du tiers des électeurs en 1932. Contrairement à la légende Hitler n’est pas parvenu au pouvoir avec la majorité des votes. Même après son accession à la Chancellerie, en mars 1933, quand la S.A. fait la chasse aux communistes et assure l’ordre dans la rue avec une grande brutalité, le parti nazi n’obtient que 44 % des votes.

 

L’arrivée au pouvoir de Hitler est certes facilitée par la grande crise, mais elle est surtout permise par l’alliance avec les forces conservatrices recherchée depuis plusieurs années. Des manœuvres de corridor ont en effet abouti à ce que le président Hindenburg appelle Hitler dans un cabinet, où les nazis étaient minoritaires. L’habileté de Hitler va consister à transformer cette situation de minoritaire en une majorité dans le cabinet, puis en une dictature fondée sur un parti unique.

 

A partir de l’arrivée au pouvoir, j’aimerais ordonner ma présentation autour de deux traits qui me paraissent résumer à al fois la personnalité de Hitler et les raisons du soutien qu’il a réussi à mobiliser autour de lui. C’est l’habileté et le fanatisme.

 

L’habileté se manifeste beaucoup plus clairement après 1933 qu’avant. Il parvient très progressivement à domestiquer les conservateurs au lieu d’être domestiqué par eux. Les conservateurs étaient si soucieux de se débarrasser de la République de Weimar pour installer un régime autoritaire qu’ils étaient prêts à recourir au parti nazi. Ce faisant, les conservateurs se retrouvaient face à un parti nazi qui n’avait plus aucun contrepoids, ce qui, du même coup, les plaçait dans une dépendance complète envers leur allié. Hitler va utiliser cette dynamique d’élimination des forces partisanes concurrentes, des syndicats, pour élargir progressivement son espace d’action. Il n’hésite du reste pas à faire à ses alliés les concessions nécessaires, ainsi quand il se débarrasse de Röhm et de l’état-major de la S.A. lors de la nuit des longs couteaux en juin 1934. Dès 1937, les derniers ministres conservateurs quittent le gouvernement, laissant la voie libre à ce que l’on pourrait appeler une autocratie. A partir de 1937, le Conseil des ministres ne se réunit plus et Hitler concentre tous les pouvoirs, constitutionnels, législatifs et judiciaires, ainsi que l’autorité sur les forces armées, puisqu’à la mort de Hindenburg, il est devenu à la fois Chancelier et Président du Reich.

 

1937 représente un glissement vers un régime totalitaire. C’est à ce moment-là que se mettent en place des institutions comme celle de Himmler, qui concentre sous son autorité les pouvoirs de la police régulière et celle de la S.S. En même temps, grâce à sa politique de relance économique et grâce à sa politique de révision du Traité de Versailles, le régime va se stabiliser et gagner en popularité. Les quelque 60 % d’Allemands qui n’avaient pas voté pour Hitler en mars 1933 vont progressivement s’aligner derrière le chef, d’autant que celui-ci va réussir une série de coups sans déclencher de guerre. De la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936 jusqu’à l’occupation de la Bohème-Moravie en mars 1939, Hitler remporte des succès sans coup férir et en se réclamant des principes de ses adversaires. Il invoque le pacifisme pour la Rhénanie et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour l’annexion de l’Autriche et des Sudètes.

 

Ces succès ont sans aucun doute contribué à rendre le régime populaire et cela explique sans doute pourquoi la population a très majoritairement suivi son chef avec confiance, même lorsque la situation a commencé à se dégrader. La deuxième guerre mondiale n’a en effet été accompagnée en Allemagne d’aucun mouvement de découragement, de révolte ou de grève, à la différence de la première guerre mondiale.

 

Bien entendu le système autocratique qui s’étend à partir de 1937 se paye d’un prix, à savoir l’ingérence permanente et totale du chef dans tous les domaines et, notamment dans la gestion des affaires militaires. On peut, à ce titre, dire que Hitler a été l’artisan de la défaite, argument pro domo que les généraux allemands utiliseront abondamment après 1945.

 

En fait les raisons de la défaite sont assez simple : par deux fois au cours du XXe siècle, l’Allemagne a essayé de remplir le rôle que sa situation géostratégique, sa puissance industrielle et son poids démographique lui proposaient. Elle était un pays trop gros pour ne pas tenter de ravir l’hégémonie au sein de l’Europe, mais également trop petit pour devenir une vraie superpuissance mondiale. La conquête de la Russie, à la fois nécessaire et impossible impliquait un déplacement de forces militaires qui ne pouvait laisser indifférentes les autres puissances mondiales, en premier lieu les Etats-Unis.

 

Si l’on s’arrête à la situation de l’Allemagne hitlérienne en 1940-1941, quand Hitler est au zénith de sa puissance et de sa popularité, comment peut-on expliquer qu’il soit entré en résonance avec la population allemande ?

Il y a d’abord le fait que, dans la population allemande, l’aspiration à un pouvoir personnel est très répandue. L’effondrement de l’empire avait été un choc pour beaucoup d’Allemands et le nazisme offrait une sorte de monarchie plébiscitaire qui cumulait la séduction de la modernité, de la technique et la familiarité de la tradition.

Le deuxième élément est la susceptibilité à la puissance, présente dans l’Allemagne impériale et enracinée dans une situation exceptionnelle qui tient au fait que l’Allemagne d’avant 1914 n’est pas un Etat-Nation puisqu’une grande partie des Allemands ne sont pas inclus dans les frontières de cet  Etat. Ce problème de la question allemande va laisser en suspens la possibilité de déplacer les frontières pour faire coïncider population et Etat. Après la chute de l’empire austro-hongrois, la question allemande n’est pas diminuée, mais au contraire renforcée. Il y a 6 millions d’Allemands autrichiens qui se retrouvent seuls  il y a les Allemands des Sudètes et surtout ceux qui sont passés sous contrôle du nouvel Etat polonais. La réceptivité après 1918 est beaucoup plus grande pour une solution « grand-allemande ». Même les sociaux-démocrates prônent cette solution après 1918. Hitler a repris cette idée à son compte en offrant aux Allemands l’unité sans la liberté.

Un troisième élément est que s’est révélée en 1917-1918 la possibilité d’établir la puissance allemande à l’Est, même là où il n’y a pas beaucoup d’Allemands. L’occupation de la Pologne russe et de ce qui sera les Etats baltes offre un précédent qui va travailler les esprits à droite. La susceptibilité à la puissance n’est donc pas une susceptibilité abstraite. Ses lignes de force ont été posées depuis des décennies et renforcées par l’après-guerre.

Un quatrième point est la promesse sociale. On a beaucoup discuter pour savoir si le nazisme avait été une révolution sociale. Les historiens s’accordent pour dire qu’il ne saurait être question de vraie révolution sociale puisque la propriété, l’éducation sont restées sur les grandes lignes de force héritées de la fin du XIXe siècle. En revanche, on peut parler d’une certaine révolution dans les perceptions. Le régime a en effet ouvert un espace de méritocratie, certes politisé, mais qui n’existait pas dans l’Allemagne impériale. Le corps des officiers notamment s’est profondément modifié. L’armée allemande, quasiment supprimée après Versailles, ne comptait plus que 4000 officiers. Le réarmement a signifié en quelques années une multiplication par trente de leur nombre. En outre, dès que la guerre contre l’Union soviétique a entraîné des pertes importantes, un vide s’est créé qui a induit une aspiration très forte vers le haut. Celle-ci a été favorisé par Hitler, qui a supprimé une des conditions requises auparavant pour devenir officier, la détention de l’Abitur. Hitler a déclaré que dorénavant six mois d’active suffisaient pour pouvoir accéder à un rang supérieur. C’est ainsi que des centaines de milliers de personnes ont trouvé dans le nazisme une voie d’ascension sociale sans équivalent dans aucune autre armée du monde.

Le dernier point est le fanatisme. Chez Hitler, le fanatisme est fondé sur une vision du monde dont on a tort de sous-estimer la cohérence. A la base, il y a l’idée que l’histoire de l’humanité est fondée sur le combat entre les races et que dans ce combat entre les races, il en est un qui prédomine depuis 2000 ans, celui de la « race aryenne » contre la « race juive ». Le racisme étant par définition une doctrine qui se préoccupe de la santé de son propre peuple, il élimine les personnes atteintes de maladies héréditaires en pratiquant des stérilisations de masse ( à peu près 400 000 personnes en deux ans), en tuant les malades mentaux (à peu près 70 000 personnes entre 1939 et 1941), en interdisant les mariages à tout une série de catégories. Faisant pendant à ce versant intérieur du racisme, il y a sur le versant extérieur l’éloignement, puis l’élimination de tous les allogènes, éléments qui pourraient corrompre la pureté de la race aryenne. Les victimes furent les Tziganes, les Slaves et bien entendu les Juifs. Mais ces derniers occupant, dans la vision raciste, une position de premier rang dans la lutte raciale, ont fait l’objet de mesures extrêmes.

Si l’on veut comprendre l’adhésion de la population allemande au nazisme, il faut envisager que, sur le plan du fanatisme, il y a eu un certain accord tenant au fait que, bien avant 1933, une base d’accueil était présente en Allemagne pour les interprétations biologisantes de la société. Une certaine résonance s’est en effet manifestée entre la politique du régime qui était une politique de normalisation biologique de la société et l’attente autoritaire de lutte contre les déviations qu’exprimait la population. C’est ainsi que le gazage des malades mentaux, qui était connu dans la société allemande, n’a pas suscité de mouvement de protestation important, pas même de la part des familles.

Les historiens parlent aujourd’hui volontiers du nazisme en le qualifiant de « rupture de civilisation », Zivilisationsbruch. Mais c’est précisément ce que voulaient les nazis. Dans la perspective de Hitler, il s’agissait de mettre un terme à un dévoiement vieux de 2000 ans. Cela me paraît très important pour comprendre que le nazisme n’était pas une simple répétition du pangermanisme traditionnel, mais qu’il représentait un véritable déni de toute l’évolution européenne depuis le XVIIIe siècle.

L’adéquation entre, d’une part, le parcours de raté social de Hitler, l’intériorisation qu’il avait faite, en syncrétisant ses lectures, de la vision raciste du monde, et, d’autre part, le sentiment de frustration de la population allemande à l’issue de la première guerre mondiale sont certainement une des causes principales de la popularité du nazisme jusqu’à la fin de la guerre.

(NB : ce texte est la retranscription orale de la communication de M. Philippe Burrin, il n’a pas été révisé par l’auteur.)

Texte des débats ayant suivi la communication