Trois conceptions de la propagande : Staline, Goebbels, Roosevelt

Séance du lundi 12 mai 2003

par M. Marc Ferro

 

 

Il peut paraître incongru d’associer trois personnages qui incarnent des régimes aussi opposés que les totalitarismes et la démocratie. Pourtant, abordés à partir du filtre de la propagande, ils s’éclairent de nouveaux traits.

S’il fallait, schématiquement, rappeler quelques-uns des caractères de la propagande en pays totalitaire, on retiendrait : qu’elle entend contrôler la presse et les medias, occuper la rue, faire du pouvoir un spectacle. Alors qu’aux États-Unis, à la liberté de la presse et des medias, se sont ajoutées deux innovations : la « causerie au coin du feu », introduite par Roosevelt à la radio (et reprise en France plus tard, notamment par Mendès-France) ultérieurement, le débat télévisé repris ailleurs après coup.

Or, aux États-Unis, ces innovations ne sont pas l’expression d’une théorie du pouvoir  de son côté, Staline n’a fait que théoriser des pratiques et des croyances en gestation, il les a également personnalisées. A la différence, Goebbels est un théoricien de la propagande, de ses stratégies.

D’abord il veut conquérir la Rue.

Jusqu’à la prise de pouvoir, la Rue constituait un enjeu que se disputaient plusieurs armées de militants. Avec la montée de Goebbels dans l’appareil nazi, dès qu’une ville est conquise, les défilés qui s’y produisaient se transforment en fête où toute la population est invitée à se distraire autant qu’à manifester, — un exemple que l’extrême-gauche imitera plus tard en France — en témoigne un défilé de nazis à Nuremberg, en 1927. Fraîcheur et gaieté générales, atmosphère bon enfant qui contraste avec les cérémonies de même nature après la prise du pouvoir. Toutes les classes d’âge participent, mais la jeunesse domine largement. Ni protocole, ni coupure entre Hitler et ceux qui lui jettent des fleurs, les jeunes filles en toilette blanche venant le saluer, en faisant une génuflexion traditionnelle, mais rien de guindé. Ni slogan, ni discours , mais des chants, le défilé ressemblant à une sorte de kermesse pour les non-participants. La Rue devient lieu de spectacle, comme en Union soviétique, où Goebbels comme Staline, après la prise du pouvoir, établissent une sorte de calendrier des f^tes et congés  en Allemagne, en janvier, celle de la prise du pouvoir  celle des héros en février, l’anniversaire du Führer en avril, etc. En URSS, aux défilés et fêtes historiques (victoire d’Octobre, la Commune de Paris), s’ajoutent les fêtes professionnelles (des géologues, des enseignants, etc.), le total passant de 7 à 17, qui sont également des jours de congé.

Chez Goebbels, la dogmatique du parti compte moins que la fusion du peuple allemand  d’ailleurs l’idée de « race des seigneurs » l’importunait vu sa propre infirmité. Sa haine se concentre sur ce qui fait obstacle à cette fusion : les Juifs, bien sûr, l’héritage culturel « décadent », d’où les autodafés, et les systèmes, tels la ploutocratie, le bolchevisme. L’expression Kraft durch Freude est plus qu’un slogan, un principe d’action. Pour l’appliquer il contrôle la radio, les journaux, le théâtre, mais il ne se juge compétent qu’en cinéma. Quand Rosenberg juge inadmissible de rattacher la culture à la propagande, Goebbels répond que la propagande est un art. Elle doit demeurer en harmonie avec le peuple, aussi il faut demeurer greffé sur des milieux artistiques même juifs. On sait que Goebbels ne réussit pas à se rallier à Fritz Lang qui quitte le pays secrètement dès 1933  Ni Marlène Dietrich qui veut demeurer avec Sternberg à la Paramount. Car c’est l’Ange bleu, le film préféré de Goebbels même si, s’adressant aux artistes, il est plus valorisant de citer le Cuirassé Potemkine, Anna Karenine de Goulding avec Greta Garbo certainement moins érotique que Lola, Lola, Le Rebelle de Trenker qui évoque la lutte du Tyrol contre l’occupation napoléonienne, ou les Nibelungen de Fritz Lang qui, plonge aux racines des peuples du nord.

Si, grâce à Leni Riefenstahl, Goebbels aime glorifier son Führer, contrairement à ce qu’on imagine volontiers, le maître du cinéma n’aime pas les films à thèse. Il en commande 153 sur 1095 produits en 12 ans, contre 523 comédies musicales : c’est seulement à partir de 1939, qu’à cause des observations de Hitler et de Rosenberg, il ordonnance des films antisémites qui sont d’ailleurs en harmonie totale avec ses propres convictions : les Rothschild, Le Juif errant, le Juif Süss. Il en suit le script, la réalisation, le choix des interprètes. Aucun homme politique n’est resté aussi longtemps que lui dans une salle de montage : deux soirées par semaine pendant la guerre.

On retrouve ces dispositions — distraire pour faire communier — lorsque la guerre commence. Goebbels suit de très près la préparation des actualités. Un accord a été conclu avec la Wehrmacht : elle garde le contrôle de la production des images, tandis que le Ministère de la propagande s’occupe seul du montage. Au début de la guerre, Goebbels les fait précédences actualités de petits sketches qui donnent des leçons de civisme : contre le marché noir, les embusqués, etc. Hitler n’aime pas : il voudrait ne voir que des hommes au combat, mais « il n’y en a pas », lui explique Goebbels pendant la drôle de guerre… On supprima les sketches. Autre trait : que les sujets d’actualité soient de vrais films montés comme de la fiction, avec une progression dramatique, un montage-images synchrone aux différentes bandes-son telles que Über alles in der Welt, Kopf hoch Johannes, Wunschkonzert, Feinde, Kampf, etc. Pour y parvenir, les cinéastes disposent de 30.000 mètres de rushes pour 1.200 mètres à monter (dans tous les autres pays 10.000 au plus)  voilà ce qui donne leur qualité aux Deutsche Wochenschau. Ainsi dans les Wochenschau  n°15 de la fin de 1939, par exemple, il n’y a pas de cartons entre les « sujets », comme on procède d’ordinaire, ni de coupe entre les différents thèmes des actualités. Les passages de l’un à l’autre se font en CUT ou en fondus-enchaînés. On voit d’abord une petite poupée qui s’enchaîne sur un plan général d’une fabrique de poupées  on passe par un fondu des visages de poupées aux visages d’une masse d’infirmières qui jurent fidélité au Führer  la scène s’achève avec un gros plan sur le visage d’une infirmière, tandis que monte la bande-son d’un leitmotiv anti-anglais. Tout est dans le montage. Les Deutsche Wochenschau ont un grand succès : la preuve, les salles spécialisées ont plus de public que les autres cinémas.

Goebbels veut éviter le bourrage de crâne qui, pendant la 1ère guerre mondiale, a discrédité la propagande… pourtant, Hitler ne voulant pas qu’on montre les destructions lors du bombardement de Rostock notamment, les Deutsche Wochenschau commencent à faire douter de la vérité officielle : comment se fait-il qu’après tous ces bombardements, il y ait encore tant d’usines debout à Krivoi-Rog ? Et à Leningrad ? Comment se fait-il qu’on ne voit jamais de morts allemands ? Bref, dès 1942, Goebbels convainc Hitler qu’il faut mettre le peuple allemand en face de la réalité : pas d’images qui correspondent aux faits, évidemment, pas d’images idylliques non plus. Telle est la nouvelle doctrine.

Désormais la propagande mensongère n’est pas loin. On ne passe plus l’intégralité des actualités dans les pays occupés  et pas notamment l’appel de Goebbels aux Allemands «Voulez-vous une guerre totale ? ». La contre-information en forme d’exorcisme constitue une des techniques de Goebbels. Par exemple, un reportage sur la bonne marche des chemins de fer, gardé en réserve, est diffusé précisément la semaine qui suit des sabotages en Bretagne  un autre sur les Italiens à l’entraînement, la semaine d’après l’échec de leur offensive en Ukraine, etc.

En URSS, avec Staline, la falsification mensongère devient un art. Naguère, l’archiviste du cinéma Axelrod nous montrait sa « réserve » des plans de Radek, Zinoviev, Trotski, etc., soustraits du 2e Congrès du Komintern, il leur avait substitué des ombres et des noirs. Cette élimination n’est pas seulement un règlement de comptes : puisque, selon Staline, ces hommes se sont trompés et que le Parti incarne la vérité de l’Histoire, il est normal qu’ils disparaissent de la mémoire. Autre pratique : pendant la guerre, en Pologne, pour cacher les crimes perpétrés à Katyn, sur ordre de Staline et que dénoncent les Allemands, les Novosti montrent les victimes des nazis exécutés à Katyn, en Biélorussie créant ainsi une confusion. Plus : après-guerre, les communistes polonais sont contraints de venir honorer ces morts-là.

Au début de la guerre, les Soviétiques en déroute n’ont plus les cameramen des Novosti, prisonniers eux aussi. Staline fait appel aux grands cinéastes qu’il avait écartés autrefois — Dziga Vertov, Roman Karmen. En arrière des lignes, ils réalisent, de beaux reportages qui, été 1941, montrent que le peuple soviétique — la Russie dit bientôt Staline — prépare la riposte à l’invasion. Pudovkine explique — et cela rappelle les conceptions de Goebbels — « qu’il faut filmer les faits de la vie réelle comme une fiction », mais ajoute-t-il, il faut que « cela communique une idée, un concept à la façon dont l’éditorial d’un journal diffère d’une information ». Or, le pays étant en partie occupé, que montrer ? Chaque semaine, un aspect différent de la vie soviétique, une République dans sa spécificité, l’effort de guerre dans les régimes les plus lointains, etc.

Depuis une dizaine d’années, ces « Grands » du cinéma soviétique avaient été éliminés et étaient devenus des étrangers dans la cité. Pendant longtemps on a fait passer cette action de Jdanov et de Staline comme une réaction anti-trotskiste parce que Trotski se piquait d’avant-gardisme. Mais il s’agit d’une erreur d’optique due à ce que l’interprétation des phénomènes historiques est souvent abandonnée aux hommes politiques, aux militants. En vérité l’élimination de Pudovkine, de Vertov voire d’Eisenstein est un effet du changement qui s’opère dans la structure sociale du pouvoir soviétique. La bourgeoisie cultivée exilée, déportée, morte, ce changement est l’expression du goût des nouvelles couches d’origine populaire, qui stigmatisent l’art abstrait et exigent un cinéma simple : le réalisme socialiste s’inscrit dans ce dessein avec, en plus, pour fonction de glorifier le régime, d’éduquer et de distraire. Au vrai, jusqu’aux décisions de 1931, les salles s’étaient vidées aux spectacles des Grands : même Cuirassé Potemkine n’a pas atteint en tout deux millions de spectateurs. Staline est à la tête du mouvement. Il veut que la société se voie au cinéma sous sa forme idéale. Il signe même avec Jdanov un éditorial dans la Pravda pour féliciter les réalisateurs de Tchapaiev (1934) qui ont montré dans ce film que le parti a toujours raison, une vision que diffuse l’Agit-Prop. Et bientôt, Staline impose se goûts personnels : ne se juge-t-il pas compétent également en linguistique, en biologie, en histoire, etc. En amont, c’est l’appareil du parti qui censure scénarii, casting, etc. Et de 1937 au Pacte germano-soviétique, Staline fait réaliser un grand nombre de films à la fois anti-allemands et anti-nazis : tel, Le professeur Manlock, de Minkin, La famille Oppenheim de Rochal, la Salamandre de Rochal également, et surtout Alexandre Nevski confié à Eisenstein, qui doit omettre de mentionner que pour les Russes, Nevski était un saint…« Nous avons accompli quelques progrès dans l’art de transposer les situations », commente le cinéaste.

Pendant la guerre SovietKino insiste sur le rôle des partisans, notamment dans Ils ont défendu la patrie de Grevler et dans Partisans en Ukraine de Savchenko. Est-ce lié aux circonstances, à la disposition des studios, à un contrôle qui se relâche ? Certains films ne manquent pas de faire allusion aux rebelles de Ruthénie, d’Ukraine également. Surtout, le moralisme des années trente n’est plus de bon ton : dans l’Arc-en-ciel de Donskoi, une femme russe devient la maîtresse d’un officier allemand.

Oserait-on de telles libertés dans le cinéma de la démocratique Amérique ?

La guerre finie, la chape de plomb retombe sur le cinéma soviétique. Surtout, Staline exige de voir les films avant leur projection en public. Déjà, en 1937 il avait tancé Eisenstein qui avait montré des extraits du Pré de Bejine à un critique allemand avant de les lui soumettre et le film avait été interdit pour « la consistance politique manifeste ». Il convoque à nouveau Eisenstein une fois la 2e partie d’Ivan le Terrible achevée. « Votre Ivan est honteux, c’est un cauchemar. Ivan était cruel mais il faut montrer pourquoi. (…) Une des erreurs d’Ivan est de ne pas avoir exterminé jusqu’aux derniers de leurs membres des cinq grandes familles féodales ». Non il ne veut pas qu’on fasse un film sur Karl Marx  non, on ne doit pas voir que, dans ce pays, il y a encore des enfants qui travaillent  coupez cette scène de ce film de Trauberg, etc. L’année qui précède sa mort, les trois quarts des films réalisés ont été interdits et sont demeurés sur leur étagère.

 

Bien sûr, ce n’est pas Roosevelt qui procèderait à ce genre de censure, parce qu’aux États-Unis la liberté de la presse inclut celle du cinéma. Il y a seulement une auto-censure liée au code des mœurs dit Code Hays, renouvelé en 1966. Mais de toute façon, Roosevelt, comme les notables de sa génération, considère les films comme une simple distraction. Il ne s’y intéresse pas vraiment. Pourtant, la projection à la Maison Blanche, en 1937, de Terre d’Espagne, de Joris Ivens, avec un commentaire lu par Hemingway, signe sa conversion et renforce sa détermination de combattre la montée du fascisme.

Appréciant mieux la part que le cinéma pouvait jouer dans la propagande en faveur des démocraties, il fait subventionner tout un programme de films : en faveur des Républicains espagnols — tel le Dernier train pour Madrid, Trois camarades, etc. Roosevelt n’était pas un amateur de cinéma, mais le monde du cinéma s’intéressait à Roosevelt. Depuis quelques années, il s’était grossi des immigrés tels que Lang, Dieterle, etc., qui rejoignent les ligues américaines anti-fascistes. Le « lobby » cinématographique est certes fort divisé, mais dans sa majorité il soutient la campagne de Roosevelt en 1940, et Roosevelt le lui rendra bien.

En vérité, c’est une vraie guerre civile qui se déroule au sein du monde du cinéma. Y interfèrent plusieurs conflits celui des scénaristes liés aux acteurs tels Georges Raft, Paul Muni, contre les producteurs  celui des interventionnistes, tel la Warner contre les isolationnistes  celui des libéraux, alliés aux sympathisants communistes — que leurs adversaires appellent les « dupes » — contre les « laquais », des firmes qui se méfient des films susceptibles d’offenser les Allemands, tels La Confession d’un espion nazi de Litvak, ou Le dictateur de Chaplin. Lors de la signature du pacte germano-soviétique, les libéraux, tels Melvyn Douglas de Ninochka et Gary Cooper quittent les lignes anti-fascistes.

Dès lors deux campus s’affrontent, un carrément rooseveltien, avec la Warner, Selznick, Frederic March, Humphrey Bogart, James Steward, etc.  de l’autre qui juge que le New Deal est une forme de communisme et que Roosevelt s’est arrangé pour que la guerre éclate, allié aux Soviétiques qui plus est : parmi eux, Adolf Menjou, John Wayne, Robert Taylor, Walt Disney et les réalisateurs Sam Wood, King Victor, Dmytrik.

Mais, dans la démocratie américaine, un film destiné à soutenir les Républicains espagnols, Pour qui sonne le glas, par Sam Wood, se voudra a-politique, et presque sympathique aux franquistes. Inversement, la guerre une fois déclarée, les anti-rooseveltiens firent des films patriotiques. Ils règleront leurs comptes aux démocrates plus tard, à l’époque du maccarthysme en établissant la fameuse Black List, où figurent Dalton Trumbo, John Berry, etc.

Après Pearl Harbor, Roosevelt avait stimulé personnellement la production d’actualités de guerre proprement américaines car la censure de la marine interdit tout accès aux cameramen de la Fox ou de la Paramount et les Newsreels doivent emprunter leurs images aux Anglais. Roosevelt dut ruser pour que Ford et Parrish puissent filmer la bataille de Midway (en forme de gratitude ils y inclurent un stock-shot de Roosevelt junior qui n’y avait pas participé. En voyant le film, Roosevelt ne cilla pas). Il fit demander à Capra un autre documentaire, à la façon de Joris Ivens : ce fut Pourquoi nous combattons ?

Mais le plus étonnant est sans doute l’avis personnel qu’il donna sur le nombre de films à réaliser pour aider à la victoire à partir d’un schéma qui lui avait été communiqué. Pour faire l’éloge de la Norvège ? Réponse : 1 film  de l’URSS (2 films — Mission to Moscow et The Northern Star)  de l’anti-nazisme (3 films Hitler’s Children, Watch on the Rhine, The man I married)  de la France (2 films This Land is mine de Renoir, Casablanca, etc.). puis viennent les films sur la marine, l’armée de terre, l’armée de l’air, lmes films qui justifient les guerres justes (Sergent York, etc.). Enfin, outre les films sur la production industrielle, la vie à la campagne, etc., sont soulignés par FDR, les films qui doivent glorifier ce qui est la « forteresse invincible » de ce pays : la famille américaine…

Aucun dirigeant en guerre n’avait jamais élaboré un programme… aussi total.

Texte des débats ayant suivi la communication