La culture, clef de voûte de la construction européenne

Séance solennelle du lundi 17 novembre 2003

par M. Jean Cluzel, secrétaire perpétuel de l’Académie

 

 

En ce début du XXIe siècle, la situation de l’Europe dans le monde tiendrait-elle du paradoxe ?

D’une part, éclate une évidence, celle de l’histoire immédiate de l’unification en marche. Qui, en 1943, aurait imaginé qu’une soixantaine d’année plus tard, les peuples alors en guerre tenteraient de se doter d’une constitution commune ? Qui, en 1983, aurait prévu que vingt ans après, plusieurs pays d’Europe centrale et orientale rejoindraient la maison commune ?

D’autre part, s’impose l’implacable vérité de la longue durée. Il y a cent ans, l’ombre de l’Europe s’étendait sur le monde, alors qu’elle en façonnait l’Histoire. Un siècle passe ; elle se retrouve marginalisée démographiquement, concurrencée économiquement, surclassée militairement, impuissante politiquement. Pourtant si le destin que nous voulons pour l’Europe n’est pas celui de la domination, il ne doit pas être celui de l’insignifiance.

Certes, l’élargissement de son périmètre nous permet de proposer à d’autres pays trop longtemps séparés la vision d’un avenir commun. Mais il nous faut éviter que la nouvelle Union ne voie son ambition limitée à la création d’une zone de prospérité, même s’il s’agit d’une prospérité partagée.

D’abord, parce que la mondialisation des échanges tend à transformer les  » anciens parapets  » de Rimbaud en docks, où des navires de toutes provenances accostent. Ensuite, parce que le vent du large fait craindre que notre civilisation ne se dilue dans une perspective planétaire réduite aux seules aspirations matérialistes.

Les échéances nous pressent ; ne les fuyons pas. L’Union européenne ne dispose pas de siècles, pas même de décennies, pour justifier les espoirs qu’elle a fait naître : pour qu’elle devienne une puissance, encore lui faut-il parler d’une seule voix, encore lui faut-il agir d’un même cœur, au service d’une exigence de culture dont l’enracinement permettra que les ÉTATS-NATIONS-UNIS D’EUROPE consentent à une communauté de destin.

Car la culture est, tout à la fois, pour l’Union européenne :

I- Le ferment de son identité,

II- L’enjeu de son présent

III- La clé de son avenir.

 

Le ferment

 

Notre confrère Jean Baechler a mis en valeur le constat que l’Europe doit sa position dans l’histoire au fait de n’avoir jamais été un empire.

L’empire romain ne fut que partiellement européen. Il fallut attendre sa chute et la christianisation pour que la civilisation européenne prenne son essor dans cette péninsule du continent asiatique.

Tout au long des siècles, les tentatives impériales se sont soldées par de cuisants échecs : empire carolingien, Saint-Empire romain-germanique, empire napoléonien, Reich de mille ans… Mais l’Europe a toujours rêvé d’incarner son origine dans une capitale-symbole : Athènes, Rome…

En réalité, l’Europe est terre d’héritage et de transmission. Les valeurs qu’elle porte – l’humanisme comme la démocratie – sont nées d’une constante méditation des textes fondateurs : textes bibliques et patristiques, classiques grecs et latins, constamment lus, critiqués, perdus, retrouvés.

C’est autour de ces textes que se regroupèrent les premières élites européennes : les clercs des Universités médiévales, les hommes de la Renaissance, les élèves des collèges jésuites, les disciples des Lumières…

Fondée dans la division, l’Europe a cependant toujours contenu en elle les ferments de l’unité. Aucune des grandes époques ne s’est limitée à une seule région de l’Europe : personne ne s’est jamais étonné qu’originaire d’Italie du Sud Thomas d’Aquin, eût été formé à Paris par Albert le Grand, un Allemand.

L’esprit européen s’est donc perpétué, malgré la division des peuples, des langues et des cultures. Mais, d’avoir toujours dû dépasser ces différences n’a-t-il pas en même temps donné à la spiritualité européenne un élan particulier ? C’est ainsi que, dès l’origine, s’est imposé dans les sphères éclairées l’appel à une langue commune d’échanges : jadis le latin, naguère le français, aujourd’hui l’anglais ; et, toujours, la nécessité de la traduction : qu’il existe un arbitraire des signes culturels est une idée avec laquelle l’Europe a dû se construire.

C’est pourquoi la culture de l’Europe n’a jamais pu s’identifier à ses propres signes. On pourrait même la définir comme  » une culture d’inquiétude, une culture de l’angoisse et du doute « .

On peut donc avancer que son identité ne fut jamais du côté de la réalité de ses peuples divisés. Elle résidait plutôt dans un élan prométhéen pour comprendre le monde et donner un sens à l’aventure humaine. En définitive, l’Europe comme entité spirituelle est autant un projet qu’un ensemble patrimonial.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Pour la première fois, l’Europe désigne une entité géopolitique unique qui, prochainement, s’étendra à la majeure partie du continent. Alors que, dans le même temps, l’esprit européen semble perdre de sa consistance ; car, en tant que structure de souveraineté, l’Europe n’arrive pas à susciter un sentiment d’adhésion fort, commun et durable, à défaut de pouvoir être identifiée à des valeurs de civilisation nettement définies.

Pour sortir de ce piège, l’Union européenne doit pouvoir dire ce qui est européen et ce qui ne l’est pas. Sans agressivité, mais avec fermeté.

Et ce travail ne peut se faire qu’au nom de la même conception d’une culture consciente d’elle-même. En utilisant, comme le suggère notre Confrère Alain Besançon, les interstices de notre société, ces interstices qui permettent à l’esprit critique de s’exprimer librement. D’après Tocqueville, ils n’existaient pas aux Etats-Unis mais, on a toujours pu et l’on peut toujours les découvrir en France ; par exemple, en commençant par notre Compagnie.

A une époque où domine le conformisme de la pensée, il nous faut donc savoir être des interstitiels. Afin de discerner, sous les oripeaux de la foire aux idées, le juste et l’injuste, le vrai et le faux, l’honneur et le renoncement. Et pour le dire, haut et fort, à la France. Parce qu’il s’agit de l’enjeu le plus important de tous, celui du rôle de la culture dans la civilisation.

 

L’enjeu

 

Aussi important qu’en soit l’enjeu, force est de reconnaître que tout ce qui est culture à travers l’Europe se trouve en crise permanente. Déjà, Husserl le diagnostiquait en 1935 lorsqu’il avertissait que  » le plus grand péril pour l’Europe, c’était la lassitude « . Or, si elle n’a cessé d’être industrieuse, il semble bien qu’elle ait rendu les armes dans le domaine de l’esprit.

Oui, la construction européenne a permis de sauver en le reconstruisant le corps de l’Europe, d’abord meurtri par le déluge de fer et de feu de la Seconde Guerre Mondiale, puis cassé en deux par Staline. Mais elle n’a toujours pas cicatrisé des plaies qui demeurent à vif.

A considérer ce passé, la culture, en Europe, semble frappée d’une malédiction. Les idéaux universels, les sociétés policées et les chefs d’œuvre de la civilisation n’auraient-ils abouti qu’à la souffrance, aux larmes et aux cendres humaines ? Que Furtwängler refuse de quitter l’Allemagne pour que Beethoven résonne encore dans la nuit nazie n’a pas empêché la mort de millions de Juifs !

Accablée par ses fautes, l’Europe n’ose toujours pas se regarder en face. Comment pourrait-elle vouloir devenir puissance alors que sa volonté de puissance a, dans le passé, tellement corrompu ses idéaux fondateurs ? Comment pourrait-elle s’adresser encore au monde autrement que sous la forme de repentances ? Ces souvenirs toujours présents continuent de hanter l’âme européenne tout en expliquant le désarroi spirituel de notre continent.

C’est pourtant cette Europe qui doit affronter le plus grand défi de son histoire : celui d’une mondialisation à laquelle toute culture de l’esprit serait étrangère.

Nous le savons, la culture européenne n’a jamais existé sous la forme de l’unité. Les différences ethniques, historiques et religieuses ont, au contraire, produit des identités nationales fortes qui furent souvent vécues comme des antagonismes. L’unité s’est toujours située du côté non des faits, mais de l’idéal et de la vision.

Or, que se passe-t-il actuellement ? Jamais les modes de vie n’ont eu davantage tendance à se ressembler en Europe. Dans la logique de la mondialisation, les mœurs se rapprochent au gré des habitudes de consommation. De plus, n’existerait-il pas un péril extrême dans la confusion souvent faite entre les deux sens du mot culture ; soit l’ensemble des comportements, des modes d’organisation et des sensibilités d’un peuple, soit l’effort soutenu de l’humanité pour prendre conscience d’elle-même ? C’est évidemment au second sens que la culture peut être une force pour donner forme et substance au monde que nous voulons construire.

Et que se passerait-il si nous n’avions à offrir que l’horizon matérialiste de la consommation et du divertissement aussi bien aux peuples d’Europe centrale et orientale qu’aux populations d’origine extra-européennes qui ont choisi de vivre avec nous ? Devrions-nous continuer à nous étonner de voir leurs regards tournés vers les Etats-Unis ? Et contestées nos valeurs affaiblies ? Aurions-nous encore la force de vouloir que resurgisse une Europe porteuse d’un message universel ?

Si le doute vient de notre inconscience, la réponse dépend de notre volonté. L’enjeu culturel est d’autant plus important qu’il ne s’agit pas seulement de reconstruire une République des Lettres, à l’image de ce qu’elle fut jadis, limitée à quelques groupes d’élites nationales. Aujourd’hui, c’est une démocratie qu’il faut construire à l’échelle du continent. Et cette démocratie a besoin d’une culture aux racines communes, même si les expressions en demeurent diversifiées.

 

La clé de voûte

 

C’est donc bien en favorisant la création d’une identité culturelle européenne que nous parviendrons à donner un sens à notre œuvre. Car seule la culture est susceptible de faire tenir ensemble ce qui a été séparé, d’être la clé de voûte de cet édifice que nous avons imaginé et que nous voulons bâtir. Et ce n’est pas seulement l’expression d’un vœu académique puisque nous rencontrons l’homme de théâtre et de cinéma Charles Berling déclarant, tout récemment que : « la culture rassemble et pacifie les individus : c’est d’abord par elle que nous ferons l’Europe ».

En effet, plus que tout autre régime, la démocratie a besoin de se fonder sur des valeurs partagées. C’est pourquoi, en juillet dernier, notre Académie avait pris position pour que l’héritage gréco-latin, l’héritage des deux religions bibliques, judaïsme et christianisme, enfin l’héritage des Lumières, soient inscrits dans le préambule du projet de Constitution européenne. Nous en avions adressé le texte à Monsieur le Président de la République, ainsi qu’à Monsieur le Président de la Convention européenne.

John Stuart Mill avait, du reste, remarqué au sujet de l’Etat-nation, qu’au :  » Sein d’un peuple dépourvu de sentiment d’identité commune, en particulier s’il lit et parle des langues différentes, l’opinion unie, nécessaire au fonctionnement d’une démocratie représentative, ne peut pas exister « . Ce qui valait hier pour la nation vaut aujourd’hui pour l’Europe et nous ne devons pas l’oublier.

Mais, à notre époque, une démocratie – surtout si elle est en cours de création – ne peut être assurée de la vie que grâce aux médias de masse. La réception de la même information, l’appel aux mêmes sentiments, la référence aux mêmes connaissances et surtout à un même imaginaire, est -actuellement- la condition nécessaire, si elle n’est pas suffisante, de la création d’un espace démocratique européen.

Comment relever ce défi ? Par deux actions : l’une concernant les langues, l’autre le cinéma.

On le sait, l’obstacle principal qu’il faudra franchir est celui de la diversité des langues parlées en Europe. Aujourd’hui, le Parlement européen est une autre Babel. Avec bientôt 20 langues officielles, les difficultés augmenteront encore. Comme l’a remarqué l’anthropologue Marc Abélès, le passage obligatoire par la traduction pousse les élus européens à simplifier leurs discours et, par conséquent, à une technicité plus dépouillée ou encore à d’excessives simplifications… Les temps sont finis des orateurs du type de ceux qui, ici et ailleurs, ont marqué de leur talent la vie parlementaire. Aujourd’hui, place à ceux qui savent utiliser la télévision, au risque de supprimer toute réflexion au bénéfice de la phrase-choc. Mais nous ne pouvons accepter que la démocratie d’opinion soit remplacée par la démocratie d’émotion.

L’apprentissage des langues étrangère est le fondement du futur – de tout futur européen-. Sans doute, faut-il, malgré les sommes considérables engagées par l’Union, poursuivre l’effort, puisque la plupart des Européens ne parlent pas d’autre langue que la leur ! Le pluralisme linguistique doit être développé, en en améliorant la compétence, mais en évitant toute hégémonie au profit d’une langue.

La seconde action aurait pour objectif de faire émerger une part de culture audiovisuelle et cinématographique commune.

Rappelons quelques chiffres. L’Europe a produit 625 films en 2001. Sur un total de 929 millions de spectateurs, la part des marchés nationaux a représenté 32 % alors qu’elle s’élevait exactement au double pour les films américains. De plus, dans chaque pays, la part des films européens est infime ou dérisoire. Il n’est pas plus facile de voir un film français à Prague ou à Rotterdam qu’à New York ! Alors que, grâce aux productions américaines, un jeune Européen connaît mieux les rues de San Francisco que celles de Rome ou de Berlin ! Ce n’est pas ainsi que l’on favorise l’éclosion d’une identité européenne !

Le cinéma et les programmes audiovisuels, parce qu’ils touchent toutes les populations du continent, pourraient – s’ils attiraient un public lui aussi délivré des anciennes frontières – favoriser l’ouverture d’esprit des peuples les uns vers les autres. Les échanges d’images feraient plus en moins de temps que toute campagne institutionnelle en faveur de la connaissance des rouages de l’Europe politique. Rappelons-nous le titre d’un livre de notre confrère Gabriel de Broglie : Une image vaut dix mille mots !

Ne serait-il pas opportun de nous inspirer de l’expérience réussie d’Airbus, bel exemple de coopération entre États. Alors que, sur ce terrain, l’Europe s’est affirmée face à l’industrie américaine. Une politique identique est parfaitement possible pour le cinéma et l’audiovisuel. Ici comme ailleurs, ici plus qu’ailleurs, la volonté compte, car, sans les visionnaires il n’est pas de bâtisseurs. Sans la vision mystique de l’abbé Suger, les pierres des cathédrales gothiques seraient toujours dans leurs carrières.

À nous de mettre en place la clé de voûte de la cathédrale du futur, érigée au nom d’un humanisme européen rénové.

 

Conclusion

 

En 1917, le poète portugais Fernando Pessoa écrivait :

« L’Europe a soif que l’on crée; elle a faim d’Avenir !

L’Europe a besoin de l’Intelligence Nouvelle, qui serait la Forme de sa Matière chaotique !

Elle a besoin de la Volonté Nouvelle qui ferait un édifice avec les pierres éparses de ce qu’est aujourd’hui la vie !« 

Telle est aussi notre vision.

La culture – au sens où nous l’entendons – est le seul moyen de métamorphoser une réalité économique bien vivante en une force capable d’influencer le cours de l’Histoire au nom des deux valeurs dont elle est porteuse : la démocratie et l’humanisme. Et parce que c’est un défi majeur, il en va de l’avenir de notre civilisation.

Par l’apprentissage, au cours des siècles, de ses propres différences, l’Europe a construit un idéal d’équilibre et de tolérance. C’est de ce message que le monde a toujours – et plus que jamais – besoin.

À l’heure où nous pressentons que notre aventure séculaire risquerait de s’arrêter, à l’heure où nous craignons que la ferveur de nos ancêtres ne soit oubliée, à l’heure où nous nous épuisons en vains combats pour rattraper un passé qui s’est déjà enfui, avant tout, pensons à la jeunesse d’Europe, à la Jeune Europe !

En juin 2003 paraissait La vie à en mourir, livre qui présentait un choix de dernières lettres écrites par de jeunes Français, tombés entre 1940 et 1944 sous les balles nazies. Ils ne mouraient pas dans le désespoir, mais dans la fierté, en inscrivant leur sacrifice sous le signe de l’honneur et de la liberté. Ces mots écrits au seuil de la mort devraient être connus des jeunes générations qui, sans le savoir assez, ont la charge écrasante de donner un sens ultime aux sacrifices de ces martyrs.

Ils ne doivent pas être morts en vain, ceux qui sont morts pour la liberté.

Ils ne doivent pas être oubliés, ceux qui sont morts pour la dignité humaine.

Ils doivent être assurés de notre engagement, ceux qui sont morts pour que vive l’esprit.

En évoquant la mémoire de ces héros, qu’il me soit permis de conclure par les mots de l’un des leurs, Pierre Brossolette, lorsqu’il lançait ce message à l’avenir :

« Ce que les morts attendent de vous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan« .