L’Union européenne, des traités à la Constitution

Séance du lundi 13 décembre 2004

par M. Alain Lamassoure

 

 

1973. Le Président Pompidou est en visite officielle à Sare.

Sare est un petit village frontalier du Pays basque, riche des trafics aussi intenses que folkloriques auxquels Carmen a donné leurs lettres de noblesse. Le Président interroge le maire en souriant sur l’importance de la contrebande dans sa commune. – Monsieur le Président, vous avez devant vous les seize membres du conseil municipal ; eh bien, quinze d’entre eux sont des contrebandiers. – Ah ? répond le Président auvergnat, mi-surpris, mi-amusé, et le seizième est le maire ?Non, précise son hôte, superbe : c’est le douanier ! »

Mars 2003. Nous sommes trente ans plus tard, et deux fois trente kilomètres plus au nord, à Anglet, à l’Ecole Edouard Herriot, pour fêter, comme chaque année, “Le Printemps de l’Europe”. Me voilà transformé en instituteur d’un jour devant une classe de CM2.

J’interroge mon turbulent auditoire : — Combien d’entre vous sont déjà allés à l’étranger ? – Moi, Msieu ! Moi ! Moi ! » Tous, en fait, et ce n’est guère surprenant dans notre région frontalière. Je poursuis : « Quand vous vous rendez à Saint-Sébastien, où se trouve la frontière ? » Silence embarrassé, puis conciliabules par petits groupes, aucune réponse tentée, à la volée, comme ils font généralement. Jusqu’à ce que la petite Maïté demande gentiment, au nom des autres : « Dis Monsieur, qu’est-ce que c’est la frontière ? »

Aujourd’hui, les élèves d’Anglet, et beaucoup de petits Aquitains, ne savent plus ce qu’est une frontière. La notion leur paraît aussi archaïque que l’est pour nous la barrière d’octroi qui existait il y a cent ans, à Anglet, au carrefour encore appelé « de la douane », ou, à Paris, celle de la Porte Saint-Martin. Pour eux, l’espace européen n’est pas un concept bruxellois : c’est une évidence, comme leur cour de récréation, dont on a banni les murs entre classes d’âge et entre sexes.

En trente ans, nous avons changé de monde.

* * *

En décidant de consacrer son cycle annuel de conférences à l’Europe, l’Académie joue pleinement son rôle, qui est, non pas de suivre, ni même d’accompagner, mais d’éclairer au sens militaire de l’éclaireur, le champ de la pacifique bataille des idées. Pour que le débat ait lieu sur les vrais enjeux, à partir des données les plus fiables et les plus récentes. Je viens devant vous avec l’âme des personnages de Jules Verne venant rendre compte à Société royale des explorateurs. L’Europe politique est un continent nouveau que nous découvrons, et que nous inventons.

Et c’est pourquoi je voudrais m’attacher à insister sur ce qui fait l’originalité du projet politique européen, pour que nous posions le débat à partir des réalités, parfois révolutionnaires, de ce début de XXIe siècle, et non plus avec les concepts nostalgiques d’autrefois. En particulier, si le clivage entre souverainistes et fédéralistes à ordonné jusqu’ici le débat européen, il n’est plus aujourd’hui vraiment pertinent.

 

Pourquoi l’Europe des traités a-t-elle réussie ?

 

L’idée de génie de Jean Monnet et Robert Schuman, corrigés en 1957 par P-H Spaak et Guy Mollet, a été de lancer un processus. Il fallait inventer, entre pays européens, un mode de relations qui rende désormais la guerre impossible. Donc, une union politique. Mais nous étions au lendemain de la boucherie, de l’horreur, du génocide. Les « Etats-Unis d’Europe », dont Churchill a repris l’image, après Victor Hugo, étaient impossibles. Il fallait commencer par un sujet accessible, correspondant à un intérêt commun, et, à partir de là, lancer un processus : donner la possibilité et l’envie d’aller plus loin ensemble pour aboutir, un jour, à l’union politique de l’Europe. Un jour, quand ? Nul n’en savait rien. « L’union politique », quelle union ? On l’ignorait. On lançait la démarche. Plus qu’une architecture, ce qu’on appelle la « construction européenne » est un voyage – au sens du mot de Saint-Exupéry : « as-tu connu miracle plus miraculeux que cette approche du navire que l’on avait bâti et gréé en mer ? »

Un demi-siècle après, le voyage continue – et s’accélère. Le marché commun est devenue une union économique et monétaire dotée de pouvoirs politiques, sa réussite a attiré la quasi-totalité des pays du continent, et fait même rêver au-delà du Pont Euxin. Comment l’expliquer ?

Si la construction européenne a été voulue par des fédéralistes, si ceux-ci en ont été les zélateurs les plus ardents à chaque étape, la démarche a été différente. C’est d’ailleurs le sens du passage de la première CECA, d’inspiration fédéraliste, au Traité de Rome, qui a lancé l’Europe communautaire. Les institutions issues du traité de Rome reposent sur une tension permanente entre l’organe représentant l’intérêt commun, la Commission, et les gouvernements nationaux. Si bien que, malgré le discours des « souverainistes », et les mouvements d’humeur de certains ministres, l’Europe ne s’est pas construite contre les Etats : ce sont les gouvernements qui ont pris en charge cette patiente édification d’un pouvoir nouveau concurrent ! Ils se sont appropriés l’Europe. Et c’est bien ce caractère original qui a été consacré en 1974, avec la création du Conseil européen.

Les gouvernements ont su utiliser l’Europe, d’un côté, comme un bouc émissaire commode pour les réformes impopulaires, de l’autre comme un idéal magnifique justifiant efforts et sacrifices. Ceux qui vitupèrent l’Union européenne au nom de « l’Europe des nations » font sourire : l’Union européenne a réussi parce qu’elle est devenue la gloire des nations qui la composent.

On ne le dit guère dans le discours public, mais il s’agit d’un sentiment profondément ancré dans le subconscient collectif : au fond, peu de nations européennes ont lieu d’être fières de la manière dont elles ont traversé le XXe siècle, qui restera l’âge des tragédies du nationalisme européen exacerbé jusqu’à la folie. Chacune, à l’ouest du continent, a pu trouver son miel dans sa participation à la construction européenne, qui une rédemption, qui une compensation, qui une vocation, qui une assurance – et toutes, un grand projet mobilisateur.

En première ligne, le pays de Jean Monnet et de Robert Schuman. Après la terrible épreuve de 1939-45 et la perte sanglante de son empire colonial, la France a trouvé une compensation historique en prenant le leadership de l’Europe de l’ouest, aux côtés d’une Allemagne divisée et culpabilisée. Ses dirigeants se sont donnés l’illusion de peser, sur la scène du monde, du poids de tout le sous-continent, donnant aux Français (et, malheureusement, aussi aux Britanniques) le sentiment que la CEE était une œuvre essentiellement française, au même titre qu’Ariane ou Airbus.

Dans l’union de l’Europe, l’Allemagne d’Adenauer, de Schmidt et de Kohl a vu l’occasion historique de sa rédemption. Il n’y aurait plus de grand Etat-Major allemand, mais une Bundeswehr soumise à l’OTAN. Il n’y aurait plus de Reich allemand, mais une union modèle de Länder aspirant à se fondre dans l’Europe unie.

Les Italiens ? Depuis l’origine, ce sont les plus fédéralistes. Un demi-siècle après sa création, la République italienne se cherche encore. Pourquoi ne pas passer alors directement au stade de l’Europe politique ?

Pour la Belgique, lentement minée par les forces centrifuges de l’extrémisme flamand, le rôle historique de la génération de Paul-Henri Spaak et le rôle statutaire de Bruxelles comme capitale sont devenus des éléments-clefs de l’identité du Royaume.

La fière Espagne avait mal vécu sa longue décadence du XIXe et du XXe siècle. Elle a voulu sa qualification dans le premier groupe de l’euro comme un retour au premier rang de l’histoire européenne. Et elle y est parvenue.

En 1973, pour la campagne référendaire sur l’entrée de l’Irlande dans la Communauté européenne, le Commissaire français Jean-François Deniau a présenté ainsi la chance historique offerte à la verte Erin : « la malédiction de l’Irlande était de n’avoir qu’un seul voisin. En entrant dans la Communauté, vous vous en ferez sept de plus… » Le Danemark, la Grèce, le Portugal, la Finlande, l’Autriche ont vu également dans l’Europe le moyen d’échapper au face-à-face avec un voisin trop puissant.

Quant aux pays d’Europe centrale, l’adhésion à l’Union est pour eux la garantie inespérée de la fin d’une malédiction historique qui les condamnait à être le champ de bataille et l’enjeu de la rivalité de leurs grands voisins.

Si bien que, pour des raisons différentes, l’Europe, au sens de la construction européenne, offre à chacun de ses Etats membres une opportunité, voire une consécration historiques, dans sa propre ambition de nation.

La Grande-Bretagne en fournit un contre-exemple tout aussi révélateur. Alors que la France trouvait, en Europe, une compensation à sa grandeur passée, la Grande-Bretagne est fière de pouvoir se dire l’inspiratrice de la politique américaine : c’est sa manière à elle de rester dans le club des Grands. Pour la Grande-Bretagne, l’Europe n’est pas une affaire de cœur.

 

Et pourtant, cette Europe des traités est morte. Morte de sa propre réussite

 

Deux révolutions silencieuses remettent en cause, tant le rôle de l’Union, ses compétences, que le fonctionnement des institutions.

La première est la révolution du nombre. Un club à 25 ne se dirige pas comme un club à 6.

Et le mot « révolution » n’est pas trop fort. A six, les décisions à l’unanimité étaient possibles. Toutes les directives sur la TVA ont été adoptées du temps de la Communauté à Neuf, dans les années 70. Il a été impossible de les modifier depuis. Nous avons mis trente ans pour adopter le statut de la société anonyme européenne. A vingt-cinq, et bientôt trente, l’unanimité ne sera plus jamais atteinte sur aucun sujet. Contrairement à ce que disent les adversaires du projet de traité constitutionnel, ce n’est pas du tout le fait que ce texte s’auto-proclame « constitution » qui le rendra difficile à modifier, c’est le nombre de ses signataires. Avec six signatures au bas d’un texte, nous travaillons sur du papier ; le même texte signé par vingt-cinq se fige dans le marbre. Toutes les décisions de l’Union devront désormais se prendre à la majorité. Donc, des lois pourront s’imposer aux citoyens français sans que leurs représentants les aient acceptées.

Encore plus importante est la révolution de la paix.

En une seule génération, nous voilà passé de la fatalité de la guerre à la certitude de la paix perpétuelle entre nous : le rêve de Kant est devenu réalité. Voilà un sujet qui méritera un examen approfondi de votre Académie : nous mesurons encore bien mal combien nos Etats, nos sociétés, nos lois, nos philosophies politiques, voire nos religions, étaient conçus pour un monde où la paix n’était qu’un entre-deux-guerres un peu plus long. Et combien nos Etats, nos sociétés, nos lois, nos philosophies sont bouleversés par ce monde dans lequel nous sommes en paix, désormais définitive, avec nos voisins européens. Nous n’ambitionnons plus de conquérir ni de coloniser personne hors d’Europe, aucun Etat ne se prétend plus notre ennemi, et les menaces et les opportunités de ce siècle potentiellement encore plus dangereux et imprévisible que les précédents sont communs à tous les pays européens : terrorisme, immigration clandestine, concurrence des pays à bas salaires, grandes pollutions chimiques ou atmosphériques etc.

L’âge de la paix apporte trois vagues de changements.

  1. La disparition des frontières terrestres. Quand se présentent trente véhicules par heure, les douaniers font ouvrir tous les coffres. A 300, on ne contrôle plus qu’un véhicule sur dix. A 3 000, on n’en contrôle plus aucun. Ce qui a des conséquences politiques majeures. Car il nous faut désormais des contrôles aux frontières extérieures de notre espace commun, et des règles identiques sur les conditions de circulation des marchandises, des services, des capitaux – et des personnes : touristes, hommes d’affaires, demandeurs d’asile, immigrants.Deuxième vague. Pour assurer un vrai « marché commun », avec des conditions de concurrence vraiment égales entre les entreprises, il ne suffit pas de supprimer les droits de douane, il faut garantir des règles communes : normes techniques et de sécurité, droit de la concurrence, règles de marchés publics, fiscalité de la consommation et de l’épargne, règles minimum en droit de travail. Sur de tels sujets, il ne s’agit plus de passer des accords entre gouvernements, mais de faire des lois communes. Et c’est pourquoi, le traité européen le plus important à ce jour, et d’ailleurs le moins connu dans le grand public, est « l’acte unique » de 1986. L’Europe est devenue une puissance législatrice. Et quelle puissance ! en 1992, le Conseil d’Etat a évalué à 56 % la proportion des règles de droit nouvelles applicables en France qui sont décidées à Bruxelles et non plus à l’Assemblée Nationale.

  2. La démocratie suppose que les lois soient débattues et décidées par les représentants élus du peuple. L’Europe des gouvernements est légitime pour réduire les droits de douane, ou passer un accord de coopération avec le Mercosur; elle ne l’est plus pour décider de la représentation des travailleurs au sein de la société anonyme, ni des droits de la personne face aux progrès des biotechnologies.

  3. Il y aura une troisième vague. La « jeune vague » en train de naître. La génération de mon petit-fils Pablito, les enfants des programmes « Erasmus ». Pablito est né en Ecosse d’un père espagnol et d’une mère française : quelle sera sa patrie ? Quel droit civil lui appliquer, à lui et à sa famille ? Si Pablito reste un spécimen isolé, nous resterons dans l’Europe des Etats. Jusqu’à ces dernières années, les couples mixtes franco-allemands étaient si peu nombreux que les litiges, souvent douloureux, liés aux divorces pouvaient être évoqués au cas par cas à l’occasion des Sommets entre le Président et le Chancelier. Mais si toute une génération de l’Union des Trente est hébergée à « l’Auberge espagnole » que Cédric Klapisch a décrite avec tant d’humour , alors le peuple européen sera né. Un Montaigu qui épouse une Capulet, c’est un fait divers, ou un chef d’œuvre littéraire. Tous (toutes) les Montaigu copulant avec tous (toutes) les Capulet, c’est une famille nouvelle. Faute de nous entretuer, nous prenons le risque inouï que nos enfants s’aiment. Et que le règne d’Aphrodite succède à celui d’Arès. Certes ce n’est pas encore une préoccupation majeure en 2004. Mais si nous voulons bâtir pour cinquante ans, commençons à penser à ce doux risque…

 

Du Traité à la Constitution

 

En face d’une situation nouvelle, les dirigeants européens ont compris qu’il fallait une méthode nouvelle. Ils ont réuni une assemblée composée, non seulement de leurs représentants personnels, mais aussi de représentants des institutions de l’Union, pour exprimer l’intérêt commun, et surtout de représentants de tous les Parlements nationaux d’Europe. Ce fut la Convention européenne.

La première décision de la Convention a été de se donner à elle-même le mandat de rédiger une Constitution. Pour marquer le passage d’un système politique dans un autre.

Le traité a toujours quelque chose d’un traité de paix. Il repose fondamentalement sur la méfiance – Montesquieu aurait dit « principe » est la méfiance ». Si l’on entend conduire des actions communes, on ne se contente pas de dire lesquelles, on en détaille le contenu dans le traité. Ainsi, on n’accepte de donner compétence à l’Union sur l’agriculture qu’à la condition de préciser longuement le cadre de cette politique – préférence communautaire, garantie de revenus, solidarité financière —, en réduisant d’autant la marge de manœuvre des décideurs de l’Union. Ces décideurs ne peuvent être que les gouvernements nationaux eux-mêmes : c’est le Conseil des Ministres qui est l’organe majeur de l’Union. Et pour être sûr que nos partenaires ne nous imposeront pas quelque chose dont nous ne voulons pas, toutes les décisions importantes seront prises à l’unanimité.

Au contraire, une Constitution repose sur la confiance. On admet implicitement la volonté du peuple, ou des peuples concernés, de vivre ensemble pacifiquement et de trouver des règles du jeu pour faire demain les choix de la vie commune. C’est l’esprit d’un contrat de mariage. Sur l’agriculture, une seule ligne suffira là où le traité a besoin de 5 pages. On bannit la décision à l’unanimité, devenue irréaliste et d’ailleurs inutile. On s’assure que l’Union peut agir efficacement et démocratiquement dans les domaines qu’on lui transfère, et qu’elle ne sortira pas de ceux-ci.

A partir de là, le projet de Constitution apporte quatre changements majeurs.

 

L’Union économique et monétaire, dotée de pouvoirs politiques liés à cette dimension, devient une véritable union politique fondée sur des valeurs et sur des objectifs communs

 

Prétendre que la Constitution sacraliserait le marché et le libéralisme est exactement contraire à la vérité – et les adhérents du Parti socialiste ont eu la sagesse de le comprendre. Dans les traités, le marché unique est l’alpha et l’oméga : c’est le grand objectif commun, auquel sont subordonnés tous les autres, et la Cour de Justice y veille jalousement (cf. le pittoresque arrêt Bosman). Avec la Constitution, les valeurs de l’article 2, détaillées dans la Charte des droits fondamentaux, et les objectifs de l’article 3 prévalent : le plein emploi, le progrès social, l’égalité des hommes et des femmes, le commerce équitable deviennent aussi importants que le fonctionnement du marché intérieur.

Cette Union ne lie plus seulement les Etats, mais les Etats et les citoyens. Ce sont eux qui éliront ceux qui auront le pouvoir de décision en Europe. Ils auront même un droit inconnu en France, et dans la plupart des pays européens : un droit de pétition collective.

Cette Union aura la personnalité morale. Conséquence considérable : elle pourra négocier son entrée dans toutes les organisations internationales, et sa participation à toutes les négociations internationales, qui concernent des sujets entrant dans son champ de compétences. Comme ces organisations ne prévoient pas la participation d’entités politiques comparables, il faudra négocier une adaptation de leurs statuts. Deux exemples.

  • A l’Organisation Maritime Internationale, une majorité de fait existe aujourd’hui au profit des Etats à pavillon de complaisance. Si demain l’Union y représente ses Etats membres, elle sera majoritaire. Les règles de sécurité dont nous nous sommes dotés après les naufrages de l’Erika et du Prestige pourront plus facilement être étendues aux autres pays maritimes.

  • Au FMI, quand l’Union siègera aux lieu et place des pays utilisant l’euro, elle deviendra le premier actionnaire du Fonds, et pourra même, en application des statuts, demander le transfert du siège en Europe !

 

Le champ de compétences de l’Union est mis à jour, précisé, et soumis à un contrôle permanent.

 

Il faut insister sur deux extensions notables :

– « l’espace de liberté, sécurité et justice ».

– les relations extérieures. Certes, la Constitution ne donne pas encore à l’Union les moyens de conduire une politique étrangère commune, mais toutes les relations extérieures autres que la diplomatie des crises, c’est-à-dire tout ce qui relève des « arts de la paix » devient de compétence communautaire : c’est 95 % de la vie extérieure de l’Union. Les relations énergétiques avec la Russie, l’embargo sur les armes vers la Chine, toutes les négociations commerciales, la défense de l’exception culturelle, la lutte contre l’effet de serre, l’aide à l’Autorité palestinienne, c’est, ce sera l’Union.

Quant au contrôle de la répartition des compétences, il bénéficie désormais d’un maximum de crédibilité : son déclenchement est confié aux Parlements nationaux et au Comité des régions.

Il faut insister sur un point qui n’est pas suffisamment compris. La conséquence implicite du partage des compétences entre l’Union et les Etats membres conduit à distinguer deux niveaux politiques majeurs en Europe :

  • Le niveau normatif, le niveau de définition des grandes règles de la vie commune et de l’action commune vis-à-vis de l’extérieur – c’est le niveau continental.

  • L’espace de solidarité et d’identité, qui demeure fondamentalement celui de l’Etat. La redistribution entre riches et pauvres, malades et bien portants, jeunes et vieux continuera de se faire à l’intérieur de chaque Etat. La langue, l’éducation, la formation, la culture continueront de relever de chaque Etat.

C’est une des différences majeures, et sans doute durables, avec les Etats fédéraux classiques. Dans ceux-ci, environ la moitié des dépenses publiques sont décidées au niveau fédéral. Alors que pour 100 euro de revenu, un Français paye 44 euro d’impôts et cotisations, dont 43 sont redistribués entre Français et seulement 1 alimente le budget commun européen. La négociation qui s’ouvre sur le futur budget européen ne changera pas cet ordre de grandeur.

Or, quand nous nous fixons un objectif ambitieux et mobilisateur, comme, à Lisbonne, celui de faire de l’Union, d’ici 2010, la région la plus compétitive du monde grâce à l’économie de la connaissance, 80 % des instruments nécessaires demeurent de la compétence des Etats : le budget, la politique fiscale, l’éducation, la formation, l’essentiel du droit du travail.

Si bien que, pour que la politique européenne réussisse, il faut, non seulement, que l’Union exerce bien ses compétences propres, mais il faut aussi que chacun des Etats membres introduise l’objectif européen au cœur de sa politique nationale et que les Etats membres coordonnent efficacement leurs politiques nationales.

C’est pourquoi, à côté des compétences transférées, en tout ou en partie, à l’Union, existe une catégorie inconnue des systèmes fédéraux, la coordination de compétences nationales. Cela s’applique aux politiques économiques, aux politiques de l’emploi, aux politiques sociales et aussi, au moins provisoirement, aux politiques étrangères et aux politiques de défense.

 

L’Union reçoit des dirigeants propres, des dirigeants à elle, clairement identifiés et, pour les plus importants, élus directement par les citoyens.

 

La Constitution achève, là, une évolution qui a conduit, traité après traité, à rapprocher le système de décision de l’Union du modèle fédéral.

La loi européenne devra désormais être adoptée par une double majorité : celle des Etats membres, au sein d’un Conseil des Ministres qui exerce la fonction de Chambre Haute, et celle du Parlement européen, chambre basse élue directement par le peuple.

La Commission, initialement conçue comme une magistrature d’experts au-dessus des Etats et des partis politiques, achève de devenir l’exécutif politique de l’Union. Il y aura un « Monsieur Europe » élu par les citoyens de l’Union. Ce sera, non pas, comme l’ont dit 99 % des observateurs, y compris des Conventionnels eux-mêmes, le Président du Conseil européen, élu par 25 personnes, mais le Président de la Commission, élu, à travers le Parlement, par 450 millions de citoyens européens. Cela change tout.

Les médias ne pourront plus ignorer une telle autorité politique. Les chefs de gouvernement auront en face d’eux leur égal, voire plus que leur égal. C’est une tout autre Europe.

Jusqu’à présent, on l’a dit, les gouvernements s’étaient appropriés l’Europe. Celle-ci était dirigée par la coopérative des chefs de gouvernement. Elle aura ses dirigeants à elle. Les chefs de gouvernement ne gouverneront plus l’Europe : ils participeront à l’élaboration de la loi européenne.

Mais ils auront aussi à se coordonner entre eux. D’où la nouvelle organisation du Conseil, avec la hiérarchie Conseil européen – Conseil Affaires générales – Conseils spécialisés – Conseil particulier pour l’euro, assortie d’un Président permanent du Conseil européen, ainsi que de l’Eurogroupe.

La meilleure image qui décrit cette organisation est celle d’un orchestre exécutant un concerto. Un concerto est le dialogue entre un soliste et le reste de l’orchestre. Le soliste, c’est l’Union, dans son système communautaire de type fédéral. L’orchestre, ce sont les gouvernements, dans le rôle des instrumentistes, et le chef, c’est le Président du Conseil européen. Il n’est pas le compositeur. Et ce n’est pas non plus son nom qui se trouve en haut de l’affiche. Il s’assure que l’orchestre et le soliste jouent en harmonie. C’est le concerto européen.

Et là, clairement, nous ne sommes plus dans le fédéralisme : imagine-t-on un Président élu par les gouverneurs des Etats-Unis coordonnant l’action de ceux-ci avec le Congrès et avec le Président de la Maison Blanche ?

 

Les droits et les devoirs des Etats sont clairement établis

 

Ils s’inspirent, là encore, du droit de la famille. Et ils confirment l’originalité de cette Communauté d’Etats.

Les Etats ont le devoir d’exécuter loyalement la Constitution et de se respecter mutuellement.

Cela acquis, tous les Etats membres doivent se sentir à l’aise au sein de l’Union. C’est ce que j’appelle le principe du bonheur.

Tous les Etats : les Etats-membres se voient reconnaître leur souveraineté, bien mieux que dans les traités.

  • Ce sont eux qui ont le pouvoir constituant.

  • L’Union doit respecter l’identité nationale de chacun.

  • Les Parlements nationaux deviennent les gardiens de la Constitution européenne.

  • L’article 60 institue même un droit de retrait de l’Union. Alors que, dans les traités, il est impossible de sortir de l’Union, sans revenir à l’époque maudite où l’on déchirait les « chiffons de papier ».

Les petits Etats, comme les grands. Les Etats membres sont égaux en dignité et en droits – sinon en capacité d’influence au moment des votes. Un des grands points d’interrogation dans l’avenir sera l’équilibre à trouver entre les grands et les petits Etats, compte tenu du nombre de ces derniers.

Les Etats les plus européens. Ceux des Etats qui veulent aller plus loin plus vite dans des domaines nouveaux pourront le faire dans le cadre des coopérations renforcées.

Ces Etats quels sont-ils ? De nouvelles candidatures sont-elles possibles, et jusqu’où ? La Constitution apporte la réponse la meilleure à la question de tant de colloques sur l’identité européenne. Ce qui nous unit, ce n’est sûrement pas l’Histoire – nous construisons l’Europe contre les malédictions du passé. Ce ne sont pas nos valeurs – celles que nous avons en commun, nous les partageons avec l’humanité entière. Ce n’est sûrement pas la religion – chacun de nos pays entretient des relations différentes avec Dieu ou ses représentants sur terre. Ce qui nous unit, c’est la volonté de vivre ensemble : la condition nécessaire et suffisante pour un mariage. L’Union européenne devient un mariage entre des peuples. Pourront entrer dans l’Union de la Constitution les Etats qui partageront avec les peuples de l’Union le désir d’unir leurs destins. Ce sont les Parlements nationaux qui seront amenés à l’exprimer (article 59).

Les pays voisins pourront se voir proposer un statut intermédiaire de partenariat privilégié, expressément conçu pour la Turquie, la Russie, Israël-Palestine et l’Afrique du Nord, ou les pays du continent européen qui refuseraient l’adhésion à la Constitution.

 

L’irruption des citoyens : la révolution démocratique

 

En convoquant la Convention, les gouvernements ont mis en branle un mouvement qui leur échappe.

Jusqu’à présent, la politique européenne était une activité d’initiés. L’opinion publique accompagnait le mouvement, mais, malgré l’élection du Parlement européen au suffrage universel, elle n’a été appelée qu’exceptionnellement à se prononcer sur les grands choix de l’Europe. Cette époque est clairement révolue.

Contre toute attente, la Convention est allée beaucoup plus loin que ne l’attendaient la plupart des gouvernements. Par un mystère mathématique et politique qui méritera l’analyse, 207 personnes représentant vingt-huit pays et une soixante de partis politiques différents sont arrivés à un consensus bien plus ambitieux que 15 Ministres des Affaires étrangères.

Les Gouvernements ont découvert ensuite qu’en pratique ils n’avaient pas la possibilité politique de modifier vraiment ce texte. Ils ont mis un an pour s’y résigner, au prix de modifications minimes. Pourquoi ? Parce que la légitimité politique de la Convention était supérieure à celle des quinze chefs de gouvernement.

Puisque ce texte se prétend faire oeuvre constituante, dans les pays où le référendum fait partie de la tradition constitutionnelle, il est très difficile de ne pas le soumettre directement au peuple. Ce sera le cas dans une dizaine de pays, y compris les Pays-Bas ou le Luxembourg dont ce sera le premier référendum de leur histoire. Pour la première fois, un texte fondateur européen va connaître l’épreuve du feu du suffrage universel direct. Chacun sait que le vote de la France sera déterminant.

Mais la déferlante démocratique ne s’arrête pas là.

Sans attendre l’application de la Constitution, la majorité du Parlement européen élue en juin dernier a exigé et obtenu que le nouveau Président de la Commission émane de ses rangs, appliquant, pour la première fois, la logique du régime parlementaire. Cela aura évidemment valeur de précédent : pour les prochaines élections, chacun saura à l’avance que le chef de l’exécutif européen sortira des urnes, ce qui devrait conduire chaque parti politique à se doter d’un leader électoral candidat à la fonction : l’élection d’un « Monsieur Europe », ou d’une « Madame Europe » est déjà en marche.

Enfin, voilà que les citoyens s’invitent aussi au débat sur la composition de la famille. La décision unilatérale, prise à huis clos, sans la moindre consultation interne, par les seuls chefs de gouvernement, en 1999 à Helsinki au sujet de la Turquie a suscité une profonde indignation dans les opinions publiques. L’Union européenne n’est pas, n’est plus, un accord technique dont la liste des participants peut être laissée au seul bon vouloir des dirigeants. C’est, j’y reviens, un mariage entre des peuples. C’est aux peuples eux-mêmes, et pas seulement aux chefs de famille, que la décision doit revenir. D’où la procédure proposée à l’article 59 et la décision de recourir, au moins en France, au référendum pour les nouvelles candidatures.

Les conséquences de cette irruption des citoyens seront aussi immenses qu’imprévisibles. L’agenda de l’Union en sera bouleversé : les priorités des citoyens et leurs préoccupations ne sont pas les mêmes que ceux des dirigeants. Ainsi, à gauche, la première question posée par l’opinion aurait paru saugrenue aux chefs de gouvernement, comme aux conventionnels : elle portait sur le contenu, libéral ou socialiste, du texte constitutionnel – qui n’est évidemment, ni l’un, ni l’autre. A droite, la question de loin la plus posée dans les réunions publiques concerne la candidature de la Turquie. Un point important sur lequel l’opinion sera plus exigeante que les dirigeants sera la mise en place d’une véritable politique étrangère commune.

 

La première constitution, sûrement pas la dernière

 

S’il est ratifié par les Parlements nationaux et par les peuples d’Europe, ce texte deviendra la première Constitution politique de l’Union. Mais contrairement à l’espoir initial de Valery Giscard d’Estaing, il ne durera pas cinquante ans. Beaucoup de chemin reste à faire pour mettre au point le cadre « définitif » de vie commune et d’action de la grande Europe. Deux types d’initiatives seront nécessaires.

1 – Il faudra d’abord compléter ce texte sur les points où les travaux de la Convention sont restés insuffisants.

a) – La « constitution financière » de l’Union. Il ne suffit pas de donner à celle-ci des pouvoirs politiques et juridiques : il faut les assortir, le cas échéant, des moyens financiers nécessaires, et définir un mode de financement durable du budget commun, aujourd’hui à bout de souffle. Les gouvernements ont refusé d’engager cette négociation délicate au moment du traité d’élargissement, comme au moment de l’adoption du projet de Constitution. Elle est urgente, puisque le système financier actuel de l’Union expire en 2006.

b) – Le mode de gouvernance de la coordination intergouvernementale. Les améliorations proposées par la Constitution ne suffiront pas. De nouvelles procédures, voire de nouveaux organes, sont à imaginer. Il faudra faire des expériences, avant de les consacrer dans une future réforme constitutionnelle.

Par exemple, comment se fait-il que la coordination des politiques économiques s’est mieux faite avant l’entrée dans l’euro que depuis ? Comment gérer efficacement l’application du pacte de stabilité, même assoupli ? Autrement dit, comment contraindre les Etats membres à jouer le jeu européen dans les domaines qui restent au coeur de leurs compétences nationales ? Les souverainistes devraient nous donner ici leurs recettes – s’ils en ont. La montée en puissance politique du Président de la Commission, du Président du Conseil et du Parlement y aideront. Mais il faut aussi innover en mettant dans le coup les Parlements nationaux, et les opinions publiques : la comparaison solennelle des résultats des uns et des autres peut avoir un effet pédagogique puissant.

Autre exemple : comment appliquer effectivement le droit communautaire sans mettre en place une bureaucratie européenne au niveau local ? Le droit de l’Union s’applique mal au niveau des citoyens, sinon des entreprises. Malgré la liberté d’établissement et toutes les directives sur la reconnaissance mutuelle, si vous êtes avocat belge, essayez de vous inscrire en France à un barreau de province ; si vous êtes espagnol diplômé d’ornithologie à l’université écossaise de Saint-Andrews, essayez d’obtenir l’équivalence à Madrid ; si vous êtes une française vivant dans le Bade-Würtemberg, essayez de vous faire rembourser les frais de maladie. L’application du droit européen est confiée aux administrations, aux collectivités, aux universités, aux organisme corporatifs nationaux et ceux-ci ont évidemment tendance à avantager leurs ressortissants contre les « étrangers ». Un chauvinisme qui va très loin : j’aurai l’occasion de raconter au nouveau Premier Président de la Cour des Comptes comment, il y a peu de temps, la vieille maison de la rue Cambon se faisait gloire de ne pas transmettre à son homologue européenne le résultat de certaines enquêtes trop humiliantes pour notre amour-propre national. Comment appliquer le droit sans administration dédiée ? Là encore, c’est possible, mais il va nous falloir inventer.

c) – Enfin, sur la répartition des compétences, il faudra naturellement tenir compte de l’expérience des coopérations renforcées. Pour nous, français, l’introduction de la politique étrangère et la défense parmi les compétences communautaires devrait être un objectif majeur d’une prochaine révision constitutionnelle.

2 – Il faudra ensuite se préparer à corriger les erreurs grossières de la Constitution. En tant qu’ancien conventionnel, j’en vois deux, dont le maintien compromettrait vraiment l’avenir de l’Union.

a) – La première se résoudra d’elle-même, mais faute de l’avoir traitée à froid, au sein de la Convention, il faudra la traiter à chaud, à la faveur d’une crise politique : c’est le maintien de l’unanimité dans certains domaines législatifs et de la « double unanimité » pour réviser la Constitution elle-même. A plus de deux douzaines de membres, c’est une condition impossible à réunir.

Plusieurs cas doivent être distingués.

  • Pour des matières législatives où l’Union n’a qu’une compétence complémentaire, ce n’est pas trop grave : les Etats membres légifèreront sans l’Union.

  • En revanche, pour des matières législatives où l’Union a compétence exclusive, nous allons nous retrouver dans une situation absurde. C’est le cas du régime du taux réduit de la TVA : les Etats membres ne peuvent plus y toucher parce qu’ils n’ont pas la compétence juridique, mais l’Union n’en a plus la capacité effective. C’est un « déni de pouvoir », au sens d’un « déni de justice ». Il faudra tourner la difficulté en recourant, par exemple, à la procédure des coopérations renforcées. Mais que de temps perdu !

  • Enfin, l’exigence de « double unanimité » pour modifier la Constitution sera sans doute abandonnée à la faveur de la crise politique, possible et même probable, provoquée par un échec de la ratification de la Constitution elle-même dans l’un des Etats membres.

b) – La seconde est plus préoccupante, parce que ses effets risquent de ne se faire sentir qu’avec le temps. Il s’agit du contresens contenu dans la composition de la Commission. Un Commissaire par pays, cela signifie que la Commission fait double emploi avec le Conseil des Ministres. Son rôle est radicalement différent : elle représente l’intérêt commun de l’Union, qui n’est pas la simple addition des intérêts des Etats membres. Par exemple, compte tenu du nombre de petits pays, voire de micro-Etats, qui plus est à revenu faible, dans la grande Europe, l’actuelle Commission ne peut pas être perçue comme tout-à-fait légitime pour faire des propositions en matière budgétaire.

 

La Révolution européenne est une révolution française

 

Ces nouveauté ne vont-elles pas donner le vertige à nos compatriotes ? Beaucoup le craignaient, qui plaidaient contre le recours au référendum pour ratifier le traité constitutionnel.

J’ai abusé du mot « révolution ». Il n’est pas impropre quand on mesure les changements en profondeur qu’implique l’appartenance à la nouvelle Union européenne.

Mais cette révolution est aussi, est d’abord, une révolution française.

Si la construction européenne est une oeuvre collective, aucun pays n’y a apporté sa marque comme la France, tant à l’origine qu’à chacune des étapes majeures. Dans le texte même de la Constitution, aucune nationalité n’a apporté plus que les membres français de la Convention.

Cela ne signifie pas que les institutions européennes ressemblent aux institutions françaises – encore que nous soyons plus familiarisés que nos partenaires à une forme de dualité de l’exécutif. Mais le principe, le cadre, la philosophie de la Charte des droits comme de la Constitution elle-même sont inspirés de notre tradition politique plus que de tout autre.

Ce faisant, nous engageons le dernier des grands objectifs des constitutants de 1789. La liberté a été la conquête du XIXe siècle. L’égalité a été le grand sujet, pour ne pas dire la grande passion, du XXe. La fraternité est l’immense enjeu du XXIe. La fraternité, c’est ce qu’à travers le projet de Constitution européenne ce que les Français proposent à leurs partenaires du continent et au reste du monde.

Texte des débats ayant suivi la communication