Les fluctuations de l’historiographie de la Russie

séance du lundi 30 mai 2005

par Alain Besançon

 

« La Russie, disait Churchill, est un mystère enveloppé dans une énigme ». De fait, on s’est beaucoup trompé sur ce pays. Pourtant le monde russe est beaucoup plus simple que n’est le monde des vieilles nations européennes, beaucoup plus simple que ne le sont les Etats-Unis. Alors, où se situe la difficulté ?

Remarquons que il y a eu deux histoires de la Russie. D’abord celle d’un pays comme les autres, quoique longtemps en marge de l’Europe et éloigné des centres de civilisation. Ensuite celle d’un pays qui a été le siège d’un phénomène qui n’a guère de précédent historique, le régime communiste, et qui cette fois, comme un « alien » est devenu absolument central dans l’histoire du XXème siècle. Mais ces deux histoires doivent encore se dédoubler. En effet, la Russie est un pays dont l’histoire a été en grande partie écrite à l’étranger, et qui ne s’accorde pas toujours, loin de là avec l’historiographie produite en Russie même. Mais l’écart est devenu total, quand le pouvoir communiste a établi son monopole sur l’histoire. Il a donc existé, pour ces soixante dix ans une histoire officielle indigène et d’autre part une historiographie occidentale, nullement unifiée, parce qu’elle était déchirée par les passions que suscitait le communisme, et par l’interprétation contradictoire du phénomène. Cela nous fait donc quatre histoires au moins, voire cinq.

Commençons par l’histoire de la Russie ancienne, avant la mutation de 1917. Il existe au palais du Vatican, une galerie de cartes peintes au XVIème siècle. L’intérieur du territoire russe est en blanc, comme est l’intérieur de l’Afrique, alors que celui de la Chine, de l’Inde, de la Perse, de l’empire ottoman, est assez détaillé. La Russie est un pays moins connu que ces pays, moins, même, que l’Amérique. Ses relations avec l’Europe sont plus discontinues et hasardeuses. Un ambassadeur anglais concluait en I568 : « Le pays est trop froid et les gens sont des bêtes ».

Ce pays était pourtant en train de devenir le plus grand de la terre. Au moment où écrit le voyageur anglais, les marchands et les soldats russes ont franchi le mur tatar et se dirigent vers l’océan pacifique à des milliers de kilomètres de Moscou. Ce peuple a déjà une puissante conscience de lui-même. Encore barbare, déjà puissant il ne veut pas se sentir inférieur.

Il fallut donc recomposer son l’histoire. Le grand prince de Moscou avait commencé petitement comme une sorte de vizir du khan tatar. C’est en tant que tel qu’il commença a rassembler sous son autorité les principautés d’alentour. En I380, au milieu d’une situation très confuse où les Russes, les Polono-lituaniens, les clans mongols, les gênois de Crimée, se trouvaient associés dans des alliances fragiles et instables, Dmitri Donskoï remporta une grande bataille sur le khan Mamaï au Champ des Bécasses. Cette victoire, nullement décisive, fut exaltée comme fondatrice, victoire de Moscou sur ses concurrents, de la foi orthodoxe sur les païens, les musulmans et les catholiques. A partir de ce moment, les princes russes commencèrent à gommer la partie tatare de leur généalogie qui leur donnait une légitimité dans l’empire mongol, et quand Ivan III épousa une porphyrogénète, ils ne parlèrent plus que leur légitimité byzantine, c’est-à-dire romaine. L’ascension de Moscou se poursuivit alors avec des hauts et des bas, pendant trois siècles. Puis vint Pierre le Grand.

Comment l’historiographie russe donna-t-elle au nouvel empire ses titres de noblesse ? Il existait une Chronique des temps passés, qui datait du XIIème siècle. Elle faisait remonter à Japhet l’origine des Slaves. Elle signalait une visite de l’apôtre Saint André sur le site de la future ville de Kiev, où il aurait planté une croix. Enfin elle relatait le fameux appel des tribus slaves du nord aux Varègues, tribu scandinave du nom de Rus’ pour les gouverner. Ce noyau primitif s’enrichit à partir du XVIème siècle. Cette fois, les princes russes de Moscou devenaient du même sang que l’empereur romain Auguste, étant les descendants directs de son cousin germain Prus. Cette légende se grossit d’apports polonais et ukrainiens au XVIIème siècle. Les slaves descendent de Mosoch, fils de Japhet, qui aurait donné son nom à Moscou (1). Leur nom leur viennent du mot slava, c’est-à-dire gloire. On commence à parler de la « nation slavo-russe-chrétienne » (slaviano-rossiski-khristanskii narod), prédestinée à s’étendre au quatre points cardinaux. Au XVIIIème siècle, cette légende fixée dans un recueil intitulé Synopsis reste encore la base de l’historiographie. Le premier historien post-pétrovien et d’une certaine façon le premier historien des Lumières russes, Tatishchev, vers I740, conservait encore l’étymologie glorieuse des Slaves, mais il se rapporta moins à la Bible qu’à Hérodote pour les rattacher aux Scythes et aux Sarmates, d’illustre mémoire. Il en profita pour ajouter que les Russes avaient toujours joui des bienfaits d’une monarchie absolue et autocrate, puisque tel était, selon Hérodote, le gouvernement des scythes et des sarmates.

Seulement voilà qu’en en 1749, un historien allemand, Gerhard Friedrich Müller, membre de la jeune Académie des Sciences de St Petersbourg dans un discours solennel, osa dire que les Russes n’étaient arrivés dans leurs steppes qu’au VIème siècle, que les premiers princes russes étaient des normands et que le mot rus’ était le nom d’une tribu varègue suédo-finnoise. Scandale. Le discours fut détruit, Müller fut rétrogradé. Premier épisode d’une longue suite d’ennuis pour les historiens de la Russie amis de la vérité.

 

Le nationalisme naissant de la Russie avait aussi une inspiration religieuse qui se confondit bientôt avec l’exaltation de l’Etat russe.

Quand le métropolite Isidore en 1441 revint à Moscou du Concile de Florence où avait été proclamée l’Union entre les deux Eglises byzantines et latines, le grand prince Basile le fit aussitôt jeter en prison. L’union fut déclarée nulle et non avenue. Cela permit à la Russie de rompre aussi avec Constantinople qui, en signant l’union, était tombée dans l’hérésie et avait été punie par le ciel en tombant sous les Turcs. Ainsi ne demeurait qu’un seul territoire encore orthodoxe, c’est-à-dire chrétien, la Russie moscovite. Le moine Philothée de Pskov, estime donc que le Tsar Ivan III « est le seul tsar chrétien, qui tient les rênes de tous les sièges divins de la Sainte Eglise œcuménique, laquelle, au lieu d’être à Rome ou à Constantinople, se trouve dans la ville de Moscou, gardée de Dieu ». Il écrit au tsar : « Tous les empires de la foi chrétienne orthodoxe se sont conjoints dans ton seul empire ? Tu es le seul tsar sous le ciel ». Alors viennent les lignes fameuses que les enfants russes savent par cœur « Deux Romes sont tombées, la troisième est debout, et il n’y aura pas de quatrième ». Nous sommes en 1512. La Russie étonne l’Europe par sa barbarie, mais point encore par sa force encore bien faible. Mais cela n’empêche pas, ou plutôt cela explique cette explosion de mégalomanie. Elle se fortifia d’une autre légende, celle de la mitre (klobouk) blanche, donnée par Constantin le Grand au pape Sylvestre, et qui, après bien des péripéties arriva miraculeusement à Novgorod : « Le Seigneur élèvera le tsar russe au dessus de toutes les nations et beaucoup de tsars d’autres nations seront sous son empire, dit une prophétie, la dignité patriarcale sera transmise à son tour de cette ville impériale à la terre de Russie pour y être sous sa domination et le pays s’appellera la Sainte Russie ». Le mythe de la Sainte Russie assez vif jusqu’à Pierre le Grand s’affaiblit au XVIIIème siècle quand l’empereur pétersbourgeois supprima le patriarcat et sécularisa à l’Eglise sur le modèle protestant prussien et suédois. Mais il renaquit de plus belle au XIXème siècle.

Il n’était pas difficile d’être russe au XVIIIème siècle. La notion de civilisation se ramenait à un certain nombre de normes institutionnelles et rien n’empêchait la Russie d’avoir des bonnes lois et de faire des progrès. C’est ce que voyait Voltaire Un écrivain de l’époque, Boltine, expliquait que la seule différence entre la Russie et l’Europe se réduisait à un simple retard. Ce retard, toutefois était souvent nié par patriotisme et raison d’Etat. Sur la Pologne, sur l’Italie, sur l’Allemagne la Russie possédait deux avantages capitaux, un Etat centralisé et une puissante armée. Elle avait vaincu les trois grands capitaines du siècle, Charles XII, Frédéric II et Napoléon. La gloire de 1812 aurait du apaiser toute inquiétude nationale. Or peu à peu la conscience euphorique fit place au doute et même au désespoir.

Ce désespoir provint de la découverte accablante de la distance qui séparait l’Europe de la Russie. La noblesse russe, désormais plus instruite, sentit avec force la complexité de la notion d’occident. Elle découvrit qu’il n’est pas importable. Avec le romantisme venait l’idée que une victoire comptait moins qu’une littérature, qu’une œuvre d’art, dont la Russie se croyait dépourvue, et surtout qu’un régime politique et social décent. De toute part, avec Pouchkine, Gogol, Tchaadaev, sourd le remords que la Russie soit à la fois si grande et si misérable. « Comme elle est triste notre Russie ! » s’écrie Pouchkine.

La conscience historique russe au XIXème siècle a répondu à ce défi de trois façons différentes, par la négation, par la transfiguration et par l’eschatologie.

La négation est surtout le fait des milieux officiels. Le régime tsariste dans la tradition pétrovienne, est modernisateur et « développeur », par les voies ordinaires de la bureaucratie rationnelle. Mais en même temps qu’il pousse la Russie vers l’Europe, l’Etat met l’accent sur la différence radicale entre la Russie et l’Europe, qui est devenue depuis la révolution française, la source de toutes les infections. Dans son célèbre rapport au Tsar, Ouvarov, un homme cultivé, athée, et qui parle mieux le français que le russe, écrit en 1832 : « En présence de la décadence religieuse et civile de l’Europe (…) Il faut découvrir des principes appartenant à la Russie, des principes formant ses caractéristiques particulières, recueillir les restes sacrés de sa nationalité et en faire l’ancre de notre salut (…) Un Russe dévoué à sa patrie ne consentira jamais à l’abandon d’un seul dogme de notre orthodoxie, ni à la perte d’une seule perle du diadème du Monomaque. L’autocratie est la condition primordiale de l’existence politique de la Russie et le géant russe s’y appuie comme sur la pierre angulaire de sa grandeur ». En dehors de ces deux principes nationaux, il y en a un troisième non moins important : celui du Narodnost. Narodnost, c’est le Volsgeist des allemands, l’esprit national, la Russité. Des historiens comme Pogodin empruntaient à Guizot son schéma de l’histoire de l’Europe, mais le présentaient comme une succession de désastres et de tragédies. En face de ces horreurs, courait le fleuve pacifique et patriarcal de l’histoire russe. Dans le même temps où la Russie s’efforçait de rattraper l’Occident, le passé russe était présenté comme l’avenir de l’Europe.

La transfiguration fut le fait des slavophiles. Ceux-ci étaient des jeunes gens distingués, pour qui la nullité de la civilisation russe était une douleur. Mais cependant, elle pouvait se prévaloir d’une chose que l’occident ne possédait pas : la pureté de la foi orthodoxe. Alors, Kireevski, Khomiakov, se livrèrent à une reconstruction imaginaire de la religion russe. Pour ce faire, ils utilisèrent la seule culture qu’ils connaissaient plus ou moins, celle du piétisme, de l’illuminisme et du romantisme allemands. Ils transposèrent à la Russie les arguments que le nationalisme allemand avait utilisés et les traduisirent en Russe en relisant sur les pères grecs dans la perspective idéaliste. Dans les journaux européens, ils lisaient chaque jour la critique virulente que la France, l’Angleterre ou l’Allemagne faisaient d’elles mêmes. Il n’y avait en Russie, ni ces journaux, ni la turbulence de la vie moderne. Alors, sans descendre du perron de leurs gentilhommières, ils commencent à idéaliser le peuple russe, le paysan spontanément chrétien, rempli de vertus, plein d’amour pour ses maîtres, parce qu’en Russie n’existait pas la lutte des classes ni les mauvais principes. Si l’Europe était mauvaise, en être éloignée n’était pas la malédiction, mais la grande chance de la Russie. La Russie, peinte en contraste avec l’Europe devient à elle-même sa propre utopie. Il n’est pas besoin de connaître positivement la réalité russe, parce que la Russie un mystère, comme est l’Eglise invisible des piétistes. Il suffit de la contempler mystiquement. Alors sa sainteté apparaît aux yeux de l’âme.

Quant à l’eschatologie, elle fut le fait du Populisme. Herzen et ses continuateurs, opèrent un retournement du slavophilisme. Les Narodniki rejettent la partie religieuse du système. Reste donc l’organisation du peuple russe autour de la commune rurale paysanne et de son conseil, le fameux mir. Autour de quoi ils bâtirent une utopie socialiste. Bien loin que la Russie fût en retard, elle était structurellement en avance. En elle mûrissait les conditions du socialisme que les Européens cherchaient depuis si longtemps. Elle était l’avenir de l’Europe. Cela suffit pour que se constitue une chaîne de révolutionnaires d’un type nouveau. Dévoués à la Cause, porteurs d’une morale où la fin justifiait tous les moyens, les populistes firent un peu peur à l’Europe, même socialiste. Mais comme ils firent bon accueil à Karl Marx, celui-ci, qui méprisait les Slaves et attendait tout de l’Angleterre, finit par s’intéresser à eux. Si bien que la conception de l’histoire propre au populisme finit par se mélanger de marxisme révolutionnaire. Les sociaux-démocrates russes, Lénine en tête, s’appliquèrent à retrouver en Russie les divisions de classe que les marxistes européens avaient repérées en occident. Le placage de la pseudo-scientificité marxiste sur l’éthos populiste finit par fabriquer une histoire de la Russie non moins imaginaire que les précédentes, mais plus dogmatique et plus détachée de la réalité encore.

Cependant à l’écart de ces fantasmagories historiques, la Russie changeait et commençait à s’européaniser pour de bon. Puissante, riche de sa littérature, de sa musique, elle n’avait plus besoin d’une fable historique compensatrice. C’est pourquoi prit naissance un école historique sérieuse, à la façon allemande et française. Elle s’annonça dès le début du siècle par l’œuvre immense de Serge Soloviev. Celui-ci était un hégélien conservateur. La Russie était conduite par son Etat, autoritaire mais rationnel, vers une civilisation commune et vers l’Etat de droit. Cet Etat de droit et de civilisation décente pourrait s’étendre à toute la société et bénéficier ainsi peu à peu à l’ensemble du peuple russe. De Soloviev sortit une histoire positive à la Seignobos, tout à fait solide et réaliste (2). Milioukov en est un bon spécimen. Un point aveugle, cependant : tous ces historiens sont impérialistes sans état d’âme. La négation, par exemple du fait ukrainien, vue rétrospectivement, est saisissante. Mais qui en Europe au XIXème siècle n’était pas impérialiste ?

Cependant la soudaine levée à l’orient de l’Europe d’un pays géant et surarmé qui coup sur coup avalait une bonne partie de l’empire ottoman, les deux tiers de la Pologne et de la Suède ne pouvait pas ne pas exciter en Occident le désir de savoir. L’histoire objective de la Russie commença en Allemagne. August Ludwig Schlözer avait travaillé à l’Académie des Sciences de Petersbourg avant de retourner à Göttingen. Il donna la première édition scientifique de la Chronique des temps passés. Il produisit toute une série de livres, dont le Tableau de l’histoire de la Russie, écrit en français en 1768 et bientôt traduit en Russe. En France, il faut signaler aussi la remarquable histoire de Russie de Levesque, parue en I788.

 

Malheureusement l’histoire de la Russie ne tarda pas à devenir en Europe un enjeu politique. Ce n’était pas les mêmes passions que celles qui travestissaient en Russie l’histoire nationale, c’en étaient d’autres, qui ne la déformaient pas moins. On a parlé d’un mirage russe dans l’Europe du XVIIIème siècle. Pourquoi cette sympathie ?

D’abord parce que depuis Pierre, la Russie était attelée à une tâche familière, celle de construire un Etat bien policé. Pour entretenir la plus forte armée d’Europe, l’empereur dut introduire un ordre rationnel dans sa bureaucratie et son économie. Il fallut aussi renforcer le servage. Vu d’Europe c’était un système dont on mesurait la sévérité, mais dont on connaissait l’allure. Après tout la Suède et la Prusse en avaient fait presque autant, compensant aussi leur faiblesse par la mobilisation de toutes les forces. La Russie semble suivre un modèle européen. Ensuite parce que pour l’Europe des Lumières, non seulement la Russie est « pareille » mais elle est « mieux ». Diderot, d’Alembert prennent au sérieux les projets législatifs de Catherine II, vantent la Sémiramis du Nord. Cette exaltation traduit non pas une meilleure connaissance du pays, mais une protestation contre les irrationalités subsistantes dans les Ancien Régimes de l’Ouest, principalement en France. On projette pour la première fois sur la Russie (on recommencera après 1917) l’idéal d’un gouvernement selon la raison. Rousseau est presque le seul à protester. Catherine finit son règne dans la réaction. Mais il suffit qu’Alexandre monte sur le trône pour que l’Europe tombe amoureuse et le déclare les délices du genre humain. Ne conduit-il pas une guerre de libération contre le tyran Bonaparte ? Bentham l’admire, Jefferson a son buste dans son bureau et Mme de Staël, snobbée par Napoléon, voyage en Russie afin d’y « respirer un air de liberté ».

 

Brusque changement de tableau après I815. L’Europe s’aperçoit avec inquiétude que la Russie est devenue la première puissance continentale. De plus, l’image de la Russie est affectée par le discrédit qui frappe les Anciens Régimes au moment où elle se fait leur champion. Après I830, après les Trois glorieuses, le reform bill anglais, et surtout la très dure répression du soulèvement polonais, se lève une vague de russophobie. Ce sont dans ces années que se précisa le thème du mensonge russe. Michelet : « La Russie trompe et ment. C’est une fantasmagorie, un mirage, c’est l’empire de l’illusion… un crescendo de mensonges et d’illusions. Hier elle nous disait : je suis le christianisme. Demain elle nous dira : je suis le socialisme ». Karl Marx : « Cet empire, même après des réalisations d’envergure mondiale, ne cesse d’être considéré comme une affaire de croyance et non de fait ». Custine, renseigné par ses amants polonais, peint le tableau russe dans toutes les nuances du noir, « Le métier de mystificateur des étrangers n’est connu qu’en Russie » « On ne vous refuse rien, mais on vous accompagne partout. La politesse est ici un moyen de surveillance. » Plus profondément, Guizot impose l’idée que l’Histoire est un processus long qu’on ne peut court-circuiter. Ce processus qui passe par la constitution d’une classe moyenne et par l’établissement de la liberté civile et constitutionnelle, s’appelle la civilisation. La Russie a ignoré ce processus et se trouve donc en dehors de la civilisation.

De son côté, l’historiographie allemande avec Ranke enrichit ce concept et estime que l’Europe signifie la fusion de l’héritage chrétien, romain et germanique. La Russie est elle en Europe ? Eh bien non, puisqu’elle n’a connu ni l’Eglise médiévale ni l’empire, ni la féodalité, ni la chevalerie, ni la Renaissance, ni la Réforme. Dans ces années il n’y a plus personne en Europe qui soit « pour » la Russie, sinon quelques conservateurs extrêmes heureux de découvrir enfin un pays sans Lumières.

Sur ces entrefaites la Russie, dans les années soixante procède à un grand train de réformes qui l’alignent, au moins sur le papier, sur les normes européennes. Alors la Russie devient un sujet d’études plus ou moins comme un autre. Notre Académie s’honore de deux historiens qui ont profité des bonnes conditions que leur offrait l’alliance franco-russe, mais sans donner dans l’illusion ni dans l’enthousiasme, Alfred Rambaud et surtout le grand Anatole Leroy-Beaulieu, le Tocqueville de la Russie.

Ce moment d’objectivité calme, positive, sympathique et lucide à la fois fut cependant troublé à la veille de la guerre. D’abord la Russie, par son roman, son ballet, sa musique, est devenue une grande puissance culturelle et pour la première fois elle influe sur la production occidentale. C’est la belle époque de l’âme russe, et du supplément d’âme que Melchior de Vogüe va chercher en elle pour humidifier les rationalismes et les positivismes desséchés de l’Europe. C’est en Allemagne que le thème eut le plus de succès. Rilke délire sur « l’homme johannique » que serait par nature l’homme Russe. Nietzsche prend à fond parti pour la Russie contre « les idées anglaises » et le monde commercial américain. Il se forma donc, dans ces années troubles une internationale irrationaliste et antimoderniste, fascinée par le mystère, russe qui se combina assez bien avec l’avant-gardisme et que l’après guerre vit refleurir sous des formes les plus dangereuses.

Arrêtons nous un instant à ce qu’un poète russe a nommé « la maudite année quatorze ». On constate que rarement la Russie a été étudiée en elle-même, pour elle-même par les historiens européens. Quand ils sont sortis au XVIIIème siècle de la complète ignorance de ce pays, ce fut pour projeter sur lui, comme sur un écran, leurs passions nationales et leur imagination. Il faut reconnaître que la Russie, toujours difficile à pénétrer, ne les aidait pas. Mais pourquoi la Russie s’acharnait-elle à donner d’elle-même un tableau imaginaire. Pourquoi ce mensonge russe, devenu proverbial ? C’est que la Russie ne s’acceptait pas comme elle était. Faible et pauvre elle voulait être forte et riche. Barbare, elle voulait être civilisée. Elle s’y efforçait par toute sa volonté, mais la forme autocratique de l’Etat la rendait à l’occasion plus pauvre et plus barbare encore. Il fallait donc compenser. Compenser par l’imposition d’une histoire constamment glorieuse – et donc mégalomaniaque ; et d’un présent plus glorieux encore – et donc en bonne partie mensonger. Mais enfin, en 1914, la Russie n’avait plus besoin de ces compensations. Elle pouvait se regarder sans honte dans sa vérité. Elle arrivait au stade de la vérité historique. Trois ans après Lénine prenait le pouvoir.

Lénine et sa secte avaient en tête une utopie. Elle s’appelait le Socialisme. Il devait se mettre en place tout seul, une fois le pouvoir qualifié de capitaliste renversé. Alors, paysans, ouvriers, intellectuels allaient entrer spontanément dans de nouveaux rapports sociaux et économiques. La production, débarrassée de ses entraves, allait prendre son essor. La culture allait fleurir comme jamais. Un homme nouveau allait se former, auprès duquel Michel Ange et Léonard de Vinci paraîtraient, écrivait Trotsky, comme des nains.

Les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. Dans les cinq premières années du régime, la population russe, pour commencer, diminua de quinze millions. Ceux qui restaient n’était toujours pas socialistes et le pays était en ruine. Le socialisme, donc, il fallait le construire et le peuple, il fallait le rééduquer.

C’est ici que l’histoire prenait une importance essentielle. Orwell, plus tard, remarqua que celui qui tient le passé tient aussi le présent. Il fallut donc créer de toutes pièces une histoire justificatrice. Une histoire universelle où l’on passait en ordre de la commune primitive à l’esclavage, de l’esclavage au « féodalisme », du féodalisme au capitalisme, enfin au socialisme, par maturation naturelle, aidée par les luttes des classes. Ensuite une histoire sainte, qui était l’histoire de ces luttes, des partis qui l’avaient conduite, des leaders qui avait dirigés ces partis. Enfin une histoire sacrée qui était celle du Parti bolchevik, avec ses congrès, son Lénine, son Staline et ses méchants qui descendaient aux poubelles de l’histoire, poursuivis par la haine vociférante des bons. Pour confectionner cette histoire, il fallut épurer les bibliothèques, fermer les archives, se débarrasser des vrais historiens, qui souvent prirent le chemin des camps. Il fallut former des propagandistes qui se décoraient du beau nom d’historien, qui publiaient leurs revues savantes, se flattaient de leurs titres académiques. Qui réclamaient et le plus souvent obtenaient l’honorabilité conférée par le monde savant occidental. Ceux qui voulaient quand même faire de la vraie histoire, choisissaient de préférence l’assyrologie ou l’egyptologie, et, moyennant quelques citations de Lénine au début, arrivaient à travailler et publier. Au léninisme, le nationalisme absolu se mariait obligatoirement. Il existait ainsi une épopée médiévale d’authenticité douteuse : le dit de la troupe d’Igor. Ceux qui opinèrent que c’était un faux le payèrent parfois de leur vie.

Cependant l’histoire devait déboucher sur le présent. Comment faire passer, par exemple cette déclaration de Staline au congrès de I934, en pleine terreur, juste après le génocide ukrainien : « La vie, chez nous, camarades, est devenue plus gaie, plus heureuse ». Eh bien en portant le mensonge à un degré inconnu, déconcertant. Boris Souvarine écrivait en 1938 : « L’URSS est le pays du mensonge, du mensonge absolu, du mensonge intégral. Staline et ses sujets mentent toujours, à tout instant, en toute circonstance et à force de mentir de savent même plus qu’ils mentent. Et quand chacun ment, personne ne ment plus en mentant. Là où tout ment, rien ne ment. L’URSS n’est qu’un mensonge de la base au faîte. Dans les quatre mots que représentent ces quatre initiales, il n’y a pas moins de quatre mensonges. Le Constitution contient plusieurs mensonges par article. Le mensonge est l’élément naturel de la société pseudo-soviétique. Staline, d’après la loi fondamentale, n’existe pas : mensonge. Le Politbureau suivant les documents officiels n’existe pas : mensonge. Le Parti élite de la population : mensonge. Les droits du peuple, la démocratie, les libertés : mensonge. Les plans quinquennaux, les statistiques, les résultats, les réalisations : mensonge. Les assemblées, les congrès : théâtre et mise en scène. La dictature du prolétariat : immense imposture. La spontanéité des masses : méticuleuse organisation. La droite, la gauche, mensonge et mensonge. Stakhanov, un menteur. Le stakhanovisme : un mensonge. La vie joyeuse  un farce lugubre. L’homme nouveau : un ancien gorille ».

Considérons à présent le bilan de la science historique occidentale au long de cette illusions de soixante dix ans. Il est, pour dire le mieux, inégal. Je laisse de côté ceux qui voulaient croire. Jamais la projection des passions sur l’écran russe n’a conduit à de pareils égarements. On sait qu’en France, la passion communiste fusionna avec la passion jacobine qui était forte dans notre université. Les titulaires de la chaire d’histoire de la Révolution française, Mathiez puis Soboul mirent en ligne les deux révolutions, éclairèrent la seconde par la première et la première par la seconde, les justifiant toutes les deux.

De toutes manières il était difficile de résister à un mensonge d’une telle étendue et d’une telle densité. Le monde académique comme le monde diplomatique est un monde poli et habitué à la nuance. Dans l’empire du faux, il fallait qu’il y eût quelque chose de vrai quelque part.

Tantôt ce fut l’économie. De plans en plans, avec des statistiques triomphantes, des taux de croissance pharamineux comment imaginer que le modèle de croissance soviétique fût une imposture ? D’autant que les armements soviétiques pendant la guerre, le spoutnik après, semblaient prouver le contraire. Nos économistes se contentaient de modérer les chiffres, de calculer une croissance à 5 % au lieu de 10 %. Mais ils pensaient presque tous (sauf, par exemple Gershenkron à Harvard) que le modèle soviétique était malgré sa dureté un modèle de « développement » Il fallut attendre les années I990 pour qu’ils découvrissent que c’était un modèle de sous-développement. En attendant, la France institua une planification, dont je me garderais bien de juger l’utilité, mais où l’exemple soviétique servit un temps de stimulant.

Tantôt ce fut la société. La plus grande erreur fut de croire qu’il existait une société socialiste. Il n’existait qu’un régime, qui gouvernait non pas une société socialiste, mais un non-capitalisme, et une non société. Ceux qui, dans l’Eglise, par exemple, cherchaient une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme, entraient inconsciemment dans le piège idéologique, dans la fausse description de la réalité. Le socialisme n’existait pas, et la notion de capitalisme ne s’appliquait à notre société que sous le mode de pensée léniniste. Pas de troisième voie entre deux voies imaginaires.

Tantôt ce fut la politique étrangère. Beaucoup de nos diplomates furent pris au piège des faucons et des colombes. Ou bien encore crurent que le régime soviétique était l’ancien régime russe continué, que Staline était un nouveau tsar, que l’URSS était la Russie éternelle. Ils ne comprenaient pas le rôle spécifique de l’idéologie ni la grammaire pourtant simple du léninisme, ni sa faculté de se présenter tantôt comme soutenant une révolution mondiale, tantôt comme défendant les intérêts nationaux de la seule Russie, ni ne comprenaient la dialectique qui faisait alterner ces deux visages ou ces deux masques.

 

Tournons cette page dont nous n’aimons pas nous souvenir. La véritable histoire de la Russie soviétique avait tout de même été faite. Elle a été entièrement l’œuvre d’écrivains et d’historiens occidentaux. Les premiers qui l’ont comprise étaient pour la plupart d’anciens communistes ou d’anciens gauchistes, qui en avaient conçu une vision presque métaphysique. Ainsi Orwell, Koestler, Souvarine. Au lendemain de la guerre, une remarquable génération d’historiens américains professionnels déchiffrèrent le code génétique du soviétisme et reconstituèrent la suite véritable des événements. Je veux citer au moins Merle Fainsod, Martin Malia, Richard Pipes, Shapiro, Brzezinski. Adam Ulam. Dès 1960, le travail était à peu près fini, et à la disposition de tous. En France, un peu plus tard, Annie Kriegel, Michel Heller, Branko Lazitch et j’en oublie, firent aussi du bon travail. Mais à côté de ces auteurs, il existait sur le marché une foule de livres conventionnels, respectueux, ouverts aux mérites du soviétisme, sensibles à ses réalisations. Il faut dire que la vérité sur la Russie soviétique était rendue inaccessible par son invraisemblance même. Deux remarques : l’œuvre de Soljénitsyne, parvenue en Occident, à la fin des années soixante dix fut un coup de tonnerre et eut un effet de bélier. D’autre part, que l’ouverture très partielle des archives, sauf points de détail, n’a fait que vérifier ce qui avait été déjà exposé par les historiens occidentaux sagaces et sages depuis 1917.

Aujourd’hui, on ne s’intéresse pas beaucoup à l’histoire de la Russie ou de l’URSS. En Occident, c’est redevenu l’affaire de quelques spécialistes. En Russie le travail historique a repris.

Il est intéressant de regarder comment la conscience historique russe officielle a digéré les soixante dix ans de soviétisme. A consulter les manuels d’histoire dans la Russie d’aujourd’hui, on s’aperçoit que loin d’avoir le moindre remords, à la façon allemande, elle les justifie presque entièrement par les nécessités de l’Etat russe et de la défense nationale. Après I871, notre historiographie française avait commencé à justifier la Terreur par l’impératif de la défense de la patrie. Les manuels russes font pareil. Ils ont commencé par exalter les grands tsars autoritaires, Pierre le Grand, Alexandre III. Et puis, petit à petit, ils ont fait revenir Lénine, Dzerzinski et maintenant Staline. Nous en sommes là. (3)

Texte des débats ayant suivi la communication

 


Notes

(1) Cela n’a rien d’original : la plupart des peuples nouvellement entrés dans la société des nations chrétiennes éprouvent le besoin de placer surs origines sur le modèle biblique de l’histoire d’un peuple élu par Dieu. Les récits mythiques ne manquent pas dans l’histoire nationale de la France, de l’Angleterre, des Saxons ets. Les Francs, c’est-à-dire les Français, descendent de Francus, prince troyen.

(2) L’école historique russe est en 1914 aussi brillante que celle des autres grandes nations européennes. Le courant populiste produisit une sorte d’Ecole des Annales avant la lettre, avec une insistance sur « économie, société, civilisation ». Le plus célèbre est Klioutchevsky, plus teinté de slavophilisme que de marxisme. Elle produisit d’autre part une école dite d’Etat, fort informée, formée au droit et à l’examen des institutions ; enfin une école de byzantinistes, sans doute la meilleure du monde. Signalons un des plus illustres historiens de l’antiquité du XXème siècle, Rostovtsev, qui s’inspira de la Révolution russe pour comprendre la chute de l’empire romain. La fleur de l’école historique russe trouva refuge à Prague, à Berlin, à Paris, aux Etats-Unis.

(3) Je ne donne pas de bibliographie. Je renvoie aux magistraux ouvrages de Martin Malia, notamment à son Russia under western eyes, I999. Et à Wladimir Berelowitch, Les origines de la Russie dans l’historiographie russe du XVIIIème siècle, Annales, janv-fev 2003. Les manuels d’histoire dans la Russie d’aujourd’hui, Commentaire, N° 101, printemps 2003