Remise des Prix 2004 de la Fondation culturelle franco-taïwanaise

Institut de France, lundi 30 mai 2005

Lauréats :

  • Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique (IRSEA), de la Maison Asie-Pacifique de l’Université de Provence, représenté par Madame Chantal Zheng
  • Groupe d’études sur le droit et les institutions du monde chinois de l’UMR de droit comparé (CNRS – Paris 1 Panthéon-Sorbonne), représenté par M. Jean-Pierre Cabestan
De gauche à droite : Jean-Pierre Cabestan, Pierre Messmer (chancelier de l’Institut), Chen Chi-Nan (président du conseil national des Affaires culturelles), Chantal Zheng, Michel Albert (secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques), et Marianne Bastid-Bruguière (membre de l’Académie des sciences morales et politiques)

Discours de M. Lee Teng-Hui, ancien président de la République de Chine (Taïwan)

Allocution de M. Pierre Messmer, chancelier de l’Institut

Monsieur le Ministre,
Monsieur le Représentant,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,

Avant d’évoquer la Fondation culturelle franco-taïwanaise, je tiens à dire mes regrets de ne pouvoir accueillir Monsieur Lee Teng-Hui, ancien Président de la République de Chine et témoin actif de la démocratisation de Taïwan. Le Président Lee a été l’acteur de ce processus, puisque c’est lui qui a institué le suffrage universel auquel il s’est soumis pour son second mandat.

Dans un pays qui, après un demi-siècle de domination étrangère, n’avait connu durant un second demi-siècle que le monopartisme et la loi martiale, cet événement fondateur a été une révolution salutaire. La preuve en est que ceux qui sont démocrates s’en sont réjouis avec une intensité proportionnelle à l’irritation de ceux qui ne le sont pas. L’an dernier a eu lieu la troisième élection présidentielle au suffrage universel et, quelques mois plus tard, les élections législatives ont placé Taïwan dans une situation que nous connaissons bien – certes peu enviable, mais très symptomatique de la démocratie : il s’agit de la cohabitation. Pluripartisme, suffrage universel, alternance politique, cohabitation, voilà autant de témoins de l’enracinement de la démocratie dans la société taïwanaise, enracinement dont nous ne pouvons que nous réjouir.

Il n’aura fallu que dix ans. Dix ans, c’est également l’âge de la Fondation. Mais est-ce une coïncidence ? L’année 2005 marque le dixième anniversaire des relations culturelles et d’amitié entre le Conseil national des Affaires culturelles de Taïwan et l’Académie des Sciences morales et politiques. C’est en effet en 1995 qu’ont été pris, entre nos deux institutions, les premiers contacts qui allaient conduire à la création, un an plus tard, de la Fondation culturelle franco-chinoise, devenue Fondation culturelle franco-taïwanaise en 2002.

La disponibilité de nos partenaires taïwanais du Conseil national des Affaires culturelles – dont témoigne, Monsieur le Ministre, votre présence parmi nous – pour faire mieux connaître les nombreuses facettes de la culture taïwanaise, alliée à la curiosité intellectuelle qui anime les Académiciens, a trouvé, depuis une décennie, sa pleine expression dans l’attribution annuelle du Prix culturel franco-taïwanais.

Il nous est en effet apparu utile d’encourager et de récompenser ceux qui, individuellement ou collectivement, par leurs recherches et par leur action, contribuent à faciliter et à intensifier les échanges intellectuels et artistiques entre Taïwan et la France, tant il est vrai que l’on ne peut estimer que ce que l’on connaît bien ; tant il est vrai aussi que bien des choses estimables nous restent inconnues. Mais il n’est pas toujours facile de pouvoir se rencontrer. La situation internationale complexe où s’affrontent des intérêts divers dresse, particulièrement dans le cas de Taïwan, des barrières artificielles entre les institutions, voire entre les peuples. La simple délivrance d’un visa prend parfois les extravagantes proportions d’une affaire d’Etat et il faut de la ténacité pour parvenir à ses fins. La Fondation ayant pour unique souci de favoriser les échanges culturels, en dehors de toute autre considération, se doit de jeter des ponts entre Taïwan et l’Europe. Elle bénéficie pour ce faire du soutien plein et entier du Conseil national des Affaires culturelles, de l’Académie des sciences morales et politiques et de l’Institut de France.

La moisson de lauréats, récoltée dans des champs variés – lexicologie, éducation, arts vivants, ethnosociologie, traduction – est restée, année après année, de grande qualité et ne peut que nous encourager à poursuivre dans la voie tracée. Mais sans doute va-t-il apparaître judicieux, dans un proche avenir, d’étendre les compétences territoriales du jury de la Fondation culturelle franco-taïwanaise à d’autres pays européens que la France, car la vitalité de la société et de la culture taïwanaises suscitent et méritent de susciter une curiosité qui dépasse les frontières françaises.

Respect de la tradition, audace innovatrice, syncrétisme culturel contemporain nourri d’une histoire culturellement stratifiée et recherche identitaire, tels sont à nos yeux les éléments qui, ensemble, donnent sa forme incomparable à la réalité taïwanaise. Puissent-ils inciter, par le truchement de la Fondation culturelle franco-taïwanaise, nombre d’artistes et de chercheurs, tels ceux que nous récompensons ce soir, à les étudier et à les faire connaître !

Allocution de M. Chen Chi-Nan, président du Conseil des Affaires culturelles de la République de Chine à Taïwan

Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Monsieur le Représentant,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi tout d’abord de remercier Monsieur le Chancelier Pierre Messmer pour ses paroles de bienvenue et d’encouragement. C’est un grand honneur pour moi que de pouvoir participer aujourd’hui, en ce haut lieu de culture et de savoir qu’est l’Académie des sciences morales et politiques, au sein de l’Institut de France, à la neuvième remise solennelle du prix de la Fondation culturelle franco-taïwanaise.

La France, comme chacun sait, est un lieu de passage obligé pour tous ceux qui s’intéressent aux sciences humaines et à l’art. Elle a joué et joue encore un rôle déterminant dans les grands courants de la pensée ; elle est un creuset où se sont développés l’esprit et la réflexion philosophiques ; elle a vu naître ou accueilli des hommes éminents dans tous les domaines du savoir et de l’art ; bref, elle occupe une place irremplaçable dans l’histoire de la culture et de la civilisation. Il suffit d’être ici pour prendre conscience qu’il ne s’agit pas d’une réputation usurpée.

Nous allons remettre aujourd’hui le neuvième prix de la Fondation culturelle franco-taïwanaise, créée conjointement par l’Académie des sciences morales et politiques et le Conseil national des Affaires culturelles il y a dix ans. Cette cérémonie constitue chaque année le temps fort des relations culturelles entre la France et Taïwan. Grâce aux efforts conjoints de nos deux institutions, grâce à vous, Monsieur le Chancelier, et à vos confrères de l’Académie des sciences morales et politiques, Taïwan peut, dans le domaine culturel, accéder aux fruits de la compréhension mutuelle et de la réciprocité. Nous vous en sommes particulièrement reconnaissants car nous savons que la palanque est parfois pesante sur vos épaules et qu’il faut de la détermination pour la porter.

Le jury de la Fondation s’est réuni le 9 décembre dernier. Après un examen minutieux des candidatures, son choix s’est porté sur deux éminents universitaires : Madame Chantal Zheng, vice-directeur de l’Institut de Recherches sur le Sud-Est asiatique de l’Université de Provence, et Monsieur Jean-Pierre Cabestan, chercheur à l’UMR de droit comparé CNRS-Paris I.

La désignation de deux lauréats est une première dans la courte histoire de la Fondation. Cette décision vaut reconnaissance officielle des contributions de l’un et l’autre lauréats aux relations culturelles entre la France et Taïwan. En outre, elle prend acte de l’importance que l’histoire et la politique revêtent dans les recherches sur Taïwan et sa culture. Les travaux des lauréats portent en effet aussi bien sur l’histoire du peuplement de Taïwan, sur ses populations aborigènes, que sur les aspects juridique et politique du pouvoir ou encore sur les relations qui se sont instaurées entre l’île et l’Europe depuis le XVIe siècle. Ils sont la preuve que Taïwan a réellement commencé à susciter l’intérêt des instances universitaires de recherche françaises. Nul doute qu’ils contribuent à une meilleure connaissance et compréhension de Taïwan par la France.

Les relations entre Taïwan et l’Europe sont anciennes. Dès le XVIIe siècle, alors que se développait la marine marchande au long cours, Taïwan a été intégrée au réseau commercial des grandes puissances maritimes européennes. Et jamais, depuis plus de trois cents ans, les relations avec l’Europe n’ont été interrompues. Avec la France, les premiers contacts ont été difficiles puisqu’ils remontent à la guerre que la France livra en 1844 au pouvoir chinois des Ching. La politique de la canonnière porta alors le feu jusqu’à l’archipel des Penghu (les Pescadores) et jusqu’au port de Keelung, au nord de l’île. Mais, en quelque 150 ans, les relations entre nos deux pays ont évolué : aux affaires militaires, à la politique, à l’économie s’est adjointe la culture, vecteur de compréhension et d’amitié réciproques. Le prix de la Fondation culturelle franco-taïwanaise, créé conjointement par l’Académie des sciences morales et politiques et le Conseil national des Affaires culturelles en est l’illustration la plus achevée.

Durant la dernière décennie, les efforts unis de nos deux institutions ont porté leurs fruits sur le sol français. Le Conseil national des Affaires culturelles souhaite qu’au cours de la prochaine décennie, avec le concours de l’Académie des sciences morales et politiques, l’esprit qui préside à l’attribution du prix culturel franco-taïwanais puisse s’étendre à l’Europe entière, afin d’inciter de nombreux chercheurs européens à porter leurs regards sur Taïwan, sur sa société, sur l’utilisation féconde pour la création contemporaine de son patrimoine culturel, sur la diffusion de la culture dans toute la société, sur l’explosion de la « e-culture », en un mot, sur les multiples facettes de la culture contemporaine à Taïwan.

Pour conclure, je tiens, au nom du Conseil national des Affaires culturelles, à renouveler mes remerciements à l’Académie des sciences morales et politiques et à l’Institut de France ; à inviter tous nos amis européens à se rendre à Taïwan pour y découvrir notre culture, et bien entendu à féliciter les deux lauréats pour leur œuvre accomplie et à venir.

Allocution de M. Michel Albert, secrétaire perpétuel de l’Académie

Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Représentant,
Mes chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,

Combien sont ceux qui savent que Taïwan est peuplée depuis au moins 50 000 ans, comme l’ont révélé de récentes fouilles archéologiques ?

Combien sont ceux qui savent que nos voisins bataves ont, dès le XVIIe siècle, et pendant près de 40 ans, fait de l’île une plaque tournante du commerce maritime ?

Combien sont ceux qui savent qu’il y a dans la baie de Keelung un cimetière militaire français ?

Combien sont ceux qui savent que la population taïwanaise, profondément métissée, est constituée non seulement d’immigrants Han venus, en vagues successives, des diverses provinces de la Chine, mais également de plus de dix ethnies austronésiennes ?

Combien sont ceux qui connaissent l’histoire récente de Taïwan et sa conversion fulgurante à la démocratie ?

Combien sont ceux qui savent quelles conséquences sur la paix et l’économie du monde aurait la rupture du très fragile équilibre institué entre l’île et le continent ?

Force est de reconnaître qu’ils sont très peu nombreux et que Taïwan reste, pour l’Occident, une terra incognita. Nos médias s’intéressent peu à Taïwan. Trop rares sont également les chercheurs, les universitaires, les artistes, qui consacrent une part de leur talent à l’étude de Taïwan.

Mettre fin à cette ignorance, encourager tous ceux qui contribuent à nous faire connaître et comprendre Taïwan, telle est la mission fondamentale de la Fondation culturelle franco-taïwanaise. En cela, elle comble utilement une lacune regrettable. Mais jusqu’à aujourd’hui, elle est restée strictement franco-taïwanaise. Avec une remarquable convergence de vues, vous avez suggéré, Monsieur le Chancelier, et vous, Monsieur le Ministre, que la Fondation étende son action à l’Europe. Cette visée européenne me réjouit au plus haut point et je prends ici l’engagement de tout faire, en coordination avec le Conseil national des Affaires culturelles, pour la mettre en œuvre dans les meilleurs délais.

Mais pour l’heure, il convient de jeter un regard sur ce qui a déjà été accompli. En 2003, le lauréat était la Maison des cultures du monde, qui, sous la direction de Monsieur Chérif Khaznadar, a su faire découvrir au public parisien la diversité des arts vivants taïwanais. La venue à Paris, il y a quelques semaines, dans le cadre du Festival de l’imaginaire, de trois troupes d’artistes taïwanais, a conforté le jury dans le choix qu’il avait fait. En désignant les deux lauréats que nous honorons ce soir, le jury a tenu à manifester sa volonté de ne négliger aucun des champs de la connaissance et de la culture. A travers l’Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique de l’Université de Provence, représenté par Madame Chantal Zheng, et à travers le groupe d’études sur le droit et les institutions du monde chinois de l’UMR de droit comparé, représenté par M. Jean-Pierre Cabestan, ce sont l’ethnologie, la géopolitique et l’histoire des institutions qui sont abordées.

Madame Chantal Zheng est elle-même l’auteur de deux ouvrages et d’une vingtaine d’articles sur les aborigènes austronésiens de Taïwan. Avec ses collègues chercheurs, elle explore tous les aspects de ces cultures trop longtemps occultées : cela va de la mythologie et la fonction du sacré aux techniques brassicoles, en passant par l’histoire des contacts avec les étrangers et bien d’autres domaines encore. Les études ainsi réalisées dépassent en fait largement le cadre étroit des hautes montagnes de l’île car, si l’on en croit certains scientifiques, Taïwan pourrait avoir été la source de diffusion de la culture austronésienne dans tout le Pacifique.

Un autre axe de recherche de l’IRSEA, et le principal pour M. Jean-Pierre Cabestan, est la quête identitaire de Taïwan, à travers sa culture, son histoire, ses institutions et dans le rapport toujours difficile avec la Chine continentale. M. Cabestan s’intéresse à l’émergence de ce que l’on pourrait appeler la conscience taïwanaise. Il attire notre attention sur les difficultés qu’éprouve la société taïwanaise, non pas à définir son identité, mais à la faire reconnaître.

Chacun comprend aisément le besoin impérieux qu’une île de moins de 3  000 km_, peuplée de quelque 22 millions d’habitants, éprouve d’affirmer sa spécificité face à un pays 267 fois plus grand et 60 fois plus peuplé, dont les dirigeants, de façon récurrente, assortissent de menaces l’affirmation unilatérale de leur droit de tutelle. Taille, ambitions territoriales, parfois culture, mais surtout système politique : tout semble opposer Taïwan et la Chine. Pourtant, la situation, du moins vue d’Europe par les Béotiens que nous sommes, apparaît beaucoup moins simple. Un million de Taïwanais vivraient en Chine. Les investissements taïwanais dans ce pays seraient considérables. Près de 40 % des exportations taïwanaises seraient absorbées par la Chine. Les échanges culturels, notamment par des tournées d’artistes taïwanais en Chine, se multiplieraient. Il existerait des écoles et même un lycée taïwanais en Chine. Comment ces faits sont-ils compatibles avec les tensions affichées au plus haut niveau politique ?

Il va de soi que seuls des universitaires bien au fait des réalités extrêmes-orientales, tels ceux que nous honorons ce soir, sont susceptibles de démêler pour nous l’écheveau sino-taïwanais et de nous faire comprendre l’importance des enjeux. S’agit-il en effet d’enjeux économiques ? Culturels ? Politiques ? Géostratégiques ? Vos travaux, Madame, Monsieur, apportent des éléments de réponse et sans doute nous éclairerez-vous dans un instant en prenant la parole, non sans que je ne vous aie toutefois préalablement exprimé les félicitations du jury pour la qualité et l’utilité de vos recherches.

Remerciements de Mme Chantal Zheng, représentant l’IRSEA de l’Université de Provence, lauréat du Prix 2004 de la Fondation culturelle franco-taïwanaise

Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs,

c’est un très grand honneur pour moi-même et mes collègues de l’Institut de Recherche sur le Sud-Est asiatique de Marseille (IRSEA) de nous voir remettre aujourd’hui le Prix de la Fondation Franco-chinoise et c’est également un grand honneur de le partager avec mon collègue Jean Pierre Cabestan pour lequel j’ai beaucoup de respect et dont j’apprécie depuis longtemps les travaux de recherche mais aussi l’engagement courageux dans la taïwanologie il y a de nombreuses années, à une époque où fort peu de chercheurs français osaient s’intéresser à Taïwan tandis que l’opinion internationale n’en appréhendait que la surface, ne concevant l’île que par rapport à la Chine, jamais pour elle-même, la réduisant à un rôle d’appendice abstrait, sans contenu, sans vitalité.

En mon nom et en celui de mes collègues, je tiens à exprimer notre reconnaissance à l’Académie des Sciences Morales et Politiques de Paris et au Ministère de la Culture de Taïwan qui en nous remettant ce prix nous donnent les moyens d’aller encore plus de l’avant et de développer nos recherches.

Pour mes collègues de l’IRSEA et moi-même, ce sont de nombreuses années de séjour dans l’île, des missions régulières, un contact permanent et un engagement personnel qui nous ont permis de découvrir son originalité, la richesse de son substrat multiculturel forgé par les apports successifs de diverses influences étrangères coloniales ou autres, la spécificité d’une trajectoire humaine, économique et politique à partir de laquelle elle a développé une identité que nul ne lui dénie de nos jours.

A cet égard, il faut souligner le soutien et les encouragements d’Institutions françaises et taiwanaises sans lesquelles nous n’aurions pu accomplir notre travail de chercheur. Nous remercions aussi l’Université de Provence, le CNRS, l’IRSEA et tout particulièrement son fondateur, Le professeur Charles Macdonald, mais aussi le Ministère Français des Relations Extérieures, Le Ministère de la Culture, l’Academia Sinica de Taiwan, la Fondation Chiang Ching-kuo, le Conseil National pour la Science de Taiwan, la Fondation du Pacifique, la Fondation Qimei, le Musée Shunyi et l’International Research Center on Social Science and Humanities on the Tainan Area.

Depuis plusieurs années, nous avons pu développer de très fructueuses collaborations avec différents Instituts de l’Academia Sinica, notamment l’Institut de Recherche sur l’Histoire de Taiwan, l’Institut d’Ethnologie, l’Institut d’Histoire moderne et le CAPAS. Avec ce dernier, c’est une collaboration de près de 10 ans articulée dans le cadre d’un accord bilatéral qui a donné lieu à l’échange de chercheurs, l’organisation conjointe de colloques dont le dernier s’est déroulé à Marseille en Juin 2004 et le projet déjà programmé pour novembre 2005, la publication collective d’Actes de colloques et d’ouvrages thématiques. Par ailleurs, à titre individuel, les chercheurs de l’IRSEA ont également participé activement à des programmes de recherche développés par des Instituts ou des chercheurs taïwanais, et sont intervenus dans de nombreuses conférences internationales organisées à Taïwan ou à l’étranger sur le thème de Taïwan et ont publié régulièrement des ouvrages et des articles sur Taïwan.

Dans le domaine de la formation universitaire, nous avons développé des échanges d’étudiants avec plusieurs établissements taïwanais dont je citerai deux en cours avec l’Université Zhongyuan et l’Institut Wenzao. Simultanément, en France, dans le cadre du Master et de la formation doctorale, nous avons commencé à former depuis une dizaine d’années une nouvelle génération d’étudiants, apprentis taïwanologues, voulant faire de Taïwan leur sujet d’étude par le biais de disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie et l’histoire. Et c’est avec enthousiasme et émotion que nous les accompagnons dans cette aventure scientifique, forts de la conviction qu’ils contribueront un jour, à leur tour, à faire encore mieux connaître « cette grande île de verdure et de pluie » comme la dénommait Pierre Loti qui y passa plusieurs mois tandis que l’un de ses contemporains, Edmond Raoul qui s’y rendit en reconnaissance officielle voyait en elle « une mine où tout artiste se délecterait à fouiller et y trouverait mille sujets de tableaux ». C’est sur cette note poétique mais qui, à mon sens, convient si bien à Taïwan que je conclurai, remerciant l’audience distinguée, mes collègues, mes Maîtres et mes amis présents avec lesquels j’ai partagé de précieux moments de cette longue aventure taïwanaise.

Remerciements de M. Jean-Pierre Cabestan, représentant l’UMR de droit comparé CNRS-Paris 1, lauréat du Prix 2004 de la Fondation culturelle franco-taïwanaise au titre du Groupe d’études sur le droit et les institutions du monde chinois

Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Chers Collègues et Amis,

C’est avec beaucoup de plaisir et d’émotion que je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous remercier chaleureusement d’avoir décerné au groupe que j’anime au sein de l’Unité mixte de recherche de droit comparé de Paris le Prix 2004 de la Fondation culturelle franco-taïwanaise. Et je suis particulièrement heureux de partager ce prix avec la section de l’IRSEA que dirige ma collègue et amie Chantal Zheng.

Ce qui me rapproche de Chantal Zheng, ce n’est pas seulement d’avoir la joie de vivre avec un conjoint originaire de Taïwan. Ce commun dénominateur est loin d’être négligeable, tant pour ma part, il a contribué à ma compréhension de Taïwan et des Taïwanais. Mais il n’est pas le seul. Ce qui nous rapproche aussi c’est cette passion pour le terrain taïwanais, son histoire, son identité, ses relations avec l’extérieur, et en particulier les Européens et les Français.

Nos travaux portent sur des thèmes différents, ceux de Chantal sur l’histoire, les miens sur l’évolution récente du système politique taïwanais ainsi que des relations entre Taïwan et la Chine populaire. Mais, à mon sens, les travaux de Chantal comme les miens se sont efforcés de démontrer et de rappeler inlassablement la réalité suivante :

Taïwan est une île séparée du continent chinois par l’histoire !

Vous aurez sans doute reconnu là une paraphrase de la boutade qu’André Siegfried lançait à ses étudiants des Sciences po au début de son cours sur l’Angleterre, faisant évidemment référence aux relations compliquées que cette nation a presque toujours entretenues avec le continent européen.

Cette comparaison, à l’évidence, a ses limites : Taïwan n’est pas l’Angleterre et le continent chinois ne ressemble guère à l’Europe. De même, il serait périlleux d’établir des correspondances entre le général rebelle des Ming Zheng Chengkong, plus connu en Occident sous le nom de Koxinga, qui transforma, au milieu du XVIIe siècle, Taïwan en base de résistance chinoise contre la dynastie mandchoue et le Normand Guillaume le Conquérant.

En outre, après l’expédition de l’Amiral Shi Lang, à la fin de ce même XVIIe siècle, les successeurs de Koxinga furent défaits et Taïwan fut intégrée à l’Empire mandchou pour environ deux siècles. L’île se peupla alors progressivement d’une majorité han, principalement originaire du Fujian du Sud (les Minnan ou Hoklo) et du Guangdong (les Hakkas), ce qui conduisit à une marginalisation définitive des populations austronésiennes qui occupaient l’île depuis de nombreux siècles.

Néanmoins, l’insularité de Taïwan et sa plus que séculaire séparation du continent chinois marquent d’une certaine pertinence la formule abusivement empruntée à Siegfried.

En effet, le fait que Taïwan soit une île explique dans une large mesure le cours historique que celle-ci a suivi depuis la fin du XIXe siècle. Si Taïwan fut annexée en 1895 par Tokyo, c’est en grande partie parce que les Japonais concevaient l’île comme le prolongement géographique naturel de l’archipel des Ryukiu. De même, si Tchian Kaï-shek choisit de se réfugier à Taïwan en 1949, c’est parce qu’il savait que cette île était bien plus facile à défendre, du fait de la faiblesse de la marine et de l’aviation des armées de Mao Zedong, que par exemple l’île de Hainan, où il avait un temps songé à s’installer. Et aujourd’hui encore, le détroit de Formose, le mal nommé, tant la tension militaire qui y perdure contraste avec les beautés naturelles de l’île ainsi baptisée par les Portugais, reste le plus sûr rempart contre la menace croissante de l’Armée populaire de Libération, contraignant cette dernière à accumuler et à déployer des armements sophistiqués capables de se projeter au-delà des mers, afin d’acquérir une certaine crédibilité aux yeux des responsables taïwanais et de leur principal protecteur, les Etats-Unis.

L’insularité de Taïwan et la longue séparation entre taïwan et le continent chinois ont eu une autre conséquence, essentielle : la formation progressive d’une nation taïwanaise avec laquelle tant la Chine populaire que les autres pays du monde doivent aujourd’hui compter. Il est vrai que cette nation est récente, et pour ainsi dire « post-moderne » en ce sens qu’à Taïwan l’Etat a précédé la nation et non l’inverse. En effet, l’on peut se demander si avant 1949, le sentiment national taïwanais, et par conséquent la nation taïwanaise avaient déjà pris corps. Les ouvrages du Taïwanais Wu Cho-liu (Wu Zhuoliu), en particulier Orphelin de l’Asie (Yasiya de gu’er), écrit en japonais et publié en 1945, et Le Figuier (Wuhuaguo), écrit en chinois et publié en 1967, ont bien mis en valeur à la fois la réalité et les ambiguïtés de l’identité et de la conscience taïwanaises (Taïwan rentong, Taïwan yishi) à l’époque de la colonisation japonaise : méprisés par les Japonais parce que chinois, les Taïwanais étaient également méprisés par les Chinois du continent qui les considéraient comme des « laquais » des Japonais.

En 1945, il existait certes déjà un courant indépendantiste à Taïwan, mais celui-ci était très minoritaire et la grande majorité des Taïwanais accueillit comme une chose pour ainsi dire naturelle la « glorieuse rétrocession » (guangfu) de l’île à la Chine. L’on sait ce qu’il advint peu après : les espoirs nourris par la fin de la colonisation furent vite noyés dans la répression et le bain de sang qui succédèrent à la révolte du 28 février 1947.

Moment fondateur de la « conscience taïwanaise » moderne, le 28 février contribua aussi à renforcer dans une certaine mesure le courant indépendantiste. Cependant, à l’époque, la revendication des élites et de la société taïwanaises n’était pas l’indépendance mais une forme d’autonomie et de démocratie politiques que le régime de Nankin, aveuglé par un combat sans issue contre les armées communistes, ne pouvait leur accorder.

En d’autres termes, c’est la séparation de la nation chinoise en deux Etats qui, en 1949, a rendu possible la transformation de l’identité et de la conscience taïwanaise en nationalisme taïwanais. Et c’est la démocratisation de la République de Chine à Taïwan, permettant une identification complète entre l’Etat « République de Chine » et la nation taïwanaise, qui a le plus directement favorisé l’éclosion pleine et entière de ce sentiment national. Longtemps réprimé par Tchiang Kaï-shek, puis son fils Chiang Ching-kuo, ce mouvement identitaire et nationaliste s’est d’abord manifesté dans le domaine culturel, notamment dans les années 70. Puis à partir de la levée de la loi martiale en 1987, il a pris une dimension plus nettement politique et même globale, porté en particulier par le Parti démocrate progressiste aujourd’hui au pouvoir à Taïwan.

Cela étant dit, pour de multiples raisons, ce nationalisme est, à mon sens, appelé à rester ambigu et ouvert, j’allais dire « tolérant » et non-exclusif. D’une part, sur le plan intérieur, l’identité taïwanaise a de fortes chances de demeurer une notion plus politique que culturelle : l’usage du mandarin à côté du taïwanais et du hakka, le sentiment constant depuis plus de dix ans de près de la moitié des Taïwanais d’être à la fois chinois et taïwanais ainsi que la présence sur l’île d’une communauté, certes minoritaire (13 % de la population) mais influente de Taïwanais d’origine continentale — ces « nouveaux Taïwanais » qui aujourd’hui se sentent parfois marginalisés ou ostracisés – tous ces facteurs intérieurs interdiront probablement au nationalisme nativiste, voire fondamentaliste revendiqué par certains Taïwanais de se hisser en valeur consensuelle.

Et puis, d’autre part, on le sait, Taïwan, baigne dans un environnement dont elle ne peut s’abstraire. Taïwan ne se situe pas au milieu du Pacifique à mi-chemin entre les côtes chinoises et américaines, près de Hawaii par exemple, comme on peut parfois en éprouver le sentiment lorsqu’on vit à Taïwan, mais à 150 km du littoral du Fujian et sous la menace d’un pays dont les élites et la société, dans leur grande majorité, estiment que Taïwan fait partie de la Chine. En d’autres termes, au risque de pousser un peu plus loin les limites de la comparaison avec la Grande Bretagne, Taïwan ne peut pas dire, lorsque le brouillard survient dans le détroit de Formose : « Le continent est isolé ! »

La Chine se développe et se modernise à grande vitesse, renforçant rapidement son outil militaire et par conséquent sa capacité à menacer la sécurité extérieure de Taïwan. Et surtout, parallèlement, l’économie taïwanaise s’intègre chaque jour un peu plus avec l’économie continentale qui a absorbé en 2004 plus du tiers des exportations de l’île (37 %, Hong Kong compris) tandis que les deux sociétés multiplient leurs contacts directs, à la faveur notamment de l’implantation d’environ un million de Taïwanais en Chine populaire. Enfin, en dépit des variations observées entre les divers engagements diplomatiques signés par les quelque 160 Etats qui ont reconnu le régime de Pékin, ces pays, y compris les Etats-Unis, ont pris acte de la revendication chinoise, acceptant pour la plupart l’idée que Taïwan appartient sinon à la République populaire de Chine, du moins à la nation chinoise.

Dans de telles circonstances, quel peut être l’avenir de la nation taïwanaise ? Par-delà la loi anti-sécession qu’elle vient de promulguer, la Chine populaire est-elle capable d’accorder à la République de Chine à Taïwan un statut d’Etat dont l’île possède manifestement tous les attributs ? La nation chinoise aura-t-elle le courage de « reconnaître l’autre », c’est-à-dire la nation taïwanaise et de lui réserver une place plus attractive que celle de Hong Kong ou de Macao au sein de la nation chinoise ?

Mes premiers travaux sur Taïwan, en particulier L’impossible réunification publié en 1995, ont cherché à montrer que la reprise des relations commerciales et humaines entre la Chine et Taïwan après 1987 a eu des effets contradictoires. Certes, cette restauration des contacts a permis la mise en place d’un canal de communication officieux entre les deux gouvernements et favorisé un début d’intégration économique. Mais en même temps, étroitement liée au processus de démocratisation entamé par Chiang Ching-kuo au soir de sa vie puis développé et achevé par Lee Teng-hui, la reprise des relations avec le continent a aussi et surtout contribué à consolider l’identité et la conscience taïwanaises.

Mes articles et ouvrages suivants, dont Chine-Taïwan ; la guerre est-elle concevable ?, publié en 2003, se sont efforcés de souligner les effets pervers de la remilitarisation du détroit par Pékin à partir des années 90 et surtout de la crise de missiles de 1995-1996. En effet, ce n’est pas seulement l’indépendance de Taïwan que la Chine populaire veut empêcher. C’est la réintégration de la République de Chine, en tant qu’Etat, au sein de la communauté internationale, cherchant à faire accroire la fiction de l’unité de la nation chinoise, alors que comme l’Allemagne ou le Vietnam hier, et la Corée aujourd’hui, la Chine est divisée. Une telle approche ne peut qu’attiser les sentiments nationalistes sur l’île et, paradoxalement accroître l’insécurité de la Chine, dont les menaces militaires ont provoqué ces dernières années un resserrement des liens stratégiques entre les Etats-Unis et le Japon et une nette augmentation de la méfiance de Tokyo à l’égard de Pékin.

Dans un livre dont nous espérons la parution à l’automne 2005, le Père Benoît Vermander, le directeur de l’Institut Ricci de Taïpei, et moi-même avons tenté de démontrer que la paix restait possible entre Pékin et Taïpei. Mais que cette paix devra être voulue et construite de part et d’autre. Cela ne sera en particulier réalisable que si les deux gouvernements ou leurs représentants officieux acceptent d’entamer un véritable dialogue politique sans conditions, de discuter de la construction de mesures de confiance dans le domaine militaire et de laisser de côté, voire de dépasser l’insoluble question de la souveraineté. Les pays tiers, non seulement les Etats-Unis mais aussi l’Union européenne, ont une contribution à apporter à la construction de la paix dans le détroit de Formose ; les Etats-Unis par les garanties de sécurité qu’ils ont fournies à Taïwan et le rôle d’intermédiaire — de facilitateur — qu’ils jouent depuis plusieurs années entre Pékin et Taïpei ; et l’Union européenne par le modèle d’intégration politique qu’elle représente et la boîte à outils institutionnels dont elle dispose, notamment en matière de délégation acceptée et assumée de souveraineté, mais aussi en se montrant responsable face à l’évolution de l’équilibre des forces militaires dans le détroit de Formose.

Au fond, l’ensemble de ces facteurs ne saurait prédéterminer l’avenir de Taïwan : celui-ci reste ouvert et dépend in fine de la volonté partagée de la communauté de vie (shenghuo gongtongti ou Gemeinschaft) qu’est la société taïwanaise de poursuivre son œuvre de construction nationale et de payer le prix de sa sécurité extérieure — un prix élevé, et même à l’évidence croissant. L’on perçoit, derrière ces questionnements, de nombreux et fertiles thèmes de recherches futures pour l’équipe que j’anime au sein de l’UMR de droit comparé de Paris. Et je remercie à nouveau la Fondation culturelle franco-taïwanaise de m’avoir décerné un prix qui va pouvoir nourrir ces utiles travaux.

Mais quel que soit l’avenir que Taïwan se choisisse, une donnée restera immuable, que tous les acteurs en présence, y compris nous autres Européens, devront intégrer à leur propre équation :

Taïwan est une île séparée du continent chinois par plus d’un siècle d’histoire !

Je vous remercie de votre attention.

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