La diplomatie aujourd’hui

Séance du lundi 17 janvier 2011

par M. Jean-David Levitte

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Monsieur le Chancelier,

Vous avez eu l’excellente idée, Monsieur le Président, de donner la parole aux membres de notre Académie plutôt que d’inviter d’éminents spécialistes à nous entretenir d’un thème choisi pour l’année. Je vais donc m’exprimer sur le sujet que vous m’avez proposé : la diplomatie aujourd’hui.

Ce que vous attendez de moi n’est pas un exposé de plus sur les priorités de la politique étrangère de la France, mais une réflexion plus personnelle sur le métier de diplomate en ce début de XXIème siècle. Je vous remercie de me donner l’occasion de réfléchir sur ce qui est pour moi, comme pour mes collègues du Quai d’Orsay, beaucoup plus qu’un métier : une vocation, une passion, celles du service de l’Etat, du rayonnement de la France, de son influence dans le monde.

Ma réflexion vient compléter les remarquables interventions de Laurent Stefanini et de notre consœur Mireille Delmas-Marty, en partant de l’approche qui est la mienne depuis mon entrée au Quai d’Orsay, celle d’un praticien et non d’un théoricien ou d’un historien.

Qu’est ce que la diplomatie aujourd’hui ? Je pourrais le résumer en une phrase : de l’artisanat au service d’objectifs précis, en utilisant tous les instruments d’une boite à outils inchangée, dans un monde transformé.
Je vais traiter ces différents points, dans l’ordre inverse de ma proposition.

 

Un monde transformé

 

Quand j’ai commencé ma carrière, il y a exactement 40 ans, le monde était :

 

Bipolaire. Cette donnée fondamentale était alors considérée comme intangible. Elle structurait les relations internationales. L’Europe était le cœur d’un affrontement idéologique figé, symbolisé par le rideau de fer et le mur de Berlin. A la périphérie, de l’Afghanistan à l’Angola, le monde « non aligné » était le champ de bataille de cette rivalité, le lieu de ces « guerres fraiches » pour reprendre l’expression de Léonid Brejnev.

A l’Ouest de notre continent, la Communauté européenne se construisait. Les six membres fondateurs étaient rejoints, en 1973 par le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark ; en 1981 par la Grèce ; en 1986 par l’Espagne et le Portugal ; en 1995 par la Suède, la Finlande et l’Autriche. Parallèlement, l’intégration avançait lentement mais sûrement, sur le plan institutionnel avec notamment la création du  Conseil européen, comme sur le plan économique avec la réalisation du marché unique.

L’économie fonctionnait sur des bases nationales et régionales ; les pays du Tiers Monde, le plus souvent prisonniers de carcans idéologiques, vivaient largement en dehors des échanges mondiaux.

 

40 ans plus tard, c’est un monde radicalement transformé qui s’offre à nos yeux :

 

L’affrontement bipolaire a disparu, sans guerre, par la seule volonté des peuples et la sagesse de quelques dirigeants auxquels nous ne rendrons jamais assez hommage : Gorbatchev, Kohl, Bush senior.

La fin du monde bipolaire a marqué la fin de l’emprise des idéologies totalitaires sur le monde, qui aura été la malédiction du 20ème siècle. L’économie de marché est devenue le seul mode de gouvernement économique des hommes et des pays.

Conséquence logique, mais si l’on y pense quasi-miraculeuse, l’Europe a pu faire son unité dans la paix et la démocratie. Je parle de miracle, car si l’on veut bien y penser, nous vivons la plus longue période de paix sur notre continent depuis l’Empire romain et c’est la première fois que l’Europe est unie non par les armes, mais par la volonté librement exprimée des peuples.

Tout aussi remarquable : la facilité avec laquelle l’Europe des Quinze de 1995 a absorbé d’un seul coup dix nouveaux Etats-membres, soit 100 millions de citoyens, qui étaient  presque tous situés de l’autre côté du rideau de fer.

On ne mesure pas assez les conséquences décisives de cette transformation de notre continent. Lorsque j’ai commencé ma carrière, l’Europe des Six, qui se construisait à l’ombre des Etats-Unis, comptait 200 millions d’habitants. Elle avait en face d’elle, de l’autre côté du rideau de fer, l’URSS forte de 300 millions de citoyens et les autres pays de l’Empire soviétique, qui en comptaient 130 millions. Aujourd’hui, l’Union européenne compte 500 millions de citoyens et la Russie 142 millions.

Ce bouleversement du rapport démographique, autant que d’évidentes complémentarités, doit nous inciter à un rapprochement continu entre l’Union et la Russie : nous partageons le même héritage et nous pouvons bâtir un avenir largement partagé. Les deux parties y ont intérêt.

L’autre miracle est que cet élargissement massif de l’Union n’a pas empêché la poursuite en parallèle de l’intégration européenne. La création de l’Euro en est le meilleur témoignage, mais pas le seul. Nous sommes tous préoccupés par les difficultés que connaît la zone Euro, et à juste titre. Mais cela ne doit pas nous faire oublier le succès sans précédent, au sens propre du terme, que constitue le mouvement vers l’unité européenne.

De bipolaire, le monde est devenu unipolaire pendant une brève décennie, de 1991 à 2001, c’est à dire de la fin de l’URSS à l’attaque des tours jumelles de New York et aux guerres en Afghanistan et en Iraq qui l’ont suivie. Depuis dix ans, nous sommes entrés dans ce que j’appelle l’ère des puissances relatives. Le monde est devenu multipolaire avec l’envol des pays émergents : le Brésil, l’Inde, mais d’abord et avant tout, la Chine. Une Chine qui est engagée dans la transformation économique et sociale la plus rapide et la plus massive de l’histoire de l’humanité. Bien sûr, d’autres pays comme Singapour ou la Corée se sont développés au même rythme, mais pas à l’échelle d’un pays de 1,3 milliard d’habitants. Il est remarquable de voir l’Inde, avec son milliard 100 millions d’habitants, obtenir désormais un rythme de croissance quasiment égal à celui de la Chine, alors que son mode de gouvernement est fort différent. Il y aurait là matière à maintes réflexions, mais ce n’est pas l’objet de mon exposé !

Avec la fin du monde bipolaire, avec la fin des idéologies totalitaires, avec aussi une vague d’ouverture des économies du Sud et de déréglementation financière et économique sans précédent, notre époque est entrée dans une nouvelle ère de mondialisation. Ce n’est pas la première : Christophe Colomb a lancé la première à la fin du XVème siècle et l’Europe des empires coloniaux a imposé la sienne au XIXème siècle. Mais cette troisième mondialisation est marquée par des progrès scientifiques, technologiques et économiques, qui transforment pour la première fois notre monde en un village, un village connecté, où les acteurs transnationaux se sont multipliés : sociétés multinationales, réseaux de communication, ONG, mais aussi hélas réseaux de la drogue, du crime organisé et du terrorisme.

Cette nouvelle mondialisation, largement perçue comme d’inspiration occidentale, suscite, en réaction, des replis identitaires. L’affirmation de sa différence dans un monde globalisé est, à la fois, une préservation et une résistance. Le refuge dans le cocon national, voire régional ou local, religieux aussi, aide à se protéger d’un inconnu envahissant et inquiétant.

Enfin, comme l’a souligné très justement, dans sa récente intervention, Mireille Delmas-Marty, cette mondialisation s’effectue à des rythmes différents selon qu’elle concerne les progrès technologiques dont l’universalisation se compte en mois (il suffit de penser à l’I-pad…), la finance et l’économie ou, beaucoup plus lentement, le droit qui est supposé fixer les règles du jeu et qui peine à suivre.

La crise financière de 2007/2008, qui a failli tout emporter, est d’abord, à mon sens, une crise des excès de la dérégulation. Au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, soudain les Etats se sont retrouvés seuls. La veille on leur demandait encore de ne pas intervenir, de laisser les forces du marché jouer, car les marchés avaient toujours raison. Le lendemain, on attendait des Etats qu’ils sauvent le monde de la faillite. C’est ce qu’ils firent, et continuent de faire, en fixant le minimum de règles du jeu indispensables dans un monde globalisé. Nous ne sommes qu’au début de ce gigantesque chantier. Et c’est pourquoi la Présidence française du G8 et du G20 va continuer et amplifier en 2011 le travail engagé depuis deux ans.

La crise a aussi joué comme un accélérateur d’une nouvelle répartition de la puissance, en faveur notamment des pays émergents, et d’abord de la Chine. Pour autant, même si les taux de croissance des émergents sont impressionnants, nous ne devons pas oublier que l’économie américaine pèse trois fois plus lourd que celle de la Chine, et que l’Union européenne reste la première puissance économique avec près de 30% du total mondial, la première puissance financière, la première puissance commerçante et le premier donneur d’aide publique avec 60% du total mondial. La France quant à elle était la 5ème économie du monde en 1970 ; elle le demeure aujourd’hui.

Si je souligne ces chiffres, c’est pour relever au passage où se trouve le principal problème des Européens : il est d’ordre politique. Sommes-nous capables de nous doter d’une organisation collective suffisamment efficace pour que l’Europe pèse de son juste poids dans un monde où elle a, si elle le veut, vocation à être l’un des principaux pôles de puissance ?

Je n’ai pas parlé des tensions et des conflits, qui sont pourtant le pain quotidien des diplomates : le Proche-Orient ; le défi nucléaire iranien ; la guerre en Afghanistan et les craintes que nous devons avoir concernant l’avenir du Pakistan ; enfin cet arc du terrorisme islamiste qui frappe du Sahel aux rives de l’Indus. Pas plus que des conflits gelés en Europe ou des crises chaudes en Afrique. Mon propos, dans cette première partie, était de souligner l’extraordinaire transformation du monde. Les conflits locaux et régionaux font hélas plutôt partie des constantes, même si certains d’entre eux, fort heureusement, ont pu être réglés.

 

Une boite à outils inadaptée

 

Un monde demeuré fondamentalement westphalien.

 

A l’exception de ceux de l’Union européenne, tous les Etats demeurent plus que jamais attachés au respect de leur souveraineté. Les raisons en sont diverses : les Etats-Unis, notamment leur Congrès, considèrent que rien ne devrait jamais venir limiter la libre décision de l’Amérique, pas même les traités internationaux ou la Charte des Nations Unies qui, à la différence de la règle acceptée par les pays européens, ont une valeur inférieure et non supérieure à la loi nationale. Quant aux pays qui ont subi la domination coloniale ou la guerre et l’occupation avant d’accéder ou de recouvrer leur indépendance, ils sont tout naturellement attentifs au respect d’une souveraineté encore récente ou parfois difficilement acquise. Ce constat concerne les trois-quarts des pays membres de l’ONU : les Nations Unies ne comptaient que 47 Etats membres en 1946 ; ils sont aujourd’hui 192, et se caractérisent par une extrême diversité de population, de richesse, de capacités à agir.

Une des grandes difficultés de l’époque actuelle est donc de gérer la mondialisation et ses exigences, dans un système demeuré westphalien où chaque Etat a pour première sinon pour unique préoccupation de défendre bec et ongles ses intérêts nationaux et sa souveraineté. La difficulté est plus grande encore quand il devient nécessaire de régler des problèmes globaux tels que le réchauffement climatique. Le mot-clé des relations entre États est celui de réciprocité. Il reste pleinement valable quand il s’agit de négocier des accords fixant des règles équilibrées et mutuellement avantageuses dans l’ordre bilatéral. Mais il perd largement son sens lorsqu’il s’agit de traiter les sujets globaux. Aujourd’hui, des coalitions changeantes se forment, en fonction des dossiers abordés ; elles peuvent même évoluer au fil des négociations. Notre époque est celle d’un système déstructuré dans un monde interdépendant.

D’une certaine façon, le monde a fait son unité. Les hommes ont pris conscience que, désormais, les ressources non-renouvelables vont vers leur épuisement et appellent une gestion plus collective, comme ils ont pris conscience des dommages bientôt irréversibles qu’ils infligent au climat. Mais pour faire face à ces défis globaux, les Etats n’acceptent pas encore de dépasser l’égoïsme sacré national, avec des règles du jeu contraignantes décidées à la majorité et qui s’imposeraient à tous.

Un autre trait majeur de notre temps est la multiplication des outils multilatéraux dont Laurent Stéfanini a brillamment parlé en novembre. L’Organisation des Nations-Unies et ses institutions spécialisées sont désormais au cœur d’une galaxie proliférante. Chaque fois qu’un problème surgit à l’échelle mondiale ou régionale, la tentation est grande de créer une institution internationale pour mettre en œuvre, contrôler et vérifier les traités ou accords signés. Rien que dans le domaine de l’environnement, on compte aujourd’hui plus de 400 accords et organisations spécialisés, de dimensions variables, mais qui ont tous en commun d’être jaloux de leurs compétences et peu soucieux de coordination.

Une des principales difficultés du système multilatéral vient du fait que les 192 Etats membres de la communauté des Nations, produisent du droit dans chaque organisation sans se soucier de la cohérence d’ensemble. Résultat : bien souvent, ce qui est décidé à l’OMC ignore ce qui est prescrit à l’OIT ou souhaité par la FAO…

Ajoutons que, du fait de leur composition universelle et de la volonté de chaque Etat de préserver strictement ses intérêts nationaux, l’adaptation de ces institutions aux exigences d’un monde globalisé est particulièrement lente, pour ne pas dire impossible. Un exemple :  depuis désormais 35 ans, les Nations unies débattent de la réforme du Conseil de sécurité pour lui permettre de faire place, dans le petit groupe des membres permanents, à des pays comme l’Inde, le Japon ou le Brésil…

Il ne faut pourtant pas désespérer : sous l’impulsion du G20, la Banque mondiale puis le Fonds monétaire international ont réussi, il est vrai sous la pression de la crise économique et financière, des réformes réussies qui les mettent en bonne position pour traiter les problèmes d’aujourd’hui.

Fait marquant de ces dernières décennies, l’émergence de groupes informels de type G8 et G20 est la conséquence inévitable de la lenteur, voire de la paralysie des organisations internationales universelles. Ces organes informels n’ont pas de légitimité naturelle, précisément parce qu’ils ne sont pas universels. Mais ils ont pour eux l’efficacité. Leur légitimité réside dans leur capacité à prendre rapidement les décisions nécessaires, au service de toute la communauté internationale. Le G20 ne sera guère contesté aussi longtemps qu’il sera efficace. En sens inverse, les Nations unies doivent se poser la question de savoir si l’absence d’efficacité n’érode pas, à la longue, leur légitimité.

Le succès des groupes informels de type G8 et G20 suscite, du reste, des émules, notamment dans la famille des pays émergents où se multiplient les groupes de concertation : BRIC, BASIC…

Entre organisations universelles et groupes informels se situe la prolifération des organisations régionales et sous-régionales. L’Europe est de loin le continent le mieux équipé. Ailleurs, les tentatives de regroupement se sont multipliées sans parvenir toutefois à des résultats très convaincants, du moins pour le moment.

Au total on le voit, la boite à outils du diplomate n’a pas évolué au rythme du changement du monde. Les outils sont bien mal adaptés aux problèmes du XXIème siècle.

Le métier de diplomate aujourd’hui

 

Si l’on relit les ouvrages consacrés à la diplomatie française depuis l’époque de Richelieu ou de Louis XIV, un constat s’impose. Le métier de diplomate conserve exactement les mêmes objectifs : défendre et promouvoir les intérêts de la France. Pour atteindre ces objectifs, la France maintient le deuxième réseau diplomatique et consulaire mondial, après celui des Etats-Unis. Un réseau en constante évolution géographique et fonctionnelle, pour l’adapter au monde transformé que je décrivais à l’instant.

Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est le travail du diplomate, qu’il agisse dans la relation bilatérale ou dans la sphère multilatérale. Pour une raison simple : son travail, c’est d’abord la relation humaine ; son outil de travail, c’est le mot. Pour le diplomate, comme pour chacun d’entre vous dans son domaine de compétence, le choix du mot juste pour analyser une situation, la faire comprendre et partager, est la première exigence. S’y ajoute une nécessité absolue : la compréhension de l’autre sans laquelle bien des erreurs graves, dont l’Histoire fourmille, peuvent être faites. Le choix des mots doit nécessairement être adapté à la psychologie de l’interlocuteur.

De ce point de vue, permettez-moi de vous présenter quelques réflexions personnelles, fruits de mon expérience et je voudrais ici rendre hommage au diplomate qui m’a précédé dans notre Académie, Jacques Leprette.

Ce que j’ai appris de Jacques Leprette il y a 30 ans au Conseil de sécurité, mais c’est une leçon qui vaut partout, c’est qu’il vaut mieux d’abord se taire et écouter. Ecouter pour essayer de comprendre ce que veut obtenir l’autre, ce qu’il attend de vous. Ecouter aussi pour essayer de comprendre la psychologie de l’interlocuteur, son état d’esprit, ses attentes. Comprendre aussi combien sa civilisation, sa culture, sa religion, l’histoire de son pays peuvent peser sur son approche du dossier à traiter.

Ecouter puis réfléchir : quel est le chemin qui pourrait rendre compatibles, puis convergents les objectifs du ou des partenaires et ceux assignés par Paris aux diplomates français ?

Jacques Leprette avait une capacité de silence impressionnante et qui impressionnait. Chacun en venait à attendre sa parole au Conseil de Sécurité. Et quand il parlait, il proposait à ses « chers collègues » une « formule de compromis raisonnable » qui était en général rapidement acceptée comme le meilleur consensus possible et qui avait l’avantage non négligeable, même s’il n’était jamais exprimé, d’être exactement en ligne avec les instructions qu’il avait reçues de Paris…

J’ai peu à peu découvert aussi que notre formation cartésienne et l’art de la dissertation, avec ses deux parties, deux sous-parties, une introduction et une conclusion, sous la forme d’une démonstration impeccable et implacable, était bien souvent un handicap. Rien de plus exaspérant, pour un interlocuteur dans une négociation, bilatérale ou multilatérale, que d’entendre un diplomate français lui démontrer par A + B que la position de la France est tout naturellement celle qui doit être retenue et adoptée, car elle est le fruit d’un raisonnement logique. Et c’est pur hasard si ce raisonnement colle strictement aux intérêts de la France…A force de démonstration impeccable, on tombe dans la fameuse arrogance française. De ce point de vue, le pragmatisme britannique m’est apparu plus efficace. Et plus efficace encore : la capacité de rentrer dans le raisonnement, le mode de pensée et d’expression de son interlocuteur, pour l’entraîner ensuite sur votre terrain.

Ceci vaut également pour l’expression publique qui est devenue une dimension majeure du travail diplomatique. Ambassadeur à Washington pendant la guerre en Irak, il m’a fallu expliquer la position de la France chaque jour, à la radio, à la télévision ou devant des publics variés, d’une côte à l’autre des États-Unis. J’ai constaté en maintes occasions que mes arguments étaient beaucoup mieux entendus si je parvenais à créer un minimum de sympathie avec mes interlocuteurs, en partant de leur point de vue pour mieux développer ensuite le mien.

Autre leçon reçue cette fois-ci de notre histoire, et que je me suis efforcé de mettre en œuvre avec constance : rechercher toujours et partout des alliés. La France demeure un très grand pays mais les Etats-Unis ont constaté, avec la guerre en Afghanistan et en Iraq, que même la première puissance avait besoin de partenaires et de soutiens. Que ce soit dans le cénacle européen ou dans le cercle onusien, dans la recherche d’un accord de paix ou pour faire avancer nos intérêts dans une négociation économique, être épaulé par des alliés solides est une nécessité. J’irais plus loin : faire présenter les positions de la France par un partenaire de bonne volonté est souvent plus habile que de s’engager bannière au vent sous ses propres couleurs.

Dernière remarque. On dit souvent que la diplomatie est l’art du compromis. C’est exact dans ce sens qu’il n’y a pas d’accord possible  si les partenaires ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente. Mais contrairement à ce que les gens pensent, ce terrain d’entente n’est pas forcément à mi-chemin entre les positions initiales des protagonistes. L’art du négociateur est d’atteindre les objectifs qui lui sont assignés par les voies les plus efficaces. A lui de trouver ce chemin, qui passe par un exercice d’imagination autant que de volonté. En bref, la négociation n’est pas un jeu à somme nulle et l’art du compromis est beaucoup plus que l’art de couper la poire en deux. Il mériterait à lui seul un exposé !

Ce que je viens d’exposer n’a rien de nouveau : lisez les livres de Léon Noël, Marc Fumaroli et Lucien Bély ; relisez les ouvrages consacrés à Mazarin ou à l’un de nos prestigieux anciens, pas toujours le plus recommandable, Talleyrand : vous y retrouverez beaucoup de ce que je viens d’exprimer, sans avoir leur talent.

Je pense en particulier à l’éloge du Comte Reinhard, prononcé devant cette Académie le 25 décembre 1837, dans lequel Talleyrand énumère les qualités nécessaires au diplomate en des termes qui n’ont guère vieilli et que Jean-Claude Casanova rappelait devant nous en m’accueillant avec sa bienveillance habituelle, en juin 2009.

En guise de conclusion, un cas concret : la négociation de paix cambodgienne

 

Pour conclure, et illustrer de façon plus concrète mon propos, je souhaite évoquer devant vous la gestion d’une négociation. Il ne m’est malheureusement pas possible de prendre mon exemple dans l’actualité pour des raisons évidentes. Je ne vous parlerai donc pas de la Côte d’Ivoire ou de l’Iran. J’ai plutôt choisi la négociation de l’accord de paix au Cambodge. Pour deux raisons : d’abord parce que nous marquerons cette année le vingtième anniversaire de la signature de cet accord ; ensuite, parce qu’il représentait pour la France un défi redoutable dans sa complexité.

La France, depuis Napoléon III, était la protectrice du Royaume du Cambodge. Au printemps 1975, avec le retrait américain des trois pays d’Indochine, le Cambodge  basculait dans l’horreur khmère rouge, exemple unique d’auto-génocide qui a couté la vie à 2 des 9 millions de Cambodgiens et détruit les élites du pays.

D’abord victime des atrocités khmères rouges, le Cambodge a subi ensuite l’occupation vietnamienne, engagée pour chasser les Khmers rouges mais qui s’était maintenue au fil des années, sauf dans l’extrême Ouest du pays, contrôlé par les génocidaires soutenus par la Thaïlande.

La situation était devenue inextricable : sous prétexte de refuser l’occupation vietnamienne, la Chine, les Etats-Unis et les pays de l’Asie du Sud-Est avaient décidé de reconnaître le régime des Khmers rouges, représenté aux Nations Unies. En face, le gouvernement installé à Phnom Penh et dans tout le Cambodge utile, avait le soutien du Vietnam, du Laos, lui aussi occupé par Hanoï, de l’URSS et de ses alliés.

Cette situation figée prolongeait les souffrances d’un peuple martyr. La France, qui refusait de reconnaître l’un ou l’autre régime, ne pouvait rester inactive. Mais comment dénouer le nœud gordien ?

Pour y réussir, nous avons dû monter une structure de négociation à trois étages :

  • au sommet, la concertation entre les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. C’est à ce niveau que nous nous sommes efforcés de rapprocher lentement les positions antagonistes des Etats-Unis et de la Chine d’un côté, de l’URSS de l’autre, en profitant des évolutions engagées à Moscou grâce à Gorbatchev.

  • A l’étage en dessous, sous l’égide de la conférence de Paris sur le Cambodge, co-présidée par la France et l’Indonésie, nous avons organisé une concertation régulière entre tous les Etats de l’Asie du Sud-Est : ceux de l’ASEAN, liés à l’Occident et à la Chine, et ceux de l’Indochine, liés à l’Union soviétique.

  • Enfin, nous avons créé une structure de dialogue entre Cambodgiens, présidée par le Prince Sihanouk et où se retrouvaient les dirigeants khmers rouges et leurs adversaires de Phnom Penh et de l’extérieur.

La négociation a duré deux ans, deux mois et vingt deux jours. Sous l’autorité du Président de la République et du Ministre des affaires étrangères, elle était conduite au quotidien par le Directeur d’Asie : Claude Martin d’abord puis votre serviteur. Elle a consisté à arracher de premiers mouvements entre les cinq grands, d’abord entre Moscou et Washington, puis entre Moscou et Pékin, pour obtenir ensuite que ces progrès se traduisent par des avancées entre les pays de la région, et enfin entre les représentants cambodgiens eux-mêmes. En un mot, il a fallu obtenir que Moscou conseille à Hanoï de recommander au gouvernement provietnamien de Phnom Penh de faire mouvement sur tel ou tel dossier, tandis qu’en parallèle, Washington et Pékin, encourageaient la Thaïlande de suggérer à ses protégés Khmers rouges de marquer de la souplesse sur les mêmes dossiers.

Inutile de dire que cette négociation à trois étages, qui se déroulait entre Washington, Moscou, Pékin, Hanoï, Bangkok et Djakarta, avait transformé le Directeur d’Asie en voyageur permanent. Le plus difficile était certainement la négociation entre Cambodgiens, du fait des atrocités qui n’avaient épargné aucune famille, pas même celle du Prince Sihanouk. Le Prince présidait les travaux et j’étais, derrière lui, son conseiller. Du fait de ma présence, les négociations se déroulaient entièrement en français. Il est vrai que tous les participants, y compris les dirigeants khmers rouges, étaient passés par nos meilleures écoles…

Notre objectif dans la négociation était d’obtenir le retrait de toutes les troupes vietnamiennes et leur remplacement par une force des Nations Unies chargée de vérifier ce retrait, d’empêcher le retour des Khmers rouges dans les zones qu’ils n’occupaient plus et d’organiser dans tout le pays des élections libres et démocratiques sous le contrôle de l’ONU. Ma difficulté personnelle, était de tenter de comprendre aussi bien que possible les non-dits de ces longues journées de négociation, entre partenaires aux destins mêlés avant d’être séparés irrémédiablement par les tragédies. Plus difficile encore était la compréhension du poids des traditions et des croyances.

Je ne citerai qu’un exemple, qui se situe à l’issue d’une épuisante séance au cours de laquelle nous avions réussi à enfin régler le problème crucial : les modalités du retrait militaire vietnamien. Lors d’un tête à tête, j’avais aussitôt recommandé au Prince Sihanouk d’accélérer la négociation pour bâtir sur l’élan donné par le succès du jour. Le Prince m’avait répondu qu’il n’en était absolument pas question : pendant trois mois, il allait totalement arrêter toutes ses activités. Comme je lui demandais pourquoi, sa réponse  fut que les deux devins qui prédisaient son avenir lui avaient annoncé que toutes les initiatives qu’il prendrait pendant les 90 jours à venir déboucheraient toutes sur un désastre. Comme je lui faisais remarquer qu’il devrait de toute façon se rendre à l’Assemblée générale des Nations Unies pour y présenter le bilan de nos travaux, il m’a recommandé de prendre contact avec la Princesse Monique, son épouse, qui elle-même était en contact avec les deux devins. Et c’est ainsi que j’ai engagé une négociation dans la négociation. Nous avons fini par aboutir à un compromis raisonnable : la négociation pourrait se poursuivre dès que le meilleur bonze du Cambodge serait venu nous rejoindre pour une journée de prière à laquelle nous devrions tous participer. Le meilleur bonze cambodgien était en fait réfugié politique en France. Il résidait à Bagneux. Après avoir demandé à la Direction d’Asie du Quai d’Orsay de le mettre dans le premier avion pour Bangkok, et à notre ambassade de le convoyer vers le lieu de notre réunion, et au terme de la journée prévue de prières intenses, nous avons pu reprendre nos négociations et enregistrer de nouveaux progrès.

En novembre 1991, dans le Centre de Conférences de l’Avenue Kléber, l’accord de paix était signé. Les forces des Nations Unies furent déployées et la campagne électorale lancée. Lorsqu’ils ont compris qu’ils allaient perdre les élections, les Khmers rouges ont bien tenté de les saboter mais notre fermeté a payé : les élections se sont tenues dans la paix. Le Cambodge, à nouveau indépendant, a pu commencer à se relever lentement d’une tragédie qui a failli anéantir tout un peuple.

A travers cet exemple trop long, j’ai souhaité illustrer la complexité inévitable d’une architecture de négociation dès lors que les parties prenantes sont multiples, mais aussi, au bout du compte, l’irréductible facteur humain qui est au cœur du métier du diplomate.

J’ai voulu montrer aussi que, quand elle le voulait, la France pouvait encore exercer une influence décisive sur le cours des événements, même à l’autre bout du monde.

Je vous remercie.

Texte des débats ayant suivi la communication