Séance du lundi 14 février 2011
par M. François d’Orcival
L’élection du président de la République est l’axe autour duquel s’ordonne notre vie politique depuis 1965. En ouvrant, il y a un peu plus de deux ans, le 7 octobre 2008, la séance solennelle consacrée au cinquantenaire de la Constitution de la Ve République, notre confrère François Terré posait cette question : « Faut-il choisir de bons gouvernants ou soumettre les gouvernants à de bonnes règles de conduite ? ». L’artisan de cette séance et du colloque qui l’avait précédée, notre confrère Pierre Mazeaud, citait Michel Debré résumant l’esprit de notre Constitution d’un mot : « Pas de régime d’assemblée, pas de régime présidentiel », mais un « régime parlementaire organisé ».
Au cours de cette même séance, le président de la République reprenait le discours du général de Gaulle, prononcé le 4 septembre 1958 : « La nation française refleurira ou périra, suivant que l’État aura ou n’aura pas assez de force, de constance, de prestige, pour la conduire là où elle doit aller ».
Idée que le Général avait déjà exprimée à Bayeux, le 16 juin 1946, en disant : « Toute notre histoire, c’est l’alternance des immenses douleurs d’un peuple dispersé et des fécondes grandeurs d’une nation libre groupée sous l’égide d’un État fort… »
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Que suppose un État fort ? Des institutions stables, un exécutif obéi et responsable, un pouvoir dont l’action s’inscrit dans la durée ? Doit-il pour cela être incarné par un président de la République élu au suffrage universel ? Cette question est ouverte ; elle est légitime. Mais le général de Gaulle y répond, comme s’il voulait clore le débat, le 30 janvier 1964, au cours d’une conférence de presse. Voici ce qu’il dit :
« Le peuple souverain, en élisant le président, l’investit de sa confiance. C’est là le fond des choses et l’essentiel du changement accompli. »
Il précise également ceci : « Il doit être évidemment entendu que l’autorité indivisible de l’État est confiée tout entière au président par le peuple qui l’a élu, qu’il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui, enfin qu’il lui appartient d’ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d’autres… »
Ainsi le chef de l’État, investi de la confiance du peuple, exerce l’autorité indivisible de l’État jusqu’au pouvoir suprême dont il est détenteur, en tant que « chef des armées », seul en mesure de déclencher le feu nucléaire. Sommes-nous devant la définition d’un pouvoir absolu ?
C’est en tout cas celui que dénonce son adversaire à l’élection présidentielle de décembre 1965, François Mitterrand. Celui-ci écrit alors : « J’admire la sûreté de la méthode qui a permis au chef de l’État, de retouche en retouche, et sans crise grave, de construire son pouvoir absolu sur des institutions faites apparemment pour l’empêcher. L’élection du président de la République au suffrage universel, acceptable en soi, n’avait pas d’autre but que de parachever la lente dénaturation des institutions politiques qui régissent la France. »
François Mitterrand appelle cette méthode le « coup d’État permanent ». « Entre de Gaulle et les républicains, ajoute-t-il, il y a d’abord, il y aura toujours, le coup d’État… »
Belle audace ! Lorsqu’il sera élu à son tour, longtemps après, François Mitterrand « s’accommodera », le mot est de lui, de ces pouvoirs, en déclarant dans un entretien, le 9 décembre 1981 :
« Le premier ministre et les ministres sont chargés d’exécuter la politique définie par le président de la République. Lorsqu’il s’agit de décider dans un moment difficile, c’est à moi qu’il incombe de décider. Je suis le premier responsable de la politique française. »
Que le fondateur de la Ve République et son principal opposant se soient finalement accordés sur la pratique de ces institutions n’a certes pas mis fin au débat, on l’a vu avec la réforme du 28 juillet 2008 ; au moins cela a-t-il conclu le dernier épisode en date d’une histoire institutionnelle particulièrement heurtée.
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L’actuel président de la République est le sixième de la Ve République, et le vingt-troisième président de la République… Six présidents de la Ve République, deux de la IVe, quatorze de la IIIe – et un seul de la IIe République. Sept ont été élus au suffrage universel direct, les seize autres l’ont été par le Sénat et la chambre des députés réunies en congrès.
Le mode d’élection de ces présidents de la République a-t-il influé sur leurs pouvoirs, et sur leur manière de les exercer ? Pour quels motifs ce mode d’élection a-t-il été décidé ?
Le général de Gaulle se rappelait des Grecs demandant au sage Solon : « Quelle est la meilleure Constitution ? » Le sage leur répondit : « Dites-moi d’abord pour quel peuple et à quelle époque ? »
Remarque préalable. Il n’y a de président de la République, donc d’élection du chef de l’État, que depuis 1848 et non pas depuis 1792, année de naissance de la République.
Cette première République élit une Constituante, une Législative, une Convention, mais pas de président, même si Robespierre impose sa dictature. Elle rédige une première Constitution en 1791 (210 articles), une seconde en 1793 (124 articles), dont elle ne fait rien, une nouvelle en 1795 (377 articles) pour défaire la précédente, avec deux assemblées au lieu d’une, qui désignent un directoire à cinq afin d’éviter le retour d’un Robespierre. Puis ce sera le consulat à trois.
La République ne cesse de chercher son exécutif. Et comme les uns n’ont pas le pouvoir de censurer, et les autres pas celui de dissoudre, toute crise se résout en coups d’État : Neuf Thermidor, Dix-huit Fructidor, Trente Prairial, Dix-huit Brumaire…Le général Bonaparte le dit alors avec force: « Il nous faut une unité de pensée, militaire, diplomatique et financière. ».
Avec la Constitution de l’an VIII, le Sénat en fait un Premier consul. Il en demande plus. Mais comme il sent de la résistance, il passe au-dessus des assemblées, s’adresse au peuple. Lequel plébiscite le consulat à vie. Le général Bonaparte s’installe aux Tuileries, siège de l’Ancien régime.
Cela nous vaut la formule sublime du sénatus-consulte daté du 18 mai 1804, 28 Floréal an XII, dernière date du calendrier révolutionnaire: « Le gouvernement de la République est confié à un empereur, qui sera appelé empereur des Français. » La République a coupé la tête du roi, elle n’a pas de président, elle se donne un empereur !
En moins de dix ans, on aura expérimenté à la fois ou successivement, le régime d’assemblée et la dictature, dictature de la terreur ou dictature militaire, le suffrage universel et le référendum plébiscitaire. Au mois de novembre 1789, Mirabeau avait prévenu les révolutionnaires : « Il n’y a pas de moyen d’établir une force politique sérieuse si le pouvoir exécutif et la puissance législative se regardent comme ennemis. »
Avec le Premier consul, avec l’empereur, le pouvoir exécutif a repris le dessus. L’empereur exerce un pouvoir absolu jusqu’à sa défaite militaire. Ce n’est que durant les Cent-Jours, quand il juge nécessaire de retrouver un équilibre institutionnel et qu’il se dit « vieilli », que Napoléon promulgue un texte rédigé avec Benjamin Constant – « l’acte additionnel aux constitutions de l’empire » -, charte libérale inspirée de celle de 1814, dans lequel il restaure le suffrage universel et crée deux chambres auprès de lui.
D’une Restauration à l’autre, Louis XVIII s’appuie sur sa charte de 1814, celle d’un monarque adossé à deux chambres (les Pairs et les députés). Et quand la révolution de Juillet porte Louis-Philippe au pouvoir, c’est le roi des Français qu’elle installe, le monarque constitutionnel, tenu d’appliquer cette même charte. Mais comme le roi n’a pas l’intention d’être un monarque inerte, il entend bien que le gouvernement ait sa confiance en même temps que celle de l’assemblée. Une double clé que l’on qualifiera d’« orléaniste » (régime dont notre confrère, le chancelier Gabriel de Broglie, est le meilleur expert).
Cela n’empêche pas l’insurrection parisienne de février 1848. Le roi s’exile, une nouvelle République est proclamée. Elle commence, comme la première, par l’élection, au suffrage universel, d’une assemblée constituante qui rédige une Constitution en 116 articles.
Voici la nouveauté. Son article 43 prévoit: « Le peuple français délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président de la République ». C’est la première fois que ceci figure dans un texte.
L’article 45 précise qu’il est élu pour quatre ans et qu’il est élu, article 46, « au suffrage direct de tous les électeurs des départements français et d’Algérie », donc au suffrage universel. La décision de passer par le suffrage universel n’est pas allée de soi ; elle a été prise par l’assemblée au terme d’un intense débat.
D’un côté, Jules Grévy, avocat, député du Jura, et futur président de la République ; il redoute le plébiscite bonapartiste et plaide pour l’élection du président par l’Assemblée. « Oubliez-vous, dit-il, que ce sont les élections de l’an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône et de s’y asseoir ? »
De l’autre, Lamartine, qui croit à la grâce du suffrage populaire : « On peut empoisonner un verre d’eau, dit-il ; on n’empoisonne pas un fleuve. »
L’élection du président de la République au suffrage universel est approuvée par la Constituante à l’écrasante majorité de 627 voix contre 130. Sévère défaite de Jules Grévy. Mais, bien que fort de ce mode d’élection, le pouvoir du président est limité par deux contraintes : d’abord il n’est rééligible qu’après un intervalle de quatre ans, ensuite il ne peut ni dissoudre ni proroger l’Assemblée – ce serait « un crime de haute trahison ».
Or cette Assemblée est définie par l’article 20 qui dit : « Le peuple français délègue le pouvoir législatif à une assemblée unique » – contrairement aux deux chambres du régime « orléaniste ». Elle est élue, elle aussi, au suffrage universel, mais pour trois ans. Et elle ne peut pas renverser le gouvernement.
Nous voici devant la contradiction déjà soulevée par Mirabeau : si le pouvoir exécutif et la puissance législative se regardent comme ennemis, sans que ni l’un ni l’autre ne puisse l’emporter, tout conflit se transforme en crise de régime.
Eh bien, c’est ce qui va se passer.
L’élection du président de la République a lieu le 10 décembre 1848. De retour de son exil londonien, Louis Napoléon Bonaparte a fait campagne sur le nom de son oncle. Jusqu’à Jacques Chirac en 2002, aucun président de la République ne triomphera avec un tel score: il obtient 75% des voix, contre 19% à son principal concurrent, le général Cavaignac, cependant que Lamartine ne réunit qu’une poignée de suffrages.
Conformément à l’article 48, Louis Napoléon monte, le 20 décembre, à la tribune de l’Assemblée nationale, pour prononcer ce serment devant elle :
« En présence de Dieu et devant le peuple français, représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique une et indivisible et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution. »
Le soir même, il est installé là où l’Assemblée l’a décidé : au palais de l’Elysée. Décision symbolique : le président ne logera pas aux Tuileries, siège du pouvoir monarchique et impérial. On lui désigne l’Élysée parce que c’est une résidence plus modeste.
Très vite, le prince président trouve en face de lui un gouvernement qui lui déplaît et une assemblée rétive qui lui discute jusqu’à ses frais de représentation. Le conflit est inévitable.
Louis Napoléon s’adresse aux députés :
« La France, inquiète parce qu’elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté, de l’élu du 10 décembre… »
« L’élu du 10 décembre » : on voit bien qu’il y a pour lui une légitimité supérieure, sa propre élection au suffrage universel.
« Or cette volonté, poursuit-il, ne peut être sentie que s’il y a communauté d’idées, de vues, de conviction, entre le président et ses ministres » – autrement dit, le gouvernement doit être responsable devant le président avant d’être l’émanation de l’Assemblée.
Or le temps presse : le président de la République n’a qu’un mandat de quatre ans, abrégé de six mois par l’Assemblée. Louis Napoléon anticipe l’échéance : il brise le pouvoir législatif par le coup d’État du 2 décembre 1851 (trois ans après son élection), profitant du fait que l’Assemblée a commis l’erreur de toucher au suffrage universel, en réduisant le nombre des électeurs.
Dès le lendemain de son coup, il rétablit le suffrage universel sans restriction, comme son oncle en 1815, et il fait ratifier ses pleins pouvoirs par un plébiscite. Succès. Le peuple censure l’Assemblée. Le prince président est libre de proclamer l’empire, un an plus tard, et de quitter l’Élysée pour revenir aux Tuileries. Comme l’oncle empereur.
Ce n’est donc pas le mode d’élection du président qui aura condamné la IIe République, mais le double véto qu’elle avait cru devoir instaurer, l’impossibilité de censurer d’un côté, l’impossibilité de dissoudre, de l’autre.
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Deuxième remarque : à la chute du Second empire, le retour de la République n’est pas une évidence, puisqu’il va falloir quatre ans pour trancher entre ce retour et celui de la monarchie. Mais la République revient par le président de la République. Car en effet, Thiers, chef de l’exécutif provisoire, obtient le titre de président de la République après avoir réprimé la Commune. La République finit par s’imposer, grâce à un amendement qui porte, non sur la forme du régime, mais sur l’élection du président : « Le président de la République, dit l’amendement Wallon, est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre réunis en Assemblée nationale. »
Ce texte, voté le 30 janvier 1875, par une voix de majorité, ouvre la porte à la rédaction des lois constitutionnelles de février et juillet 1875.
On vient de le voir, l’élection du président de la République ne se fait plus au suffrage universel direct. Ce mode d’élection a été tué par le coup d’État. Une fois a suffi, estiment les législateurs échaudés. Le président est donc élu par les deux chambres réunies, comme une émanation du régime d’assemblée. Plus de chambre unique non plus. Il l’est pour sept ans, un mandat plus long que celui des députés ; il est rééligible. Il nomme à tous les emplois civils et militaires, ministres inclus, il assure l’exécution des lois, dispose de la force armée (mais ne la commande pas) ; négocie et ratifie les traités, ce qui revient à diriger la politique étrangère – début d’un « domaine réservé ». Enfin, il dispose du droit de dissolution de la chambre – sur avis conforme du Sénat. Et comme, entre-temps, le palais des Tuileries a été incendié, il revient pour toujours à l’Élysée.
Les rédacteurs des lois constitutionnelles de la IIIe République ont ainsi amendé les pires défauts des deux Républiques précédentes, en s’inspirant du modèle orléaniste. Ils les ont suffisamment amendés en tout cas pour que ce nouveau régime dure soixante-quinze ans. Mais cela va se faire au prix de l’effacement du président qui n’aura jamais le dernier mot sur le pouvoir parlementaire.
Théoriquement pourtant, la Constitution lui en donne les moyens.
Le maréchal Mac Mahon (élu en 1873) le croit. La crise entre la Chambre et lui dure du mois de mai 1877 au mois de janvier 1879. Il veut, comme Louis Napoléon avant lui, un gouvernement à sa main ; la Chambre le censure ; il la dissout. Mais de nouvelles élections renvoient une chambre plus hostile encore. Il n’a plus qu’un choix : se soumettre ou se démettre. Il se démet.
Du coup, l’usage du droit de dissolution est tué dans l’œuf. Cette démission consacre la prééminence de la Chambre. C’est la revanche de Jules Grévy. D’ailleurs celui-ci succède à Mac Mahon, et s’engage solennellement à ne rien faire qui puisse contredire le souverain représenté par les députés, seuls élus du suffrage universel.
Alexandre Millerand, en 1924, Gaston Doumergue, en 1934, tenteront l’un comme l’autre d’imposer leur autorité à la Chambre, sans plus de succès que Mac Mahon. En soixante-quinze ans, la IIIe République verra passer plus de cent gouvernements – leur durée de vie moyenne étant de huit mois.
Cet exécutif instable n’empêche pourtant ni Sadi Carnot ni Félix Faure de conclure l’alliance franco-russe, ni Émile Loubet de présider à l’Entente cordiale. Comme si la politique extérieure devait échapper au provisoire. La Grande Guerre révèle même deux hommes d’État, deux grands caractères, un président de la République, Raymond Poincaré, un président du conseil, Georges Clemenceau – au point que le second puisse reprocher au premier « ses trois années de pouvoir personnel » dans la conduite de la guerre. « Pouvoir personnel », c’est dire !
Ces circonstances exceptionnelles ne vont pas se reproduire. Le régime disparaît lorsque les faiblesses de sa constitution éclatent dans le désastre militaire. Le 10 juillet 1940, comme en écho au sénatus-consulte de 1804, la Chambre de Front populaire, élue en 1936, remet les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. La IIIe République a vécu.
Mais qui était, où était le président ?
C’était Albert Lebrun, élu par les deux Chambres en 1932, réélu en avril 1939 ; Lebrun, qui avait autant de pouvoirs que Poincaré, mais qui s’efface dans l’humiliation nationale après avoir regardé passer les événements, en ayant même renoncé à donner son avis en public, à s’exprimer par un simple message à l’Assemblée. Lebrun, qui dira au général de Gaulle : « Je n’étais responsable que de la formation du gouvernement. Je n’étais responsable ni de l’indépendance, ni de l’intégrité de la nation, ni même de la légitimité. Je regretterai toute ma vie de m’être laissé aller à désigner un chef de gouvernement qui a renoncé à la légitimité républicaine, à l’indépendance nationale et à l’intégrité du territoire. Si j’avais été responsable, je serais allé à Alger. »
Voilà donc le grand mot : responsable ! Responsable devant la nation au lieu d’être l’élu des Chambres, responsable en disposant d’un outil décisif au moment du drame…Ah, si Lebrun avait pu faire appel à un article 16 au printemps 1940… Mais le peu dont il pouvait faire usage, il ne s’en était pas servi. Le procès des institutions de la IIIe République, leur impéritie, leur incapacité devant l’épreuve, ce procès n’est-il pas en réalité celui de la faiblesse et de l’impuissance des hommes ?
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Troisième remarque : le désastre militaire et politique de 1940, suivi par le régime de Vichy, justifie la naissance de nouvelles institutions. Mais de quelle République ? Au mois de juin 1946, le général de Gaulle insiste : « La nation se retrouve rompue, dit-il à Bayeux, plus bas qu’elle n’était avant que l’aventure commence. Il suffit d’évoquer cela pour comprendre à quel point il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent les effets de notre perpétuelle effervescence politique. »
Quand il prononce ce discours, le Général n’était déjà plus chef du gouvernement provisoire, n’ayant pas voulu être prisonnier, comme d’autres, de « l’effervescence politique » et de l’oligarchie parlementaire. Les Français venaient de rejeter par référendum, le 5 mai 1946, une première Constitution dans laquelle le pouvoir était remis à une Assemblée unique…Un nouveau texte est finalement adopté le 13 octobre suivant, créant la IVe République. Élu par les deux chambres, cela ne change donc pas de la République précédente, le président n’a qu’un droit de dissolution limité et le gouvernement n’est responsable que devant la chambre des députés.
Le général de Gaulle qui voulait tout autre chose, est furieux. D’accord avec lui, Léon Blum déclare : « On sort du provisoire, on entre dans le précaire. »
Une nouvelle période d’instabilité ministérielle lui donnera raison.
Le premier président de la IVe République, le socialiste Vincent Auriol, est d’autant mieux élu qu’il présidait déjà l’Assemblée. Il présidera le conseil des ministres. Au terme de son septennat, il faut treize tours de scrutin, à Versailles, en décembre 1954, pour élire son successeur, René Coty.
« Je ne me fais aucune illusion, si je suis président de la République, dit celui-ci, c’est parce que j’ai été opéré de la prostate. Cette opération m’a dispensé de prendre parti pour ou contre la CED » – le projet d’armée européenne repoussé l’été précédent… On se souvient du mot de Clemenceau : « Il y a deux choses inutiles en ce bas monde, la prostate et la présidence de la République. »
Et pourtant, c’est bien ce président de la République qui va user de tous les pouvoirs que lui confère la Constitution : le droit de dissolution, celui de s’adresser au pays, de s’exprimer par un message aux assemblées. Certes, cela ne sauvera pas le régime. Au moins, c’est lui qui prend la responsabilité de faire appel au « plus illustre des Français », au mois de mai 1958 – au moment du coup de force d’Alger. « C’est en annonçant l’article 16 avant la lettre que le président Coty évita la guerre civile quand il exigea du Parlement de cesser son opposition au retour du général de Gaulle », peut-on lire dans les « Mémoires d’espoir ».
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Entre la IVe République et la IIIe, il y a similitude dans les carences institutionnelles comme dans l’agonie : la IIIe vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, la IVe les remet – pour six mois seulement – au général de Gaulle. Six mois, le temps de mettre au point, enfin, le « redressement » à travers les institutions qu’il avait décrites à Bayeux. Ainsi, on referme la parenthèse des institutions de la IVe République pour revenir à celles qui auraient dû renaître à la suite du désastre de 1940.
Voici donc la Ve République, approuvée par référendum, l’État fort, le chef de l’État responsable, élu pour sept ans, doté d’un article 16 qui lui confie des pouvoirs exceptionnels, armé du droit de dissolution de l’Assemblée nationale. Quant au gouvernement, conduit par un premier ministre, nommé, comme les ministres, par le président de la République, il doit avoir sa confiance au même titre que celle du Parlement.
Mais en contrepartie, le gouvernement a la maîtrise de l’ordre du jour de l’Assemblée, il encadre ses votes, limite la censure, cependant que le scrutin majoritaire oblige au regroupement des partis pour former des majorités plus solides.
En 1958, le président est élu par un collège de 80 000 délégués. Pourquoi avoir choisi un tel collège plutôt qu’un autre mode d’élection? Le Général ne veut pas être à nouveau l’élu des Chambres, tandis qu’il est jugé difficile de donner à nos possessions africaines et d’outre-mer le pouvoir d’arbitrer le suffrage des électeurs de métropole. On se souvient que le suffrage universel de 1848 était étendu aux départements français d’Algérie ; manifestement, le Général ne veut pas voir sa légitimité dépendre de voix ultramarines.
Autorité, responsabilité, légitimité : le général de Gaulle parvient à clore le drame algérien, dont la IVe République était morte, en procédant à deux référendums successifs qui lui apportent deux fois le soutien populaire. En juillet 1962, l’Algérie a célébré son indépendance ; nos colonies africaines ont fait de même ; la tâche la plus difficile ayant été accomplie, les partis vont-ils vouloir retrouver leur pouvoir d’antan?
Le 22 août 1962, un ultime attentat manque de peu le Général. D’une certaine manière, il peut y voir le signe du destin pour consolider sa légitimité. Le 20 septembre, il annonce aux Français : « Un des caractères essentiels de la Ve République, c’est qu’elle donne une tête à l’État. Cependant, pour que le président de la République puisse porter et exercer effectivement une charge pareille, il lui faut la confiance explicite de la nation. » C’est-à-dire l’élection au suffrage universel direct. Comme en 1848. Mais sans les entraves que le législateur de l’époque avait placées sur son autorité.
Et, comme en 1848, la polémique fait rage. N’ayant pas la moindre chance d’obtenir ce qu’il veut par un vote identique des deux chambres, le Sénat et l’Assemblée, de Gaulle décide d’en passer par le peuple : par référendum. Tous les Jules Grévy du moment se dressent comme un seul homme. Au Sénat, le président, Gaston Monnerville, dénonce la « violation outrageante de la Constitution » et l’abus de pouvoir. René Coty parle d’un « coup d’État constitutionnel ». Paul Reynaud, celui qui alla chercher le Général en juin 1940 pour en faire un secrétaire d’État à la Guerre, déclare à l’Assemblée : « Allez dire à l’Élysée que notre admiration pour le passé est intacte, mais que cette Assemblée n’est pas assez dégénérée pour renier la République. »
La coalition des antigaullistes de droite et de gauche parvient à voter la censure du gouvernement. L’épreuve de force est engagée. Le premier ministre présente sa démission, le Général la rejette ; le voici seul contre la représentation nationale. Comme Mac Mahon, il dissout l’Assemblée. Va-t-il se soumettre, se démettre ? Les Français vont trancher. Deux fois. En votant au référendum sur le mode d’élection du président de la République, puis aux élections pour renouveler l’Assemblée dissoute. Et l’on va voir que l’on n’est plus en 1877.
Premier test, le 28 octobre 1962 : le « oui » au référendum, qui est un « oui » à de Gaulle (l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct) obtient 62% des voix. Deuxième test, au mois de novembre : le Général gagne aussi les élections législatives. Majorité absolue. Les Jules Grévy de droite et de gauche sont sèchement battus.
En deux mois, un référendum et deux tours de scrutin, le général de Gaulle a établi sa République présidentielle et majoritaire, son exécutif légitime et responsable. Il a résisté au putsch militaire, aux attentats, à la rébellion parlementaire ; le suffrage universel consacre en 1965 « l’homme de la nation que celle-ci a mis en place pour répondre à son destin ».
« Coup d’État permanent », proteste donc François Mitterrand. Mais où est le coup d’État ? Et coup d’État contre qui ? Contre l’Assemblée ? Mais quand le pouvoir émane directement du peuple, qui est dépositaire de la légitimité ? Tocqueville le libéral disait en 1848 aux députés de la Constituante : « Êtes-vous ici par hasard, en vertu du droit divin ? Vous êtes ici par la volonté du peuple…Eh bien quand vous aurez prononcé officiellement ce mot fatal : « Nous avons plus confiance en nous-mêmes que dans la nation qui nous envoie : nous nous croyons plus républicains qu’elle »… ce jour-là, vous perdrez cette force morale. »
C’est bien sur cette force morale que le Général a voulu bâtir cette République. Certes, tant le pouvoir de dissolution du président, que la différence de durée entre les mandats des députés et celui du chef de l’État peuvent conduire à l’élection d’une majorité parlementaire opposée à celle du président de la République. Cela met en face à face deux légitimités. Mais qui l’emporte au terme de cette « cohabitation » ?
En cinquante ans, nous aurons vécu trois expériences. Celle de 1986-1988 s’est conclue par la victoire du président en fonction, François Mitterrand ; celle de 1993-1995 s’est terminée par celle du camp opposé, mais le président ne se représentait pas. Celle de 1997-2002 a reproduit le cas de 1986, et Jacques Chirac, le président en fonctions, l’a emporté sur la majorité qui lui était hostile.
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Le sage Solon avait donc bien posé le problème : quelle Constitution, pour quel peuple, à quelle époque ? En plus de deux siècles d’histoire politique, nous avons expérimenté plus d’une quinzaine de Constitutions, deux chartes, cinq Républiques et deux types de régimes parlementaires : l’un où le pouvoir de l’assemblée domine, il aura duré quatre-vingt-sept ans, l’autre où c’est l’exécutif, le nôtre, qui dure depuis cinquante-deux ans.
Ainsi, en France, on constate que lorsque l’assemblée domine, le président est élu par le Parlement ; quand c’est l’exécutif, il est élu par le peuple.
Cela signifie-t-il que le général de Gaulle aurait eu moins de pouvoirs s’il n’avait pas été élu au suffrage universel ? On notera qu’il a exercé les pleins pouvoirs alors qu’il n’avait pas encore été élu au suffrage populaire. À l’inverse, un chef de l’État élu au suffrage universel a-t-il nécessairement plus de pouvoirs à la tête de l’exécutif?
En France, nous n’en savons rien, nous en sommes réduits aux hypothèses. Il faut aller chercher les exemples à l’étranger : le président de la République est élu au suffrage universel dans cinq autres pays européens : en Finlande, en Islande, en Irlande, en Autriche et au Portugal. Dans chacun de ces pays, malgré ce type de scrutin, c’est le chef de la majorité parlementaire qui gouverne. Le chef de l’État ressemble au souverain des monarchies européennes devenues des démocraties parlementaires (Royaume Uni, Espagne, Suède, Norvège, Danemark, etc.) qui ne sont pas instables pour autant.
Peut-on distinguer bonne gouvernance et bons gouvernants ? On sait seulement que le présidentialisme tempéré est une singularité française. (Le cas américain mériterait une autre étude). Or celui-ci a été accentué par l’adoption de deux mesures : la réduction du mandat présidentiel à cinq ans, qui correspond à la durée du mandat des députés (référendum de l’an 2000) ; l’inversion du calendrier électoral pour faire suivre la présidentielle par les législatives. On a ainsi fait coïncider l’élection du président et celle des députés.
Cette double décision, le quinquennat et le calendrier, a eu pour effet d’annexer la majorité parlementaire à la majorité présidentielle. Une seule voix. Omnipotence du président. Il est de moins en moins probable de voir le pouvoir législatif s’opposer à la puissance de l’exécutif. L’institution est ainsi tout entière construite autour de la personne du chef de l’État.
Conséquence : le président de la République est devenu officiellement le chef de la majorité, c’est la pratique du président actuel, ce qui l’expose directement à « l’effervescence » de l’opinion publique. « Tout se passe, notait déjà René de Lacharrière, comme si les institutions étaient agencées dans le but de fournir à la France un chef d’État aussi contesté que possible…»
La révision constitutionnelle de juillet 2008 n’y a rien changé. Le changement du mode d’élection du chef de l’État y changerait-il quelque chose ? Sans aucun doute. Mais qui voudra le réformer, avec quels moyens et pour quel profit ? On pourrait dire, en reprenant l’image de Lamartine, que le fleuve du suffrage universel emporte tout sur son passage.
Texte des débats ayant suivi la communication
Sources bibliographiques
« Institutions politiques et droit constitutionnel », par Maurice Duverger, Presses universitaires de France, 1960.
« La présidence de la République en France », par Jean Massot, La Documentation française, 1977.
« La Ve, quelle République ? » par René de Lacharrière, Puf, 1983.
« Le directoire et le consulat », par Jean Tulard, Puf, 1991.
« Droit constitutionnel et institutions politiques », par Olivier Duhamel, Seuil, 2009.
« Histoire des présidentielles », par Olivier Duhamel, Seuil, 2008.
« Mémoires d’espoir », par Charles de Gaulle, Plon, 1970.
« Le coup d’État permanent », par François Mitterrand, Plon, 1965.