séance du lundi 17 mars 2008
par Bernard Bourgeois
Monsieur le Président, vous m’avez dit autrefois, et vous l’avez rappelé récemment devant notre Compagnie, que l’ouvrage de Kojève Esquisse d’une phénoménologie du droit était à vos yeux le plus grand texte sur le droit produit par le XXe siècle ; je crois qu’il l’est, en effet, et quelle que soit sa vérité, par son ampleur, par sa radicalité et par sa fulgurance. Mais on sait que le même Kojève tenait pour le plus grand de tous les philosophes, dans tous les temps, pour la seule « grande vedette » de l’histoire de la pensée universelle, celui dont son inspirateur, aussi dans le livre à l’instant cité, il s’agit de Hegel, n’avait été pour lui que le « satellite », à savoir Kant. Hegel, satellite de Kant, tout comme, pour compléter, dans le quatuor philosophant suprême de l’humanité, le couple moderne par le couple antique, Aristote fut le satellite de Platon. Les astres philosophiques, en Platon et Kant, bouleversent, révolutionnent le monde réel par la lumière nouvelle qu’ils répandent sur lui, dont ils l’enveloppent en l’idéalisant, c’est-à-dire, au fond, en niant sa réalité. Leurs satellites, Aristote et Hegel, plus modestes, moins hautains, font davantage la part des choses, tempèrent par leur réalisme prudent attentif aux situations singulières l’idéalisme universaliste critique dont les astres de la pensée frappent ces situations. On pourrait le vérifier en ajoutant encore un couple aux deux couples retenus par Kojève, en intercalant entre le couple Platon-Aristote et le couple Kant-Hegel, le couple Descartes-Leibniz, Descartes : le cavalier conquérant, Leibniz : l’administrateur conciliant. L’évocation de Leibniz, comme moyen terme de la séquence Aristote-Hegel, ne peut alors que m’inciter — il fut en effet non seulement philosophe, mais juriste professionnel — à spécifier le sens de la différence fondamentale qui affecte la position ou la posture du philosophe à l’égard du réel, en la concentrant dans le domaine du droit.
Or, ce domaine du droit — c’est là sa particularité — ne peut pas ne pas appeler la philosophie, et précisément sa divergence ou ce partage d’elle-même en idéalisme et réalisme. Car le droit, ainsi que Leibniz, justement le définissait, est une « puissance morale », identifiant, en tant que telle, ces différences ou ces opposés que sont, d’un côté, la puissance, l’efficience, la causalité, la nécessité caractéristique de toute réalité, et, de l’autre côté, l’idéalité essentielle à ce qui est moral, la normativité, l’obligation. Ce mixte qu’est le droit, cette intimité des opposés qui le constitue, c’est sa contradiction. Il n’est, lui dont la destination est d’égaliser ou de concilier, en son actualisation juste, les différends, les conflits, les contradictions, qu’en assumant, et à jamais, sa contradiction essentielle, et dans sa théorie et dans sa pratique de lui-même. Assumer cette contradiction, non pas la supprimer, soit dans un droit moral dont l’idéalité absolutisée détruirait fanatiquement le réel, soit dans un droit socio-politique dont le réalisme chasserait toute idéalité, c’est-à-dire, en l’un et l’autre cas, dans la suppression même du droit : d’un côté, Robespierre, que Hegel rapprochait d’ailleurs de Mahomet, de l’autre — pour m’en tenir au plus nobles et grands représentants, Comte (qui, au nom des devoirs sociaux, raye de son catéchisme le nom même du droit) et Marx (qui, dans ses droits réels, nie la réalité même du droit). Une telle suppression serait aussi, au demeurant, une suppression de la philosophie. Celle-ci est bien plutôt appelée par un droit qui veut simplement maîtriser, contenir, gérer sa contradiction afin d’accomplir sa destination, et qui, alors, est amené à réfléchir sur lui. La philosophie du droit le fait se comprendre et pratiquer dès lors selon l’alternative de sa version idéaliste et de sa version réaliste. La première soumet la réalité plurielle à l’unité ou universalité idéale du droit comme au principe qui la commande, et l’on a Platon et Kant (Descartes se gardant d’ébranler les grands corps juridiques par sa critique). Dans la seconde, la totalité réelle intègre à elle l’idéalité du droit comme la base qui la porte, mais qu’elle relativise et dépasse, et l’on a Aristote, Leibniz et Hegel. Je me propose d’examiner dans son orientation générale – que j’ai essayé de situer dans la problématique globale du rapport entre le droit et la philosophie – le traitement par Hegel de la question du droit, toujours en question dans lui-même en raison de sa contradiction que le philosophe s’emploie à maîtriser sans se contredire lui-même, à un deuxième niveau, en la redoublant et l’aggravant.
J’évoquerai d’abord la conception que Hegel se fait de l’être du droit, de son statut, à travers son ancrage socio-politique. Puis la manière dont il envisage l’acte du droit, son exercice, à travers sa réalisation juste, et judiciaire, de lui-même. Dans ces deux moments, et pour mieux faire ressortir le sens et la portée de l’apport de Hegel sur le droit, je renverrai en amont, vers son grand interlocuteur kantien, et, en aval, vers nous-mêmes, qui pouvons encore l’avoir aujourd’hui pour interlocuteur précieux, dans notre embarras à penser et réaliser le droit actuellement.
Les deux plus grandes philosophies modernes du droit, celle de Kant et celle de Hegel, le libèrent de son lien traditionnel avec la nature ou la surnature, dont l’homme tient son être reçu et qui déterminent ou limitent son agir, son interagir, alors orienté par la sensation ou le sentiment vers un bonheur et un bien qui l’intéressent. Le droit n’est plus, comme le disait Leibniz et le pensait encore tout le XVIIIe siècle, le pouvoir de faire ce qui est juste en tant que celui-ci est le publiquement utile, donc désirable, ainsi mobilisant ou déterminant. Kant et Hegel encadrent la prise de conscience par l’homme qu’il est lui-même, un Soi réfléchi seulement, et par là autarciquement, en lui-même, dans son vouloir capable de s’arracher à toute détermination donnée et de s’auto-déterminer comme vouloir radicalement libre à l’égal de tout autre homme. L’affirmation à portée ainsi universelle d’un tel Soi libre – la personne – en chaque individu humain se réalise alors dans le monde pour autant que celui-ci est fait, non seulement techniquement, naturellement, mais aussi humainement, spirituellement, par la reconnaissance mutuelle garantie des libertés, et pour chacune de celles-ci, un monde sien. Une telle réalisation extérieure, dira Kant, objective, dira Hegel, de la liberté alors garantie par la force des libertés accordées entre elles, c’est le droit. Le droit est ainsi défini dans son nouveau principe comme la liberté se donnant la force d’exister. Il est tel à travers une sorte d’argument ontologique pratique faisant de lui ce dont l’essence enveloppe l’existence, mais appliqué à l’esprit fini, à l’esprit humain, comme tel divisé, même dans sa communauté, en lui-même ; le droit avoue de la sorte sa contradiction essentielle au cœur de son nouveau principe : la liberté en tant qu’elle assure le droit peut forcer la liberté en tant qu’elle est assurée par lui. Or, la gestion d’une telle contradiction dépend du sens même, et, plus précisément, du statut même qui est assigné à la liberté au sein de l’existence humaine, et, donc, du statut assigné au droit qui doit la réaliser.
Kant distingue de façon abrupte le réel, naturel, présent en moi dans la sensibilité, de l’idéal, le normatif, l’impératif catégorique, la raison en sa source, qui m’impose de me penser comme un être en soi libre : je dois, donc je peux, immédiatement, toujours. En tant que la norme ou la loi qui, universalisante, réunit, fait coexister les individus libres, régit leurs actes, leur interaction sociale, elle constitue le droit. La liberté réalisée comme droit fondamental se diversifie dans les droits essentiels de l’homme, d’abord le droit de propriété, puis le droit de contracter, etc. Ces droits peuvent être pensés et voulus par tout homme en tant que, raisonnable, il a le sens de l’universel. Mais si le droit n’existe que dans cette actualisation individuelle, privée – comme « droit privé » dit alors Kant –, son existence est précaire, et sa réalisation, donc son être de droit, livrée à l’arbitraire et à la violence. Le droit exige donc, comme droit, un sujet ou agent de son exercice qui soit à la mesure de l’interaction sociale des individus, capable de régler celle-ci, et telle est leur communauté instituée en État. Le droit ainsi public, d’abord par son exercice, est donc le moyen s’assurer l’existence du droit dit privé, du droit en son noyau de droit. Ses dispositions propres – le droit public par son contenu – qui régissent sa propre existence comme société aussi bien civique, politique, que civile, car Kant absorbe encore la société qu’on appellera civile dans l’État, expriment bien la subordination essentielle de celui-ci au droit. L’État kantien insère bien le pouvoir proprement politique, l’exécutif, qui n’est qu’un exécutant, entre les deux pouvoirs traduisant politiquement le droit envisagé en son principe et en sa fin : le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Une telle juridisation de la politique lui fait fléchir le genou devant le droit en renonçant à tout réalisme utilitariste ou opportuniste. « Fiat justitia, pereat mundus ! », car un monde de coquins ne mérite pas d’être. Voilà pourquoi le droit politique, par lequel seul tout le droit existe, est aussi le droit le plus strict et impitoyable. En sa rigueur suprême – les crimes contre l’État sont les plus sévèrement châtiés –, il rappelle à l’exercice du droit la justification de celui-ci, à savoir que la liberté que le droit réalise ne s’affirme en toute son absoluité qu’à l’écoute de l’impératif catégorique qui retentit en sa pureté originaire dans l’intériorité éthique. Certes, pour Kant, un peuple de démons calculateurs de leur intérêt en viendrait à se faire républicain, mais le droit que la république accomplit n’existe solidement que s’il existe au moins, à la cime de l’État, un vrai républicain, voulant le droit (la raison pratique) pour lui-même, c’est-à-dire intérieurement moral ; c’est bien là un minimum. Il est très significatif que Kant désigne l’ensemble de l’éthique ou moralité et du droit par le terme même de « morale », marquant bien par là que, s’il distingue la moralité et le droit, l’ultime fondement du droit est pour lui un fondement moral-éthique, qui impose par son intransigeance la gestion rigoriste du droit et, à travers lui, de l’État.
Il en va autrement chez Hegel, qui, non moins significativement, appelle inversement « droit » l’ensemble de la morale et du droit. Sa Philosophie du droit – premier ouvrage à porter ce titre – comprend bien en elle, dans son milieu, la moralité. Certes, chez Hegel aussi, le droit est la liberté réalisée, l’esprit objectivé (il parle d’« esprit objectif »), dans un monde qui est une seconde nature. Mais Hegel élargit le sens de la réalisation de la liberté : ainsi, en fait partie l’existence subjective, intérieure, morale de la liberté, en tant même qu’elle modifie son existence extérieure ou objective. Une telle liaison de l’intérieur et de l’extérieur, du subjectif et de l’objectif, de l’esprit et de la nature implique alors une conception nouvelle de la liberté rendue par là plus immanente à la réalité. La substitution, à la théologie kantienne du Dieu créateur comme législateur s’adressant aux hommes sans médiateur (le Christ n’est que l’homme absolument moral), de la théologie hégélienne du Dieu créateur qui s’incarne et s’humanise, se traduit bien dans la substitution, à la liberté convoquée d’un coup en sa plénitude dans le surplomb de l’impératif catégorique, d’une liberté exigeant au cœur du monde sa réalisation processuelle de plus en plus totale. Si être libre, pour Hegel, c’est « être chez soi » dans le monde, une telle existence réconciliée ne s’accomplit que progressivement ; la limitation, la négation, la contradiction subsiste d’abord en elle, mais la contradiction se contredit elle-même car elle est comme telle du néant, alors que l’homme veut être. Le non-être d’un niveau du droit, au sens élargi du terme, fait qu’il ne peut être que porté et sauvé par l’être du niveau plus totalisant, par là plus libre, et donc constituant un droit supérieur. Ainsi le droit proprement droit, accord extérieur, donc contingent, du vouloir personnel avec l’universalité de la loi, ne peut être restauré que par le vouloir intérieur, moral, de celle-ci chez le juge. Mais l’universel n’est nécessairement voulu que s’il est déjà voulant, dans l’ancrage préalable de l’individu au sein d’une communauté, déjà familiale, mais plus largement sociale et, plus fondamentalement, nationale-étatique. Le droit politique fait être tous les autres, et d’abord le droit juridique, en les englobant, les dépassant, et, par là, en les relativisant. On comprend que la Philosophie du droit de Hegel ait pour sous-titre « Droit naturel et science de l’État ». Mais on comprend moins bien, si l’objet du droit stricto sensu est intégré dans l’objet de la politique, pourquoi leur tout ainsi hiérarchisé s’expose dans ce qui n’est pas appelé une « Philosophie de l’État » mais, une « Philosophie du droit ».
Car il est bien vrai que le droit que Hegel désigne comme droit abstrait ou formel, celui de toute personne sur toute chose et toute personne, quelle que soit leur si diverse et inégale réalité, ne peut exister que porté par les régulations spécifiques de la sphère plus concrète de la société civile, distinguée par Hegel de l’État, et dont l’universalité, foncièrement libérale, est le lieu tout indiqué de l’administration judiciaire du droit. La justice est bien une fonction sociale, civile, non une fonction étatique, un pouvoir politique. Il n’en reste pas moins, pourtant, que les conditions de son exercice civil sont fixées par l’État et que son contenu, en tant que droit juridique et que droit social, est à la fois complété et limité par le droit supérieur, réalisant plus totalement la liberté, de l’État. Rien, dans l’État, ne peut se faire sans lui, et son abstraction même est sans doute l’activité la plus haute de celui que Hegel appelait le « divin terrestre », image du vrai Dieu, dont l’acte suprême est de se sacrifier. Mais justement, au plus loin de tout totalitarisme politique, le droit total de Hegel s’auto-limite, en sa force assurée, pour faire être tels qu’ils doivent être à leur propre niveau le droit socialisé et, d’abord, le droit stricro sensu. Il n’est pas leur instrument, mais leur garant, aussi éloigné de les dissoudre que de les absolutiser. Et l’État doit veiller à ce que le droit originairement et proprement droit demeure, sans les ajouts socio-politiques qui le concrétisent, lui-même, en sa rigueur abstraite. En tant que tel, il constitue, non pas le fondement, assurément, de l’État – fondement qui est bien plutôt au-delà qu’en deçà de celui-ci –, mais ses fondations, sa base, non-autosuffisante, mais prioritairement nécessaire, dont la maintenance conditionne la solidité de tout l’édifice qui la limite et la dépasse. Tout le droit lato sensu n’est ce qu’il est que par le droit stricto sensu, et c’est pourquoi l’expression de « Philosophie du droit » est pleinement justifiée chez Hegel. Il faut rappeler cette justification dans un temps et dans un lieu où l’État semble s’égarer en voulant assigner à la justice, actualisation occasionnelle négative du juste, une tâche incombant à ce que Hegel appelle la « police », activité sociale plus concrète constante de promotion positive de la sécurité et du bien-être des citoyens. Le droit est utile non pas en jouant les utilités, mais en restant le droit. Sa concrétisation hégélienne se fait strictement conditionner par lui tel qu’en lui-même.
C’est un même trait général qui est vérifié dans l’administration, juridictionnelle ou judiciaire, du droit, telle que Hegel l’expose comme fonction sociale-civile. Je voudrais brièvement l’analyser d’abord quant à la forme, puis quant au contenu de la décision de justice. – Rappelons, en quelques mots, sur le premier point, la position kantienne. De même que le législateur – qu’il soit un, plusieurs ou tous les citoyens – est le souverain de l’Etat, de même, la justice rendue sur lui-même par le peuple des justiciables n’est, en son exercice, que la pure auto-application de la loi. Un droit qui ne peut être fixé dans une loi – c’est le cas du droit d’équité – ne doit pas se traduire judiciairement : l’expression « tribunal de l’équité » enveloppe une contradiction. La justice ne doit pas dépasser dans et par elle-même la législation qui la commande, et, pas plus que le législateur ne doit se faire juge, le juge ne doit se faire législateur dans une jurisprudence alors indûment promue en source du droit. Ce sont, au fond, les ennemis de la justice qui brandissent la sentence : « summum jus, summa injuria ».
Hegel, lui aussi, exalte la loi (Gesetz), qui est le droit posé (gesetzt), exposé en des pensées abstraites, comme telles à la fois simples, par là saisissables par tous, et universelles, par là applicables partout, donc aptes à faire se réaliser le droit. Certes, il sait que la détermination légale, abstraite, des situations réelles, toujours concrètes, ne peut les égaler qu’en multipliant ses abstractions dans un progrès législatif virtuellement infini, les lois risquant de tuer la vertu de la loi. Il sait aussi que la singularité de chaque cas d’application de la loi requiert du juge – qui doit juger, toujours – qu’il assume la contingence nécessaire de sa décision par rapport aux lois, c’est-à-dire le moment jurisprudentiel inévitable de l’acte de justice ; il réintroduit de même dans la justice le moment de l’équité et admet, lui, l’existence d’une cour d’équité. Mais, comme Aristote et Leibniz, Hegel limite le plus possible l’excès juridictionnel de l’équité et de la jurisprudence relativement à la législation, en les soumettant à l’esprit de celle-ci. Un esprit que fait se créer, en synthétisant les lois, cet acte de justice alors lui-même juste qu’est leur codification, le plus grand bienfait offert aux peuples selon l’admirateur du professeur de droit régnant impérialement à Paris. Cet esprit des lois se réalise lui-même en une sorte de spontanéité juridique préservant des effets anti-légalistes à l’instant évoqués de l’inflation judiciaire, en tant qu’il s’ancre dans les institutions socio-politiques comme celles que créait Napoléon, accomplissant le vœu exprimé par Saint-Just pour qui nous avions trop de lois et pas assez d’institutions. C’est donc bien le triomphe de la loi qui, selon Hegel, est assuré par la concrétisation de la justice en la forme de son exercice.
La même leçon se dégage de la conception hégélienne du contenu de la décision de justice ; je prendrai l’exemple du jugement pénal. Repartons une dernière fois de Kant, mais dans un propos expéditif, comme l’est d’ailleurs le traitement kantien de la sanction pénale. Pour Kant, la peine doit être un mal subi qualitativement et quantitativement égal au mal infligé criminellement, et cette application stricte de la loi du talion est un impératif catégorique, notamment dans le cas de la peine de mort sanctionnant un meurtre : Kant dénonce comme un pur sophisme la critique beccarienne de cette peine. Il rejette absolument toute considération anti-juridique d’un bien ou d’une amélioration à produire dans le criminel ou chez les autres par ce criminel puni alors utilisé comme un moyen déshonoré en sa personnalité innée. Un peuple se dissolvant ferait injure à l’humanité en violant l’exigence absolue de la raison juridique, s’il n’exécutait pas dans sa prison, avant de se séparer, son dernier condamné à mort ! L’humanisme kantien ne semble pas être, à cet égard, des plus humains !
Hegel, qui ne fait pas du droit stricto sensu, et d’abord des droits de l’homme, le principe du droit total socio-politique, propose une théorie de la peine manifestement plus humaine. L’intégration dans ce droit total du droit proprement juridique signifie, en effet, la prise en compte, dans la sanction judiciaire, des effets sociaux-politiques supposés de celle-ci, une prise en compte qui, dans le contexte favorable d’une diminution de la dangerosité sociale du crime en rapport avec le renforcement des institutions civiles et étatiques, incite à la modération des peines. Hegel y consent. Il souhaite en particulier la raréfaction de la peine de mort. Sans pour autant rallier Beccaria et son humanisme de l’intérêt. Car il ne fait pas siennes les théories modernes de la peine comme simple moyen de préserver et promouvoir l’existence de la société et de ses membres par son utilité négative préventive (la dissuasion) ou positive curative (amendement). La peine n’est du droit que si elle est d’abord elle-même juste. Et juste, elle ne l’est pas directement comme second mal exigé par un premier mal (le crime) qu’elle ne peut effacer réellement. Elle l’est comme annulation réelle de la volonté criminelle annulant le droit, un droit qui, en soi rationnel, par là non annulable empiriquement, réellement, impose la peine. Mais cette peine, le criminel se l’impose aussi à lui-même, en tant qu’il est un être raisonnable. Comme tel, en effet, il agit nécessairement sous le signe de l’universel, donc en érigeant en loi et droit valable sur lui-même comme sur les autres la négation d’autrui qu’il opère dans le crime. Dans la peine se représailles, il est donc traité et se traite, il est honoré et s’honore comme homme. La modération utilitaire de la mesure de la peine ne peut ainsi que moduler de façon contingente la nécessité conservée de sa détermination originaire par le droit stricto sensu. En sa cime pénale, la concrétisation hégélienne du droit confirme bien la rigueur du droit abstrait, du droit proprement dit, comme sa base, dont l’ébranlement, dans l’embrouillement de la différence rationnellement hiérarchisée des moments du droit global, compromettrait l’existence de tout l’édifice de l’esprit objectif.
Je dirai donc, pour conclure, que Hegel, en intégrant le droit proprement et strictement droit, comme son moment primaire, dans l’existence socio-politico-culturelle, l’a fondé en tant que base à respecter absolument de celle-ci : reconnaissance de la justice par l’Etat qui l’insère en elle, primat de la législation dans la justice qui l’excède, souci prioritaire du juste en sa rigueur dans la pratique humaniste de cette justice. L’abstrait est plus solidement fondé quand c’est le concret, le tout – seul, véritablement, capable d’être – qui le fonde à partir de lui-même. Le message de la philosophie du droit de Hegel est ainsi celui-ci : la prudence aristotélicienne sauve, mais en l’exigeant tel qu’en lui-même, le courage platonicien, la sagesse leibnizienne l’héroïsme cartésien, et finalement, l’absolution hégélienne le tranchant kantien. Ce message de la dernière très grande philosophie qui ait existé et à travers laquelle seule peut ainsi se penser radicalement notre époque, me semble particulièrement précieux pour celle-ci, qui a trop perdu – et elle en meurt – le sens de la norme ou de la loi, c’est-à-dire du droit comme réalisation rigoureuse, en pleine rigueur, de la liberté.