Philippe Levillain : Le silence de Pie XII

Le silence de Pie XII

Philippe Levillain
membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Il est d’étranges coïncidences. Le 4 mars dernier, l’ouverture des Archives du pontificat de Pie XII devenait effective. Longtemps réclamée, longtemps refusée, longtemps annoncée, souvent repoussée, et enfin accessible, la consultation de ces Archives est censée mettre fin à la grande question du silence de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale sur les violences, essentiellement sur la déportation et l’extermination des Juifs. Une poignée de chercheurs furent admis dans des locaux exigus, quand la longue liste d’attente fut interrompue par la pandémie. Le 13 mai 2020 disparaissait le dramaturge allemand, Rolf Hochhuth, citoyen de la RDA quand il fit représenter une pièce de théâtre destinée à faire le tour du monde, Le Vicaire, qui fracassa en 1963 la réputation de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale. Rappelons l’histoire en deux mots : en pleine guerre, un jeune Jésuite allemand, Ricardo Fontana, bouleversé par le récit d’extermination de Juifs que lui a fait le commandant SS Karl Gerstein, veut obtenir du pape une condamnation du nazisme et une rupture du Concordat signé entre le Saint-Siège et le Reich en mars 1933. Après plusieurs tentatives énergiques et infructueuses, et face à une réponse évasive, le père Fontana se joint à un convoi de Juifs romains déportés et meurt à Auschwitz. La représentation fut interdite à Rome et à Tel-Aviv. À Paris, elle donna lieu à un véritable scandale lors d’une séance au théâtre de l’Athénée, où un spectateur gifla sur scène l’acteur incarnant Pie XII.

L’inflammation produite par la pièce de Hochhuth fut relayée par le film de Costa-Gavras en 2002, Amen, qui fit passer en images beaucoup plus douloureuses et significatives la tragédie des déportés et la désinvolture régnant au Vatican. Une allusion appuyée y était même faite à l’aide apportée par le Saint-Siège à l’exil en Amérique latine ou en Afrique du Sud de dignitaires nazis.     

Les premiers résultats des Archives ont aussitôt fait l’objet de frémissements médiatiques. Et on assiste aujourd’hui à une sorte de course curieuse entre les historiens italiens et les chercheurs de l’École française de Rome. Qu’en ressort-il ? Une campagne de restauration d’une fresque ravive les couleurs de l’œuvre et réveille son histoire. Il en va de même pour les Archives. Leur consultation amplifie les données acquises. Dans le cas présent, elles précisent ce que les Actes et documents du Saint-Siège pendant la Seconde Guerre mondiale (ADSS) avaient déjà fait paraître de 1965 à 1981. L’initiative en fut prise par Paul VI dès le lendemain du scandale créé par Le Vicaire. Elle fut confiée à quatre Jésuites, dont le père Blet, bientôt correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques. Cet ouvrage de référence ne doit jamais être oublié quand on considère aujourd’hui l’ouverture des Archives sous l’œil de la parfaite nouveauté.

Il est clair désormais que Pie XII fut conscient de son silence. Il le confia, il utilisa même le mot, dès 1941, selon Angelo Roncalli (le futur Jean XXIII), à l’époque délégué apostolique à Istanbul, qui nota dans son Journal : « Il m’a demandé si son silence sur le comportement du nazisme n’était pas mal jugé. » Les hésitations du pape étaient profondes, puisqu’à une remarque de l’ambassadeur d’Italie, Dino Alfieri, concernant la dénonciation des violations de la justice et du droit par les souverains belges et néerlandais lors de l’invasion allemande, Pie XII avait répliqué : « Nous devrions dire des paroles de feu contre une chose horrible qui se passe en Pologne, et la seule chose qui nous retient est le fait de savoir que, si nous parlions, nous rendrions encore plus dure la condition de ces malheureux. » La thèse de la protection du catholicisme en Pologne, et ultérieurement des catholiques allemands, voire des catholiques en Europe, prima longtemps dans les explications données sur le silence de Pie XII. L’ouverture des Archives confirme surtout que le silence de Pie XII fut une épreuve volontaire. Que Pie XII savait, par de multiples voies et représentations photographiques, ce qu’il en était des persécutions nazies, non seulement sur les Polonais au départ, mais sur les Juifs en général au fil des mois. Et c’est en vertu de cette argumentation de prudence que le pape renonça finalement à parler explicitement dans la fameuse allocution de Noël 1942, évoquant « les centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, quelquefois seulement en raison de leur nationalité, ou de leur race, sont voués à la mort ou à une élimination progressive. » L’historiographie du pontificat avait déjà évalué le poids de ces informations et la résolution de Pie XII de renoncer à toute parole dans la mesure où il considérait ne pas pouvoir condamner les nazis sans les communistes. Toutefois, le pape était davantage convaincu de la rage d’Hitler contre les catholiques que des persécutions du marxisme-léninisme envers les chrétiens.                  

Peut-on aller jusqu’à dire que les circonstances de la guerre ont gêné sa position au point de brider sa parole sur le nazisme ? Ce serait aller trop loin dans un débat où il faut aussi et tout de même rappeler que le pape était germanophile, même s’il distinguait parfaitement la Reichswehr et les nazis.

Peut-on considérer que le procès fait à Pie XII depuis 1963 va vers sa fin ? On est aujourd’hui davantage dans l’ordre de la confirmation que Pie XII assuma son silence, de mois en mois, de jour en jour. Le pape, on le sait, menait une vie privée ascétique et porta un cilice pendant toute la Guerre. Reste qu’il n’a pas parlé, et qu’il savait. Et que le père de Lubac, comme Emmanuel Mounier, ont pu relever avec pertinence qu’une parole de sa part aurait eu un effet extraordinaire et décisif sur la résistance catholique et chrétienne, quel que fût le prix à payer.

Mais le philosophe a dit : « Savoir, c’est savoir qu’on sait. » Que savait Pie XII sachant ? Certes l’antijudaïsme avait été réprouvé par le Saint-Siège doctrinalement en 1928, et l’« Encyclique perdue », soit Humani Generis Unitas, projet élaboré à la demande de Pie XI en 1938, dont le contenu révélé en juin 2006 fit grand bruit, projetait peut-être une réelle condamnation du racisme et de l’antisémitisme. Elle resta sur le bureau de Pie XI, qui n’en prit pas connaissance, et fut écartée par Pie XII, au profit de son encyclique princeps, Summi Pontificatus (12 octobre 1939). Mais si l’antijudaïsme est souvent ramené au niveau d’une querelle théologique, il n’en reste pas moins le cousin masqué de l’antisémitisme. Il se représenta lors du Concile Vatican II, au moment de l’examen délicat de la déclaration Nostra Aetate. Cette ecclésiologie de l’aîné et du cadet, aujourd’hui ramenée à l’étiage de la fraternité entre les deux religions, constitue le cœur du débat auquel fut confronté Pie XII. Le pape n’a pas parlé, un point c’est tout. Toutefois, il faut relever que le pape envisagea fermement de convoquer un concile œcuménique en 1950, projet qu’il ne put faire aboutir, faute de savoir s’appuyer sur des collaborateurs compétents. Et les années de son pontificat jusqu’en 1958 furent toutes consacrées, en particulier l’Année Sainte, en 1950, à la restauration de la puissance de l’Église romaine dans le monde, à l’affirmation de la civilisation chrétienne. C’est au nom de cette force austère et assurée, probablement, que Paul VI et Benoît XVI s’engagèrent successivement dans la voie d’une béatification de leur prédécesseur. Mais le dossier de la Guerre pèse de plus en plus lourd. Et la consultation des Archives ne l’allègera pas.

Aujourd’hui, la question fondamentale est la suivante : faut-il béatifier et canoniser les papes ? La démarche n’est-elle pas de plus en plus systématique ? Et notamment les papes récents, de Jean XXIII à Jean-Paul II, le dossier de Jean-Paul Ier étant en cours. Des ombres différentes planent toujours et de plus en plus sur la gouvernance de l’Église romaine par les Souverains pontifes. On sait que ceux-ci font exception à l’examen de leur gouvernance au moment de l’ouverture de leur procès. Pour éviter toutes tribulations délétères dans le culte des « vicaires du Christ », le mieux n’est-il pas de remettre l’âme des papes au jugement de Dieu comme dans L’Enterrement du comte d’Orgaz ?

 

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