Philippe Levillain – Léon Blum : la plage et la campagne

Léon Blum : la plage et la campagne

Philippe Levillain
membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Dès que le déconfinement se fit proche, les médias se relayèrent pour commenter, encourager et alimenter l’aspiration majeure des Français libérés : retrouver avant tout la plage, fermée depuis le 17 mars, et ensuite la campagne, éloignées tout de même l’une et l’autre par la règle des cent kilomètres jusqu’au 2 juin dernier. Ces deux espaces ont une histoire, et surtout la plage, lisière du « territoire du vide », analysé décisivement par Alain Corbin, la campagne renvoyant davantage à des racines ancestrales, comme elles sont encore cultivées en Italie par exemple, qu’à l’horizon de l’espace tout court et à la richesse de la nature. Ce goût irrépressible des Français a été créé par un événement historique majeur : l’institution des congés payés par le Front populaire le 20 juin 1936, suivie de la loi des 40 heures.

Léon Blum fut inspiré par le journal L’Information, qui l’aida à fixer une intuition qu’il avait déjà sur le bonheur de la liberté du temps. La classe ouvrière, soit plus de 600 000 personnes en famille, allaient élever en rang de mythe cette ouverture sur des espaces inconnus, avec le moyen royal de ses moyens financiers : la bicyclette. On ne résistera pas, ici – et c’est l’unique objet de ces lignes – au plaisir de citer ce grand roman de Pierre Bourgeade, La Rose rose, paru chez Gallimard en 1968 :

« Ils furent deux cent mille, cinq cent mille. […] Les femmes eurent des bras ronds, verts, bleus, métalliques. Léger les dessina. La beauté fut prolétarienne ou ne fut pas. Les femmes des bras faits au compas. Le soleil y accrocha ses feux. Les vélos tout neufs étincelèrent. La Petite Reine nickelée régna sur le peuple régicide. Les amants aimèrent les tandems. Ils eurent les quarante heures. Ils partirent à Dieppe, à Varengeville, à Veules-les-Roses. La Normandie fut neuve et moutonneuse. La mer fut étincelante et plate. Les mecs virent la mer pour la première fois. Ils dirent : “C’est chouette.” Ce fut chouette. Les vélos demi-course étincelèrent contre les balustrades peintes en bleu. L’univers entier étincela. Il fit chaud. Il fit doux. Ils furent ivres. Il fit quelque chose de fou, quelque chose d’indicible, quelque chose de jamais vu. Ils fermèrent les yeux. Ils posèrent les mains sur les hanches des filles. Les filles levèrent le museau. Ils posèrent les lèvres sur leurs lèvres. Juillet 36: ils eurent confiance dans l’avenir. Ils firent l’amour. Ils achetèrent des trousses complètes de cyclistes : “L’Idéale”. Ils firent l’amour. Ils levèrent le poing. Ils soulevèrent la fine languette des rustines. Ils poncèrent les chambres à air. Ils étendirent la dissolution. Ils préférèrent les pneus Hutchinson. La chaîne Brampton. La selle Robur. Le dérailleur Simplex. La paix, dans la fraternité. Ils eurent le pouvoir pour cinquante ans. Ils eurent 340 députés, des congés payés, des knickers marron, les 40 heures, des moyeux “Spécial”, en duralumin, à six vitesses. Ils eurent une marguerite entre les lèvres, des sandwiches au jambon roulés dans L’Huma, des loisirs, des filles, l’espoir, et quarante mois de sursis, avant la fin. »

La réalité fut moins romantique. Le monde de la campagne vit avec une certaine colère ces envahisseurs bruyants, qui faisaient peur aux moutons, poursuivaient les vaches, les poules et se débarbouillaient dans les lavoirs. Mais le mythe des congés payés était fixé. Ils deviendraient les « cong’ pay’ » progressivement. Une troisième semaine fut votée le 28 février 1956, sur la proposition d’Albert Gazier, dans le gouvernement Guy Mollet, une quatrième semaine le 20 mai 1965, et une cinquième semaine le 2 mai 1968. La même année que les enfants de La Révolution introuvable décryptée par Raymond Aron, qui signèrent leurs espoirs de la fameuse formule « Sous les pavés la plage ! »

Avec les 35 heures, les « cong’ pay’» se noyèrent dans un « collectif de temps libre » incluant aussi le compte épargne-temps et les RTT. Le mythe se disloqua dans les facilités octroyées à chacun d’organiser son temps. La notion de vacances prévalut, avec le double volet tourisme-repos. Mais dans un sondage mené en 1999 pour désigner le fait marquant dans le domaine social au XXe siècle, les Français répondirent unanimement qu’il s’agissait des congés payés de 1936. Ceux-ci étaient désormais sanctuarisés. Ils entraient dans ce domaine des sacralités, dérive du sacré religieux dénoncée encore récemment par Régis Debray.

Pierre Bourgeade hésita à appeler La Rose rose Le Passé simple. Mais le passé n’est jamais simple. Sauf s’il vit d’images et d’instantanés.

 

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