Benoît d’Aboville :
La conduite des opérations extérieures de la France

La conduite des opérations extérieures de la France :
une spécificité française en Europe ?

Benoît d’Aboville[1]

Aujourd’hui, il est des signes qui ne trompent guère quant à l’actualité du débat sur les OPEX : la multiplication des ouvrages, témoignages, essais et blogs sur les opérations extérieures révèle un nouvel intérêt pour ce qui apparaît le plus souvent, notamment dans la publication des « War Studies » anglaises ou américaines (on pense aux travaux de la Rand Corporation), comme une véritable spécificité de la politique française.

Parmi ceux-ci, et sans être limitatif, on ne saurait manquer de citer l’ouvrage que vient de publier le général Bentégeat[2], qui comporte un récit détaillé des décisions militaires prises sous la présidence de Jacques Chirac, la chronique de Nathalie Guibert[3] et celui de sa consœur Isabelle Lasserre[4] sur les éternels débats entre les frères ennemis de Balard et Bercy, des témoignages sur le vécu des opérations ou l’intéressant essai de deux jeunes officiers[5].

Au-delà du renouveau général de la réflexion sur les questions de défense et l’évolution des conflictualités, ce nouvel intérêt pour les OPEX traduit également une série d’interrogations plus larges. Il est possible d’en citer trois, qui constituent en quelque sorte l’arrière-plan du débat actuel et futur sur les OPEX :

  • Trois décennies de sous-financement budgétaire ont sérieusement affecté les capacités des armées. On peut prévoir la poursuite des contraintes budgétaires, au moins jusqu’à la promesse de réexamen fixé en 2021 par la loi de programmation militaire 2019-2025. La question est donc déjà posée de savoir si les coûts des nouveaux équipements, rendus nécessaires par le durcissement des conflits, sont compatibles avec le modèle actuel d’armée, qui reste austère.
  • Allons-nous assister dans les prochains mois ou années, comme le souhaitent à la fois les armées et le président de la République, à une réduction de l’empreinte des opérations actuelles, grâce notamment à la montée en puissance des armées locales – on pense au G5 Sahel – et à une « modulation » de nos engagements, réduisant le nombre de théâtres et la durée des engagements ?
  • La déclinaison du modèle français est-elle, à terme, transposable au niveau européen ? C’est ce qu’a implicitement proposé le président Macron avec l’Initiative européenne d’intervention. Elle réunit neuf pays européens dans le but de favoriser l’émergence d’une culture d’intervention commune, autour d’un nombre restreint de pays à la fois capables et volontaires.

Pour essayer de répondre à ces interrogations, avant de rappeler l’acquis que représentent aujourd’hui nos OPEX, et de tenter d’envisager les évolutions possibles du modèle, il convient de mentionner quelques éléments de contexte.

Le contexte actuel

Le retrait de l’OTAN et de certains de nos partenaires les plus proches des opérations terrestres, au profit des moyens aériens et des coalitions de circonstances

L’OTAN, qui a encadré les opérations au Kosovo et en Afghanistan, a de facto abandonné actuellement son option expéditionnaire : lors de l’opération en Libye, seulement un tiers des alliés ont participé activement. C’est donc désormais les coalitions de circonstances qui comptent, comme on l’a vu récemment en Irak, dans la lutte contre Daech. La priorité est également donnée aux opérations aériennes mais avec les quelques alliés susceptibles de les mener. L’équilibre des forces au sein de l’Alliance en est modifié.

Avec la campagne des bombardements de l’OTAN au Kosovo en 1999 – c’était la première fois que l’Alliance menait des opérations de guerre –, Paris, parce qu’il était le seul avec Washington à disposer, à l’époque, de munitions de précision, réalisa 17 % des frappes, mais obtint un rôle dans la détermination des cibles. L’affaire fit grand bruit au Pentagone et au Congrès, sous prétexte de l’instauration au sein de l’Alliance d’une « guerre par comité ».

En réalité, le débat sur le rôle des alliés dans une coalition n’aura en fait jamais de fin, le poids diplomatique et le degré de contribution militaire effective demeurant le seul élément déterminant du degré d’écoute des alliés face à Washington.

De plus, l’attitude américaine a changé. Ainsi, le retrait des éléments américains décidé par le président Obama au beau milieu de l’opération Unified Protector en Libye, puis son abandon des « lignes rouges » en Syrie vont perturber l’OTAN et ouvrir la voie à de nouvelles perspectives pour des coalitions à géométrie variable.

Plus récemment, le rôle confié à la France de leader de l’opération Hamilton, aérienne et maritime, pour l’attaque le 13 avril 2018 des installations chimiques syriennes, a montré la possibilité de nouvelles configurations, par exemple à trois alliés, même si Londres s’est montré, en l’occurrence, vexé d’avoir été considéré comme le partenaire junior : les ménages à trois sont toujours difficiles à gérer.

Les difficultés britanniques et les hésitations allemandes

Au sein de l’armée française, on rencontre actuellement quatre générations successives d’officiers : ceux de la Bosnie, du Tchad, de l’Afghanistan et, maintenant, celle du Sahel. Cette expérience en OPEX est irremplaçable et nous place en situation particulière par rapport à nos partenaires et alliés européens dont l’expérience est moindre. Nous déployons actuellement 4 500 hommes au Sahel avec l’opération Barkhane. Même s’ils nous apportent une coopération utile sur le plan du transport tactique, nos partenaires britannique et allemand demeurent actuellement en retrait sur le plan militaire, alors même qu’ils affirment partager nos inquiétudes sur les implications pour la sécurité européenne de l’instabilité de la zone.

Pourtant, la coopération franco-britannique en matière d’intervention au sein de la Force conjointe d’intervention combinée (CJEF) est d’autant plus importante qu’avec ou sans Brexit, l’armée britannique est celle que nous avons longtemps considérée comme seule équivalente de la nôtre en Europe sur les théâtres extérieurs. Or elle a beaucoup souffert récemment.

Il s’agit non seulement de la « fatigue » des opérations en Irak et en Afghanistan, où ses performances ont été médiocres, tant à Bassora que dans la province du Helmand, en raison de stratégies inadaptées, mais aussi et surtout des réductions budgétaires drastiques opérées à compter du gouvernement Cameron pour financer simultanément les deux porte-avions, le coûteux F-35 (trois fois le prix du Rafale) et le missile mer-sol balistique Trident.

S’agissant de Berlin, la brigade franco-allemande a permis, en tenant compte des différences culturelles et politiques que l’on sait, d’élaborer des pratiques communes et, en dépit des limitations imposées par le Bundestag, de travailler ensemble, y compris au Sahel, en appui des organisations internationales, mais la participation directe au combat demeure pour le moment exclue. Des coopérations et des mutualisations utiles en OPEX sont également mises en œuvre avec d’autres pays européens comme la Belgique et même l’Estonie. Peu connu, un organisme commun, le Commandement européen du transport aérien (EATC) joue avec succès le rôle d’agence commune européenne d’affrètement aérien.

L’Afghanistan a été une expérience importante pour nos alliés dont beaucoup n’avaient pas combattu auparavant. Nos officiers ont été stupéfaits en arrivant en Afghanistan de constater combien nos alliés se montraient totalement dépendants des états-majors de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et avaient perdu le sens de l’initiative, une qualité d’autant plus indispensable dans les opérations de contre-insurrection. Il est également vrai que les pays de l’OTAN, y compris le nôtre, ont beaucoup appris collectivement en Afghanistan en termes d’interopérabilité.

Mais on sait également que cet acquis peut se perdre aisément en quelques années ou devenir inadapté par rapport aux nouveaux conflits.

C’est tout le sens de l’Initiative européenne d’intervention (IEI) et ce qui en fait tout l’intérêt pour nos partenaires. Elle s’articule aussi, sur le plan bilatéral, avec de la coopération à long terme initiée avec les Britanniques pour la Force conjointe d’intervention combinée (CJEF) mise en place depuis 2019. Le dialogue proposé avec l’IEI vise ainsi à combler une importante lacune dans le réseau des coopérations mini-multilatérales qui se développe en Europe, qu’il s’agisse du concept allemand de nation-cadre, Framework Nations Concept (FNC), qui regroupe 9 pays et est à vocation essentiellement capacitaire, ou de la Force expéditionnaire interarmées du Royaume-Uni (UK Joint Expeditionary Force), qui réunit autour du Royaume-Uni 5 pays nordiques ainsi que le Danemark et les Pays Bas, ayant vocation à s’insérer dans la force d’intervention rapide de l’OTAN. Or, ni l’une ni l’autre, à la différence de l’IEI, ne concernent les opérations extérieures d’autant que l’OTAN, après les interventions en Afghanistan et en Libye, a choisi de se recentrer sur la défense à l’Est et a, pour le moment, abandonné de facto toute vocation expéditionnaire.

La montée en puissance des forces spéciales : un rôle indispensable

Les forces spéciales, à la différence des opérations extérieures des agences de renseignement, sont intégrées, sous statut spécial, aux forces régulières. Elles vont jouer un rôle déterminant pour les Américains en Irak et en Afghanistan. En France, elles accompagnent toutes nos OPEX et y jouent un rôle essentiel, ne serait-ce que pour guider les opérations aériennes et préparer la progression des troupes terrestres.

La médiatisation croissance des opérations : elle a changé le regard des opinions sur les OPEX

À partir de quelle date l’irruption des moyens de communication moderne change-t-elle le regard sur les OPEX ? Dans le passé, Kolwezi en mai 1978 demeure la première intervention dont le grand public ait gardé le souvenir, après l’Algérie et l’expédition de Suez. Dès 1983, au Tchad avec l’opération Épervier, contre les éléments soutenus par Kadhafi, l’armée française va s’installer durablement et pour longtemps à N’Djamena. Il demeure que c’est la guerre du Golfe en 1990-91 qui va marquer une nouvelle étape : l’intervention française s’effectue sans recours à des appelés du contingent. Il s’agit donc du premier pas vers la professionnalisation des armées, réalisé à partir de 1996. C’est un tournant, qui va conduire à une modification de la perception des OPEX par l’opinion.

Celles-ci deviennent davantage, et pour un temps, l’affaire quasi exclusive des politiques, des diplomates et des militaires. Lorsqu’il s’y intéresse, le public se focalise d’ailleurs sur la France-Afrique, oubliant aussi qu’il s’agit aussi du Liban, de l’Arabie Saoudite, du Cambodge ou d’Haïti.

Mais l’attitude de l’opinion va se modifier progressivement, avec l’introduction des nouveaux outils de communication, le primat de l’image et la multiplication des blogs. Cette médiatisation va changer la donne. L’opinion nationale doit être désormais convaincue du « narratif » des opérations. Ainsi, la lutte contre Al-Qaïda, la condition des femmes afghanes, la lutte contre la drogue ou la solidarité avec les États-Unis n’ont pas toujours fait de l’Afghanistan une guerre « lisible » pour les français, notamment après les morts d’Uzbin. Il en avait été de même pour la Côte d’Ivoire.

Les forces armées ont donc dû démultiplier leurs efforts de communication à partir de 1998 : des officiers spécialisés seront affectés en nombre dans les forces et des journalistes invités en OPEX.

La communication va aussi s’établir dans les deux sens : désormais le soldat en OPEX communique par Skype ou Internet avec ses proches et ceux-ci, à leur tour, se font, auprès de lui, l’écho de la perception de l’opération en France. On commencera à le noter lors de l’opération Licorne. En OPEX, le phénomène compte aussi pour le moral des combattants. Ainsi en Afghanistan, lors de l’opération Épidote, la première revendication des soldats français, en dehors d’un habillement et d’équipements personnels mieux adaptés au contexte local, est la gratuité de la liaison internet , dont bénéficient déjà leurs camarades alliés.

L’acquis

Ces évolutions ne doivent pas faire oublier tout ce que représente l’acquis pour nos forces armées de plus de 150 OPEX, dont le nombre, la pluralité des objectifs, la géographie, le niveau des effectifs et la durée ont considérablement évolué au cours des vingt dernières années.

Elles ont été si diverses que l’on peut légitimement poser la question : y a -t-il aujourd’hui un véritable ADN spécifique commun aux OPEX françaises ?

La réponse est positive mais deux précautions doivent être mentionnées au préalable, avant de mentionner cinq facteurs dont on peut considérer qu’ils participent de la spécificité de la conduite des OPEX françaises.

La première précaution consiste à rappeler que chaque crise est différente dans ses origines et son évolution. Il n’y a pas de modèle ou d’objectif recherché unique. On constate au contraire une grande diversité : quel est le rapport entre une évacuation maritime de 4 000 ressortissants en 1986 puis en 1992 (opérations Baliste et Olifant) depuis Beyrouth, les opération humanitaires en Somalie (Bérénice en 1991 et Oryx en 1992), une longue opération de séparation des ethnies comme Licorne en Côte d’Ivoire de 2002 à 2011, une opération dans le cadre des Nations unies à la frontière d’Israël comme Daman à partir de 2006 ou la participation à la présence de l’OTAN dans les pays baltes ?

Une opération ne se caractérise pas par la durée envisagée, car celle-ci peut déjouer tous les pronostics, au risque de l’enlisement. De plus pèse toujours l’hypothèque d’un revirement du politique, comme on l’a vu, par exemple en Afghanistan, où, après une lente montée en puissance, un retrait brutal est annoncé en 2011.

En second lieu, il faut noter l’impact politique de certaines opérations, parfois avec des effectifs peu nombreux, et qui n’ont pas toujours été les plus visibles pour les opinions Elles ont représenté de véritables tournants, notamment vis-à-vis de nos alliés.

Trois opérations, aujourd’hui un peu oubliées, ont eu, à l’époque, de grandes conséquences :

  • En Bosnie, la reprise par des éléments français, décidée par le président Chirac, en dehors des procédures onusiennes, du pont de Vrbanja, en réplique à la capture de soldats de la FORPRONU par les forces serbes va être un élément déclencheur d’une véritable réorientation de la politique des alliés dans les Balkans et d’une redéfinition de la notion du rôle des Casques bleus.
  • S’agissant de l’opération Artémis, au Congo en juin 2003, la France avec ses alliés européens et en particulier l’Allemagne, assure à Bunia, au Congo, un appui à la MONUC dans le cadre de ce qui sera la première opération militaire indépendante de l’Union européenne. Elle se place délibérément en dehors du cadre de l’accord « Berlin Plus », régissant le soutien éventuel de l’OTAN aux opérations de l’UE. Il s’agit de créer le précédent de l’autonomie des actions militaires européennes.

Comme le rappelle le général Bentégeat dans son ouvrage, il n’était pas acquis de renouer avec Washington au moment où, en juillet 2003, les représailles contre Paris, voulues par Condoleezza Rice (« Punish France » disait-elle publiquement) et le secrétaire à la Défense Rumsfeld, étaient à l’ordre du jour en raison de notre position sur l’Irak. Il a fallu l’engagement (opération Arès) au début de la campagne d’Afghanistan de deux cents membres des forces spéciales françaises auprès de leurs camarades américains, aux abords de la frontière pakistanaises, à Spin Boldak et Jalalabad, pour que change alors le regard du Pentagone sur l’efficacité de nos forces.

Ces précisions apportées, il semble que la spécificité des OPEX « à la française », par rapport aux opérations menées, souvent sur le même théâtre par nos alliés et partenaires, tient à quelques caractéristiques : on peut en citer cinq – qui sont à la fois celles que retiennent les armées elles-mêmes mais aussi les analystes français – Corentin Brustlein, Elie Tenenbaum[6], Olivier Schmitt[7], Alice Pannier[8], Philippe Gros, Michel Goya[9] –, ces derniers ayant toutefois tendance à se concentrer sur l’expérience africaine, alors qu’elle ne représente globalement sur la période que 47 % des engagements en OPEX.

 La première spécificité est celle de la réactivité et de la flexibilité qu’assure une démarche indépendante.

Sur le plan politique, la France bénéficie d’un cadre institutionnel tout à fait particulier et qui donne une grande marge d’initiative au président de la République, chef des Armées, prenant ses décisions en Conseil de défense, sans nécessiter d’autorisation parlementaire, mais devant désormais rendre compte, pour information, devant la représentation nationale de l’engagement des forces après un certain délai. Les opérations peuvent se prolonger dans la durée, moyennant la consultation du Parlement (article 35). Ces dispositions autorisent une très grande réactivité, comme on l’a vu notamment avec l’opération Serval.

Sur le plan militaire, cette réactivité est assurée par le commandement interarmées que constitue le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) qui assure une forte coordination au niveau stratégique. La Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) assure, de son côté, l’interface entre l’EMA et le Quai d’Orsay.

Nos alliés européens sont moins favorisés. Même si Berlin a abandonné l’interdit sur les OPEX, la Bundeswehr n’en demeure pas moins liée par les procédures du Bundestag et surtout les délibérations, souvent longues, au sein de la coalition. On a pu le constater à propos de la Libye, en 2011, lorsque l’attitude du ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, a conduit les officiers allemands et les pilotes des AWACS de l’OTAN à devoir se retirer officiellement de leurs fonctions pour la durée de l’opération Unified Protector. Les personnels allemands engagés ont également la possibilité de faire remonter leurs doléances directement auprès du Bundestag par le biais de l’équivalent d’un représentant syndical. Ils ne s’en privent guère. Les autorités britanniques, à la suite de l’Irak et du rapport Chilcot, ont beaucoup perdu en autonomie à la fois sur le plan opérationnel et vis-à-vis du Parlement, comme on a pu le constater, en 2013, lors du refus par la Chambre des Communes de l’opération contre les sites chimiques en Syrie, annulée tout aussitôt ensuite par le président Obama. Surtout, le premier réflexe de Londres, comme de Berlin, est, pour des raisons davantage politiques que militaires, de s’en remettre d’abord aux états-majors de l’OTAN, comme on a pu le constater avec les Allemands lors de leur première prise de commandement à Kaboul. Un autre exemple est resté célèbre dans les armées françaises : avec une certaine duplicité, les Britanniques, lors de la préparation de l’opération en Libye, avaient invité à leur QG de Northwood les officiers français en vue d’une préparation en bilatéral de l’opération, alors qu’ils discutaient déjà simultanément à Ramstein, avec les Américains, en vue d’une opération de l’OTAN.

Une seconde spécificité est le large degré d’autonomie laissé aux responsables sur le terrain, qui contraste avec la pratique alliée.

Cette autonomie est facilitée par la modularité des Groupements tactiques Interarmes (entre 300 et 400 hommes), devenus l’unité militaire de base en OPEX. Ils associent artillerie, moyens de transports blindés, éléments combattants, éléments de reconnaissance et de renseignement, et soutiens[10]. Les GTIA peuvent agir au niveau d’une brigade ou de manière autonome. Ils sont ainsi en mesure de s’adapter au contexte local et assurent la possibilité de mettre en jeu trois atouts des forces françaises en OPEX, qui compensent en partie la faiblesse des effectifs en jeu :

  • une rapidité dans la prise d’initiative sur le terrain,
  • une grande flexibilité organique,
  • et une culture expéditionnaire qui autorise la prise de risque.

C’est ce qu’on a souvent qualifié de « combat des capitaines ».

En Afghanistan, le général américain Odierno avait, à l’époque, recommandé que l’on s’inspire de ce modèle français. Mais cette culture de l’autonomie et de l’initiative a priori cadre mal avec les procédures américaines et celles de l’OTAN.

Du côté français, des solutions ont donc été recherchées pour assurer la meilleure efficacité au niveau des coopérations internationales.

Dans le cas de l’ONU, c’est le plus souvent la juxtaposition d’une force militaire française et d’une force onusienne, dans laquelle, pour faciliter la coordination, des éléments français peuvent être également introduits, comme actuellement au Sahel avec la MINUSMA et la MINUSCA, et comme ce le fut en Côte d’Ivoire et au Congo. Ce montage est non seulement souhaité à New York, mais fournit une assurance de protection éventuelle aux forces onusiennes.

Dans le cas de l’OTAN, la nature même de l’institution rend le maintien d’une autonomie opérationnelle plus difficile, comme on l’a constaté en Afghanistan, où non seulement les commandements alliés et américains étaient séparés mais encore poursuivaient des stratégies changeantes. De plus, de nombreux alliés avaient des règles d’engagement qui souvent ne coïncidaient guère (les « caveats »), et l’institution des équipes provinciales de reconstruction (EPR) , qui ambitionnait une intégration civilo-militaire au niveau régional devait encore compliquer la situation. Lors de l’opération Harmattan (Unified Protector Libye), la possibilité pour les hélicoptères armés français de marauder à la recherche de cibles terrestres a donné quelques soucis aux planificateurs otaniens du CAOC de Poggio Renatico, mais ils ont dû en reconnaitre l’efficacité opérationnelle.

Une troisième spécificité française est celle de la recherche du contact avec les populations.

Là encore, il s’agit de compenser indirectement la faiblesse des effectifs sur le terrain.

Cette approche, qui s’inscrit dans une longue tradition coloniale qui voyait les officiers des affaires indigènes contrôler des territoires entiers avec des forces minimales, cherche à faire bénéficier les forces en OPEX des soutiens locaux, des renseignements qu’ils apportent, et des facilités opérationnelles qui en découlent lorsque l’adversaire tend à se diluer au sein des populations locales ou des vastes étendues du Sahel.

Cette politique, qui refuse la « bunkérisation », n’est pas sans risques. Le durcissement des opérations avec des adversaires mieux armés, plus mobiles, ainsi que la probabilité future de davantage de combats en zone urbaine constituent évidemment un problème pour l’avenir.

Dans le contexte actuel, cette approche des populations demeure cependant souhaitable et même nécessaire.

En dépit de cette priorité reconnue, les armées françaises n’ont jamais tout à fait résolu la question des opérations civilo-militaires, dites CIMIC, pas davantage que les autorités parisiennes n’ont réussi à trouver, sur le plan interministériel, les formules adéquates pour gérer la stabilisation post-crise. Ce problème se retrouve également chez tous nos alliés

Sans remonter aux SAS en Algérie, les opérations CIMIC figurent parmi les activités obligées en OPEX. Il demeure que les moyens consacrés restent beaucoup trop modiques. Parmi les actions les plus efficaces figurent les soins apportés aux populations locales par le service de santé des armées (SSA). En Afghanistan, les médecins et les infirmières – portant un léger voile pour respecter les usages locaux – étaient les seules personnes à pouvoir entrer en contact avec les femmes afghanes et à être invitées dans les demeures. Or le SSA a été une des grandes victimes des coupes sombres recommandées par les auditeurs civils de la très néfaste RGPP de 2008.

Le départ entre actions à court terme – creuser un puit, aménager un dispensaire ou une école – typiques des CIMIC, et les actions à plus long terme de développement dans le cadre de la stabilisation et du post-crise est de surcroît difficile à opérer.

Chacun reconnaît que le militaire ne peut, à lui seul, résoudre la crise et gagner la guerre sans qu’intervienne en parallèle une consolidation de l’État, comme de la société locale, fragilisée par les tensions ethniques, la corruption et les trafics de tous ordres.

Il demeure qu’entre militaires et professionnels du développement, qu’il s’agisse de l’Agence Française de Développement (AFD) ou des institutions européennes – lesquelles mettent à disposition des pays en situation de crise des fonds importants –, le dialogue ne s’établit pas spontanément. Les raisons bureaucratiques et de culture institutionnelle y sont pour beaucoup.

Par ailleurs, le développement de l’action des ONG pose également pour les militaires la question de la sécurité de leurs membres dans les zones les plus dangereuses. Comme on l’a vu en Afghanistan, elles sont tout naturellement très soucieuses d’indépendance pour asseoir leur crédibilité et leur neutralité vis-à-vis des populations locales.

Sur le plan de la stabilisation, quelques progrès ont été enregistrés, par exemple avec le fonds Minka de l’AFD et l’Alliance Sahel qui, depuis 2018, s’efforcent de coordonner les efforts européens en vue de financer une approche associant sécurité et développement. On demeure toutefois loin des approches intégrées souhaitables pour les auteurs du récent ouvrage de deux jeunes officiers, Jean-Gaël Le Flem et Bertrand Oliva, Un sentiment d’inachevé. Réflexion sur l’efficacité des opérations.

Ces derniers, pour trancher dans le vif, recommandent l’arrivée sur le terrain d’un « haut-commissaire adoubé par le président de la République et doté de l’ensemble des pouvoirs de coordination ». On voit bien toutefois comment une telle proposition peut se heurter aux objections du Quai d’Orsay et de Balard.

En Afghanistan, comme en Irak, les Américains ont tenté une telle formule de « tsar » de la stabilisation. Elle a échoué. En Afghanistan, la mission de Pierre Lellouche en Kapisa a permis de dégager des fonds supplémentaires, mais son efficacité est demeurée limitée.

L’Union européenne serait a priori le meilleur vecteur d’une mise en œuvre d’une approche sécurité-développement globale et elle s’y affirme disposée, mais la priorité du Sahel ne fait pas encore l’unanimité, notamment parmi les pays d’Europe Orientale. Au demeurant, même en assurant une sorte de demi-protectorat au Kosovo, l’UE n’a pas obtenu, après vingt ans, les résultats escomptés.

Le problème n’est donc pas propre à la France. Il a d’ailleurs fallu dix ans pour que l’OCDE admette enfin que certaines formes d’aide à la sécurité dans des pays en crise puissent être comptées, dans des conditions au demeurant très restrictives, dans les statistiques de l’aide au développement.

Lorsqu’en 2017 Madame Merkel a proposé qu’au titre de l’engagement de l’objectif de 2 % du PIB affecté aux dépenses de défense souscrits par les pays de l’OTAN au Sommet de Newport en 2014, les dépenses liées à la stabilisation puissent entrer en ligne de compte, les oppositions se sont multipliées. Les militaires ont craint que s’éloigne le Graal des 2 % pour leur propre budget, tandis qu’à l’OTAN on redoutait de perdre de vue l’utilisation de sommes qui seraient ainsi mises en œuvre. Pourtant, l’idée faisait sens.

Une quatrième spécificité française dans le domaine des OPEX réside dans les facilités des forces prépositionnées et des bases permanentes.

En raison de l’importance que représentent les questions logistiques et d’accès au théâtre d’opération, elles sont d’un grand atout.

Nous-mêmes et nos alliés avons connu des difficultés d’accès au théâtre lorsqu’il s’agissait des opérations en Afghanistan. La route du Pakistan était coûteuse et aléatoire et celle de la Russie et de l’Asie Centrale soumise au bon vouloir, chèrement monnayé, du Kirghizistan (base de Manas) et du Tadjikistan (base de Douchanbé, partagée avec les avions russes). En raison de sa proximité, celle-ci permettait aux vieux Transall de franchir péniblement la chaîne du Pamir, aux petites heures du matin, à un moment où la portance aérienne est la plus favorable.

Pour l’opération Serval, il a fallu que les forces aériennes engagées effectuent un long détour le long des côtes marocaines et de la Mauritanie, avant que l’Algérie autorise le survol de son territoire. L’Italie, pourtant alliée, a fait, au début de l’opération Harmattan en Libye, des difficultés pour autoriser l’utilisation de la base sicilienne de Sigonella, plus proche de la Libye, conduisant nos aviateurs à renforcer la base de Solenzara en Corse. Pour l’opération Barkhane, l’étendue du théâtre, sur cinq pays et un espace équivalent à celui de l’Europe occidentale tout entière, pose des problèmes extrêmement importants sur le plan logistique et sur celui de la mobilité intra-théâtre.

Avec les OPEX africaines, la France dispose toutefois des facilités que peuvent procurer les forces prépositionnées et les bases permanentes dont elle dispose de longue date. Elles peuvent constituer un réservoir de forces à proximité du théâtre, mais surtout un appui logistique qui se double dans la région du Golfe, aux Émirats et à Djibouti d’un atout politique. Fort heureusement, les propositions imprudentes de la RGPP et du Livre Blanc de 2008 consistant à réduire les bases et points d’appui en Afrique à deux seulement, à Dakar et à Djibouti, ont été rapidement abandonnées.

Cet atout français des forces prépositionnées et des bases permanentes pourrait également se révéler utile s’agissant du Pacifique, si, un jour, des opérations d’envergure devaient être envisagées en Asie.

Une cinquième spécificité de l’approche française en OPEX, souvent méconnue, est la vigilance avec laquelle sont observées, sur le plan opérationnel, dans les OPEX nationales, les règles du droit de la guerre et du droit humanitaire international.

Il convient de préciser qu’il s’agit des règles opérationnelles adoptées en opération et non du débat, beaucoup plus large et controversé, de l’intervention humanitaire au nom de « la responsabilité de protéger », dans le cas de la Libye, ou des débats qui continuent, depuis un quart de siècle, autour de l’opération Turquoise au Rwanda.

Ceci ne débouche pas, comme certains l’ont dénoncé, sur une « judiciarisation des opérations » mais sur une approche bien comprise, associant les engagements souscrits internationalement et l’objectif du soutien des populations locales. Elle est également conforme aux valeurs que nous défendons.

Les LEGADs (legal advisors) chargés sur le théâtre de dire le droit par rapport à une situation ambiguë en opération ne disposent pas d’un « carton rouge », mais ont pour rôle de placer le responsable militaire de l’opération face à sa propre responsabilité juridique et morale.

C’est par exemple le cas de la situation des pilotes d’avions devant effectuer une frappe dont ils estiment qu’elle peut provoquer des dommages collatéraux sur des populations civiles. En Afghanistan, on a vu souvent des pilotes français refuser de suivre les ordres du contrôleur au sol (JTAC) qui leur enjoignait de procéder à une frappe qu’ils estimaient trop risquée pour les villageois. Avec amertume, ils dégageaient, laissant la place à un appareil allié moins regardant mais avec le soulagement d’avoir évité des dommages collatéraux qui ont coûté cher politiquement à la coalition en Afghanistan.

Les mêmes problèmes se posent évidemment avec les frappes armées à partir des drones, notamment en zone urbaine, lesquelles ne sont pas fondamentalement différentes des frappes aériennes, sinon par le positionnement géographique du pilote.

La France elle-même a contribué à l’élaboration des règles humanitaires et du droit de la guerre. On célèbre, en 2019, le 70e anniversaire des Conventions de Genève. Le monde a évidemment beaucoup évolué depuis lors, notamment avec l’explosion du nombre de conflits dits non-internationaux et la montée en puissance des acteurs non étatiques ou irréguliers. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), gardien du temple, est bien conscient de la nécessité de dégager des compromis et des adaptations.

La France, en raison de son expérience des OPEX, se montre un interlocuteur particulièrement sérieux du CICR, ne cédant ni à la tentation de l’absolutisme juridique de certains pays, au demeurant peu engagés sur le terrain, ni à l’obstruction systématique d’autres capitales.

Dans la mesure où, en OPEX, la France opère le plus souvent avec l’aide d’alliés locaux, la formation de leurs officiers au droit humanitaire est évidemment une préoccupation importante. C’est ainsi que nous soutenons la formation de 1 700 officiers des pays les moins avancés par an à l’Institut International de Droit Humanitaire de San Remo, ainsi que dans nos écoles militaires.

Les évolutions possibles

Le général Lecointre, chef d’état-major des armées, n’a pas caché son diagnostic concernant le futur des OPEX. Le CEMA, rappelant les conséquences de trois décennies d’austérité budgétaire, s’est interrogé sur l’avenir : « À l’issue de la nouvelle programmation militaire qui s’ouvre, notre armée ne sera plus éreintée, sous-équipée, sous dotée. Reste à savoir si elle sera alors capable d’être engagée sur plusieurs théâtres dans des conflits peut-être plus violents, en tous les cas très différents.»

La nouvelle loi de programmation militaire vise en effet à combler un certain nombre de lacunes constatées lors des dernières OPEX : insuffisance du nombre de drones performants, lacune capacitaire concernant les ravitaillements en vol et le transport tactique, retards dans le renouvellement du programme des engins blindés et le programme SCORPION.

Il faudra deux ou trois ans pour que les effets se fassent sentir au niveau des forces, mais les perspectives de redressement existent.

Plus préoccupante, à moyen terme, est l’évolution des conflictualités futures : les analyses du CEMA rejoignent les conclusions de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Certes, comme le soulignait Clausewitz, « la guerre est un caméléon » et Lawrence Freedman, dans un récent ouvrage, The Future of War : A History [11], montre que généralement les analystes se sont souvent mépris dans leurs prévisions.

Il demeure que l’invasion de l’Ukraine en 2014 et la bataille de Mossoul en 2016-2017 pointent déjà dans un certain nombre de directions :

  • C’est d’abord la fin de la période où les Occidentaux dont la France ont pu bénéficier en OPEX de ce que l’on a qualifié de « confort stratégique ».

Cela se marque notamment par le développement chez les adversaires, notamment non étatiques, des technologies militaires dites « nivelantes » qui entament la supériorité occidentale comme les engins explosifs improvisés (IED) déjà rencontrés en Afghanistan. Mais on constate aussi la prolifération de dispositifs désormais accessibles dans le commerce, comme les brouilleurs de GPS ou l’utilisation de mini drones rustiques équipés pour le renseignement ou le largage d’explosifs. Surtout, compte tenu de l’évolution de l’urbanisation dans le monde, les stratégies asymétriques mises en œuvre dans les récents combats urbains au Proche-Orient réintroduisent à nouveau l’importance de l’effet de masse des effectifs. On l’a vu lors de la bataille américaine en Irak à Falloujah en mai 2014. A Mossoul, la coalition affichait 90 000 hommes face à entre 5 000 et 10 000 djihadistes. Les forces irakiennes ont perdu 6 000 hommes, soit plus de 13 % des effectifs.

  • L’expérience du conflit ukrainien, succédant à celui de la Géorgie, a également confirmé l’intérêt du concept de « guerre hybride » développé par le général russe Guérassimov.

Les effets « cinétiques » ne sont plus les seuls à entrer en jeu : désinformation, dissimulation, attaques cybernétiques, utilisation politique des forces spéciales et de supplétifs locaux.

  • Enfin, le retour à la conflictualité entre grandes puissances, qui avait été gelée pendant la guerre froide, doit être pris en compte avec ce que ceci implique de stratégies A2/AD de « déni d’accès et interdiction de zone » au niveau régional.

Dans ces conditions, on comprend la préoccupation du général Lecointre d’être en mesure de « dégager des marges de manœuvre » en obtenant « une modulation de nos engagements en sorte de pouvoir faire face à une crise majeure et imprévue ».

Dans l’immédiat, c’est-à-dire d’ici la révision à mi-chemin promise de la Loi de programmation militaire en fin de quinquennat, plusieurs approches peuvent être envisagées, sur le plan financier, sur le plan international et sur le plan politique.

Sur le plan financier

Il est indispensable de stabiliser les modes de financement des OPEX.

La manœuvre de Bercy consistant, en décembre 2018, en échange d’un accroissement de la dotation du budget de la Défense de 1,7 milliard d’euros, de mettre fin à la pratique de l’appel à la solidarité interministérielle pour compenser les surcoûts des OPEX au-delà d’une dotation budgétaire initiale, toujours insuffisante, contredit la LPM (article 4). Or depuis plus de dix ans, cette solidarité interministérielle avait assuré globalement 16 % du surcoût des OPEX, en dehors des crédits propres à la défense. La perte pour les armées s’élève, cette année, à 850 millions. Le ministère de la Défense participait lui aussi à hauteur de 20 % à cette interministérialisation du financement du déficit des OPEX, mais cette contribution évitait de perturber des programmes d’équipement déjà très contraints. Sur le plan financier, ce sont des coûts supplémentaires, ne serait-ce qu’en raison de la renégociation des contrats avec les industriels. Il sera difficile de trouver une alternative, en dehors d’un recours accru à la procédure des « urgences opérationnelles », pratique admise pour faire monter des priorités par rapport à la programmation budgétaire interne du ministère, mais qui se situent dans l’enveloppe du ministère de la Défense.

Balard pourrait cependant se décharger des coûts induits par l’aide à la promotion des matériels d’armement à l’exportation, qu’il assure actuellement, et se montrer plus ouvert aux externalisations, y compris au profit des sociétés militaires privées françaises.

Celles-ci, parce qu’elles ont été confondues à tort avec les mercenaires, ne disposent pas d’un statut juridique adapté. Or, s’agissant de la lutte contre la piraterie maritime dans l’Océan Indien, la Marine a bien dû se résigner à demander aux armateurs d’y avoir recours.

Sur le plan des procédures budgétaires, nos autres alliés n’ont pas dégagé de formules qui nous soient transposables.

Les Britanniques, à l’époque de l’Irak et de l’Afghanistan, ont utilisé des facilités exceptionnelles et temporaires (les UO) mais le Trésor s’est employé ensuite à en récupérer les fonds, allant jusqu’à exiger le rapatriement des matériels d’Afghanistan.

Les Américains, avec la procédure des OCO (Overseas Contingency Operations) assurent au Pentagone une confortable dotation spéciale, séparée du budget du Pentagone, et donc non soumise aux « sequestrations » du Congrès. Elle est cette année d’un montant de 69 milliards de dollars, soit 8 % du budget global du Pentagone. On considère que 20 % de ce fonds spécial est en fait utilisé à d’autres fins que les OPEX.

Sur le plan international

Un rôle accru à l’international constitue une deuxième piste, déjà largement explorée.

Toutefois, une modulation politique du niveau de nos engagements a d’évidentes implications, notamment parmi nos alliés africains. L’accroissement de leur contribution militaire, déjà recherché, avec les efforts de formation engagés, suppose également les rééquipements de ces armées. Nos partenaires européens n’auront a priori aucune raison de se substituer à nous s’ils constatent que nous cherchons d’abord à réduire la voilure.

Un recours plus important aux Nations unies et aux organisations régionales relève essentiellement d’un renforcement des efforts d’aide à la stabilisation. Il est déjà mis en œuvre dans le cadre des différentes missions de l’ONU auxquelles nous collaborons. Il demeure que la faiblesse de nos contributions internationales non obligatoires affaiblit notre position à New York et que les nouvelles orientations américaines, comme l’attitude russe, ne facilitent guère nos plaidoyers devant le Conseil de sécurité.

Sur le plan politique

Un consensus existe sur le fait qu’abandonner la possibilité d’intervenir demain, avec les moyens nécessaires, au Sahel, au Maghreb et au Proche-Orient aurait de sérieuses conséquences pour notre sécurité et notre stature internationale.

Compte tenu des contraintes budgétaires actuelles, l’approche la plus évidente consisterait à obtenir que ce soit sur la phase de « l’inachevé » des opérations militaires que la solidarité interministérielle soit rétablie, en fléchant davantage une plus grande partie de notre aide au développement (3 milliards par an, dont 1,2 en national) et une proportion plus importante des moyens dont dispose l’Union européenne en direction des politiques de stabilisation et de post-crise.

Tout le monde reconnaît désormais que le développement suppose la sécurité. Mais une telle réorientation suppose une rupture avec une certaine conception du développement durable et avec l’inertie des structures d’aide.

*

En conclusion, toute approche qui tend à évacuer la guerre, ses risques et ses sacrifices au profit de la crise est non seulement réductrice mais irréaliste par rapport au monde tel qu’il évolue actuellement en direction de confrontations plus nombreuses et plus dures.

La compréhension par l’opinion publique du « narratif des OPEX » ne doit donc pas être dissociée de l’effort constant pour mieux informer les opinions, notamment chez nos partenaires européens, des réalités du monde qui vient.

L’opinion française ne souffre pas du « syndrome irakien », toujours présent chez les Britanniques et les Américains. Nos autres partenaires européens oscillent entre l’isolationnisme pacifiste à l’allemande ou en mode scandinave et une certaine paranoïa balte et polonaise, au demeurant compréhensible compte tenu de leur situation géographique qui les conduit à privilégier leurs frontières.

Le travail de conviction de nos partenaires demeure donc un défi constant. Subsistent cependant deux interrogations qui dépassent largement le cadre des OPEX :

  • La priorité absolue donnée actuellement par les États-Unis à la reconquête de sa supériorité technologique dans les armes du futur – espace, hypervélocité, cyber – sur la Chine et, accessoirement, la Russie ne va-t-elle pas encore accroître la distance avec les armées européennes, – dont certaines font déjà figure d’ « armées bonsaï » au niveau des équipements – , rendant de plus en plus difficiles les interopérabilités et, finalement, les coalitions entre alliés.
  • L’incertitude sur d’où peut venir demain la surprise stratégique. Sera-t-elle susceptible de réveiller à nouveau les Européens ? Et quelles seront leurs réactions ?

[1] Benoît d’Aboville est diplomate, ancien ambassadeur et représentant permanent de la France auprès de l’OTAN de 2001 à 2005. Il est professeur à Sciences Po (Paris School of International Affairs). Il est vice-président de la Fondation pour la Recherche stratégique et de l’Institut international de Droit humanitaire de San Remo.

[2] Gal H.Bentegeat Chefs d’État en Guerre, Paris,Perrin 2019

[3] Nathalie Guibert Qui c’est le Chef ?, Paris, Robert Laffont 2019.

[4] Isabelle. Lassere, Le réveil des armées, Paris, J.-C. Lattès 2019

[5] Gael Le Flem et Bertrand Oliva, Un sentiment d’inachevé, réflexions sur l’efficacité des opérations, Paris, École de Guerre, 2018.

[6] E. Tenenbaum, Le rôle stratégique des forces terrestres, Paris, IFRI, Focus stratégique. 2018.

[7] Olivier Schmitt, Allies that count, Georgetown U.P., 2018.

[8] To fight another day. France between the fight against terrorism and future warfare” John Hopkins U. 2018

[9] Christopher Chivvis. The French War on Al Qa’ida in Africa, Cambridge U.P., 2016. Également Michael Shurkin, France War in Mali, Santa Monica, Rand Corporation, 2014.

[10] Le GTIA se situe à l’échelon des anciens bataillons, mais il est désormais articulé selon une structure modulaire. Il est l’unité interarmes de base pouvant être employée de manière autonome, ou au sein d’une brigade.

[11] Lawrence Freedman The Future of War. A History, New York, PublicAffairs, 2017.