Séance solennelle du lundi 13 novembre 2000
par M. Jean Cluzel, secrétaire perpétuel de l’Académie
La démocratie est une précieuse alchimie. Elle transforme un groupe d’individus en un peuple souverain capable de volonté politique. Deux procédures permettent de réaliser cette transmutation : l’une, politique, fondée sur le suffrage universel et le fait majoritaire ; l’autre, sociologique, fondée sur le concept d’opinion publique. Chacune a son moyen concret de quantification : le vote pour l’une, le sondage pour l’autre.
La démocratie de masse repose sur la coïncidence des deux concepts, générant l’idée d’une ” rationalité du peuple “. En 1882, Paul Bert, ministre de l’Instruction publique, dessinait ainsi les contours du vote idéal : libre, désintéressé, éclairé. Si la première condition – la liberté – est acquise de longue date dans les pays authentiquement démocratiques, les deux suivantes – le désintéressement et l’information – soulèvent plus de problèmes que jamais.
Atteindre un tel idéal suppose, en effet, que les citoyens soient formés à la vie démocratique. Or, à notre époque, le travail des corps intermédiaires – syndicats, partis politiques… – est déficient et l’école ne répond plus aux exigences qui conduisirent à son instauration. Il est donc indispensable – avec l’arrivée d’Internet – d’évaluer l’action de l’ensemble des médias de masse sur la formation de l’opinion publique.
Je le ferai en deux temps :
” celui de l’analyse de l’impact de la communication de masse sur la vie politique dans les démocraties ;
” celui de l’interrogation sur les conséquences que pourraient avoir les développements des nouvelles techniques de communication sur l’exercice de la démocratie.
Politique et communication de masse
Une vision naïve de l’action des médias serait de considérer qu’ils donnent directement accès au réel, alors qu’ils ne transmettent qu’un message régi par des codes. La transmission elle-même peut rendre opaque la signification. Si le medium n’est pas le message, il lui fait néanmoins subir toute une série d’inflexions.
En réalité, il n’y a pas d’existence politique sans existence médiatique
Dans les démocraties modernes, l’homme politique, pour gouverner, doit rassembler sur son nom – ou sur celui de son parti – une majorité de suffrages. Pour y parvenir, il doit se faire connaître et faire connaître ses idées. Les moyens traditionnels existent toujours (présence sur le terrain, réunions publiques, action militante…), mais combien ces moyens paraissent artisanaux en regard des médias de masse.
Ces derniers sont devenus l’espace naturel de la politique – en particulier la télévision, de loin la première source d’informations dans tous les pays développés et jugée la plus crédible.
Mais il faut savoir que sur le petit écran, la politique constitue un programme au même titre qu’un autre sujet. S’il lui arrive de jouir d’un prestige particulier, ce n’est jamais d’un régime de faveur ; elle doit donc obéir à la règle sans appel du système des parts de marché. Une telle situation impose de s’en tenir à certaines formes, dont le respect peut en venir à déformer la nature du débat public et le contenu des messages, et cela, sans que l’on puisse y voir d’intention malveillante.
Cette domination du médiatique sur le politique ne doit cependant pas être comprise comme la capacité accordée aux médias d’imposer leurs choix aux citoyens. Les exemples sont nombreux, dans le monde, de défaite d’un candidat ” médiatique ” ou de victoire d’un candidat malhabile, peu familier des caméras. Les médias sont certes un point de passage obligé et même un lieu d’influence, mais, fort heureusement, sans pouvoir absolu.
Des figures imposées en découlent
La première conséquence – sans doute la plus lourde d’effets – est la personnalisation de toute la vie publique. C’est une tendance naturelle due à la télévision. Fondée sur l’image et porteuse d’affectivité, elle conduit à identifier les idées à des individus et les individus à des traits de caractère. Le risque de réduction du débat public à un jeu de marionnettes parodiques n’est que le cas extrême de cette logique.
Le développement d’une idée présentée à partir d’un sujet précis demande du temps (télévision, radio) ou de l’espace (journal). Pour qu’une idée soit médiatisée, elle doit, peu ou prou, faire partie d’un contingent d’idées reçues, en s’intégrant aux argumentaires préexistants, sans trop de difficultés ni de remises en cause. Voilà comment – sans même évoquer la prédominance de telle ou telle école – se perpétue la ” pensée unique “.
Une seconde conséquence est l’appauvrissement du débat public trop souvent remplacé par des querelles de personnes. Il s’ensuit le sentiment d’un insupportable carriérisme. En soi, rien de nouveau ; Tocqueville notait déjà dans sa correspondance, en pleine Monarchie de Juillet, que ” le goût des places devenait une passion universelle “. Rien de bien critiquable : la politique a toujours consisté à utiliser les légitimes ambitions personnelles pour le bien de la collectivité. La véritable nouveauté réside dans la mise en scène de la carrière qui, avec ses heures de gloire ou ses échecs, devient un ressort dramatique… Dallas, mais pour de vrai.
Les querelles de personnes, elles-mêmes – surtout elles -, sont implacablement réduites à des combats d’images : combat pour se construire une attitude valorisante à l’égard de l’opinion et, dans la mesure du possible, briser l’image de l’autre.
On comprend, dans ces conditions, que le travail parlementaire reste – pour l’essentiel – ignoré des médias et donc de la majorité des Français. Combien d’heures de travail et de séances prolongées, alors que ne seront retenus que l’incident, la petite phrase plaisante ou vengeresse, au mieux une vague idée du sujet traité. C’est ainsi que le débat public y perd en consistance.
La politique du sondage
L’impact de la médiatisation se fait sentir ainsi dans la pratique même de la vie politique. C’est la réalité de l’événement qui est alors touchée et non plus seulement les apparences.
Le souci constant du paraître modifie l’action politique. Pour être élu et surtout réélu, il faut établir puis maintenir son image. Le sondage, expression de l’opinion publique à un instant t quant à une question x, devient alors une boussole, dont l’aiguille indique à l’homme habile les sommets – ou les gouffres – de sa cote de popularité. Il arrive même que le scandale, briseur d’images par excellence, soit l’arme favorite de la politique moderne.
Sans aller jusqu’à la confusion de l’image et de la légitimité, l’homme politique est toujours entraîné, par les sondages, dans une véritable spirale qui lui fait délaisser les vues à moyen et long terme au profit de l’instantané. En changeant de temporalité, l’homme public abandonne la perspective du temps long du politique pour épouser celle du temps court des médias. Il faut souligner les ravages qu’entraîne une telle attitude dans les sociétés complexes des temps actuels : cet homme public peut, en effet, être conduit à abandonner l’idée selon laquelle son action doit avoir pour seul objectif le service de l’intérêt général et non la satisfaction d’intérêts catégoriels influents.
Mais que l’on se rassure, le courage politique reste une vertu plus courante qu’on ne le croit ; il lui arrive même de rencontrer le succès !
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le récepteur – c’est-à-dire le destinataire – d’un message médiatique – tout à la fois citoyen, individu et consommateur – n’est pas inactif dans le processus de communication ; il a toujours son mot à dire et nul ne peut lui contester la liberté d’exercer son sens critique.
En réalité, les médias exercent surtout leur influence par ” l’effet agenda ” – c’est-à-dire par la sélection des événements qui constituent l’actualité – et par l’insertion de ces événements dans des cadres d’interprétation de plus en plus uniformisés.
C’est ainsi que l’influence médiatique contribue à la crise de l’organisation démocratique traditionnelle, en passant trop souvent de la forme ancienne du débat public à une caricature. Comment donc, à l’heure d’Internet, les nouvelles techniques pourraient-elles être utilisées pour rénover ce débat et mieux servir la démocratie ?
De nouvelles techniques, pour nouvelle démocratie ?
Ne cédons pas aux illusions et sachons bien que les techniques ne créent pas les changements de société. Leur rôle est de les rendre possibles et d’en accélérer l’évolution. C’est déjà beaucoup.
Pour juger des effets d’Internet sur l’information et la démocratie, il est encore un peu tôt. Il faudra attendre à la fois une amélioration technique – un plus haut débit de transmission – ainsi qu’un accroissement de l’utilisation. Actuellement, l’usage d’Internet ne concerne que 12 % de la population européenne. Il est toutefois possible, d’ores et déjà, de prendre acte de certaines logiques et de relever certains dangers. Comme ne cesse de le rappeler Dominique Wolton : ” L’essentiel n’est jamais le progrès technique, même et surtout en matière de communication ; ce qui compte, c’est le projet auquel on assigne cette technique “.
Il est vrai que la mise à disposition, pour tout internaute, d’une gigantesque banque de données mondiales constitue un progrès considérable.
Il apporte même à l’écrit une nouvelle vitalité. ” On s’écrit à nouveau ” constate Bernard Pivot, dont la célèbre dictée attire de nombreux amateurs sur Internet ; on s’envoie des ” e-mails “, de ces courriers instantanés qui auraient peut-être fait rêver Madame de Sévigné, tout en évitant à Madame de Grignan d’attendre…
Sur Internet, c’est, en effet, le texte qui domine aujourd’hui l’information. Le succès des quotidiens en ligne en est la preuve. Y sont disponibles les articles du jour ajoutés à d’autres éléments publiés sur le même sujet (articles anciens, textes de référence…). Le lecteur peut trouver là un moyen d’échapper au risque majeur que lui font courir certains professionnels de l’information : celui de la courte vue, le nez sur l’événement.
Mais les limites de l’innovation sont tout aussi évidentes que les progrès.
Avoir la possibilité d’accéder à un million de fois plus de connaissances et de données ne multipliera jamais par un million de fois la possibilité individuelle d’y accéder réellement, car, le temps n’est pas plus extensible que la capacité d’assimilation. Un tri dans l’océan de l’information sera toujours nécessaire.
En dernière analyse, la sélection de l’information selon le critère de l’objectivité dépendra toujours des compétences intellectuelles personnelles de qui s’informe. Les développer doit demeurer la mission de l’école, qui est le véritable enjeu de toute société.
L’information disponible sur Internet serait-elle nécessairement moins crédible ? Plus abondante et dépendant de multiples opérateurs dont la qualité n’est pas toujours évidente, l’information sur Internet doit être consultée avec prudence. Celles données par l’audiovisuel et la presse sont plus étroitement sous le contrôle de tous. Un exemple : il peut exister des sites négationnistes, alors qu’on imagine mal un directeur de journal accepter un article de cette mouvance – fût-ce une tribune libre. La crainte du scandale, sans doute plus que du procès, le retiendrait.
Internet est comme une immense librairie : l’achat d’un livre, pour peu que l’on ne connaisse pas l’auteur et que l’on découvre le domaine dont il traite, est guidé par un certain nombre de réflexes : réputation de l’éditeur, lecture des recensions, conseil d’un vendeur. Bien que cette prudence elle-même ne mette pas entièrement à l’abri de l’erreur, il faudra sur Internet faire preuve de réflexes identiques.
Ainsi, chaque citoyen peut se promener à sa guise sur une ” toile “, un entrelacs de réseaux, le Web. Cette image de la toile fait penser à la mythologie grecque, à l’histoire d’Arachnè, jeune fille habile à l’art du tissage. Elle avait osé défier la déesse Athéna. Elle fut donc condamnée à tisser sa toile toute sa vie et à rester prisonnière. On peut se demander si les internautes ne risqueraient pas de finir de même…
Mais, Internet peut aussi répondre à un désir de démocratie directe ou, plus exactement, au désir de participer activement et personnellement à la vie de la cité.
C’est ce qui se passe dans le cadre de la démocratie locale, comme le montrent les premiers essais menés au niveau communal ; le plus concluant a été développé à Issy-les-Moulineaux. Les nouvelles techniques de communication peuvent permettre de satisfaire les besoins d’expression et de transparence des citoyens, au regard de la prise de décision politique locale d’abord, nationale ensuite.
Un autre objectif serait alors d’augmenter le taux de participation des citoyens aux élections en leur facilitant cet acte majeur. Des projets sont recensés dans quelques villes de Belgique, des Pays-Bas, de Grande-Bretagne et d’Allemagne.
Conclusion
J’aborderai la conclusion de ce propos en rappelant ce jugement de Renan, qui assistait, dans sa jeunesse, à une séance sous la Coupole : ” Tous ces académiciens, avec leurs costumes et leurs formes d’autrefois, leurs manières d’un autre monde, leur originalité qui fait quelquefois sourire, sont loin de représenter le ton à la mode ; mais ils représentent quelque chose de mieux, […] la science, la pensée, la philosophie “.
Heureusement, les choses ici n’ont pas changé !
La régularité de nos séances publiques hebdomadaires, dont communications et débats sont publiés dans la Revue des Sciences morales et politiques et la qualité des travaux des membres de notre Compagnie et leurs compétences d’expertise, garantissent la perpétuation d’un haut niveau, depuis l’époque des Guizot, Tocqueville et Villermé.
Ce qui s’est transformé, ce sont les moyens de faire bénéficier de ces réflexions et de ces travaux le plus grand nombre possible de personnes. Or, la position hégémonique des médias de masse dans le domaine de la communication avait peu à peu assourdi notre voix, parce que ces médias n’ont ni la vocation ni la possibilité de la recueillir pour l’étendre au loin.
Notre présence sur Internet a été décidée par la commission administrative sur une proposition de M. Pierre Messmer, alors Secrétaire perpétuel. Elle est immédiatement apparue comme le véritable moyen de participer efficacement au débat public d’idées – conformément au projet de nos fondateurs.
Le site de notre Académie est maintenant alimenté par les communications hebdomadaires et par les réflexions des groupes de travail créés en son sein ou en partenariat avec d’autres institutions.
Ces groupes de travail, qui appartiennent à la tradition académique des origines, comme ce fut le cas du rapport Villermé. Ils abordent des problèmes sociaux et intellectuels de notre époque :
Groupes internes à l’Académie
- Implications philosophiques de la science contemporaine
- Le concept de mondialisation
- Sciences morales et langue française
- Le droit de la famille
- Questions de démographie française
- Propriété intellectuelle et service numérique
- Situation de la presse
- La société de l’information
Groupes en collaboration avec l’Académie des Sciences
- Les problèmes posés par la propriété intellectuelle dans le domaine de la recherche
- Le développement durable
- La portée des sommets internationaux
Groupe dans le cadre d’ALLEA (réseau des Académies européennes)
- Société d’information et protection de la vie privée
Groupe dans le cadre de l’UAI (Union Académique Internationale)
- Les droits de l’homme
Les résultats de ces travaux, diffusés sur notre site Internet, sont publiés par les Presses Universitaires de France dans une collection lancée tout récemment : les ” Cahiers des Sciences morales et politiques “. Le premier volume de la collection a été dirigé par notre confrère Pierre Tabatoni. Disponible depuis un mois, il a pour titre La protection de la vie privée dans la société de l’information. Le second tome de cet ouvrage vient de paraître. Le numéro suivant sera consacré aux ” droits d’auteur sur Internet ” (rapport du groupe de travail de Gabriel de Broglie). D’autres, très rapidement, suivront.
Depuis un an, le succès rencontré par notre site Internet – plus d’un millier de requêtes par jour – prouve que la demande d’informations fiables et de pensées raisonnées existe : il ne tient qu’à nous d’élargir ce public.
Dans le tohu-bohu du monde tel qu’il va, il est essentiel que notre voix soit entendue, à côté de celles des institutions qui s’adonnent à la recherche scientifique et à la transmission de la culture.
En refusant de se résigner au pessimisme, qu’une institution comme la nôtre doit s’interdire, l’Académie, à la place qui est la sienne, œuvre pour la sauvegarde de notre civilisation.
Dans un monde où règne la confusion, chacun se doit d’assumer toute l’étendue de ses responsabilités.
Notre commune responsabilité est de refuser la tyrannie des idées reçues.
Notre commune responsabilité est de fournir aux citoyens des repères clairement lisibles, fondés sur la raison et non sur le préjugé, se voulût-il moderne.
Notre commune responsabilité est d’utiliser tous les moyens possibles de communication, voire de tenter avec d’autres l’aventure de participer à une chaîne de télévision numérique.
S’il est vrai que ” les hommes font l’Histoire, mais ne savent pas quelle Histoire ils font “, le rôle de notre Académie n’est-il pas, justement, de résister, chaque fois qu’il le faut, aux idées qui alimentent le conformisme ambiant ? Ce faisant, nous aurons la fierté de concourir à dégager le sens des événements d’aujourd’hui avec l’espoir d’orienter ceux de demain.
Telle est bien notre commune responsabilité et, par conséquent, notre commune volonté.