Le rôle et la place de l’Etat au début du XXIe siècle

Séance solennelle du lundi 13 novembre 2000

par M. Roland Drago

 

 

L’article 22 de nos statuts décide que le Président de l’Académie des Sciences morales et politiques ” fait, dans la séance publique annuelle, le rapport sur les travaux […] de l’année”.

C’est donc ce rapport que je présenterai aujourd’hui en public à propos du thème qui a été choisi en ce début d’année 2000 et qui a été intitulé : ” Le rôle et la place de l’état au début du XXIe siècle “.

Le sujet aura été traité au cours de trente communications hebdomadaires et de deux colloques, l’ensemble correspondant à dix grands thèmes qui seront le plan de l’ouvrage que l’Académie a décidé de publier au début de l’année 2001. Les participants auront été trente et un Français et quatre étrangers représentant respectivement la Belgique, le Canada, les Etats-Unis et la Suisse. Parmi tous les communicants, douze étaient membres titulaires ou correspondants de notre Académie.

L’état. La crise de l’état. La réforme de l’état. L’état moderne et la démocratie. La souveraineté, souveraineté de l’état, souveraineté de la Nation, souveraineté du peuple. Le paradoxe des états en ce début de millénaire c’est que, à la fois, ils ont tendance à se regrouper en des systèmes supranationaux ayant d’ailleurs recours eux-mêmes à des structures de nature étatique et que, en même temps, ces états ont aussi tendance à se découper en des microstructures fondées sur des bases ethniques, religieuses ou politiques.

Au surplus, l’état tel que l’ont présenté Jean Bodin et Montesquieu jusqu’aux théoriciens politiques du XIXe et du XXe siècles, voit ses systèmes de pouvoir bouleversés par l’effet de phénomènes ignorés encore il y a moins d’un demi-siècle. Je veux parler des forces obscures ou organisées qui sont aptes à le paralyser sous l’effet de l’idéologie, du rôle que jouent aujourd’hui des moyens de communication dont la puissance est sans borne. Je veux parler aussi de la redistribution des pouvoirs, du déclin des assemblées représentatives et des pratiques électorales avec l’irruption des juges au plus haut de la vie nationale, de ces juges à la fois vilipendés et sollicités.

Il faudrait des journées entières pour citer les ouvrages, rapports et projets concernant l’état et sa réforme depuis dix années à peine. Pour montrer l’actualité du thème qui a été choisi par l’Académie, je citerai seulement deux documents concernant la France. D’abord le rapport, publié en 1994, par la Mission sur les responsabilités et l’organisation de l’état (appelé ” Rapport Picq ” du nom du président de cette Mission) et intitulé L’état en France. Servir une nation ouverte sur le monde. Il s’agit ensuite du rapport qui vient de paraître, intitulé ” état et gestion publique ” qui émane du Conseil d’analyse économique placé auprès du Premier ministre.

Ces documents contiennent l’un et l’autre de bonnes analyses et fourmillent de projets de réforme. Ils prennent place dans une chaîne sans fin qui commence, si l’on veut, au XVIe siècle. Car l’étude de l’état et de sa réforme est mythique. On court toujours après elle et on ne la rencontre jamais vraiment car plus on avance, plus elle semble reculer. C’est ” la mer toujours recommencée ” pour citer Paul Valéry. Le précédent gouvernement avait créé un ” Commissariat à la Réforme de l’état “, titre ambitieux et lui aussi mythique…

Il sera toujours possible de conceptualiser une vision de l’état et de sa réforme. Mais on ne peut réécrire La République de Platon et l’on est alors conduit à s’attacher aux détails, à passer au stade de la réforme de l’administration mais, par là même, on neutralise la superstructure politique alors que tout dépend d’elle. Il reste alors la ” table rase “. C’est d’elle qu’aurait profité Bonaparte encore que Tocqueville ait montré que la plupart de ses réformes avaient leurs antécédents sous l’Ancien régime. Ou bien alors c’est la ” révolution culturelle ” et il n’est plus besoin aujourd’hui de prouver son inanité.

On doit donc être modeste.

Et je me propose d’examiner seulement, d’une part, les méthodes d’observation et de réalisation des réformes et, d’autre part, les domaines principaux de ces réformes.

* * *

En France, et dans la plupart des états, l’étude d’un problème et la préparation d’une solution a toujours -et encore aujourd’hui- été confiée à une commission qu’on s’efforce de rendre représentative mais dont les décisions, même si elles sont unanimes, ne lient évidemment pas le Parlement ou le Gouvernement. Celui-ci peut oublier la réforme -c’est le mot célèbre de Clemenceau- ou engager le processus de réalisation.

C’est alors que commencent les mouvements d’opposition émanant des organisations professionnelles, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’administration. La grève devient l’instrument majeur, elle est d’autant plus efficace qu’elle est relayée par les médias. Elle s’applique à des zones sensibles et vise à la paralysie du pays. Le gouvernement discute mais finit par céder. Le processus est devenu un rite et il est facile d’en découvrir toutes les composantes. L’année 2000 en aura d’ailleurs donné des exemples pertinents depuis les transporteurs jusqu’aux agents des finances en passant par les personnels de l’éducation nationale.

Il est alors possible de prendre le problème à l’envers en utilisant les moyens médiatiques au profit des auteurs de la réforme. Celle de la poste et des télécommunications en 1990 en donne une parfaite illustration. Pendant deux ans et même plus, les gouvernements successifs ont entrepris de convaincre et de persuader les 300 000 fonctionnaires des P et T par la publication de revues de tracts et de documents, par l’organisation de rencontres et de colloques, de l’importance d’une réforme que, soit dit en passant, Henri FAYOL avait préconisée en 1921 dans son livre L’incapacité industrielle de l’état. Sans être parfait dans ses résultats, le mouvement a pourtant permis une ” réception ” de la réforme en créant une ” image ” qui a progressivement convaincu. On devine le coût d’une telle opération et on se dit qu’on ne peut la recommencer souvent.

La IVe République avait pensé trouver un procédé efficace et peu voyant d’une réforme permanente, intégrée au système administratif et pratiquant, si l’on peut dire, une technique cybernétique c’est-à-dire d’autorégulation. Je veux parler de la création, en 1948, du Comité central d’enquête sur le coût et le rendement des services publics. Ce Comité, composé de spécialistes mais aussi de représentants syndicaux et même de membres du Parlement, dépend de la Cour des comptes qui devient, de ce fait, un organe régulateur en plus de ses fonctions traditionnelles. Les premières années furent prometteuses en dépit du fait que les instruments de mesure étaient, à l’époque, très embryonnaires. Mais le système a été frappé par le conformisme et est devenu une commission de réforme comme les autres.

Pour conclure sur ce point, et dans une vision optimiste, il faut dire que, en France et dans le monde, deux notions sont en train de monter en puissance et peuvent donner à l’étude du phénomène étatique des bases scientifiques qu’il n’a jamais eues : l’expérimentation et l’évaluation.

Pour ce qui est de l’expérimentation, il s’agit d’expérimenter une réforme dans certains services ou dans certaines zones géographiques. La réforme est analysée et corrigée pendant une période assez longue par une commission technique afin d’aboutir à une décision définitive. Le procédé est souvent empirique et le mot est aujourd’hui fréquemment employé. Historiquement, le meilleur exemple qu’on en puisse donner est celui de la déconcentration des services de l’état dans les départements et les régions entre 1962 et 1970 qui a pu être réalisée malgré la très forte opposition du ministère des Finances. Le contre-exemple est celui de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions qui, avec ses nombreuses mesures d’application, a fait l’objet immédiatement d’une application généralisée, ce qui entraîna, jusqu’à l’époque présente, une infinité de décisions modificatrices. Il n’y a rien de pire que la réforme de la réforme…

Certes, l’expérimentation suppose un encadrement juridique solide car elle porte atteinte au principe d’égalité. Pourtant, le Conseil d’état en a admis la validité en 1968 (à propos d’une réforme judiciaire expérimentale). Mais le Conseil constitutionnel en 1993, à propos des systèmes universitaires expérimentaux, a fait preuve de plus de sévérité et sa jurisprudence est peut-être de nature à empêcher toute expérimentation importante.

L’évaluation présente le même aspect de modernité et on la rencontre elle aussi dans de nombreux états. Elle doit se distinguer du contrôle en ce qu’elle a recours à des données chiffrées conduisant non seulement au bilan coût-avantages mais aussi à l’usage de paramètres économiques et mathématiques. L’évaluation des politiques publiques est aujourd’hui une science à part entière. Le mouvement a commencé il y a une quinzaine d’années, l’évaluation étant assurée par des Commissions nationales, par exemple à propos de l’enseignement supérieur, ou de la recherche.Mais il s’agit d’organismes placés dans la dépendance ministérielle, même si l’indépendance de leurs membres est assurée.

On a franchi un pas en 1996 avec la création d’Offices d’évaluation placés dans la dépendance du Parlement : Office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Office d’évaluation des politiques publiques, Office d’évaluation de la législation. La mise en place de ces Offices s’effectue avec de grandes difficultés, tenant principalement aux désaccords entre les deux assemblées. Qui ne voit pourtant qu’il y a là une chance considérable pour un renouveau du contrôle parlementaire à une époque où l’on évoque partout le déclin des assemblées législatives ? A quoi bon parler d’une crise de l’état si on n’accepte pas des moyens qui donneraient une nouvelle vie au système constitutionnel ?

* * *

Les procédés qui viennent d’être évoqués semblent n’être qu’à la surface des choses. Ils conditionnent pourtant des solutions de fond alors qu’on a souvent le sentiment qu’ils sont ignorés ou méprisés.

Dans sa communication, dont j’avais souhaité qu’elle fût la première de l’année, notre confrère Michel CROZIER nous disait que la clé de la réforme de l’état était un ” changement de raisonnement “. Je pense qu’il a raison et que l’étude de cette question majeure exige effectivement ce changement. Et je voudrais dire ici -après l’avoir dit souvent ailleurs en pure perte- que la réforme financière conditionne fondamentalement la réforme de l’état. Elle la conditionne en ce qui concerne le budget de l’état, en ce qui concerne l’autonomie des collectivités territoriales et en ce qui concerne l’organisation des services. Après avoir voulu ignorer ce problème ou ne pas oser l’aborder, aujourd’hui les instances parlementaires et gouvernementales ainsi que la plupart des partis politiques semblent enfin placer cette question au premier rang.

L’adoption du budget de l’état résulte aujourd’hui de l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances. Sans doute, ce texte était-il nécessaire puisqu’il applique les mesures prévues par la Constitution en matière financière. Et il pouvait sembler utile de disposer, pour la première fois, d’un texte d’ensemble codifiant le contenu des lois de finances, le contrôle du Parlement, les principes de la fiscalité. Mais, intervenu dans la période transitoire, il émane du gouvernement, c’est-à-dire, en fait, du ministère des Finances. Au surplus, il n’est pas le premier texte car il recopie largement un décret de 1956 pris sous la IVe République. Non seulement, l’ordonnance est donc tournée vers le passé mais, en plus de quarante ans, on peut imaginer que les activités économiques ont subi des transformations majeures autant sur le plan national que sur le plan international.

Vers la fin des années 70, les gouvernements avaient déjà pris conscience de cet archaïsme et commencé à mettre en place un système de rationalisation des choix budgétaires axé sur la dépendance des coûts à l’égard des actions entreprises, en renversant la dialectique remontant à la IIIe République. Des budgets de programme venaient doubler le budget comptable et se seraient progressivement substitués à lui. La France aurait alors eu la priorité d’une réforme que les Etats-Unis devaient réaliser en 1985 avec la loi dite GRAMM-RUDMAN et qui est sans doute un des facteurs de l’actuelle prospérité américaine.

En particulier, on aurait ainsi mis fin à la pratique détestable dite des ” services votés ” qui conduit à la reconduction quasi automatique du budget précédent pour au moins 90% des dépenses, pratique malheureusement consacrée par l’article 47 de la Constitution.

Ainsi, avec des budgets ” par objectifs ” à tous les niveaux du système administratif, on aurait pu entreprendre une politique dynamique et simplificatrice tout en accroissant de façon visible le contrôle parlementaire.

Tous ces projets furent arrêtés il y a vingt ans, même si on devait n’en reparler qu’aujourd’hui.

On parle beaucoup de décentralisation et d’autonomie locale. Mais on a vu que la loi de 1982, intervenue dans des conditions trop hâtives, a eu besoin de nombreuses retouches. Il en résulte un enchevêtrement des compétences au moins sur cinq niveaux et des revendications permanentes pour l’aide financière de l’état aux collectivités territoriales. Une proposition de loi constitutionnelle, en cours de discussion à l’heure même où je parle, au Sénat, devrait, comme c’est le cas dans la République fédérale d’Allemagne depuis 1949, apporter aux collectivités territoriales des garanties constitutionnelles en matière fiscale, sans qu’elles aient à solliciter l’aide de l’état qui entraîne toujours, en contre partie, un amoindrissement de leur autonomie.

Enfin, pour ce qui concerne les administrations centrales et les services déconcentrés, la réforme budgétaire permettrait de réaliser un projet esquissé depuis longtemps par le Conseil d’état. Il s’agirait d’y généraliser des ” centres de décision et de responsabilité “, disposant d’une globalisation des crédits par l’établissement d’un ” budget de programme “, déterminé par objectifs sur une base contractuelle et dont l’exécution serait assortie de récompenses ou de sanctions. Des réformes de cet ordre ont bien été tentées dans les années 89-90 mais elles semblent partielles et mal acceptées.

* * *

Il ne s’agit pas là d’un projet. Je n’ai voulu présenter que quelques remarques à propos d’intentions qui semblent avoir, en cette année 2000, un regain d’actualité.

Peut-être pourrait-on, avec des modifications de cet ordre – dont on répète qu’elles seraient révolutionnaires et exigeraient beaucoup de courage – parvenir à des résultats. Sinon, il faudrait dire que, l’état fonctionnant si mal et la réforme semblant impossible ou illusoire, la seule manière serait de réduire au minimum sa place dans la Nation.