Le système financier français dans le marché mondial

Séance du lundi 17 décembre 2001

par M. Michel Pébereau

 

Thierry de Montbrial m’a demandé de vous parler du système financier dans le marché mondial. C’est une tâche qui se situe manifestement au-dessus de la condition du simple banquier que je suis.

 

Le système financier d’un pays ne se réduit pas en effet à l’ensemble de ses banques et de ses institutions financières. Si je puis tenter une définition, je dirai qu’un système financier est, d’abord, un mécanisme complexe d’allocation de ressources à l’échelle d’une économie : le système financier recouvre l’ensemble des circuits par lesquels les fournisseurs de capitaux — les épargnants, pour faire simple — rencontrent les consommateurs de capitaux — les ménages, les entreprises, les Etats. Cette allocation est à la fois statique (l’épargnant A prête à l’entreprise B) et dynamique, le système financier opérant, par exemple, une « transformation » entre ressources à court terme (fournies par l’épargnant A) et « emplois » à long terme (correspondant aux besoins de l’entreprise B).

En second lieu, un système financier peut être décrit à partir de son infrastructure  infrastructure juridique — il n’y a pas de marché financier sans règles, c’est-à-dire sans confiance —, infrastructure technique et surtout humaine.

Enfin, le système financier d’un pays est aussi constitué d’acteurs, d’institutions financières de nature d’ailleurs très diverse — banques universelles ou spécialisées, marchés organisés (les bourses), compagnies d’assurances, fonds de pension … — qui sont, d’une certaine manière, en concurrence permanente pour occuper au mieux les fonctions d’intermédiation que nécessite la rencontre de l’offre et de la demande de capitaux.

Mon approche de ce vaste sujet sera donc partielle, et biaisée, du fait de mon état. Au risque de gâcher un peu le suspens, je dirai que si le thème du système financier français dans le marché mondial mérite réflexion, c’est précisément parce que notre industrie financière occupe aujourd’hui une place éminente dans le monde : il y a, dans notre pays, des banques et des compagnies d’assurances qui comptent parmi les premières d’Europe et qui jouent un rôle important sur ces autres grands marchés que sont l’Amérique et l’Asie. Que la France fasse, dans un secteur économique majeur, largement aussi bien que les plus efficaces des autres pays européens et nettement mieux que la plupart d’entre eux, et bien sûr que du Japon, n’a rien d’exceptionnel. Ce qui est plus étonnant et qui, peut-être, justifie que ce sujet mérite d’être développé dans une enceinte aussi prestigieuse, c’est que la position remarquable du système financier français en ce début de XXIe siècle a été acquise alors même que notre industrie a souffert, pendant l’essentiel du XXe siècle, de handicaps qui auraient pu compromettre son essor, voire sa survie.

C’est pourquoi, avant d’exposer les enjeux et les perspectives du système financier français dans ses rapports avec le marché mondial, je voudrais essayer de mettre en perspective les rapports, complexes et en tous cas très évolutifs, qui ont lié ce système financier au marché mondial.

 

L’évolution du système financier français dans ses rapports avec le marché mondial

 

Sans avoir l’audace de m’ériger en historien, je vais essayer de faire avec vous une plongée rapide dans l’histoire longue et complexe de notre système financier.

Les origines de la finance et de la banque, en Europe, sont humbles et obscures. Deux raisons à cela. D’abord, la lente, très lente, évolution des esprits dans la chrétienté médiévale et moderne, qui n’aboutit que très tardivement à un niveau relativement partagé d’acceptation de cette « monstruosité » qu’est le prêt à intérêt — l’argent engendre l’argent —  certains ont encore peine à l’accepter aujourd’hui. La deuxième raison est la plus importante et elle sera l’un des « fils rouges » de mon exposé : c’est qu’il n’existe pas de banque ni de système financier qui soit en apesanteur par rapport à une société, à une économie données. Un système financier ne peut vivre qu’en symbiose avec l’économie qui l’héberge. D’un côté il en vit, de l’autre il la fait vivre en lui donnant les ressources qui lui permettent de poursuivre son développement. Un système financier ne peut prospérer et trouver sa place que dans une économie où apparaissent des opérations qui nécessitent l’immobilisation de capitaux, c’est-à-dire des investissements : investissements d’abord, et majoritairement, dans le commerce de marchandises, commerce proche ou lointain, puis, dans une deuxième étape, dans le développement de l’industrie.

Et c’est là que nous retrouvons l’origine modeste des banques et institutions financières : à l’aube de son développement, la banque n’est qu’un appendice mineur du commerce et de la sphère marchande. Les premiers banquiers sont des marchands, et les orgueilleuses « merchant banks » anglaises n’ont pas d’autre origine  les Rothschild, quand ils vont prendre leur essor à la fin du XVIIIe siècle, sont, eux aussi, des marchands. Que financent ces banquiers ? D’abord, des opérations sur des marchés locaux : ce sera le « crédit de campagne » consenti à un agriculteur. Mais surtout, dès qu’elle apparaît, la grande banque va avoir parti lié avec le grand commerce, celui des draps et des épices : le « prêt à la grosse aventure », que des marchands génois, vénitiens, consentent à des capitaines, et qui est gagé sur la cargaison, constitue la première forme de financements internationaux, et il se perpétue dans nos institutions au travers de ce qu’on appelle aujourd’hui le « trade finance », le financement des échanges, pour lequel BNP Paribas, présent dans 80 pays, est un des leaders mondiaux.

Pourquoi cette symbiose entre banque et grand commerce ? Parce que le commerce au loin, par son risque élevé et sa dimension temporelle, — le retour sur investissement est par nature différé dans le temps par rapport à la mise de fonds —, constitue par excellence un type d’opération qui ne peut voir le jour sans l’émergence d’un système financier. Pour résumer, je dirai que, dès l’origine, le système financier est international comme le commerce qui l’a fait naître : accompagnant les échanges commerciaux, il s’étend aux limites de son « économie-monde ».

Sautons quelques siècles et entrons dans la première période des relations entre système financier français et marché mondial : je veux parler de la période qui court du Second Empire à la crise de 1929 et que j’appellerai la « première mondialisation ». Trois traits saillants caractérisent son émergence : d’abord, la naissance de l’industrie, de la grande industrie, plutôt, dont le besoin en capitaux, excédant les capacités des industriels familiaux, va justifier l’appel à un système financier plus large : les chemins de fer, aux besoins en capitaux jamais vus auparavant, seront la première industrie financée massivement par un système financier qui s’affranchit alors et pour la première fois de la sphère marchande. Ensuite, cette époque est marquée par une très forte progression des échanges internationaux, qui va de pair avec le décloisonnement du monde. Enfin, il me paraît que c’est à cette époque que s’effectue le premier « branchement » entre des ressources locales — le XIXe siècle voit naître l’épargnant individuel — et un marché mondial.

Les banques françaises, portées par ces différents facteurs, se sont d’emblée situées à la pointe de cette première mondialisation. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la plus longue période de libéralisme de notre histoire, se développent, sous forme de sociétés de capitaux privés, le Comptoir d’Escompte de Paris et le Comptoir d’Escompte de Mulhouse — future BNCI — dont la fusion en 1966 donnera naissance à la BNP. Apparaissent aussi le Crédit Lyonnais, la Société Générale et, en 1872, la Banque de Paris et des Pays-Bas. Ces établissements sont créés et dirigés par des hommes qui sont des entrepreneurs, avant d’être des financiers. Ils vont accompagner le développement à l’étranger des entreprises françaises : les implantations de BNP Paribas en Chine, en Inde, en Australie, remontent à cette époque. Mais le système financier français va aussi dès l’origine financer des opérations à caractère mondial : c’est à Paris, et en partie par le recyclage de l’épargne nationale, que se finance la construction du canal de Suez, la dette chinoise, et nombre d’émissions liées, par exemple, à des projets en Amérique latine, sans parler d’autres titres d’Etat qui ont parfois laissé des souvenirs douloureux dans la mémoire collective. Je le répète, les banques françaises sont alors, avec les anglaises et, plus tard, les américaines, parmi les grands acteurs d’un marché financier mondial, et la Place de Paris est la première grande place financière internationale.

Et puis tout change. La crise de 1929 provoque une formidable rétractation des échanges — le niveau d’internationalisation de l’économie mondiale atteint en 1914 ne se reverra que dans les années 1990 —, mais aussi une poussée de l’économie administrée, irrésistible en France du fait de la convergence entre thérapeutiques keynésiennes, traditions colbertistes et influences marxistes. Ces deux facteurs vont avoir des conséquences désastreuses pour le système financier français : l’épargne nationale perd ses débouchés mondiaux, et le système financier, dans sa partie nationale, s’atrophie. Le mouvement, engagé dans l’entre-deux guerres, va s’accentuer au lendemain de la deuxième guerre mondiale. La France choisit alors l’économie administrée et planifiée pour reconstruire le pays et assurer son développement rapide.

Pour financer les actions jugées prioritaires tout en essayant de maîtriser l’inflation et d’assurer l’équilibre extérieur, l’Etat place les activités financières et bancaires sous un contrôle étroit, et réglemente toutes leurs relations avec l’étranger. Il structure le système financier et organise des circuits de financement en assignant des missions spécifiques à certains organismes dotés de statuts spéciaux — mutualistes ou publics — et placés, sous une forme ou sous une autre, sous son contrôle ou sa tutelle. Il oriente les flux d’épargne dans les circuits ainsi constitués et adapte les caractéristiques des financements qu’ils permettent de consentir par une machinerie complexe d’aides publiques, fiscales ou budgétaires. Les banques commerciales, qu’elles soient de dépôt ou d’affaires, sont laissées à l’écart de ce dispositif, libres d’assurer les autres catégories de financements, considérés comme moins prioritaires, bien que les quatre plus importantes aient été nationalisées en 1945, et que la plupart des autres le soient en 1982. Cette période a une conséquence au niveau des structures bancaires : l’émergence de trois groupes mutualistes de banque de détail puissants, Crédit Agricole, Banques Populaires et Crédit Mutuel, et un développement tentaculaire du groupe de la Caisse des Dépôts et Consignations, avec une implication progressive des Caisses d’Epargne dans la distribution du crédit. L’Etat fait ainsi du secteur des activités bancaires un système organisé comme un jardin à la française dont il serait l’architecte.

Les activités bancaires sont strictement réglementées : ouverture d’agence soumise à autorisation, taux d’intérêt et prix des services fixés par l’administration, produits d’épargne définis, volume des crédits encadré. Les relations avec l’étranger sont strictement contingentées par le contrôle des changes. Les marchés financiers et monétaires sont eux aussi étroitement réglementés dans leur fonctionnement, et même les taux des marchés de dettes sont placés sous tutelle. Les relations financières avec l’extérieur sont réduites à la portion congrue par le contrôle des changes. La place de Paris devient un marché purement national, assez marginal pour le financement de l’économie.

Je me rapproche de notre époque pour en arriver au début des années 1980.

Progressivement, à partir des années 1950, le monde s’est rouvert et le commerce international a redémarré : les Alliés avaient décidé, à Bretton Woods, avant même la fin de la guerre, de promouvoir un ordre international fondé sur le libéralisme et la coopération entre les nations. Accélérée par les accords internationaux — cycles de l’Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce, le GATT, puis de l’Organisation Mondiale du Commerce, et, pour l’Europe, Traité de Rome en 1957 et Acte Unique Européen en 1985 -, la libéralisation des échanges de marchandises est l’une des explications majeures de la croissance économique sans précédent que le monde connaît à partir de la guerre.

Fortes de leurs traditions, les grandes banques françaises se sont efforcées pendant toute la période d’économie dirigée de rester dans le jeu mondial, en maintenant leurs réseaux à l’étranger, en finançant le formidable développement des échanges extérieurs des entreprises françaises. Dès qu’une opportunité se présente, elles sont là pour la saisir : elles figurent parmi les créateurs des euromarchés dès la fin des années 50  la collecte des capitaux extraterritoriaux et leur utilisation pour l’octroi de crédits ainsi que l’organisation de marchés « offshore » sont en effet compatibles avec le contrôle des changes. Mais il faut le reconnaître, elles ne sont plus, alors, les leaders des marchés financiers mondiaux : les banques américaines ont pris la place.

La période qui court des années 1980 à nos jours constitue la dernière époque de cette mise en perspective historique. En dépit du dernier anachronisme que constitue la deuxième vague de nationalisations, en 1981-82, les années qui suivent voient à la fois s’opérer, en France, un mouvement de libéralisation sans précédent, et se créer — ou se recréer — un marché mondial des capitaux dont les banques françaises, et la place financière de Paris, progressivement libérées d’une partie de leurs entraves, vont savoir tirer parti.

Ainsi, à partir de la fin des années 1970, des réformes fiscales et réglementaires permettent d’assister à une renaissance des marchés de taux et d’actions dans la plupart des pays occidentaux, à un moment où, en nombre croissant, les entreprises ressentent le besoin d’y recourir pour financer leur développement. Nationaux au départ, ces marchés vont rapidement s’interconnecter, permettant ainsi de répondre aux besoins d’entreprises elles-mêmes de plus en plus internationalisées, et d’investisseurs soucieux de diversifier et d’internationaliser leurs actifs financiers. Les progrès de l’informatique et des télécommunications et l’irruption de l’internet accélèrent ce mouvement. Dès le milieu des années 1980, et plus encore aujourd’hui, on peut parler d’un marché mondial des capitaux. Le Traité de Maastricht, avec la perspective de création de l’euro, puis la mise en place du marché européen des services financiers et des capitaux en 1993 et de la monnaie européenne en 1999, transforment l’espace national en simple compartiment du marché européen. L’Union Economique et Monétaire et les réformes mises en œuvre en France aboutissent à « rebrancher » le système financier français sur ce marché mondial. Restées internationales envers et contre tout, les banques françaises peuvent désormais recommencer à jouer leur rôle traditionnel, à la connexion même entre système local et marché mondial.

Rappelons rapidement les principales évolutions de ces 20 dernières années pour le système financier français. Le renouveau des marchés rend concevable une vague de privatisations que l’inefficacité ou la moindre efficacité des gestions publiques rendait, au demeurant, indispensables. Entre 1986 et 1999, la France privatise ou vend au secteur mutualiste presque tous les établissements financiers contrôlés par l’Etat. Dans le même temps, les grands groupes mutualistes deviennent des banques généralistes de plein exercice et se restructurent, tout en acquérant des banques privatisées qui leur ouvrent plus ou moins largement le champ des activités internationales : Indosuez pour le Crédit Agricole, Crédit National pour les Banques Populaires et groupe du Crédit Industriel et Commercial pour le Crédit Mutuel. Et le groupe de la Caisse des Dépôts cède lui-même au marché le Crédit Local de France qui devient rapidement la banque franco-belge Dexia, avant de filialiser ses activités de banque de marché, qu’il adosse au groupe des caisses d’épargne. Les privatisations, la cotation et l’ouverture du capital des grandes banques et de certains intermédiaires de marché qui en résultent, ainsi que les restructurations des groupes mutualistes, modifient profondément les modes de gestion et les objectifs de tous les acteurs du système financier.

Le vaste mouvement de déréglementation qui accompagne la prise de conscience de l’échec des économies centralisées ou par trop dirigées, provoque un allégement significatif des règles qui corsetaient le système financier français. Dans le courant des années 1970, les pouvoirs publics avaient rendu au marché le soin de fixer les taux d’intérêt monétaires et obligataires et créé les conditions du développement du marché des actions. Dans les années 1980, ils mettent en œuvre une réforme radicale de la Bourse de Paris, ouvrent de nouveaux marchés pour actions des entreprises moyennes. Ils font disparaître l’encadrement du crédit et une bonne partie de la réglementation des tarifs bancaires. Les difficultés des finances publiques et les règles de concurrence européenne favorisent le démantèlement de bon nombre des circuits de financement spécifiques et bonifiés qui compartimentaient le monde bancaire. Les acteurs du système financier acquièrent ainsi la liberté de créer des produits et des services nouveaux. La réglementation se recentre sur des domaines plus compatibles avec les principes de l’économie de marché : sécurité du système, transparence des opérations et égalité d’accès au marché.

La renaissance des marchés constitue aussi, pour les banques, un nouveau et formidable défi. Pour les grandes entreprises, la « grande clientèle » des banques, le recours direct au marché devient, presque du jour au lendemain, une solution de financement concurrentielle par rapport au financement bancaire traditionnel : c’est ce qu’on appelle la désintermédiation. Les grandes banques françaises et la place financière de Paris ont su répondre à ce défi. La place de Paris l’a fait en réalisant une modernisation radicale et en devenant un point d’accès privilégié à l’espace financier intégré créé par l’euro en s’unissant avec celles de Londres et d’Amsterdam au sein d’Euronext, première plate-forme boursière européenne. Les grandes banques l’ont fait en devenant elles-mêmes, et avec une rapidité assez impressionnante, des acteurs clefs de ces marchés, en se positionnant d’ailleurs sur leurs segments les plus sophistiqués. Aujourd’hui, BNP Paribas fait par exemple partie des 5 plus grands acteurs mondiaux sur les marchés de dérivés de taux et d’actions. Les banques ont su, ainsi, « ré-intermédier » une part significative de leurs opérations, en devenant les intermédiaires, on pourrait dire les partenaires, des grandes entreprises dans leurs rapports avec les marchés de capitaux.

 

Enjeux et perspectives

 

Après avoir brossé ce tableau complexe, marqué par des connexions, déconnexions et reconnexions successives, je souhaiterais m’arrêter sur la situation actuelle du marché financier français et de nos grandes banques, avant de me demander avec vous quelles peuvent en être les perspectives.

D’une manière générale, le système financier français dans son ensemble — place financière de Paris et banques — est ouvert, puissant et compétitif mais de fortes contraintes pèsent encore sur les banques, et la position de la Place de Paris dans le marché mondial est vulnérable.

La place financière de Paris, qui dispose d’atouts structurels, a su se moderniser à marches forcées pour devenir un point d’accès privilégié à l’espace financier européen, mais son avenir dépend largement des grands choix politiques nationaux.

Ses atouts structurels sont significatifs. La France est l’un des plus grands pays d’épargne du monde occidental  Paris est le siège d’un très grand nombre d’entreprises de dimension européenne ou mondiale et dispose de tout un réseau d’intermédiaires financiers puissants et compétitifs. Les français bénéficient d’une éducation de qualité, bien adaptée aux métiers financiers, même les plus modernes, grâce à la solidité de la formation aux matières scientifiques. Ils peuvent travailler beaucoup et bien. Les systèmes de régulation et de contrôle de notre pays ont une réelle réputation d’efficacité. Enfin, Paris est, au cœur de l’Europe, riche d’un réseau très dense d’infrastructures, et bénéficie de la renommée culturelle sans équivalent de la Ville des Lumières.

La place financière de Paris a su conduire une modernisation à marches forcées depuis un quart de siècle. Elle a abandonné, l’une après l’autre, toutes les structures héritées de l’époque napoléonienne. Elle offre aux investisseurs et aux émetteurs une gamme de produits très complète, des plus classiques aux plus sophistiqués : la capitalisation des actions françaises à la fin 2000 fait d’Euronext Paris la 1ère bourse de l’euro selon ce critère et son marché des obligations est le leader européen  la France se situe aussi au 4ème rang mondial pour la gestion d’actif dans son ensemble et au 2e rang pour la gestion collective grâce à sa gamme très large de Sociétés d’Investissement à Capital Variable, les SICAV, et de fonds communs de placement. La logistique administrative des marchés français est l’une des plus modernes du monde, grâce à la dématérialisation des titres et aux systèmes électroniques interbancaires de paiement, de règlement-livraison et de conservation de titres. La place financière de Paris a su, dans ce domaine, conduire les divers projets collectifs rendus concevables par les progrès de l’informatique, que d’autres places, moins habituées aux principes de l’interbancarité, tardent à réaliser. Ce n’est pas par hasard que la Société des Bourses Françaises a pu créer avec ses homologues belge et néerlandaise, la première place financière transnationale d’Europe, Euronext.

Et pourtant l’avenir de la place de Paris est aujourd’hui incertain, en raison des handicaps de compétitivité qui affectent le site France par rapport à ses voisins pour la localisation des activités productrices, des patrimoines et des métiers à forte valeur ajoutée.

Parmi les pays industrialisés du G7, la France est incontestablement la première pour le poids global de la fiscalité et des réglementations. Les prélèvements des administrations publiques y représentent près de 50 % du Produit Intérieur Brut contre, en moyenne, moins de 45 % pour l’Union Européenne et un peu plus de 38 % pour l’ensemble de l’OCDE. Un indice de la liberté économique récemment publié par le Wall Street Journal la classait au 45e rang des nations dans ce domaine, aux côtés de la Bolivie et de la Pologne. Loi sur les 35 heures et restrictions législatives aux ajustements d’effectifs ne sont pas de nature à améliorer la réputation de nos pays vis-à-vis du monde des entreprises pour la localisation de leurs activités.

Et dans le même temps, compte tenu de la liberté de circulation et d’installation qui est désormais de règle dans l’espace européen, l’existence en France d’impôts élevés simultanément sur la fortune, les successions et les revenus a de quoi détourner les patrimoines importants  la combinaison de charges sociales très lourdes et déplafonnées, et de taux marginaux de l’impôt sur le revenu très élevés pose problème pour attirer ou retenir non seulement les sportifs de haut niveau mais aussi les spécialistes des marchés financiers. Un exemple en dit plus qu’un long discours : pour offrir une même rémunération nette de tout impôt à un spécialiste des marchés financiers, une entreprise bancaire doit supporter un coût 2 à 3 fois plus élevé (selon le niveau de cette rémunération) à Paris qu’à Londres.

Pour ce qui est des banques françaises, elles ont su au cours du dernier quart de siècle revenir au premier niveau dans la compétition internationale, et se transformer les unes après les autres en entreprises à part entière, innovantes, rentables et mieux capitalisées. Mais elles restent handicapées dans leurs activités nationales par la persistance de réglementations archaïques.

Les banques françaises constituent l’un des systèmes bancaires les plus présents au niveau mondial avec plus de 2000 implantations hors de France. Leur part sur le marché des créances internationales les situe au 3e rang mondial alors que notre pays n’est qu’en 5ème position en termes de produit intérieur brut. Certaines d’entre elles financent aujourd’hui, au-delà du commerce extérieur des entreprises françaises, une partie de l’ensemble des échanges internationaux. Toutes ont mis en place des lignes de métiers mondiales pour intervenir sur les marchés financiers globalisés, où certaines d’entre elles figurent parmi les leaders européens, dans les métiers nouveaux comme ceux des financements structurés, des financements de projets, ou des instruments dérivés. Elles se sont engagées sans réserve dans la mise en œuvre de l’euro, qui a constitué pour elles un défi technologique sans précédent, et qui permet de repousser les limites du marché intérieur de toutes les entreprises européennes. A fin novembre, la France est le pays de la zone euro où la proportion de paiements par chèque ou par carte dans la nouvelle monnaie est la plus élevée, ce qui est une preuve de la qualité du travail de préparation accompli par nos banques.

Les banques françaises ont su se restructurer, comme les entreprises industrielles. Au milieu des années 80, les formidables perspectives ouvertes par l’informatisation rendaient inévitable une réorganisation en profondeur de leur système de production. Le Président d’une grande banque nationalisée annonçait alors que l’industrie bancaire serait, en matière sociale, la sidérurgie des années 1990. Les banques françaises ont su faire face à ce défi sans drame social ni utilisation massive des départs contraints, et elles ont repris aujourd’hui une embauche assez massive de jeunes. Elles maîtrisent leurs frais de gestion, comme le montre la diminution sensible de leur coefficient d’exploitation, c’est-à-dire du rapport entre leurs frais de gestion et leurs recettes : 67 % en 2000 contre 74 % en 1995 en moyenne pour les grandes banques.

Parallèlement, elles ont su élargir la gamme des produits et services qu’elles offrent à leur clientèle. Cela leur a permis de disposer d’une part croissante de commissions dans leurs recettes longtemps constituées pour l’essentiel de marges d’intérêt. Cette modification de la structure de leur chiffre d’affaires a contribué à l’amélioration de leur rentabilité alors que les marges d’intérêt payées par les emprunteurs français sont parmi les plus faibles du monde.

Les banques françaises ont été parmi les premières à exploiter les nouvelles technologies pour élargir et améliorer leur offre de services. C’est ainsi qu’elles ont su utiliser l’innovation du minitel pour jouer un rôle de pionnier en matière de banque à domicile, au début des années 80  elles ont également très tôt proposé des services par internet, et sont également des pionnières pour la banque multicanal. La carte bancaire française est la plus sûre du monde, grâce aux puces électroniques, et elle offre aux français un service qui a peu d’équivalent dans d’autres pays grâce à sa complète interbancarité.

Au cours des années 90, les banques françaises se sont progressivement rapprochées de leurs meilleures concurrentes étrangères en matière de rentabilité financière, en valeur absolue, tout comme en termes de taux de rendement des fonds propres. Pour prendre un exemple, la BNP dégageait un bénéfice d’un milliard de francs environ en 1993, année de sa privatisation  BNP Paribas a enregistré un bénéfice de plus de 4 milliards d’euros en 2000, et ses résultats pour les 9 premiers mois de 2001 la placent au premier rang des banques de la zone euro  le taux de rendement de ses fonds propres est passé dans le même temps de moins de 2,5 % à près de 20 %. Enfin, les banques françaises ont un bilan solide : deux d’entre elles font partie des 15 premiers groupes bancaires mondiaux en termes de volume de fonds propres. Elles ont un actionnariat largement internationalisé et améliorent, d’année en année, leur capitalisation boursière.

Mais les entreprises bancaires françaises restent pénalisées, au contraire de la plupart de leurs concurrentes étrangères, par la persistance de réglementations anachroniques et de distorsions de concurrence sur leur marché national qui pénalisent leur rentabilité et obscurcissent leurs relations avec leurs clients.

La France est par exemple l’un des très rares pays occidentaux qui imposent, par voie législative, la gratuité de la gestion d’un moyen de paiement, le chèque, ou qui administrent les taux d’intérêt d’une grande partie de l’épargne. Ces pratiques rendent impossible une tarification fondée exclusivement sur les coûts de production des produits et l’équilibre entre l’offre et la demande  elles rendent inévitable le subventionnement des produits vendus à perte par les marges dégagées sur d’autres produits ou services, au détriment, en définitive, des intérêts bien compris des consommateurs.

En outre, certains acteurs de la banque de détail en France bénéficient de privilèges, accordés par l’Etat, qui créent de sérieuses distorsions de concurrence  essentiellement la distribution monopolistique de livrets rendus attractifs par un avantage fiscal : livret A des caisses d’épargne et de la poste, livret bleu du Crédit Mutuel. Ils bénéficient ainsi à la fois d’une rémunération élevée pour cette distribution, et d’un produit d’appel pour attirer la clientèle.

A cela s’ajoute l’aléa permanent que fait peser sur la rentabilité des banques l’interventionnisme législatif et réglementaire dans ce secteur d’activité. Et régulièrement resurgit l’idée d’une extension des services financiers de la poste qui aurait pour effet de créer une distorsion de concurrence fondamentale compte tenu de l’avantage que constitue le maintien, par des aides publiques, d’un réseau postal de proximité pour des raisons d’aménagement du territoire.

La simple application, au secteur bancaire, de principes analogues à ceux dont bénéficient depuis plus de 15 ans les différents secteurs de l’industrie, du commerce et des services en France permettrait de supprimer ces handicaps. Le secteur financier a certaines spécificités, qui justifient l’existence de régulations prudentielles très exigeantes, aux côtés des règles de concurrence et de protection du consommateur qui s’appliquent à tous les secteurs économiques. Mais comme les activités industrielles, les activités bancaires et financières doivent être régies par les principes de l’économie de marché. Car comme les entreprises industrielles, les entreprises bancaires de notre pays sont engagées dans une compétition directe avec leurs homologues européens, américains et britanniques.

De ce bilan contrasté, je serais tenté de tirer deux séries de conclusions, applicables aux banques, puis à la France dans son ensemble.

Les banques françaises, je le répète, sont rentables, et elles sont parmi les plus fortes sur les marchés financiers mondiaux. Elles ont aussi des bases nationales relativement plus faibles que celles de leurs concurrents. Elles ne sont pas seules dans ce cas : les banques privées allemandes, enserrées elles aussi par des contraintes, se sont lancées dans un vaste mouvement d’expansion internationale au point de remettre en cause, pour certaines, leur existence ou la pérennité de leur ancrage allemand.

Mais tout cela a-t-il de l’importance ? Pour les banques, la réponse me paraît positive : une banque, même internationale, reste enracinée dans son économie d’origine. C’est dans son marché national qu’elle possède ses meilleurs et ses plus fidèles clients — or la durée de la relation est un facteur essentiel de la performance d’une institution financière — et qu’elle trouve les investisseurs qu’elle alimente en produits financiers. Au-delà, c’est dans son pays d’origine qu’une banque trouve un de ses « actifs intangibles » les plus importants, c’est-à-dire sa culture. Or, dans une industrie des services financiers où le rythme d’innovation est d’autant plus rapide qu’il s’agit d’une des rares industries où cette innovation n’est pas brevetable, je suis persuadé que la culture d’une entreprise, de ses dirigeants, de ses commerciaux, constitue un des principaux « savoir-faire différenciateurs », pour employer le langage des consultants. Grandes banques françaises, nous ne voulons pas avoir à choisir entre nos marchés et nos actionnaires, qui sont mondiaux, et notre système financier d’origine.

Le risque d’une nouvelle coupure entre marché français et marché mondial me paraît au moins aussi grave pour la France que pour ses institutions financières. J’oserai d’abord rappeler que les activités bancaires et financières ont, directement et indirectement, un poids majeur dans l’emploi et dans la richesse nationale. L’industrie financière emploie 660.000 personnes en France, soit 3,7 % de la population active de notre pays, plus du double de l’industrie automobile  sa part dans la valeur ajoutée est de 4,8 %, supérieure à celle du bâtiment et des travaux publics, le triple de celle de l’automobile. Pour la seule Ile de France, elle représente 12 % du produit intérieur brut régional et 8 % de l’emploi, et elle concerne 23 % de l’emploi en tenant compte des emplois indirects (services juridiques, informatiques, immobiliers,…). Le poids de la City dans l’économie britannique est beaucoup plus considérable, et explique sans doute pour une part la bonne résistance de la croissance Outre Manche dans la crise actuelle. Or, on l’a vu, les systèmes financiers sont désormais en concurrence, pour la localisation des émetteurs (poids global de la fiscalité et des réglementations pour la localisation des sièges sociaux et des centres de décision), pour la localisation des patrimoines et des métiers à haute valeur ajoutée (fiscalité des personnes). Il est à craindre, au total, que le retard français en matière fiscale et réglementaire finisse par se payer un jour.

Quel est le scénario du pire ? Ce n’est pas celui d’un pays dé-bancarisé  ce serait, bien davantage, le scénario d’une lente fracture, où ne resteraient en France que les systèmes de distribution de masse de produits financiers, aussi automatisés que possible et servant les particuliers ayant peu de besoins de gestion de patrimoine et les petites et moyennes entreprises, tandis que les centres de décision, les métiers à valeur ajoutée, et le financement des grandes entreprises, seraient localisés dans des pays voisins. Une telle évolution serait d’autant plus dommageable que la banque et les métiers financiers constituent, sans que cela soit toujours bien perçu de la société, un vrai savoir-faire français dont l’exploitation est handicapée — inconsciemment, sans doute — par la législation et la réglementation.

Ces considérations nous ont déjà mis sur la voie des perspectives. Comment vont évoluer les relations entre système financier français et marché mondial, et comment va évoluer le système financier lui-même ? Je résumerai mes arguments en trois points.

Premièrement, qu’on le veuille ou non, la sphère financière va continuer à croître et le système financier à gagner en importance, tant en France que dans le monde. Cela tient tout simplement au fait que l’industrie financière a pour moteur principal le développement économique lui-même, et pour moteurs secondaires une série de facteurs qui devraient continuer à se renforcer :

  • La poursuite du développement des échanges internationaux, de biens et de services, portée par la mondialisation des entreprises ;

  • L’enrichissement général de la population, du moins dans les pays occidentaux et dans un certain nombre de pays émergents, qui conduit à une progression en valeur du stock d’épargne investie, et offre donc des opportunités nouvelles pour les établissements qui collectent et gèrent cette épargne ;

  • Le rôle majeur que joue le risque dans nos sociétés (risque traditionnel couvert par les sociétés d’assurance, mais aussi risque lié à la volatilité des actifs), pour lequel les acteurs du système financier ont créé des instruments de couverture

  • Enfin, la généralisation de la discipline de marché et de la « démocratie des actionnaires », qui conduit à une « marchéisation » croissante du fonctionnement même des entreprises. On peut en prendre pour exemple les portefeuilles de participations industrielles des grandes entreprises en France et en Allemagne, que les entreprises sont, de plus en plus, conduites à « déboucler », c’est-à-dire, d’une certaine manière, à rétrocéder à la sphère financière.

En second lieu, la crise générale que connaissent et vont connaître les systèmes de retraite par répartition dans les pays industrialisés pour des raisons démographiques va constituer un nouveau vecteur d’expansion pour les marchés financiers qui relaient, de plus en plus, les Etats ou les systèmes sociaux pour le financement de l’amélioration des retraites futures. Ces marchés remplissent ainsi l’une de leurs fonctions de base, qui est l’arbitrage des emplois et des ressources entre les horizons de court terme et de long terme. Ils la rempliront d’autant mieux qu’ils seront des acteurs à part entière du marché mondial : si, comme certains le prédisent, l’Europe doit connaître dans un certain nombre d’années une chute de son taux d’épargne (du fait du vieillissement de sa population), le remède pourrait résider dans la capacité du marché mondial à combler ce besoin par la ressource d’une épargne croissante dans les marchés émergents. Ce développement suggère d’ailleurs, par parenthèse, qu’entre l’Etat et les marchés, le plus court-termiste n’est pas forcément celui qu’on croit.

Enfin, et vous me pardonnerez, je l’espère, un tel truisme, le système financier français n’échappera pas à la mondialisation. Comme je l’ai montré, la France a le choix entre une position de « leader » ou de victime dans cette mondialisation. Mais, il convient de la préciser à nouveau, la mondialisation n’est pas l’indifférenciation. Bien au contraire, les services financiers sont largement un métier de « distribution », et tant que les consommateurs de produits et services financiers resteront locaux, enracinés dans un pays et dans une culture, la distribution restera un savoir-faire local. La compétence d’une grande entreprise financière est justement de savoir marier une capacité de production mondiale avec des savoir-faire de distribution locaux. Et une grande entreprise financière, gestionnaire de dizaines de milliers de personnes dans le monde, est aussi le promoteur d’une culture qui est celle de son pays d’origine  les grandes banques françaises souhaitent continuer à promouvoir les valeurs d’humanisme et de solidarité qui doivent être les spécificités de l’économie de marché en Europe continentale.

 

Conclusion : les Français et leurs banques

 

Au cours du dernier quart de siècle, le système financier français a su s’adapter et se moderniser dans un environnement qui subissait de profonds bouleversements. Il est aujourd’hui en bonne santé. La place de Paris et plusieurs grandes entreprises financières ont la capacité d’affronter la compétition mondiale au plus haut niveau. L’industrie bancaire et financière est un élément stratégique de la compétition entre les Nations. Elle est stratégique par la contribution directe qu’elle apporte à l’emploi et à la richesse d’un pays, mais aussi par son rôle plus général de facilitateur et d’accélérateur du développement économique général d’un pays, et de promoteur de ses valeurs au niveau mondial.

Il est donc regrettable que le développement de l’industrie bancaire française et de la Place financière de Paris ne soit pas considéré dans notre pays comme une priorité aussi essentielle que la promotion de l’industrie, et que leur compétitivité soit affectée par la persistance de règles et usages anachroniques, qui ont depuis longtemps été remisées au magasin des accessoires dans les autres grands secteurs économiques qui ont à opérer, comme elle, au niveau d’un marché mondial intégré.

Sans doute les responsables de l’industrie bancaire et financière n’ont-ils pas su démontrer l’importance des enjeux, et l’aptitude de leurs entreprises à relever le défi de la mondialisation. Si la plupart des Français, à titre individuel, apprécient leur banque (toutes les enquêtes européennes montrent que les Français sont les clients bancaires les plus loyaux), il est à craindre que les banques, de manière collective, n’aient pas su se faire aimer des Français. Il est certes d’autres secteurs qui relèvent de la même catégorie des fleurons de la France que les Français aiment à dédaigner, et le commerce, qui a, on l’a vu, longtemps eu parti lié avec la banque, pourrait en faire partie. Il est donc grand temps, pour les banquiers dont je suis, d’essayer d’apprendre à se faire aimer.