Séance du lundi 10 décembre 2001
par M. Alain-Gérard Slama
Au risque de décevoir, et pour des raisons dont je tenterai de m’expliquer, je ne suis pas sûr d’être en mesure de développer un panorama du débat intellectuel dans la France contemporaine. Je voudrais soutenir, plus modestement, trois thèses, ou plutôt proposer trois hypothèses.
La première est que le débat intellectuel est, d’une manière générale, brouillé par les stratégies médiatiques de ses principaux acteurs.
La seconde hypothèse est que ce débat demeure dévoyé, en son fond, par un cadre de réflexion critique qui remonte à l’affaire Dreyfus et qui place au second rang des préoccupations de l’intellectuel l’objectif jusqu’alors prioritaire de la liberté.
La troisième est que la pensée française contemporaine est marquée, sinon dominée par un très fort courant de remise en cause de l’héritage des Lumières, et que cette remise en cause constitue, à mon sens, une démission de la volonté démocratique et une régression vers un ordre néo-féodal.
Pour en venir à mon premier point, qui est une observation d’ordre général, le débat intellectuel en France est brouillé par un certain nombre de facteurs dont il est aisé de faire l’inventaire :
c’est d’abord l’échec des grands systèmes idéologiques, devenu patent en 1989, et qui a conduit à redécouvrir la résistance des faits aux projets volontaristes et aux doctrines historicistes de droite et de gauche
c’est ensuite la crise de la représentation politique, qui a ébranlé la légitimité de la loi et l’utilité sociale du débat public au bénéfice de normes qui font rarement matière à discussion, et qui sont fixées par les experts et contrôlées par les juges
c’est, en troisième lieu, l’extension indéfinie de l’Etat providence qui prévient la moindre prise de risque et qui tend, sauf rares exceptions, à décourager à la fois l’esprit d’aventure et les aventures de l’esprit
;
c’est enfin la montée en puissance des mouvements communautaristes qui ont pris leur essor sur les ruines de l’Etat nation, et qui censurent les discours, les idées et les codes susceptibles de porter atteinte à leur credo, à leur identité et à leurs privilèges.
Le spectre des conflits d’idées s’en est trouvé considérablement rétréci. L’intellectuel se définissait, jusqu’au début des années soixante-dix, comme un généraliste intervenant au titre d’un certain prestige personnel dans les affaires de la cité sur le terrain des valeurs et des fins. Sa vocation s’est, depuis, rapprochée de la fonction de l’expert. Elle s’est spécialisée. Elle s’est, surtout, uniformisée en se laissant prendre à la logique binaire des médias audiovisuels. Je voudrais insister sur ce dernier point.
L’image réduit en effet le jugement à l’alternative du bien et du mal. L’écran exige que l’on soit dedans ou dehors. Cette double particularité des moyens de communication modernes est bien connue. Elle favorise, sans les créer, des processus paradoxaux.
En raison même de son manichéisme, elle affadit et simplifie à l’extrême les débats d’idées. Qui souhaiterait être classé dans la colonne du mal ? Qui, hormis quelques fous, est pour le génocide, pour la torture, pour la corruption ou pour le sida ? Le plus sûr effet de la civilisation de l’image est de faire peser sur l’intellectuel le poids d’une censure de l’opinion, d’un contrôle social qui ont été particulièrement nets aussi bien dans le traitement des affaires politico-judiciaires – dont on ne pouvait faire la critique sans être soupçonné d’immoralisme – que dans les débats qui ont entouré la crise yougoslave – où toute réserve à l’égard de l’intervention contre la Serbie était censée valoir approbation de l’épuration ethnique.
Devant la menace de diabolisation qui pèse sur lui à tout propos, l’intellectuel n’a d’autre issue que de se réfugier dans les bons sentiments et dans les facilités d’un manichéisme infantile, en désignant des maux et des boucs-émissaires susceptibles de faire l’unanimité contre eux, et aisément identifiables : la torture, le génocide, le terrorisme, la corruption, le sida, le racisme supposé de « la France moisie » (pour reprendre le titre d’un article de Philippe Sollers paru dans le monde du 28 janvier 1999), etc.
Pour se situer du bon côté, l’intellectuel a également intérêt à pratiquer le syncrétisme et à minimiser l’écart qui le sépare du discours dominant dans ce but, à l’exemple du politique, il joue sur les mots, entretient un consensualisme de façade et évite, autant que faire se peut, de sortir de l’ambiguïté. Ainsi un fédéraliste invoque-t-il volontiers son souci d’assurer, par ce moyen, l’unité de la nation et un ultra-libéral s’assigne-t-il pour fin de renforcer l’Etat ainsi, encore, un multiculturaliste évoque-t-il son attachement à la laïcité républicaine, un féministe dénonce-t-il les effets pervers du communautarisme et des discriminations positives, un partisan du pouvoir des juges invoque-t-il la suprématie de la loi, un antisécuritaire se fait-il l’apologiste de la sanction !
A la télévision comme dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, les conflits sont escamotés et les pensées, dûment aseptisées et passées au même tamis, ne peuvent être déchiffrées qu’à la lueur d’arrière-pensées rarement dévoilées. Dans une telle perspective, il n’est plus un principe, plus une idée qui ne semblent négociables. Il faut se coucher très tard pour entendre ou voir un débat qui confronte en des termes intellectuellement honnêtes, des systèmes de valeurs clairement exposés et opposés.
Bref, un des traits qui caractérisent le plus fortement le discours de l’intellectuel contemporain est le refus du conflit ou, pour être plus précis, le contournement du conflit. Mais en même temps qu’il redoute d’être contraint d’assumer un choix de valeurs qui puisse lui être opposé, l’intellectuel craint d’être enfermé dans la grisaille. S’il veut accéder à l’écran, il lui faut parallèlement se distinguer du lot et se rendre irremplaçable en attachant avec éclat son image à une cause. Les intellectuels d’hier ne répugnaient pas à se regrouper en comités et à signer des manifestes. Au temps de l’affaire Dreyfus, Clemenceau se félicitait de voir de grands noms rallier son camp.
L’intellectuel médiatique d’aujourd’hui déteste voir son message, ou plutôt son moi dilué dans la cause qu’il défend. Toute idée étant porteuse d’image, il se comporte, vis à vis de celle-ci, en propriétaire. Il se garde d’attirer l’attention, par une référence, une citation, sur ceux qui, d’aventure, pourraient avoir conçu avant lui les mêmes raisonnements que lui. Cet égotisme qui transforme la plupart des essais médiatisés en une chaîne bien huilée de plagiats silencieux nous entraîne à la fois très près et très loin de l’intellectuel en nom collectif imaginé par Pierre Bourdieu. Sitôt en effet que l’accord objectif d’un intellectuel avec tel ou tel de ses homologues apparaît au grand jour, le premier souci de l’intéressé est de se démarquer du rival potentiel, voire de le disqualifier. Loin de se réjouir de ne plus être seuls, deux intellectuels luttant pour la même cause ne se comportent pas autrement l’un envers l’autre que deux coquettes découvrant qu’elles portent la même robe au cours d’une soirée.
Ce type de comportement, dira-t-on, n’est pas nouveau. Relisons Molière ou La Bruyère. Mais le système des médias en a modifié la portée. A travers ceux-ci, l’intellectuel, en effet, ne concourt pas seulement, comme jadis, à la simple promotion de soi. Il s’inclut dans le système. En recherchant le consensus d’un côté et la valorisation de soi de l’autre, il s’investit dans une stratégie de conquête du pouvoir d’un nouveau type. Son but n’est plus, comme naguère, de peser sur le pouvoir politique, désacralisé par la crise de l’Etat nation. Son objectif est le pouvoir de communiquer. Il ne s’agit plus de traduire en acte une volonté politique, mais, bien plutôt, d’occuper le plus de place possible dans un réseau de médiation où chaque individu est censé constituer un marché à lui tout seul. La priorité de l’intellectuel, dans ce cadre, est moins de rappeler des valeurs ou d’exprimer une conviction forte, que de lancer un ballon d’essai, de suggérer une expérimentation, de poser les bases d’une négociation. Le compromis qui commande les termes du discours est également inscrit dans ses fins. « Le médiateur remplace le messager », écrit Régis Debray ou, pour le dire dans notre langage : le commentateur remplace le commutateur.
Ainsi peut-on comprendre que, devant la contradiction entre le flou consensuel des idées professées et la compétition narcissique qui place, aujourd’hui comme hier, les intellectuels médiatiques en première ligne, l’opinion ait le sentiment que le débat intellectuel ne se distingue pas de la scène médiatique, qui est un spectacle, qui expose le monde sans proposer de ce dernier le moindre sens, la moindre grille de lecture. La légende de la « pensée unique » est sortie de cette illusion d’optique.
Ainsi comprend-on également que les intellectuels français de la période postérieure à 1968 ne soient plus justiciables d’une histoire, qui suppose un sens, mais seulement d’une géographie. Géographie politique et sociale, dessinée en cercles concentriques autour du pouvoir, telle que Raymond Boudon et Michel Crozier en ont établi les premiers inventaires dans des articles restés fameux, avant que Régis Debray ne rosisse la carte de critères chers à Pierre Bourdieu en introduisant le déterminisme des « champs » dans son essai sur « Le pouvoir intellectuel en France », publié en 1979. Géographie physique des académies, jurys, clubs, établissements universitaires, revues et organes de presse pressentie par Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans « Les nouveaux intellectuels » dès 1966. Rémy Rieffel en a recensé les réseaux de manière exhaustive dans « La tribu des clercs » en 1993. Jacques Julliard et Michel Winock en ont dressé la topographie dans leur « Dictionnaire des intellectuels français » en 1995.
Ainsi comprend-on enfin l’opacité toute nouvelle qui entoure la notion de consensus français. Jusqu’au milieu du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, le « consensus » consistait dans le respect d’une règle du jeu stable – les institutions, l’éducation, la défense. Cette règle du jeu, dont le conflit droite-gauche était une des composantes, était assise sur un fond minimum de valeurs communes, considérées comme universelles. Ce consensus étayait la légitimité de la volonté générale, il garantissait le respect de la loi. Depuis la fin des années 1970, il a tendu à devenir la résultante, sans cesse remise sur le métier, de jeux sociaux, de négociations et de compromis entre des corporations, des communautés et des groupes, arbitrés à vue par des experts. Ce consensus est en création continue. On le découvre chaque matin en lisant son journal. Il n’est plus une base qui puisse servir d’appui au vouloir vivre ensemble, il est le produit d’un bricolage permanent dont les pièces sont maintenues en cohérence par la peur de sombrer dans l’anarchie. Il place les enjeux intellectuels et moraux de la société française en équilibre instable sur des sables mouvants.
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On aurait tort, pourtant, d’en rester là, et j’en viens ici à mon second point. S’il est vrai que les moyens modernes de communication brouillent les cartes du débat intellectuel au point d’entretenir l’illusion d’une « pensée unique » en mouvement perpétuel, ils en affectent les modalités d’expression et les apparences, ils n’en déterminent pas le fond. Si l’on modifie la focale de façon à corriger le flou entretenu par le discours et à faire émerger des arrière-pensées à peine enfouies, une ligne de clivage particulièrement nette et contrastée saute aux yeux de l’observateur attentif. Cette ligne, qui traverse à la fois la droite et la gauche, oppose une majorité sensible de partisans d’une refondation communautaire et multiculturelle de la société française, plus solidaire et même fraternelle, à une minorité plus conservatrice, restée attachée à la priorité des valeurs de liberté inscrites dans la culture de l’individualisme républicain.
Les premiers, partisans de la refondation communautaire, procèdent de trois familles politiques : ce sont respectivement les socialistes français convertis, depuis 1983, à la social-démocratie, les descendants des chrétiens sociaux, démocrates chrétiens et, en partie, chrétiens de gauche situés à la frontière du traditionalisme et du socialisme, et attachés à une forte tradition fédéraliste, enfin les libéraux de la lignée de Benjamin Constant et de Tocqueville, renforcés par les ultra-libéraux disciples de Hayek et de Milton Friedmann. Les seconds, que je propose d’appeler, pour faire court, les individualistes républicains, sont les continuateurs de l’esprit des Lumières et du Contrat social de Rousseau, tel qu’il a été interprété sous la Révolution française et mis en œuvre par les fondateurs de la République, de Jules Ferry et Clemenceau jusqu’à la refondation de De Gaulle.
Comment se fait-il que les premiers, qui ont gouverné la France pendant relativement peu d’années, l’emportent à ce point, du moins en ce moment, sur les seconds, qui ont dominé l’histoire de trois républiques ? On voudrait suggérer ici une hypothèse qui, exposée en termes abrupts, surprendra peut-être : à partir de l’affaire Dreyfus, la question cruciale de la liberté a été reléguée au second rang dans le débat intellectuel français. Tout au long des XVIIIe et XIXe siècle, ce débat a été concentré sur le souci prioritaire de forger les outils conceptuels de la liberté.
C’est au XVIIIe siècle qu’ont été mis en forme, et parfois même inventés, les principes d’or qui préservent l’autonomie de la personne, et que j’ai proposé naguère de résumer dans la notion de pouvoir séparateur : séparation de Dieu et de César, de la nature et de la culture, du privé et du public, de l’exécutif et du législatif, de la loi et des droits, des droits formels et des droits réels, de la sanction et de la prévention, du sexe et de la fonction… C’est au XVIIIe siècle que les mécanismes destinés à empêcher le détournement de la volonté générale par des groupes et des minorités organisés ont été conçus. C’est au XVIIIe siècle, encore, et au début du XIXe qu’ont été posées les règles qui protègent le justiciable : l’obligation pour la peine d’être prompte, certaine et proportionnée (Beccaria), la présomption d’innocence, la charge de la preuve mise au compte de l’auteur des poursuites, la prescription acquisitive en matière de propriété et la prescription des délits, etc.
Quant aux intellectuels français du XIXe siècle, Michel Winock a caractérisé avec force l’état d’esprit de la plupart d’entre eux en intitulant l’essai qu’il leur a consacré : Les voix de la liberté. Quelle différence avec leurs homologues du XXe siècle ! Si l’on trouve parmi eux quelques doctrinaires tentés par l’esprit de système, tels Guizot, Saint-Simon ou Auguste Comte, la plupart, les Constant, Hugo, Balzac, Stendhal, Tocqueville, Michelet, Lamartine, Proudhon, Renan, ont été des rebelles, incomparablement plus actifs dans leur engagement que les contemporains de Gide et de Sartre. Ils ne se sont pas contentés de signer des appels ou de manifester dans les rues. Ils ont exercé des fonctions électives, créé des journaux et des revues, connu les épreuves de l’exil. Ils avaient à combattre, il est vrai, des pouvoirs encore marqués par l’absolutisme de l’Ancien régime ou par l’autocratisme de l’Empire. Mais ils ne se contentaient pas de dénoncer des systèmes politiques odieux. Ils avaient le sentiment de préparer et de penser l’avènement de la démocratie. Qu’ils fussent aristocrates, libéraux, mutualistes, positivistes ou républicains, leur objectif prioritaire était la liberté. Cette foi est ce qui a permis à Edgar Quinet d’analyser, dès 1865, les causes et les effets des crimes de la Terreur. Il aura fallu, après lui, que le jacobinisme ait servi de modèle au bolchevisme pour que, grâce à François Furet, le mythe de « la révolution en bloc » soit de nouveau contesté.
Aussi paradoxal que cela paraisse, l’affaire Dreyfus, à l’occasion de laquelle les « intellectuels » ont reçu leur nom de baptême, a peut-être été, pour ces intellectuels, non un commencement, mais un chant du cygne. L’Affaire a marqué en effet un temps d’arrêt, voire un mouvement de reflux dans l’effort continu de conceptualisation des moyens de la liberté poursuivi depuis un siècle et demi. En ce moment emblématique, qui est resté profondément ancré dans les mémoires, et qui est même devenu une véritable obsession mimétique pour les intellectuels en quête d’engagements exemplaires, il n’est pas indifférent que les dreyfusards aient défendu d’abord la cause de la vérité, de la justice, de l’égalité, de la fraternité, et que leurs adversaires leur aient opposé les devoirs envers la nation, l’ordre, la sécurité.
La priorité accordée à ces valeurs pour des raisons évidentes, qui tenaient au contenu même de l’Affaire, a contribué à orienter la vigilance des intellectuels vers des thèmes qui n’ont cessé de monter en puissance à mesure que la République était amenée à reconnaître les droits économiques et sociaux. En une circonstance paradigmatique, il était lourd de conséquences pour l’avenir que les dreyfusards eux-mêmes, comme Péguy ou Benda, n’aient pas été amenés à s’interroger sur la portée des valeurs éminentes qu’ils prônaient, à partir du moment où celles-ci étaient affirmées de manière absolue, et n’étaient pas pour ainsi dire pondérées par la fin prioritaire de la liberté. Peut-être que s’ils avaient effectué cette pondération, ils auraient été moins sévères pour la solution provisoire de la grâce qui fut proposée, en 1899, par Waldeck-Rousseau.
Sans doute l’implantation de plus en plus solide de la République et l’absence d’un régime autoritaire à combattre à l’intérieur expliquent-ils que les intellectuels français aient placé la valeur qui conditionne toutes les autres en arrière-plan, sinon au second rang de leurs soucis. Mais, à partir de l’affaire Dreyfus, l’oubli de la liberté a laissé engendrer des monstres. Préférée à la liberté, l’égalité s’est dégradée en égalitarisme, la sécurité en contrôle social, la justice en inquisition, la vérité en obligation de transparence, les droits de l’homme en ingérence, la fraternité en communautarisme, la nation en populisme ou en impérialisme.
Aujourd’hui, sous prétexte qu’ils ont répudié les idéologies totalitaires, mais au prix de quel long aveuglement, les intellectuels français sont convaincus qu’ils ont tourné la page. Et pourtant ! L’esprit de compromis dans lequel ils persistent à sacrifier à d’autres fins, jugées plus hautes, comme l’égalité ou la justice, les principes fondateurs de la liberté témoigne que nous ne sommes toujours pas sortis du cycle enclenché à la fin du XIXe siècle.
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Les principes organisés par les Lumières autour et en fonction de l’idée de liberté, autrement dit d’autonomie individuelle ne sont en effet nullement des dogmes. Ils reposent sur une longue réflexion critique, sur une connaissance approfondie de la psychologie humaine et des ressorts de l’action collective. Ils s’appuient sur une expérience qui permet d’anticiper les enchaînements négatifs entraînés de façon quasi inéluctable par des concessions initiales, même si ces dernières ont été consenties avec les intentions les plus généreuses. Voilà pourquoi – et c’est ma troisième thèse – la remise en cause contemporaine de l’individualisme des Lumières me paraît être une résurgence de la tentation totalitaire, correspondant à une réaction nostalgique de repli vers un modèle holiste et néo-féodal.
Pour commencer par la résurgence de la tentation totalitaire, la mise entre parenthèses des droits formels (tel que le droit d’expression) aussi longtemps que les conditions de leur réalisation ne sont pas remplies (tels que les moyens de financer un journal) est par exemple un des effets pervers les plus connus, les mieux vérifiés de l’idéologie marxiste-léniniste. En application de cette distinction entre droits formels, insuffisants, et droits réels, nécessaires, les principes libéraux affirmés dans la constitution stalinienne de 1936 n’ont empêché ni les purges, ni les procès de Moscou, avec la bénédiction de juges et de professeurs de droit. Toutes choses égales d’ailleurs, l’argument selon lequel les droits formels sont sans valeur, dès lors qu’ils ne sont pas traduits dans les faits a resservi, en 1998, pour mettre en place le projet posant l’obligation légale de quotas égaux de représentants des deux sexes à l’Assemblée nationale et dans les collectivités locales. Je voudrais m’attarder un instant sur cet exemple, qui me paraît avoir été, à date récente, une des illustrations les plus remarquables de la défaillance du débat intellectuel dans notre pays.
Il n’a pas manqué, en effet, de juristes et d’intellectuels pour approuver cette mesure, ne serait-ce, a-t-on dit, qu’à titre transitoire, comme si une seule loi votée dans notre République a jamais été provisoire. Les objections de droit à l’obligation de parité sont pourtant aveuglantes. Cette mesure viole ouvertement plusieurs principes fondateurs des libertés : l’indifférenciation des citoyens devant le vote est la plus évidente mais en asseyant un statut juridique sur une condition biologique, elle confond la nature et la culture, le sexe et la fonction. Elle se défend d’être communautariste, dans la mesure où la parité ne se confond pas avec un quota. Mais elle l’est pourtant, de façon beaucoup plus fondamentale, en ce sens qu’elle emprisonne l’individu dans le déterminisme d’une identité. On se situe ici aux antipodes de la définition républicaine de la nation, qui résulte d’un accord de libres volontés. Enfin, en plaçant l’égalité des sexes sous la surveillance d’un contrôleur, elle cède à l’idéologie qui, en rejetant la sanction a posteriori de nos conduites, trahit la répugnance du citoyen moderne à payer le prix de sa liberté. Elle lui préfère la logique liberticide de la prévention, qui rend l’individu créancier d’un Etat providence amené, pour réduire au minimum les coûts sociaux, à prévoir chaque jour de nouvelles obligations pour anticiper les moindres risques, les moindres conflits.
La démonstration des dangers contenus dans le projet de parité était aveuglante. Elle n’a rien pesé face au constat que notre pays était la lanterne rouge de l’Europe en matière de représentation féminine. A rien n’a servi d’indiquer que des mesures de soutien matériel et financier auraient été aussi efficaces et idéologiquement moins néfastes. Il était clair, dès l’origine, que l’on n’en resterait pas là et que, de proche en proche, l’obligation de parité s’étendrait au recrutement des services publics, puis des entreprises privées. En juin 1998, lorsque ce texte fut annoncé, un journal de la deuxième chaîne montrait avec faveur un film pédagogique, en vérité de propagande, réalisé par un « collectif », qui accusait les enseignants d’« inférioriser » inconsciemment les jeunes filles. Le contrôle des comportements était et demeure au bout de la mire. Il a commencé, comme toujours, par des normes fixées par les experts. Il finit par les juges.
Troublant est, de même, le silence de la majorité des intellectuels devant la logique implacable qui a conduit les juges à exploiter le besoin de transparence suscité par les affaires de financement des partis politiques pour étendre sans fin le champ de leur saisine et inverser la charge de la preuve au détriment de ceux qui exercent des responsabilités, en obligeant ces derniers à démontrer leur innocence. Dans ce cas encore, l’argument du réalisme vaut droit. La fin justifie les moyens, nécessité fait loi. On croyait savoir que dans une société libre, mieux vaut prendre le risque de laisser courir un coupable que de condamner un innocent. On croyait que les droits de la défense impliquaient que le justiciable ne soit pas contraint de témoigner contre lui-même, et de dire la vérité. L’actualité judiciaire nous apporte chaque jour la nouvelle de pratiques contraires. On cherche l’écrivain qui, pour faire justice de cette justice, retrouverait les accents de Camus démontant, dans L’homme révolté, la logique perverse des éternels Saint Just : « Prouvez votre vertu, ou entrez dans les prisons ! ».
La prescription elle-même, par mille détours, se trouve de plus en plus fréquemment contournée. Il s’agit pourtant, au-delà même d’une garantie d’ordre public, d’un principe de civilisation. La prescription est la condition de l’exercice du droit de propriété, qui pourrait être, sans elle, indéfiniment contesté. Elle est indissociable du progrès qui a consisté à lier la sanction de la faute à la personne et non à l’acte (sans quoi l’on continuerait à pendre les chiens), et cela non d’un point de vue moral, intemporel, mais dans l’intérêt de la société – avec une exception en cas de crime contre l’humanité. Enfin, la prescription commence au point où les passions de la mémoire laissent, dans une société adulte, la place à l’examen critique de l’histoire. Rien ne révèle plus fortement la crise des principes fondateurs du lien social en France que la résurgence des anciens ressentiments et le retour des guerres de mémoire.
Nous payons très cher le fait que, depuis la fin du XIXe siècle, la liberté ait été le plus souvent reléguée au second rang dans les préoccupations des intellectuels alors que, dans le monde anglo-américain, elle a continûment occupé la première. Même pour les intellectuels de gauche qui se sont battus du côté de la Résistance ou pour l’indépendance des peuples colonisés, le combat pour la liberté, prioritaire aux yeux de la France libre, a été subordonné à la recherche de la paix ou à la réalisation d’une société égalitaire. Quant aux intellectuels libéraux, l’auréole tardive de Raymond Aron témoigne qu’ils ont toujours été très minoritaires ils étaient, au surplus, partagés entre un camp utilitariste à l’anglo-saxonne, plus attentif aux procédures et à l’efficacité sociale, et une sensibilité républicaine conservatrice, plus soucieuse, en son fond, d’ordre que de liberté.
Or la question centrale qui se pose aux sociétés de masse contemporaines n’est plus le droit, ni l’égalité, qui s’inscrivent dans la logique de la démocratie ce n’est plus la morale, devenue indissociable de tout projet politique à vocation majoritaire après la faillite du fascisme et du marxisme-léninisme. La question centrale est de savoir comment éviter que la montée en puissance du droit, de l’égalité et de la morale n’aboutisse à une multiplication des normes telles qu’il ne reste plus aux individus aucune marge de liberté. Même si les intellectuels d’aujourd’hui ont retenu quelques leçons de l’apocalypse totalitaire, ils préfèrent, pour la plupart, travailler au progrès de l’équité, de la transparence et des solidarités communautaires plutôt que de donner à leurs contemporains les moyens conceptuels et psychologiques de poursuivre le projet émancipateur des Lumières.
Davantage : comme dans les années 1900 et 1930 où se concoctèrent quelques uns des ingrédients du fascisme, le projet apparu au XVIIIe siècle se trouve remis en cause, et même inversé au nom d’un raisonnement historiciste à rebours. Depuis la commémoration du bicentenaire de la Révolution française en 1989, un certain nombre de courants de sensibilité hérités du traditionalisme catholique, du socialisme utopique et du gauchisme ont constitué une alliance objective pour prendre leur revanche sur l’individualisme universaliste cher aux Philosophes. A les entendre, ce ne seraient pas les réactions communautaristes et identitaires, mais bien la foi dans la raison et dans le progrès qui, en subordonnant l’individu à l’Etat, auraient été responsables des totalitarismes du XXe siècle. Leur conception de la société se veut le plus proche possible de l’ordre de la nature c’est celle d’une fédération de corporations, de communautés et de régions fédérées dans une Europe néo-féodale. On ne saurait être plus éloigné des Lumières. Celles-ci rêvaient d’accomplir un homme pluriel dans une humanité unifiée. Nous nous dirigeons vers la conception d’un individu monolithique dans une humanité divisée.
Face à ce réveil de mythologies régressives, appelons de nos vœux des éveilleurs capables, selon la belle formule de Raymond Aron, d’ « inviter l’homme à maîtriser sa nature et à rendre conforme à la raison l’ordre de la vie en commun ». L’enjeu est rien moins que de faire redécouvrir à chacun les réflexes de la liberté.