Séance du lundi 28 janvier 2002
par M. Pierre-Frédéric Ténière-Buchot
J’ai l’honneur aujourd’hui de vous présenter une réflexion sur l’eau dans le cycle plus vaste de conférences que vous avez décidé de consacrer cette année au développement durable.
Mon intention est de rappeler brièvement que l’eau est un singulier pluriel : il y a plusieurs sortes d’eau puis de faire le point sur le vocabulaire utilisé (il y a quelques années un tel cycle de conférences et de réflexions eut porté sur l’environnement et non sur le développement durable) de poursuivre sur la situation hydrologique du monde, et notamment de la partie la plus pauvre de la planète de clore enfin ce survol par l’évocation des métiers et services de l’eau, domaine où, qu’elle soit critiquée, enviée ou louangée, la France occupe manifestement la première place.
Ayant rassemblé à peu près tous les éléments nécessaires, je serai alors en mesure de tenter de répondre à six interrogations qui, d’après moi, couvrent complètement le domaine de l’eau et permettent d’engager ensuite un débat. Ces six questions sont les suivantes :
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l’eau est-elle un bien marchand ?
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de droit de l’eau procure-t-il le droit à l’eau ?
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l’eau fonde-t-elle les inégalités entre le Nord et le Sud ?
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les acteurs de l’eau sont-ils solidaires ?
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pourquoi chacun d’entre nous a-t-il des idées bien arrêtées sur l’eau et la manière de la gérer ?
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les espoirs scientifiques, techniques et socio-politiques exprimés au sujet de l’eau sont-ils réalistes ?
L’eau est un singulier pluriel car derrière ce terme unique se cachent toutes les formes physiques et chimiques du cycle de l’eau :
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les eaux salées d’abord, qui représentent trois quarts de la surface de notre planète et 97 % des ressources hydrauliques. Notre planète ne devrait pas s’appeler « La Terre » mais « l’Eau »
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les eaux douces se répartissent entre glaces et neiges, précipitations météoriques et nébulosité, eaux de surface (fleuves, rivières et lacs) et eaux souterraines (nappes alluviales, phréatiques, captives). Encore serait-il possible d’entrer dans un détail plus fin, où la terminologie l’emporte souvent sur la précision. Mais nous ne sommes pas ici pour subir un cours d’hydrologie.
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une petite partie des eaux douces, moins de 0,7 % de l’ensemble de ces eaux, est accessible aux usages humains, agricoles, domestiques industriels. Cet accès limité est de surcroît lié aux conditions climatiques : il y a beaucoup d’eau douce en Sibérie ou dans le nord du Québec, il y a peu d’humain pour en profiter.
Le cycle de l’eau a pu être établi globalement : 503 milliers de km3/an s’évaporent des mers et océans tandis que 458 milliers y tombent sous forme de pluie. « Il pleut aussi sur la mer » a dit Saint-John Perse. Il y a donc 45 (503-458) milliers de km3 qui vont sur les terres sous forme de nuages. Sur les terres, il pleut 110 pour une évaporation de 65. La différence est bien de 45, qui ruisselle pour 43 sous la forme de fleuves et de rivières et s’infiltre pour 2 en rejoignant les nappes souterraines. Le total 43+2 = 45 rejoint finalement la mer et le cycle repart.
Ce qu’il faut retenir de ces chiffres est la proportion de la masse d’eau en circulation continuelle (45 millions de km3), environ 0.003 % de l’ensemble, par évaporation, précipitation, ruissellement et percolation. Entre cette petite proportion et le climat existe une relation forte.
S’il y a un réel changement climatique — je suis prudent dans mon expression — et pour autant que cette perturbation soit suffisante pour venir affecter le cycle de l’eau, alors toutes sortes de cataclysmes, sécheresses, inondations, ouragans et typhons, bien pis que ceux que nous connaissons aujourd’hui, viendront rétablir l’équilibre en faisant disparaître l’excès d’activités humaines qui pourraient en être la cause. Ce que l’on peut savoir des grandes catastrophes des millénaires passés (il y a avait peu d’industries et d’encombrements automobiles) jette un léger doute au sujet de tels scenarios d’horreur.
L’eau a un slogan : l’eau c’est la vie. Les slogans ont été inventés pour éviter que ceux qui les écoutent pensent par eux-mêmes. L’eau est indispensable à la vie, bien entendu. Nous sommes des éponges pensantes, 67 % de notre corps est constitué par de l’eau.
Mais l’eau provoque la mort tout aussi bien. C’est une des principales causes de la mortalité d’après l’Organisation Mondiale de la Santé. Selon ses experts, 3 à 10 millions de morts annuels, voire plus, seraient directement liés au manque d’eau (10 %), aux inondations (20 %) et au manque d’hygiène et conditions de vie déplorables, pour le reste.
L’imprécision des statistiques et des définitions pour les établir explique la fourchette un peu large de l’évaluation. Retenons — c’est plutôt optimiste — 5 millions de morts par an. Probablement près du tiers d’entre eux sont des enfants de moins de cinq ans. 5 millions de morts par an, c’est-à-dire 13 700 personnes par jour, deux fois les morts scandaleuses du World Trade Center à New York, et cela tous les jours, mais sans médias ni d’ailleurs quiconque pour s’en émouvoir…
L’eau est un des meilleurs facteurs de propagation des épidémies que la nature ait inventée. Pasteur disait que nous buvons la plupart de nos maladies. En ce début du XXIe siècle, cela reste vrai dans de très nombreuses contrées du monde. Sur six milliards d’habitants, plus d’un milliard n’a pas accès à l’eau potable, et deux milliards et demi n’ont aucun équipement d’évacuation et d’épuration des eaux usées. Cette situation empire plus qu’elle ne régresse. Le manque d’eau de bonne qualité est un fléau plus important que la faim, la violence civile ou militaire ou les pandémies comme le SIDA par exemple.
Que je sois bien entendu : je ne suis pas en train de proposer que l’on s’occupe moins de ces calamités. Loin de moi cette idée, je suis simplement persuadé que nous ne traitons pas les problèmes de l’eau à la hauteur qu’ils exigent.
De très nombreuses conférences, colloques, séminaires, forums de très haut niveau se tiennent en permanence à travers le monde. En négligeant les journées d’étude, de débat ou d’information et en ne retenant que les réunions de spécialistes internationalement reconnus, il doit bien y en avoir quatre cents par an, soit près de deux par jour ouvrable. A la manière des grands couturiers qui définissent des tendances, hauteur de l’ourlet au-dessus du sol, couleurs, matériaux, etc., les spécialistes de l’eau fondent une science datée et sociologiquement évolutive.
Après la deuxième guerre mondiale, l’eau était une affaire d’ingénieurs. Tuyaux et barrages, irrigation productiviste donnaient le sens du progrès. Les années soixante-dix ont popularisé l’écologie. L’eau est devenue un élément d’un grand tout, l’environnement, et a échappé à la maîtrise des seuls ingénieurs pour devenir l’objet d’études et parfois d’actions des gestionnaires, administratifs le plus souvent, économistes et sociologues plus rarement.
En 1972 eut lieu à Stockholm la première grande conférence mondiale sur l’environnement. C’est à la suite de cette conférence que fut créé le Programme des Nations Unies pour l’Environnement. C’est également à cette époque que Mme Gro Brundtland, aujourd’hui Présidente de l’Organisation Mondiale de la Santé, a élaboré avec un petit groupe de travail le concept de développement durable. Ce concept est un cocktail composé d’un tiers (et non pas la totalité) de protection des ressources naturelles (dont l’eau, bien entendu), d’un tiers d’action publique et d’un tiers d’économie, essentiellement privée. Le développement durable a donc pour fonction première de rassembler des associatifs à logique plutôt contestataire, des agents de l’Etat qui définissent et tentent de faire respecter l’ordre public, et des entrepreneurs privés qui poussent leur avantage.
Lorsque ces trois groupes décident de s’accorder, alors le contrat social qu’ils souscrivent est durable. Il suffit en revanche que l’une des trois parties constituantes adopte une attitude divergente pour que le compromis stable (durable) laisse la place à des régimes transitoires incertains mais débouchant le plus souvent sur des crises à court terme.
Les multiples études comparatives entre pays — on peut notamment penser aux études de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) — montrent que cette théorie s’applique parfaitement au cas de l’eau. Sans la présence et le contrôle des usagers, sans l’existence d’une administration et d’une réglementation publique, enfin sans la liberté laissée à l’initiative et la réalisation privées, rien ne fonctionne correctement. Les preuves par l’absurde sont aisées et montrent à l’envi ce qui distingue une région qui se développe d’une autre qui n’y parvient pas. L’excès d’étatisme tout comme une idéologie ultra libérale aveuglément mise en œuvre conduisent aux mêmes échecs dus à l’insuffisance d’un contrôle social direct des usagers, consommateurs et citoyens. In media stat virtus se nomme aujourd’hui la « bonne gouvernance » où chacun peut s’exprimer selon trois voies distinctes : celle des urnes, celle des prix et enfin celle de l’action individuelle ou collective, le plus souvent associative.
Dans notre pays, depuis la loi sur l’eau de 1964, la bonne gouvernance de l’eau est mise en œuvre à la manière de M. Jourdain parlant en prose. Cette pratique inconsciente résulte du fonctionnement des Comités de bassin qui élaborent les programmes pluriannuels d’intervention des agences de l’eau et décident du montant des redevances qui financent ces programmes.
Il y a six bassins hydrographiques en France : Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Seine-Normandie, Loire-Bretagne, Adour-Garonne et Rhône-Méditerranée-Corse.
Chaque Comité de bassin réunit des représentants de l’Etat central, c’est-à-dire des fonctionnaires des Collectivités locales, c’est-à-dire des Elus des agriculteurs, industriels, artisans, élus au sein de leur Chambre consulaire respective enfin des représentants d’associations de consommateurs, de protection de la nature, de pêche à la ligne et autres formes de loisirs.
L’Administration centrale, fait très exceptionnel dans notre pays, est minoritaire dans ces Assemblées. Elle a un pouvoir de contrôle et de blocage éventuel. Elle n’a plus de pouvoir d’initiative. La bonne gouvernance, telle qu’on la pratique dans les Comités de bassin, constitue une avancée démocratique qui mérite sans doute plus de louanges que de critiques. Encore convient-il que l’on préfère la démocratie du terrain à celle des déclarations d’intention. L’expérience montre qu’une telle préférence n’est pas aussi fréquente que l’on pourrait s’y attendre.
Au-delà des frontières hydrographiques des bassins de rivières et des littoraux maritimes se situe le gigantesque domaine de la solidarité avec ceux qui n’ont pas d’eau, pas d’eau potable ni de conditions de vie décentes, ou trop d’eau sous la forme de catastrophes continuelles. L’expression « pays en développement » est de moins en moins utilisée, tout simplement parce qu’il est difficile d’en trouver depuis une dizaine d’années. Il y a d’une part les pays émergents qui — toujours du point de vue de l’équipement hydraulique — sont assez semblables à la situation que connaissait la France à la Libération et, dans la plupart des cas, des zones de pauvreté qu’on nomme de plus en plus fréquemment par le générique ” Les Pauvres “.
Bien entendu, il y a des pauvres partout. Il suffit d’aller voir aux portes de nos villes opulentes. Parfois même, on les trouve en leur sein. Ces pauvres là, je ne les oublie pas, mais des efforts continuels sont mis en œuvre pour les secourir. Maladroitement peut-être, mais les efforts existent et sont perfectibles. Il est difficile d’en dire autant pour les Pauvres des zones les plus défavorisées d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine.
La Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement (Rio de Janeiro, 1992) avait recommandé que les pays développés veuillent bien consacrer 0,7 % de leur produit intérieur brut à l’aide humanitaire aux plus défavorisés. A l’époque, un peu plus de 0,25 % était dépensé. Dix ans plus tard, c’est aux alentours de 0,2 % que nous nous situons, très loin des ambitions initiales. La conférence anniversaire qui aura lieu en septembre 2002 à Johannesburg s’intitule « Sommet mondial du développement durable » (le mot environnement a été omis) et devra affronter, dix ans plus tard, ce résultat paradoxal.
Un comportement solidaire des individus et des groupes qu’ils constituent est donc à l’ordre du jour et fait partie d’une approche éthique de la gestion des eaux.
L’éthique, l’art de mettre la morale en action, recouvre des réalités bien diverses lorsqu’il s’agit d’eau.
Il y a ceux qui veulent faire prendre conscience par des campagnes d’opinion, de sensibilisation, qui utilisent les médias, l’émotionnel, le symbolique. Ainsi le 22 mars de chaque année est consacré « journée mondiale de l’eau ». Cela donne l’occasion d’un certain nombre d’événements dans la plupart des pays. A la demande de l’Assemblée Générale des Nations Unies, 2003 sera l’année mondiale de l’eau, élargissant ainsi l’espace de communication, avec l’espoir de promouvoir les problèmes de l’eau au plus haut niveau possible des priorités gouvernementales et médiatiques.
Il y a ceux qui pratiquent l’éthique par le biais cérébral. Au-delà des conférences techniques, déjà évoquées, ils tentent de multiplier les actions de formation et de renforcement institutionnel, traduction française d’une expression américaine qui littéralement signifie : la construction d’aptitudes à gérer l’eau. Un service de distribution d’eau et d’assainissement nécessite en effet d’avoir des compétences pour diriger une équipe, pour établir et contrôler un budget, pour résoudre les problèmes techniques, et enfin pour établir les meilleures relations possibles avec les usagers et avec les instances administratives et politiques qui sont censées les représenter. La technique hydraulique ne forme donc qu’un quart de cette énumération. Le renforcement institutionnel n’oublie pas les trois autres quarts. C’est en cela qu’il est plus intelligent, et par la même occasion plus éthique, que la seule formation destinée aux techniciens (on les appelle des fontainiers, des égoutiers, des conducteurs de stations d’épuration) et à leurs ingénieurs hydrauliciens, agronomes ou biologistes.
On peut également pratiquer l’éthique du porte-monnaie, c’est-à-dire celle de la solidarité des plus riches envers les plus pauvres. Force est de reconnaître que c’est une voie qui, si elle n’est pas déserte, reste relativement peu empruntée. Les données financières disponibles sont incomplètes, imprécises, difficiles à agréger mais des ordres de grandeur élaborés par le Partenariat Mondial de l’Eau (Stockholm) et repris par le Conseil Mondial de l’Eau (Marseille) permettent de saisir les préoccupations présentes. L’ensemble des dépenses annuelles consacrées à l’eau (investissements et dépenses de fonctionnement) est estimé à 100 milliards d’euros (c’est sans doute plus) pour le monde entier. 85 % de cette somme concerne les pays développés. Le reste (15 milliards d’euros) s’explique approximativement par des aides bilatérales et multilatérales (7 milliards), des prêts de la Banque Mondiale (6 milliards, dont la moitié pour l’irrigation agricole, un tiers pour l’eau potable et l’assainissement, un sixième pour les barrages) et enfin une contribution d’entreprises privées de distribution d’eau (estimée à 2 milliards d’euros).
Ces chiffres, très probablement critiquables, prennent un sens particulier lorsqu’on les compare avec l’estimation de ce qui devrait être dépensé pour hisser les pays pauvres au niveau d’équipements hydrauliques exigé théoriquement par les normes de santé et d’environnement en usage dans nos régions développées.
Ce serait alors 90 milliards d’euros (au lieu de 15, soit six fois plus) qu’il faudrait dépenser chaque année pendant les vingt-cinq prochaines années pour arriver à rattraper le retard des pauvres par rapport aux riches. On conçoit à quel point cette approche puisse rendre pessimiste. Elle revient à peu près à doubler le prix de l’eau distribuée à ceux qui se plaignent déjà de sa cherté, avec la perspective d’attribuer le produit de l’augmentation à la satisfaction des besoins des plus démunis… La même opération financière par ponction fiscale (l’impôt remplaçant l’accroissement du prix de l’eau), semble tout aussi irréaliste.
Il y a enfin l’éthique du cœur, celle des associations qui agissent avec des moyens modestes sur le terrain. Cette modestie est d’ailleurs relative. Si l’on compare le travail des associations aux réalisations des services nationaux ou internationaux spécialisés, elles n’ont pas à rougir. Les opérations humanitaires et caritatives sont souvent plus importantes et surtout plus efficaces que des actions analogues menées par des organismes officiels. La tendance observée est d’ailleurs une répartition des rôles, les programmes d’aide se faisant de plus en plus souvent relayer par des équipes de volontaires agissant au sein d’associations. Dotées de bénévoles, celles-ci partagent souvent le dénuement de ceux à qui elles s’adressent, à la différence de toutes les autres catégories d’acteurs qui précédent. Savoir très bien ce qu’il faut faire, sans y parvenir, ou ne pas très bien savoir, tout en agissant, tel est le dilemme.
Aucune des catégories précédentes ne détient en fait le monopole de l’éthique appliquée au domaine de l’eau. Pour parvenir à mériter cette qualification, il semble qu’un harmonieux mélange de tous ces caractères soit la meilleure recommandation à faire.
L’eau, notamment lorsqu’elle vient à manquer ou que des conditions d’hygiène calamiteuses restreignent son usage, est très révélatrice d’une situation de pauvreté. Comme l’eau est indispensable à tous, le distributeur d’eau, confronté à toutes sortes de clientèles, en fait souvent l’expérience.
Les métiers de l’eau ont une image technique (il faut « traiter » l’eau lorsqu’on souhaite la rendre potable, alors qu’on « l’assainit » pour l’évacuer et l’épurer). Ces métiers sont en fait surtout commerciaux et financiers. Les ancêtres de nos compagnies de distribution d’eau étaient des porteurs d’eau. Ils existent d’ailleurs toujours dans les pays pauvres où ils pratiquent des tarifs scandaleusement prohibitifs. Les équipements hydrauliques modernes — qui au passage délivrent un service incomparablement meilleur à moindre coût — sont réputés pour leur complexité alors que leur délai de réalisation, plusieurs années, le plus souvent une décennie, sont la caractéristique principale qui devrait être retenue. Ce qui coûte cher dans le service de l’eau, ce n’est ni l’eau puisée dans le milieu naturel, c’est évident, ni la technique qui permet de l’adapter aux usages auxquels elle est destinée, mais bien le loyer de l’argent (environ 50 % du coût de l’eau) qu’il a fallu rassembler pour investir et parfois faire fonctionner. Savoir contenter les usagers à tout moment, c’est-à-dire dans le très court terme, est un effort technique mais surtout commercial. Maintenir la confiance des banquiers tant publics que privés — ils se ressemblent beaucoup — exige une compétence à la fois politique et financière. Un gestionnaire de l’eau travaille d’abord pour ces 50 % du coût de son produit, ensuite pour la satisfaction des usagers, elle-même générée par les équipements précédents dont l’amélioration technique fait naître l’espoir d’un progrès. De celui-ci on parlera beaucoup, (la recherche-développement génère un discours sympathique), de la satisfaction du service assez peu, des aspects financiers pas du tout, sinon pour s’en plaindre et s’en offusquer.
Le secteur privé de l’eau est très concentré et internationalisé. Parmi les quatre plus grands groupes qui totalisent près du quart de l’activité mondiale de l’eau potable de l’assainissement et des déchets, trois sont d’origine française : Vivendi (jadis Générale des Eaux), Suez (jadis Lyonnaise des Eaux) et Saur-Bouygues.
Entre les deux derniers de cette courte liste s’intercale un germano-anglais : RWE-Thames Water. A l’exception de quelques entreprises moyennes comme l’americano-européen Bechtel, par exemple, (tristement célèbre par ses agissements d’un autre âge, à Cochabamba en Bolivie), des milliers de petites entreprises se partagent le reste du marché.
Qu’est-ce qui a distingué les très grands groupes Français — désormais largement internationaux, tant par leurs capitaux que leurs activités diversifiées — et à quoi est due leur vertigineuse ascension ? Très probablement à la maîtrise des contrats de délégation de services publics, confiant la responsabilité publique de gestion des eaux à des entreprises privées qui financent et réalisent les infrastructures nécessaires, puis les gèrent. Notons au passage l’intéressant glissement de sens qui fait que ces entreprises privées forment le secteur des Travaux Publics… En France, les travaux publics sont donc privés. Cette formule a séduit de très nombreuses collectivités territoriales, notamment les zones urbaines, depuis 125 ans. Elle s’étend depuis peu au monde entier sous l’appellation de partenariat public-privé, pierre angulaire, juridique et économique du développement durable.
En résumé, s’il y avait un exemple contemporain concret à citer pour illustrer le mot un peu pédant d’hypallage, l’eau en fournirait un excellent. L’eau, probablement plus que beaucoup d’autres domaines, est d’abord l’affaire de politiques, de financiers, d’avocats, de vendeurs et de comptables. Peu d’entre eux sont des hydrologues ou des hydrauliciens. Tous constituent néanmoins un milieu professionnel bien identifié et considéré comme homogène.
Nous voici en possession des quelques éléments indispensables à une réflexion sur l’eau, allant au-delà de considérations descriptives. En résumé : les hommes de l’eau font partie des décideurs, la principale faiblesse de l’eau est d’être intimement liée à la pauvreté, l’activité événementielle est intense, mais la capacité à connaître et surtout à accomplir le geste technique reste un art difficile.
Quelques propositions sur les sujets les plus fréquemment abordés, et qui sont autant de polémiques, permettront de faire progresser la réflexion.
L’eau n’est pas un bien marchand comme les autres
Le prix de l’eau est une question religieuse et idéologique qui déchaîne facilement les passions — religieuse car pour un cinquième de l’humanité, l’eau, selon le Coran, est un don du Très Haut, octroyé gratuitement aux Croyants pour l’éternité — idéologique, dans une tradition rousseauiste actualisée par Marx : l’eau, bien indispensable à la vie, doit rester d’accès libre et gratuit grâce à la sage gestion de la collectivité publique qui la prend en charge. Pour ces deux approches, il ne saurait être question de vendre l’eau, bien inaliénable de la personne humaine, Droit fondamental, au même titre que les Droits de l’Homme.
Les polémiques qui résultent de ces positions proviennent du fait que le mot « eau » peut à la fois signifier les ressources en eau, l’eau douce naturelle d’origine superficielle ou souterraine, mais aussi les services de l’eau, c’est-à-dire la mise à disposition des technologies nécessaires à puiser l’eau, la traiter, la transporter et la distribuer, l’évacuer, l’assainir, prévenir les catastrophes et y porter remède.
On peut aisément concevoir que les ressources en eau constituent un patrimoine public accessible gratuitement à tous (c’est le cas en France). Encore convient-il de noter qu’un tel accès est limité réglementairement : la ressource en eau douce n’est pas infinie. Il ne saurait être question de la réserver à la satisfaction d’un seul usage, l’irrigation agricole par exemple. Le droit à l’eau s’appuie sur le postulat implicite que le potentiel hydraulique est infini et qu’il autorise tous les usages à tout moment, sans réaliser qu’ils sont conflictuels. Distinguer en revanche des priorités parmi eux, c’est aussitôt leur attribuer une valeur économique et sortir par la même occasion de la vision idéale précédente.
L’eau naturelle gratuite est directement à l’origine d’un milliard cinq cent millions de cas dysentériques chaque année. Encore, cette statistique ne retient-elle que les épisodes diarrhéiques qui se produisent plus de cinq fois par an, négligeant les autres. L’eau gratuite, celle pour laquelle la collectivité n’a su ou voulu donner de valeur, traîne après elle un cortège d’autres malheurs, notamment entre les deux tropiques : cinq cent mille cas de choléra, autant de typhoïde et par propagation contagieuse, un milliard trois cent millions de personnes affectées d’ascaridiose et sept cent millions porteuses du ténia. Cent cinquante millions sont atteintes de trachomes causant la cécité complète pour six millions d’entre elles…
Est-ce l’eau qui est naturellement dangereuse ou ces calamités sont-elles dues principalement à une surpopulation de la planète ? Entre le début de l’hégire et aujourd’hui, la population mondiale a décuplé. Selon les études réalisées par ou pour les Nations Unies, vingt pour cent de la population mondiale disposerait de moins d’eau que l’exige le seuil de développement, appelé stress hydrique (1250 m3 par an et pour chaque personne). Cette proportion atteint soixante-dix pour cent pour la zone qui s’étend du Maghreb au Machrek et au Moyen-Orient, dans un triangle qui englobe approximativement Alger, Aden et Tachkent.
Les services de l’eau, c’est-à-dire l’utilisation raisonnée des connaissances et techniques hydrologiques pour satisfaire à la fois économiquement et socialement tous les usages, sont donc indispensables. Sont-ils publics, c’est alors l’impôt qui couvre les coûts d’investissement et d’amortissement ainsi que les charges de fonctionnement et d’entretien. Sont-ils privés, c’est le prix de l’eau qui assure l’équilibre budgétaire. En dehors de cet équilibre, point de salut. Les millions de morts et les milliards d’êtres humains gravement malades sont là pour le rappeler, de manière sinistre et lancinante.
L’eau, notamment l’eau potable, n’est toutefois pas un bien seulement économique comme n’importe quelle autre marchandise. Celui ou celle qui ne peut payer l’eau, quel que soit le service distributeur doit recevoir tout de même la quantité nécessaire à son propre développement ultérieur. Le progrès que constitue la maîtrise de l’eau en quantité et en qualité n’est atteint que lorsqu’il peut être partagé par tous. Un tel objectif fait partie de l’équation économique à résoudre.
Toutes sortes de réflexions se rejoignent à cet égard : Charte Sociale de l’Eau de l’Académie de l’Eau, Contrat Mondial de l’Eau du groupe de Lisbonne, Droit de chacun à l’eau du Conseil Européen du Droit de l’Environnement. Des solutions simples existent : tarification progressive, mécanismes de solidarité et de redistribution économiques.
La volonté politique pour les mettre en œuvre n’est toutefois jamais chose aisée.
Droit de l’eau ou droit à l’eau ?
Selon la religion principale et l’histoire des pays, le régime des eaux dépend principalement de trois sources juridiques très différentes.
De manière simplifiée, là où prévaut le droit musulman (ou ses avatars), chaque propriétaire d’un terrain peut user à sa guise de l’eau — res nullius — qui s’y trouve, y compris les eaux souterraines puisque sa propriété s’étend jusqu’au centre de la terre. Les problèmes de voisinage et de partage de l’eau (notamment pour l’irrigation) sont réglés par un tribunal de l’eau. Cette conception individualiste est efficace lorsque la population n’est pas nombreuse, ce qui autorise qu’une proportion importante d’entre elle ait un statut de propriétaire ou d’usufruitier. On voit aisément la limite de cette approche lorsqu’on quitte l’espace rural pour l’espace urbain.
Le droit romain de l’eau donne à l’Etat central le privilège d’user de l’eau acheminée vers les citoyens par des ouvrages publics importants, comme les fameux aqueducs. L’eau — res publica — a la valeur que l’Etat lui confère. Ce centralisme d’Etat a fait ses preuves, notamment en zone urbaine, l’usage collectif l’emportant sur l’appropriation individuelle.
Chez les Anglo-Saxons, héritiers des peuples de la forêt, le rapport à la nature est très différent des deux conceptions méditerranéennes et ethnocentriques précédentes. Bien commun, l’eau — res communis omnium — est essentiellement un partage entre les usagers locaux dont les comportements respectifs s’adaptent aux règles d’usage, elles-mêmes définies par référence à ces comportements. Ici point d’Etat, ou le moins possible, point de tribunal, sinon dans des cas tout à fait exceptionnels, mais un contrôle social omniprésent. Chacun agit sous le regard des autres, participe à ce regard et aux rappels à l’ordre continuels qu’il peut occasionner. Le concept déjà évoqué de gouvernance n’est pas loin.
Avoir en tête ces trois modèles de civisme hydraulique montre la difficulté qu’il y aurait à préconiser une attitude unique pour les décideurs politiques dont je regrettais, il y a quelques instants, le peu d’entrain à exercer leur pouvoir en vue de régler économiquement les problèmes sociaux de l’eau.
Chaque situation mérite des solutions adaptées. La solidarité peut exister et se développer partout à la condition que ses racines trouvent le bon chemin pour la nourrir. Res nullius, res publica, res communis omnium sont à considérer comme les formes déclinées d’une même politique de l’eau.
L’eau fonde-t-elle les inégalités entre le Nord et le Sud ?
Tout ce qui est au-dessus du 30e parallèle de l’hémisphère nord, non seulement possède l’essentiel des eaux douces disponibles de la planète, mais a relativement moins de population que la zone intertropicale à climat chaud, là où se développent des mégalopoles de plus de dix millions d’habitants (Mexico, Sao Paulo, Rio, Bombay, Calcutta, Delhi, Karachi, Shanghai, Téhéran, Lagos…). L’hémisphère nord concentre les richesses avec quelques poches de pauvreté, tandis que l’inverse est observé au sud.
Le patrimoine d’équipements hydrauliques, évalué comme la somme qu’il faudrait rassembler pour les reconstruire, est considérable au Nord, misérable au Sud. Pour la France, il est estimé à 300 milliards d’euros, c’est-à-dire l’équivalent d’un budget annuel de l’Etat, mais qui serait exclusivement consacré à l’eau.
Pour le monde pauvre sous-équipé, une estimation financière optimiste des besoins s’élève à 2700 milliards d’euros. Cette dépense permettrait d’atteindre tant bien que mal le niveau d’infrastructures hydrauliques des pays développés.
En répartissant une telle somme sur vingt-cinq à quarante ans, il serait possible de remédier au retard actuel des régions pauvres, pour autant que leurs possibilités fiscales et leur solvabilité vis-à-vis du prix de l’eau s’améliorent, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
Pour faire fonctionner un réseau d’eau et d’assainissement et rembourser les emprunts nécessaires à sa construction, il est raisonnable de compter 120 euros par personne et par an pendant vingt-cinq ans.
Ce montant représente le coût des exigences de qualité fixées par les normes de santé publique et d’environnement des pays riches (Union Européenne, Amérique du Nord et autres pays de l’OCDE). On peut le diminuer si l’on accepte de ne pas respecter ces normes. Après tout, nos grands-parents, qui ne jouissaient pas de la sécurité réglementaire imposée aujourd’hui, n’ont-ils pas réussi à survivre ? On peut ainsi imaginer que des pays pauvres pourraient rattraper leur retard en vingt-cinq ans, quarante ou cent ans. On ne peut le rêver en dix, comme les discours optimistes des années soixante-dix ou quatre-vingt l’annonçaient à force de grandes décennies mondiales de l’eau.
Ces considérations économiques ne doivent pas faire oublier qu’une proportion importante de la population de la planète, environ un quart, ne dispose pas de plus d’un euro par jour pour vivre.
Quand bien même les normes de distribution et d’évacuation d’eau seraient abaissées le plus possible, ces populations, qui vivent en dehors de tout circuit économique, ne pourraient faire face à une quelconque dépense pour l’eau.
Il faut trouver d’autres solutions : des équipements hydrauliques contre un travail honnêtement rémunéré, de l’eau contre des matières premières, de l’énergie ou encore des talents. Là où l’économie s’arrête, où la politique n’est qu’une apparence, il faut continuer le chemin avec humanité, persévérance et initiative. C’est ce à quoi s’emploient les ONG — Organisations Non Gouvernementales — qui entreprennent des programmes de développement hydraulique.
C’est également une orientation que l’on décèle désormais dans quelques grandes sociétés privées qui ont déjà atteint les limites de l’espace économique mondial sans pour autant rencontrer le relais public d’aide au développement, qu’il était encore permis d’espérer il y a seulement dix ans.
L’eau fonde-t-elle les inégalités entre le Nord et le Sud, est une question difficile. On pourrait tout aussi bien renverser la proposition. Le Nord et le Sud fondent-ils les inégalités de l’eau ? II s’agirait alors de traiter de la corruption, des sommes qui n’arrivent jamais à destination, des gâchis financiers pour des ouvrages qui auraient pu servir, des gâchis techniques et financiers d’ouvrages construits mais qui ne servent à rien…
On ne doit jamais faire abstraction des phénomènes de corruption, de laisser aller et d’incompétence générale chaque fois que l’on parle de nouveaux équipements hydrauliques. La corruption est aux circuits financiers ce que la pollution est aux eaux usées. L’expérience montre qu’il est plus aisé de juguler celle-ci que de maîtriser celle-là…
Un espoir subsiste toutefois : celui d’être têtu en comprenant que l’opiniâtreté dans un long travail modeste est plus efficace que des déclarations de changement radical, sans suite ni lendemain.
Un cycle d’actions doit être entrepris avec la participation des usagers ou futurs usagers de l’eau. Il consiste à programmer, puis à réaliser, enfin à vérifier en vue de corriger et d’améliorer ce qui a été réalisé. C’est simple et très rarement observé sur le long délai nécessaire à l’achèvement des infrastructures hydrauliques. Les politiques souhaitent des résultats à court terme et n’aiment guère les projets qui dépassent leur mandat. Les techniciens changent fréquemment leurs programmes sans jamais les mener à leur terme. La multiplicité des plans compense l’insuffisance des crédits pour en réaliser un seul. Les usagers s’accrochent aux réalisations provisoires, craignant les dépenses qu’occasionneraient des installations plus pérennes. Tous organisent et subissent la tyrannie de l’instantanéité, propre à créer l’inattention et l’incompréhension, ingrédients nécessaires aux mécanismes de corruption.
Programmer, réaliser, vérifier, corriger puis recommencer inlassablement est un cycle aussi important pour l’avenir de l’eau dans le monde, que l’invention de la noria pour monter l’eau.
Réinventer la roue ? – quelle gageure !
Les acteurs de l’eau sont-ils solidaires ?
Il y a toutes sortes d’espaces de solidarité :
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Celui de la commune, où l’on ne coupe désormais plus l’eau pour facture impayée
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Celui du bassin hydrographique, grande innovation de l’organisation administrative française de l’eau. Depuis la loi sur l’eau de 1964, les usagers de l’amont et de l’aval d’un même bassin sont financièrement solidaires. Cette disposition est reprise dans son esprit trente-cinq ans plus tard par la directive cadre pour l’eau de l’Union Européenne
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Celui de la nation, où la solidarité s’exprime à l’occasion des catastrophes, inondations, tempêtes, sécheresses.
Plus rares sont les succès internationaux pour les cours d’eau frontaliers ou transfrontaliers. Quelques exemples de réussite : les Grands Lacs entre les Etats-Unis et le Canada, plus récemment le bassin du Rhin ou le Lac Léman. D’autres tentatives pour développer la solidarité sont plus controversées : le Rio Grande entre le Mexique et les Etats-Unis, ou encore le Danube, toujours coupé en deux aujourd’hui.
Les quelques deux cents autres bassins fluviaux internationaux restent le plus souvent le théâtre de conflits larvés ou ouverts : Jourdain, bien entendu, Nil bleu et Nil blanc, Gange amont et aval constituent des cas classiques de différends perpétuels.
Il n’en reste pas moins vrai que l’unité de gestion qu’est un bassin qui rassemble toutes les sources qui coulent dans une même direction est beaucoup plus opérante pour l’eau et ses usagers que les frontières politiques qui, le plus souvent, ont totalement négligé cet aspect.
Rassembler les acteurs d’un même bassin, notamment lorsqu’ils sont issus de nations différentes, provoque des confrontations nouvelles qui s’éloignent du chauvinisme classique pour se fixer sur la difficulté de rendre compatibles des usages de l’eau concurrents, et la nécessité permanente de créer de nouvelles sources de financement.
Se quereller sur des principes débouche toujours sur la violence. Se quereller sur les solutions à apporter à des questions concrètes prend du temps mais aboutit à créer des solidarités entre fonctionnaires, intérêts marchands, usagers de base. Les fonctionnaires nationaux ne sont plus désormais les champions de luttes et tournois où ceux qui gagnent le font au détriment de ceux qui perdent. Ils deviennent les arbitres d’accords passés par d’autres qu’eux.
La solidarité de l’eau progresse chaque fois que les souverainetés acceptent de se tourner vers d’autres sujets.
Lorsqu’un climat de confiance est établi entre les très nombreux acteurs de l’eau (publics, privés, élus, nommés, associatifs, ignares et savants…), les enjeux sont à la fois de mieux partager la ressource, mais surtout de développer le réseau des acteurs. Le premier objectif (partager la ressource) est rapidement conflictuel s’il n’est pas accompagné du second (développer le réseau des acteurs). Toute une éducation à l’eau doit être élaborée. Elle se traduit par des programmes, des réalisations, la mise sur pied de services d’exploitation, la consultation des usagers et consommateurs.
Il ne faut pas se contenter de prêcher la solidarité mais rendre notoires les intérêts qui la font apparaître. Ces intérêts sont techniques (être compétents pour transporter et traiter l’eau demande des efforts), sociaux (les métiers et emplois de l’eau) et économiques (l’eau est une richesse à valoriser progressivement).
L’apparition d’un mieux-être (de l’eau abondante et de qualité pour tous) doit trouver sa pérennité dans le développement de règles éthiques mutuelles. Oublier celles-ci a tôt fait de mettre en danger l’accomplissement de cet objectif.
Les usagers de l’eau sont d’autant plus solidaires qu’on parvient à leur montrer qu’ils n’ont pas d’autre choix. Cela signifie avoir accès à l’information, participer aux décisions, contrôler leur exécution, mais aussi payer les services de l’eau qu’on utilise.
Pourquoi chacun d’entre nous a-t-il des idées bien arrêtées sur l’eau ?
L’eau est d’usage courant, sa présence est banale. Chacun acquiert au cours de sa petite enfance d’abord, puis sa vie durant, une relation particulière à l’eau qui lui donne une compétence, certes limitée à sa propre personne, mais que beaucoup généralisent à l’univers tout entier.
Il n’est pas de débat sur ce sujet où l’un des participants ne fasse part avec gravité de son expérience de l’eau et des comportements qu’il a adoptés à son égard, les présentant chaque fois comme autant de règles de sagesse absolue.
Untel laisse couler l’eau au robinet longtemps, attendant qu’elle soit bien fraîche avant de s’en servir un autre ferme le robinet durant le temps qu’il se lave les dents, afin d’éviter de gâcher une ressource précieuse. D’autres consomment exclusivement de l’eau embouteillée car ils trouvent que l’eau de la ville est trop chère. D’autres encore préconisent la pose d’un compteur volumétrique sur chaque évier, l’installation d’une micro-station d’épuration dans chaque logement, l’interdiction de l’irrigation dans les champs, et que sais-je encore. Tous ont des idées techniques générales qui s’appuient sur leur vécu personnel. Leur conviction est d’autant plus ancrée qu’elle s’affronte à d’autres, très nombreuses et différentes, puisant dans la polémique l’énergie d’un surcroît d’argumentation.
L’eau, c’est nous, nous l’ingérons. C’est une seconde peau qui reste sur la nôtre en gouttelettes chaque fois que nous nous lavons elle nous évacue grâce à nos chasses d’eau, nous importune sous forme de pluie, nous ravit dans le miroitement d’un lac ou d’une rivière… Elle ne peut nous tromper, nous ne pouvons nous tromper à son sujet.
Ce manque de recul, de capacité à adopter une approche scientifique, à tout le moins un esprit critique vis-à-vis des problèmes de l’eau, conduit à des résultats parfois surprenants lorsque les mêmes valeurs domestiques sont hissées au niveau des responsabilités nationales ou internationales. Les conceptions d’un seul deviennent alors la vérité de tous avec, en conséquence, les réactions toujours négatives, parfois même violentes, qu’un tel obscurantisme suscite immédiatement.
Faire changer un dirigeant (une dirigeante), l’amener à abandonner des certitudes personnelles, ancrées non seulement dans son esprit mais dans sa chair, pour lui faire accepter une vision plus large d’intérêts généraux, souvent contradictoires les uns des autres, n’est pas chose aisée. Cela s’apparente un peu à un travail de psychanalyse, à une quête initiatique, où l’on sait progressivement ce que l’on abandonne sans pour autant très bien distinguer ce qu’on acquiert.
La connaissance de l’eau est comme l’eau elle-même, elle est insaisissable. Sous forme solidifiée, gelée, elle tient assez bien dans la main. Au fur et à mesure qu’elle s’y réchauffe, elle coule en dehors. Très rapidement, il n’en reste rien. Tout est à recommencer à moins — solution élégante — que l’on accepte de s’y plonger soi-même tout entier…. Tel est sans doute le meilleur moyen d’aller au-delà des idées superficielles et limitées dont je me moquais plus haut : tenter de devenir à la manière des poissons, un être familier bien que distinct de ce milieu, être comme un poisson dans l’eau.
Quels espoirs pour l’eau ?
Le dessalement des eaux saumâtres puis de l’eau de mer, qu’il soit effectué à petite ou à grande échelle, ne fait plus partie des fictions à très long terme. Son coût de production a diminué de moitié en dix ans. Il est aujourd’hui d’environ 1 euro/m3 ce qui est encore cher (trois à quatre fois le coût de traitement d’une eau brute). Il devrait encore diminuer de moitié dans la décennie à venir.
Certes, l’opération de dessalement nécessite deux conditions préalables évidentes : avoir un littoral (mais 45 % de la population mondiale habite à moins de 70 km d’une côte maritime, et ce sera 50 % dans quinze ans), mais surtout disposer d’énergie bon marché soit fossile le plus souvent, soit nucléaire. Le premier cas n’est pas réjouissant quant à l’effet de serre, et brûler de l’énergie non renouvelable pour produire de l’eau douce paraît une solution peu gratifiante. Quant au nucléaire, sa réputation et les risques de prolifération à des fins militaires ne laissent pas d’inquiéter.
Quoi qu’il en soit, la vraie limite ne réside pas dans la production d’eau douce mais dans son transport et sa distribution à l’usager final. Les deux tiers du coût sont absorbés par les pompes et les tuyaux. Et ceux qui ne peuvent y faire face aujourd’hui n‘ont pas — toutes choses étant égales par ailleurs — de perspectives réelles de pouvoir y faire face demain…
Les progrès de recherche-développement réalisés dans le domaine des membranes (d’ailleurs utilisés le cas échéant pour le dessalement) devraient permettre de traiter les eaux usées pour les recycler directement sous forme d’eau potable, à un coût économique compétitif. Ici, la raison est mieux servie. Recycler les eaux qui viennent d’être utilisées est plus attractif si l’innocuité d’un tel traitement est avérée du point de vue de la santé publique. Il restera néanmoins à vaincre une résistance psychologique certaine vis-à-vis des risques de dérive de la qualité du produit distribué au robinet ou en bonbonnes.
La technologie adore se projeter dans le futur. Bientôt, l’irrigation agricole devrait accomplir un bon en avant grâce à une efficacité accrue (il lui est difficile d’être plus médiocre qu’aujourd’hui la moitié des quantités d’eau utilisées sont gâchées en pure perte). Certaines espèces végétales devraient pouvoir se contenter d’eaux saumâtres pour se développer. Enfin, l’évaporation des barrages et des plans d’eau pourrait être limitée grâce à des produits répandus à leur surface.
Cette artificialité d’une Nature, dont le nom devient de plus en plus usurpé, ne présente toutefois pas un visage très sympathique. Mais comment faire boire et nourrir le milliard d’êtres humains supplémentaires, attendu dans les dix-douze ans à venir ?
L’eau virtuelle a aussi ses adeptes. Innovation économique, digne des permis négociables d’émissions polluantes, l’eau virtuelle consiste à diminuer les 70 % de prélèvements destinés à irriguer l’agriculture des pays pauvres, pour réserver les ressources en eau épargnées à d’autres usages, notamment municipaux. La production agricole manquante serait compensée par des dons en nature de pays excédentaires, délivrant de cette façon des quantités d’eau « virtuelle », correspondant au volume d’eau économisé. Une meilleure gestion de l’eau serait ainsi obtenue grâce à une globalisation de l’eau et des productions agroalimentaires.
De tels échanges sont toutefois tributaires du climat de confiance politique mondial. On ne peut dire qu’aujourd’hui cette condition indispensable est observée. Chaque souveraineté souhaite, encore plus que jadis, être à peu près autosuffisante, notamment pour ce qui concerne ses ressources alimentaires, de sorte de conserver son autonomie le plus longtemps possible.
Le phénomène de mondialisation n’en demeure pas moins une tendance lourde pour la politique de l’eau. La concentration des grandes entreprises privées de distribution d’eau, l’adoption de standards techniques uniques et de moyens universels de contrôle de qualité (les normes ISO balaient les efforts nationaux de normalisation), enfin l’avènement d’un modèle de consommation individuel lié à un standard de vie de référence, que l’on pourrait qualifier de « 250 litres d’eau potable par jour et par personne », tout cela tend à professionnaliser les métiers de l’eau dans une direction unique, un peu comme ce fut le cas pour l’énergie, les transports aériens ou les télécommunications au XXe siècle.
Même la gestion des ressources hydrauliques naturelles suit la même tendance unificatrice : c’est le concept de gestion intégrée des ressources en eau, très proche de la gestion par bassin, qui s’impose un peu partout.
Faut-il s’en réjouir, faut-il le déplorer ? Avec une population à croissance très rapide, notre Terre ressemble de plus en plus à un milieu eutrophe : beaucoup d’individus, appartenant à un nombre très limité d’espèces y vivent, au moins pour une partie d’entre eux, dans une relative abondance d’éléments nutritifs. Cela se réalise au détriment de la diversité de nombreuses espèces possédant peu d’individus dans chacune d’entre elles, individus qui, toujours dans ce cas, souffrent pour subvenir à leurs besoins de base, tant les moyens de survie restent rares.
Productions agricole, énergétique et industrielle intenses dans un cas, cueillette aléatoire dans l’autre, le choix a déjà été pris voici un siècle et demi. L’eau n’y échappe pas. L’espoir ne consiste pas à le regretter et à vouloir régresser vers des modèles désormais utopiques. Il s’agit au contraire de reconsidérer les faits actuels pour donner un sens, un humanisme à la direction qui nolens volens a été prise.
La poésie de l’eau, la contemplation qui l’accompagne, sont de ce point de vue des aides précieuses et des gages de sérénité.
Il regarde le verre d’eau posé près de lui,
Il trempe les lèvres et se perd dans des rêveries
C’est de l’eau de l’Atlantique ou bien de l’océan Arctique ? Ou encore de l’infinie Sibérie ?
De toute façon, ce n’est pas de l’eau d’ici
On y voit nager toutes sortes de créatures étranges et quelques sirènes mordorées.
Le plus surprenant est le reflet des ciels changeants. La nuit se peuple de plusieurs lunes blanches, puis vient le soleil rouge du point du jour qui surgit et s’ébroue. En se penchant un peu, on arrive parfois à distinguer un rayon vert…Il reprend une gorgée en déglutissant, il entend la rumeur des villes, il ressent la pesanteur des industries et des centrales d’énergie, il se trouve maintenant perdu dans l’immensité cultivée de la production, au cordeau.
L’eau est partout mais l’homme aussi. Mieux vaut s’associer que de craindre et se détruire l’un l’autre.
L’homme sans l’eau ? Impossible. Mais l’eau sans l’homme ? Impossible aussi.
C’est la Tradition qui le lui a appris. Au commencement, il n’y avait pas grand chose de bien organisé, mais l’esprit de Dieu planait déjà sur les eaux.
Puis la Lumière vint. Cela permit le deuxième jour de séparer les eaux d’en haut des eaux d’en bas. La terre apparut le troisième jour d’au milieu des eaux d’en bas. Grâce à elles, elle se mit à verdir.
Le cinquième jour, la vie apparut dans les eaux. Le sixième fut le jour de l’Homme…
L’Homme contemple son verre d’eau primordiale. Il l’a presque vidé maintenant. Il n’en reste plus que quelques gouttes.
Il s’en saisit, mais au lieu de finir de le boire, il se renverse le reste d’eau sur le haut du crâne.
L’homme se réveille. Son verre est vide.
Il est temps pour lui de le remplir maintenant, à nouveau.