Le développement durable et l’entreprise

Séance du lundi 4 novembre 2002

par Mme Geneviève Ferone

 

 

Les entreprises sont confrontées aujourd’hui à des exigences nouvelles, dans les domaines sociaux et environnementaux, exigences relayées par des agences de notation d’un genre particulier pour le compte d’investisseurs soucieux à la fois de leur rentabilité sur le long terme et du développement durable de notre économie en phase avec les grands enjeux de société. Comment peuvent-elles s’orienter dans ce dédale conceptuel et développer des formes d’organisation adaptées ?

 

Définition du développement durable

 

Le concept de développement durable reconsidère nos activités économiques en rompant avec la vision de court terme dominante. La formalisation de ce concept est apparue au milieu des années 1980 et a été consacrée par le rapport Bruntland, de la Commission mondiale de l’environnement de l’ONU, elle-même créée après la première conférence internationale sur le thème de l’environnement à Stockholm en 1972.

La définition suivante est communément acceptée : le développement durable est un développement apte à répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité de répondre aux besoins des générations à venir. Le développement durable a également été au centre des débats de la conférence internationale de Rio en 1992 et de Johannesburg en 2002. Il est devenu un objectif politique et économique prioritaire et se décline aujourd’hui dans différents programmes et initiatives impliquant les organismes supra-nationaux, les Etats souverains, les entreprises et les citoyens dans l’expression de leurs droits économiques et civiques.

Le respect de l’environnement est sans doute aujourd’hui le volet du développement durable sur lequel un large consensus s’est imposé comme un défi majeur devant être relevé à l’échelle planétaire. Les entreprises dans leurs activités industrielles ne peuvent nier l’utilisation de procédés de production et de technologies présentant des risques directs ou indirects, immédiats ou différés sur l’environnement et les ressources naturelles. Le marché a récompensé les entreprises qui ont su faire preuve d’une attitude proactive et anticipatrice, en mettant en place un système performant de management environnemental. Le volet social du développement durable a par contre été longtemps occulté  par une interprétation strictement environnementale. Désormais, celui-ci est illustré par le besoin de cohésion et d’équité sociale qui s’affiche dans les entreprises touchées par les restructurations, les croissances externes, impactées par l’apparition de nouvelles technologies modifiant la formation, l’organisation, la localisation du travail et l’implication des salariés.

 

Le développement durable : un nouveau paradigme pour les entreprises

 

Le développement durable est un concept qui prête le flanc à de multiples interprétations sémantiques. Il provoque des réactions mitigées, certains critiquant l’angélisme et l’amateurisme de leurs thuriféraires.  L’ambivalence des sentiments suscités par le développement durable est telle que bien souvent ce qui séduit est simplement l’envers de ce qui repousse. De façon symétrique, trois facteurs expliquent l’intérêt exercé par cette démarche auprès des entreprises et des investisseurs : la quête du sens, l’attrait de l’innovation, et le rôle pionnier joué par certains d’entre eux.

Si l’on consent à abandonner un instant la langue de bois ou le discours scientifique dominant, tout en se gardant d’apparaître comme un doux naïf ou un dangereux idéaliste, osons explorer des territoires plus intimes. Le développement durable, compris comme l’intégration des dimensions sociale et environnementale dans la performance globale des entreprises, au-delà de l’approche éthique communautaire, est perçu positivement, comme constituant une rupture avec les modes d’évaluation financière classiques ; il permet de resituer la place de l’homme et de son environnement naturel au cœur de l’économie.

Cette équation, que d’aucuns, très majoritaires, croient toujours impossible, autorise pourtant la réconciliation d’univers et de temporalités antagonistes, notamment par la réhabilitation du long terme qui est ancré profondément dans notre horloge biologique – comme dans celle de la planète. Cette approche, fondée sur le sens de la responsabilité collective, sur le dialogue, la transparence, l’innovation dans le respect de la société, de l’environnement et des générations futures, fait écho à un besoin de sens fortement ancré chez chacun d’entre nous. Qui ne s’est jamais aperçu du caractère profondément inégalitaire et chaotique de notre monde, et de l’extrême vacuité de certains discours vantant les mérites de la guerre économique ? Qui ne s’est jamais senti désorienté devant la loi du profit, unique repère, rythme, et censeur de nos sociétés ?

Les acteurs économiques, et en particulier les entreprises et les investisseurs institutionnels, ne peuvent plus ignorer, sauf à poursuivre une logique suicidaire, le monde profondément inégalitaire dans lequel nous vivons,. Aujourd’hui, les plus grands cabinets d’audit et de conseil ne se sont pas trompés en agitant avec habilité comme un chiffon rouge à la face des entreprises, les risques sociaux, environnementaux et éthiques qui représentent une nouvelle dimension du contrôle des risques. La mondialisation engendre une proximité inédite, géographique et culturelle, entre les habitants de la planète ; or le fossé croissant entre les différentes zones géographiques nourrit la contestation, et entraîne la création de contre-pouvoirs qui s’enracinent entre les multinationales et les gouvernements défaillants ou corrompus. Ces contre-pouvoirs peuvent revêtir la forme d’organisations non gouvernementales, d’associations, de mouvements politiques alternatifs ; mais ils incluent également en leur sein  la catégorie des actionnaires engagés sur le long terme, préoccupés de la stabilité de leurs investissements – les plus engagés d’entre eux se montrant sensibles à la capacité des entreprises à devenir des vecteurs du développement durable dans le monde entier.

Le monde de la finance constitue certainement un espace économique international parmi les plus homogènes et les plus standardisés qui soient ; il en résulte encore, de la part des investisseurs, une forte réticence à introduire dans leurs modes de gestion des éléments d’ordre extra financiers, de nature qualitative, à géométrie et géographie variables, qui constituent encore un défi pour les règles du jeu établies. Ceci est également vrai pour les représentants des métiers financiers de l’entreprise. Cependant, l’intérêt croissant des investisseurs, leurs demandes relayées par des outils d’évaluation toujours plus professionnels en rupture avec le militantisme des premières décennies, a marqué un tournant historique dans l’intégration du développement durable dans la stratégie et le management des entreprises.

Les premiers acteurs engagés dans ce processus d’innovation, les entreprises, les investisseurs institutionnels, ou les gérants ont reçu une aide inespérée dans l’actualité récente. Des faillites retentissantes, à l’instar de celles d’Enron, WorldCom qui ont été largement médiatisées, ont entraîné des effets collatéraux dévastateurs pour tous les métiers de l’audit, du contrôle et de l’évaluation traditionnels. En effet, selon le mode de gouvernance encore dominant, les entreprises étaient et sont toujours majoritairement tournées vers la satisfaction exclusive de leurs actionnaires, eux-mêmes uniquement préoccupés de rentabilité rapide et certaine. Toute la communication des entreprises, tous leurs modes de reporting, tous leurs tableaux de bord, doivent être mis au service de cette population exigeante.

Cependant, l’introduction récente par certains investisseurs institutionnels – notamment les fonds de pension publics – de préoccupations d’ordre éthique, social ou environnemental dans leurs critères de sélection, sans renoncer à la rentabilité, modifie considérablement le paysage et les jeux de rôles traditionnels. Les entreprises sont aujourd’hui invitées à revoir le contenu et le mode de leur communication à l’égard de l’ensemble de leurs partenaires, actionnaires mais aussi salariés, clients, fournisseurs et représentant de la société civile. Cette attitude nouvelle est de nature à infléchir le comportement des entreprises plus sûrement que la confrontation syndicale, la contestation des non-organisations non gouvernementales ou l’indignation passagère et médiatisée des citoyens. Cela étant, il est évident que ce levier ne prendra toute son efficacité que dans la mesure où le lien entre la prise en compte de ces critères et la performance économique sera clairement établi ; dans cette hypothèse, le rôle joué par les investisseurs et les entreprises pionniers dans le domaine du développement durable pourrait s’apparenter à celui d’un laboratoire d’expérimentation idéal, et générer un puissant effet d’entraînement au sein de l’économie.

Levier de pression pour les investisseurs, le développement durable représente une source d’innovation et un laboratoire d’expériences pour les métiers de la gestion, et un ferment démocratique dans les entreprises. Si ces dernières apprennent à mieux se connaître, à organiser des flux d’informations sociales et environnementales, elles seront capables de proposer des modèles d’évaluation d’une performance globale, intégrant la dimension financière mais aussi d’autres dimensions de la performance. Cette perspective ambitieuse implique de parvenir à un équilibre entre plusieurs types d’acteurs : des entreprises promouvant des modes de reporting social et environnemental pertinents, des contre-pouvoirs informés et prêts au dialogue, des professionnels de la gestion innovants, et des agence de notation sociétale aux méthodes professionnelles. Tous ces acteurs se tiennent et s’influencent réciproquement par la porosité de leurs frontières. Nous sommes au début d’une courbe d’apprentissage commune où chacun d’entre eux détient une clé de la réussite collective.

Dans le concept de développement durable, le mot innovation est aujourd’hui à la croisée des chemins :

  • innovation et responsabilité de la part des entreprises ;

  • innovation et professionnalisme des agences de notation ;

  • innovation et courage des investisseurs pour échapper à la pensée unique et au culte du cours terme ;

  • innovation et volonté de dialogue des contre-pouvoirs.

 

Le développement durable à l’échelle des entreprises : « connais toi toi-même »

 

L’entreprise est un corps social évoluant dans un écosystème fini dont la fonction est de produire, de façon rentable, des biens et des services à l’attention d’une communauté humaine ciblée. Le développement durable dans l’entreprise porte sur l’identification de principes clairs énoncés en tenant compte de différentes caractéristiques sectorielles, géographiques, culturelles et réglementaires. Ces principes pourraient essentiellement être énumérés de la façon suivante : principe de relativité, principe de responsabilité en référence au secteur d’activité, à la localisation et à la nature des activités, principe de transparence à l’égard de l’ensemble des partenaires de l’entreprise.  Un premier constat s’impose, les entreprises se connaissent pas ou mal sur ces nouveaux sujets.

Les entreprises ont dans un premier temps abordé le développement durable sous l’angle de la communication, reflétant certains de leurs traits culturels et leurs engagements futurs en phase avec ce concept. Parmi les formes de communication les plus significatives, nous trouvons la multiplication des codes de bonnes conduite, des chartes éthiques, de rapports d’activité à l’attention des stakeholders. A travers ces documents, l’entreprise cherche à communiquer clairement les éléments essentiels de son identité sociale et environnementale. avant même d’ouvrir des chantiers d’évaluation en interne pour se connaître elles mêmes.

Dans certains secteurs d’activité particulièrement sensibles, tels que l’énergie, la chimie, la métallurgie, l’enjeu principal est de communiquer sur la protection de l’environnement et des personnes et d’afficher la volonté de maîtriser, d’anticiper et de mesurer le risque environnemental. Le bilan environnemental, encore peu répandu en France, présente souvent des normes de sécurité plus strictes que les réglementations nationales en vigueur. Sur le plan social, il est primordial de connaître les principaux éléments constitutifs de la politique sociale de l’entreprise et de mesurer comment ceux-ci se déclinent-ils dans la stratégie et les opérations quotidiennes à l’échelle d’un groupe humain aujourd’hui traversé par des cultures et des nationalités multiples.

Une entreprise qui s’engagera dans la voie du développement durable ne pourra pas faire machine arrière. Il devrait s’agir dans les prochaines années moins de communication institutionnelle que de l’élaboration en interne d’outils de gestion et de mesure à la fois simples et efficaces, permettant aux différents partenaires de l’entreprise et à l’entreprise elle-même de cheminer ensemble dans la transparence et la rigueur. La prise de position forte de la présidence de l’entreprise sera perçue comme un signal fort lancé au marché mais aussi comme un ferment de concertation et d’émulation internes. Les principales initiatives en matière de reporting sont aussi inspirés de travaux menés dans les instances internationales. Il s’agit principalement sous deux formes différentes du Global Reporting Initiative et du Global Compact.

 

Vers la généralisation du développement durable dans l’entreprise et dans la finance

 

Si toutes ces conditions sont réunies, alors le développement durable deviendra invisible à terme dans le paysage institutionnel, car il sera partout, appliqué dans les entreprises, modélisé dans les tuyaux de l’information financière. Il n’existera plus de compartiments distinguant l’investissement « responsable » d’une part, et l’investissement « irresponsable » d’autre part. Le nom même de développement durable, qualifiant aujourd’hui une niche étroite, tendra à disparaître. Il faut souhaiter qu’il se banalise dans les outils de gestion des financiers et des entreprises, et dans les débats de société – banalisation ne signifiant en rien affadissement ou dilution, mais reconnaissance et généralisation.

De nouvelles interrogations apparaîtront dans les prochaines années. Le développement durable est une notion dynamique, les notions mêmes de responsabilité et de transparence sont mouvantes et relatives. Des ajustements et des réglages seront nécessaires entre l’enthousiasme des uns, le pragmatisme ou le cynisme des autres.

Les entreprises offrent au développement durable un champ privilégié d’élaboration et d’application en phase avec les évolutions de la société et de l’économie. Le monde financier, qui est la première industrie « globale » de notre planète et dispose dans l’investissement responsable d’un formidable outil capable de réguler des flux économiques volatiles, Quel usage en sera-t-il fait, et à quelle échelle ? La réponse à cette question repose dans l’engagement et dans l’éducation des entreprises et des investisseurs- engagement et éducation qui dépendent aussi du soutien éclairé de la communauté politique internationale.

Texte des débats ayant suivi la communication