Séance du lundi 12 janvier 2004
par M. Jean Baechler
L’Europe, comme champ de possibles exploré par une histoire commune et partagé par une communauté de peuples, court de l’Atlantique au Niémen, au Dniepr et à la Mer Noire d’ouest en est, et du Cap Nord à la Méditerranée selon la latitude. Alain Besançon nous donnera la semaine prochaine toutes précisions utiles sur la question délicate des « Frontières de l’Europe ». De ce point de vue de la civilisation, l’Europe doit être confrontée à des champs de possibles homologues, si l’on veut tenter une analyse comparée. Les termes possibles de comparaison sont en nombre très limité, car soutiennent seules le parallèle les aires culturelles de Chine, d’Inde, d’Asie Antérieure et, avec des réserves, justifiées par des décalages évolutifs marqués, les aires amérindienne et africaine. Le point de départ de toute comparaison utile et féconde entre ces aires maximales d’extension de l’historicité humaine avant l’âge moderne doit être leur structure politique, c’est-à-dire la distribution, l’organisation et l’institutionnalisation de l’espace sur lequel sont décidées la guerre et la paix.
À cet égard, les quatre aires majeures révèlent des divergences très remarquables. Les aires chinoise, indienne et asiatique aboutissent, presque en même temps, à un espace impérial, c’est-à-dire au regroupement achevé, ou presque, de l’aire culturelle en une politie unique, gérée par une hiérocratie d’inclination absolue : l’Asie Antérieure sous Cyrus en -539, l’Inde sous A_oka au -IIIe siècle et la Chine en -221 sous Qin Shi huangdi. L’Europe représente une exception éclatante, déjà notée et soulignée par Machiavel. Il est de fait avéré que l’aire européenne n’a jamais été constituée en un empire. L’empire romain était centré sur la Méditerranée et incluait à peine la moitié de l’Europe. L’empire carolingien, qui en couvre encore moins, a duré juste le temps d’enregistrer le basculement décisif du centre de gravité de l’histoire européenne de la Méditerranée vers l’espace compris entre la Seine, le Rhin et la Tamise. Les empires napoléonien et hitlérien sont des aberrations historiques, vouées à un échec certain, quelles que fussent les hypothèses retenues.
Il n’y a jamais eu d’empire européen. C’est un fait enregistré par la documentation historique. Il soulève une première question : pourquoi cette singularité et cette exception à la loi évolutive qui conduit de la tribu à l’empire, par des étapes intelligibles et repérables ailleurs ? Je laisserai cette question de côté, car, l’explication la plus plausible intégrant des facteurs géographiques et climatiques, des contingences complexes et des accidents purs et simples, il est impossible de la ramasser en un exposé qui dise tout en quelques mots. Je préfère esquisser les réponses à une seconde question : quelles conséquences l’absence d’empire a-t-elle eues sur l’histoire européenne ? Ainsi formulée, la question n’est pas susceptible de trouver une réponse, car comment attribuer des conséquences à ce qui ne s’est pas passé? Il faut commencer par repérer la structure politique inventée par les Européens comme substitut à la structure impériale, dont la Chine propose le modèle achevé, de manière à se donner les moyens de tirer de cette structure alternative quelques conséquences directes et indirectes sur les productions historiques européennes.
De la féodalité aux royaumes et au concert des nations
L’originalité de la solution européenne ressort clairement d’une comparaison avec les solutions rencontrées ailleurs. L’aire chinoise a perpétué l’empire, mise à part une longue rupture du IIIe au VIe siècle et deux autres de moins de conséquences au Xe et au XIIe siècle, et n’a cessé d’en perfectionner les rouages et l’efficacité. Les aires indienne et d’Asie Antérieure ne suivent pas ce modèle et paraissent rejoindre la situation européenne. L’empire achéménide, conquis par Alexandre, est démembré à la mort de celui-ci et ne sera plus jamais reconstitué dans sa totalité, ni par les Abbassides ni par les Ottomans. L’empire maurya se dissout après le règne d’A_oka, pour renaître de ses cendres à trois reprises, sous les Gupta, les Moghols et les Anglais, soit à peine pendant trois ou quatre siècles sur plus de deux mille ans et avec des doutes sur l’effectivité de l’emprise impériale sur le sous-continent. Dans les deux cas, l’empire est si fragile et éphémère que l’on inclinerait à appliquer le sceau de l’originalité historique à la Chine plutôt qu’à l’Europe.
Pour trouver la perspective juste, il faut quitter le négatif et rechercher comment l’absence d’empire a été suppléée dans les trois cas. Le palliatif indien fut surprenant. La structure politique du sous-continent repose sur quatre niveaux d’intégration, depuis la chefferie d’une centaine de villages jusqu’à l’empire, en passant par la principauté et le royaume. Or, si la chefferie jouit d’une certaine stabilité et de la durée, la principauté et le royaume sont aussi inconsistants et transitoires que l’empire. La matière politique indienne, à l’échelle des siècles et des millénaires, est soumise à des mouvements de convection perpétuels, ce qui induit l’instabilité structurelle des polities. J’ai soutenu ailleurs que, pour pallier cette instabilité incompatible avec la vie en société, l’Inde a bricolé un certain nombre d’éléments de son héritage culturel et inventé le régime des castes. Celui-ci a le mérite peu banal d’isoler à peu près complètement la société de la politie, de la mettre, en conséquence, à l’abri de ses vicissitudes et, par l’entremise de l’ordre des Brahmanes, de rendre l’exploration culturelle presque indépendante du pouvoir politique.
L’Asie Antérieure a retrouvé un modèle radicalement différent, celui auquel elle est attachée depuis l’aube du Néolithique. En simplifiant à l’extrême, on constate une structure en oasis, séparées par des espaces désertiques ou semi-désertiques. Chaque oasis est une ville, d’une taille variable, en fonction de sa position politique et économique dans le réseau qu’elles dessinent toutes ensemble et dont certaines mailles sont en contact avec la Chine, l’Inde, l’Afrique et l’Europe. Chaque ville est dominée par une alliance étroite et mutuellement bénéfique entre le palais, le temple et le bazar. La ville domine une campagne travaillée par des fellahs. Chaque ville est la capitale virtuelle d’une principauté virtuelle, qui bénéficie de chances inégales et fluctuantes d’expansion militaire, en fonction de contraintes géographiques et de contingences historiques, dont la principale est l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle dynastie, issue du réservoir tribal soit de la région elle-même dans le refuge de ses montagnes et de ses déserts soit du couloir des steppes qui court du Kouban au Pacifique. Toutes les constructions politiques sont des châteaux de cartes fragiles et éphémères, autant qu’en Inde, mais pour des raisons très différentes. La stabilité indispensable à la vie en société est procurée ici par les réseaux urbains, par les villes et par l’alliance entre le palais, le temps et le bazar, c’est-à-dire par les élites politiques, religieuses et économiques.
La solution européenne ressort lumineusement des contrastes offerts par l’Inde et l’Asie Antérieure. Si on la saisit dans sa phase de maturité et d’épanouissement, entre 1815 et 1914, elle repose sur trois piliers : un concert de polities, des polities stables et des régimes politiques centrés sur la distinction du public et du privé ou bien de l’État et de la Société Civile. L’originalité européenne est moins dans le déficit d’empire que dans le palliatif inventé pour atteindre à une stabilité convenable. Les trois éléments constitutifs de la solution font système, en ce sens que chacun est indispensable à son effectivité. Pour le montrer, il me paraît indispensable de recourir à deux concepts et d’introduire deux néologismes innocents, afin de savoir précisément de quoi l’on parle et de débrouiller les amalgames trompeurs. J’entends par ‘politie’ un espace social de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre virtuelle vers l’extérieur, et par ‘transpolitie’ le système d’action fondé par au moins deux polities. Le concept de transpolitie donne un sens très précis à l’expression vague de ‘concert des nations’. L’histoire a substitué au non-empire européen une transpolitie rarissime dans le monde post-tribal, au point qu’il ne s’en rencontre guère qu’un seul parallèle plausible, dans l’univers des cités grecques, et encore sous toutes réserves. La transpolitie européenne est du mode ‘oligopolaire’, pour reprendre un terme adopté par Raymond Aron.
Un jeu oligopolaire rassemble de cinq à sept polities, dont le rapport des puissances mobilisées et mobilisables est ainsi constitué que pas une n’est capable de l’emporter sur la coalition de toutes les autres. Le seuil inférieur est imposé par le fait que, à deux, trois ou quatre polities, il ne peut pas ne pas se faire que, à l’échelle des siècles, une politie ne finisse par absorber les autres, soit directement soit par l’entremise de coalitions successives, parce qu’une occasion finit toujours par se présenter, où une politie ou bien une coalition de polities bénéficie d’une puissance plus grande absolument. Le seuil supérieur ouvre sur des transpolities à joueurs si nombreux qu’il est impossible de définir des règles du jeu et encore moins de les faire respecter. Il en résulte des guerres sauvages et perpétuelles qui, à travers le temps, imposent une réduction du nombre jusqu’à faire émerger un vainqueur ultime. Les jeux tant à petit qu’à grand nombre d’acteurs conduisent implacablement à l’unification politique par la guerre. Si l’on cherche à vérifier la distribution des trois modes transpolitiques depuis les débuts du Néolithique et la naissance de la guerre, on constate que le mode oligopolaire est la norme dans le monde tribal, ce qui suffit à expliquer qu’il ait fallu de cinq à sept mille ans, pour qu’il évoluât en quelques empires. Du moment que la structure tribale a été altérée, le mode di-, tri- ou tétrapolaire s’impose irrésistiblement, alors que le mode polypolaire peut surgir marginalement ou accidentellement, à l’occasion de décompositions politiques poussées. Si l’on excepte le cas grec, qu’il serait peut-être plus judicieux d’interpréter comme un faciès de la structure tribale, la transpolitie européenne oligopolaire est un cas unique.
Depuis Aristote, on sait que la singularité est infinie et qu’il n’y a pas de science de l’infini. Il est impossible d’expliquer de manière entièrement satisfaisante l’exception européenne. Des circonstances l’ont favorisée, mais le pur hasard a joué aussi. Son rôle a été décisif, en faisant en sorte que, au sortir de la féodalité et à l’issue des siècles tournants que sont le XIVe et le XVe, il y eût toujours de cinq à sept polities actives en même temps sur la scène européenne et que jamais aucune ne réussît à vaincre la coalition des autres. Je ne vois pas comment expliquer ce fait mieux que par le hasard. Les circonstances favorables sont davantage susceptibles d’une explication, du moins jusqu’à un certain point et à condition de la concentrer sur les polities. Je n’en retiendrai que trois dimensions. La première peut être tirée de l’héritage indo-européen et du témoignage procuré par les Vikings. Ils font irruption, en 793, sur la scène européenne, qu’ils obsèderont pendant plus d’un siècle. Ils sont perçus comme des pillards atroces et des bandes anarchiques, ce qu’ils sont effectivement. Mais ces mêmes Scandinaves ont fondé, sur un pied stable et cohérent, le duché de Normandie à partir de 911, le royaume d’Angleterre après 1066, les principautés d’Italie du Sud et le royaume de Sicile à partir de 1050. De même, quelques siècles plus tôt, les Germains avaient réussi, sans trop de peine, à définir des entités politiques franque, wisigothique, ostrogothique, vandale et autres.
A quoi attribuer cette capacité à fonder des polities et à leur garantir un avenir ? On est en droit de la rattacher à la structure sociale indo-européenne. Elle repose, comme toutes les sociétés capables de stocker ou de produire leurs ressources, sur trois strates fondamentales. L’originalité indo-européenne, sur ce schéma universel, est double. D’un côté, les trois strates des élites, du peuple et des exclus sont composées d’aristocrates, de paysans et d’esclaves, en contraste marqué avec ce que l’on trouve ailleurs, où les élites sont des membres d’un appareil militaire, administratif et idéologico-religieux du pouvoir, où le peuple est formé d’agriculteurs sans doute libres mais peu maîtres de leurs destinées individuelles et collectives, et où l’esclavage est à peu près inconnu. Les esclaves peuvent être négligés dans le présent contexte. Par nature et par définition, des aristocrates jouissent de positions de pouvoir, de prestige et de richesse indépendantes du pouvoir politique. Ces positions ne leur sont pas tombées du ciel, elles reposent sur les liens de réciprocité qui les unissent aux paysans, dont l’originalité propre est d’être des entrepreneurs agricoles au petit pied, au sens où chaque ménage est le gestionnaire responsable de son exploitation, qu’il en soit propriétaire ou fermier. Les liens tissés entre aristocrates et paysans, de clientèle, de fidélité, d’aide, fondent la seconde grande originalité de la structure indo-européenne. On peut la figurer comme une juxtaposition de pyramides, chacune composée d’aristocrates à son sommet et de paysans dans son corps. Ces pyramides occupent ce que les géographes appelleront des ‘pays’, de petites entités d’un rayon de vingt à trente kilomètres. Elles sont à la fois enracinées dans un terroir et solidement constituées, car chacun y trouve un bilan positif des avantages et des coûts.
Il est possible de tirer de ces données des principautés et des royaumes à peu près stables. En effet, les têtes de pyramide communiquent entre elles par les liens lignagers et les alliances. Les communications peuvent toujours mal tourner et déboucher sur des guerres sauvages, puisque le nombre des pyramides est tel qu’il fonderait une transpolitie polypolaire. La solution est évidente. Il faut et il suffit de désigner un arbitre, de le soutenir de manière que ses arbitrages soient effectifs et de le contrôler de façon que son pouvoir ne devienne pas excessif. Il convient, pour atteindre ce résultat double, que les aristocrates se coalisent autour d’un primus inter pares. Pour être efficaces, les coalitions ne doivent pas subir de coûts prohibitifs, ce qui impose des limites spatiales à leur extension, des limites dans la dépendance de contraintes physiques et techniques, mais aussi d’alliances familiales et d’affinités culturelles. Il doit en résulter des regroupements politiques, rendus stables tant par le calcul des avantages et des coûts que par le sentiment de destins partagés.
La deuxième dimension favorable à une explication plausible de la stabilité des polities européennes est plus directement accessible et peut être résumée en quelques mots. Les Carolingiens ont été assez insensés et providentiels, pour tenter l’aventure impériale et échouer d’une manière si radicale, que la décomposition politique a non seulement affecté la politie impériale mais gagné encore tous les niveaux subordonnés d’intégration, jusqu’à faire, au Xe siècle et dans les cas extrêmes, de chaque châtellenie, ou pyramide d’aristocrates et de paysans, une politie. En quelques dizaines d’années, l’empire a cédé la place à une transpolitie polypolaire, c’est-à-dire à la guerre sauvage perpétuelle. C’est dans ce contexte d’insécurité profonde et constante que l’aristocratie européenne a inventé la féodalité et s’est donné avec elle les moyens de limiter les dégâts, comme fera, trois siècles plus tard et de manière indépendante, l’aristocratie japonaise, affrontée à un problème analogue de décomposition politique extrême, consécutive à une tentative impériale déplacée et condamnée d’avance.
De la féodalité, on tire directement la troisième dimension. D’un point de vue stratégique, la féodalité instaure un jeu de concurrence généralisée. Mais, elle s’inscrit dans des partages politiques, sans doute privés de tout ressort, mais sans chercher ni réussir à les effacer. Il en résulte que tous les joueurs n’ont pas la même position. En particulier, les héritiers légitimes des arbitres princiers d’autrefois bénéficient toujours d’un statut spécial, qui fait qu’ils peuvent perdre toutes les batailles mais sont presque assurés de finir par gagner la guerre. La victoire signifie l’émergence, hors de la féodalité et sur trois siècles environ, de principautés et de royaumes. Comme, par ailleurs, la féodalité a non seulement préservé l’aristocratie mais l’a encore renforcée et revigorée, et que la paysannerie est sortie, elle aussi, indemne et fortifiée du servage, ces polities restaurées ont bénéficié d’une stabilité, qui ne peut être appréciée à sa juste valeur que par la comparaison avec les autres aires culturelles.
Tout se joue aux XIVe et XVe siècles. Au lendemain de la Guerre de Cent Ans, les polities européennes décisives entament un procès de consolidation et la transpolitie qu’elles forment, se met à la recherche de ses règles du jeu. Ces développements prendront deux autres siècles. Avec les Traités de Westphalie en 1648 et encore mieux avec le Traité d’Utrecht en 1713, on peut considérer que le non-empire européen a, enfin, trouvé la solution du problème posé par la chute de l’empire latin au Ve siècle : une transpolitie oligopolaire. Avant d’en tirer quelques conséquences utiles à l’intelligibilité des contributions européennes à l’histoire humaine, il n’est pas sans intérêt de relever une singularité dans la singularité. Selon la logique des développements européens, il aurait dû émerger au XVe siècle un royaume d’Allemagne, au centre géostratégique de l’Europe. De fait, tout l’annonce, quand, brutalement, dans le deuxième quart du XVe siècle, l’accrétion politique s’arrête de manière définitive. Elle ne reprendra qu’avec les coups de boutoir napoléonien et bismarckien, pour ne s’achever qu’en 1989 ! Les raisons du blocage paraissent devoir être rapportées également au hasard, qui a fait en sorte qu’un équilibre oligopolaire — symbolisé par les six puis sept électeurs palatins — se soit installé sur la scène transpolitique régionale allemande. Le même hasard a joué en Italie et a bloqué la formation d’un royaume d’Italie, ce que Guichardin avait déjà noté. Mais le blocage italien a eu moins de conséquences sur l’équilibre européen que le blocage allemand, car il était pour le moins fâcheux que le centre géostratégique du continent fût occupé par un vide politique.
Quelques conséquences
Je soutiens que pas un aspect de la civilisation européenne ne peut être expliqué sans une référence directe ou indirecte à la structure explicitée à l’instant. En partant de n’importe quel aspect et en remontant la chaîne des causes et des effets, on est assuré de la rencontrer comme un chaînon essentiel. Pour le montrer selon la bonne méthode, il faudrait suivre cette démarche, longue et délicate. Dans cette esquisse, qui n’a d’autre dessein que de suggérer la fécondité du thème en interprétations historiques suggestives, je suivrai une méthode fautive, en cherchant à tirer de la structure transpolitique des conséquences repérables dans la matière historique et à les lui attribuer comme à leur cause. La méthode est fautive, car la cause alléguée est, plus justement, un facteur parmi d’autres, plus ou moins décisif selon les cas. Qui plus est, le facteur est direct, s’il a porté immédiatement sur le phénomène considéré, ou bien indirect, s’il a joué le rôle d’un milieu conducteur propice à des développements par eux-mêmes indépendants.
Contentons-nous de quelques conséquences parmi les plus importantes. La plus directe, au point d’apparaître presque tautologique, est la production d’un droit international. À part des esquisses dans le ‘droit des gens’ romain, c’est une exclusivité européenne, difficilement concevable et jamais conçue ni en Chine ni en Inde ni en Asie Antérieure ni nulle part ailleurs. L’exclusivité trouve le principe de son explication dans la structure oligopolaire. Par nature et par définition, un jeu oligopolaire repose sur une distribution des puissances, telle qu’aucune politie ne peut l’emporter sur la coalition de toutes les autres. La stratégie dominante est, en conséquence, défensive, de maintien des acquis et de préservation ou de restauration de l’équilibre. La guerre n’est jamais exclue, car chaque politie demeure souveraine et peut choisir de faire respecter par les armes ses acquis ou de rechercher par leur entremise un équilibre plus stable, au risque, bien entendu, de déséquilibrer le système et d’engager la guerre sur la voie de la montée aux extrêmes et de la lutte à mort. Mais, la stratégie étant défensive, l’objectif politique de la guerre ne peut pas être l’anéantissement des polities ennemies et leur conquête, sauf aveuglement par l’idéologie et par l’hybris. L’objectif de la guerre est la paix et la réunion des conditions les plus favorables à sa perpétuation. Ce n’est pas par pure rencontre que le De jure belli et pacis de Grotius date de 1625. Il inaugure moins qu’il ne couronne et n’explicite des développements entamés dans la seconde moitié du XVe siècle.
De là, il est facile de comprendre et d’expliquer toute une série de traits européens, autant d’étrangetés à peine concevables sur les autres aires culturelles : la distinction tranchée et juridiquement sanctionnée entre l’état de guerre et l’état de paix ; la diplomatie comme instrument aussi important que l’armée de la politique extérieure ; une minutie dans la délimitation des frontières poussée jusqu’à la manie ; une modération extrême des termes de la paix imposés aux vaincus et acceptés par les vainqueurs ; la domestication de la guerre dans le sens d’une application plus ciblée de la violence ; la multiplication et la consolidation d’un droit international tant privé que public. Cette dernière dimension est la plus symptomatique, car elle donne la clef de la structure transpolitique et permet de la saisir dans sa vérité. Le non-empire européen a produit une quasi-politie européenne : une ‘politie’, en tant que tout le dispositif est approprié à la recherche de la paix par la justice, c’est-à-dire par la définition de règles du jeu et par le droit, dont la fonction est de donner à chacun le sien ; ‘quasi’ seulement, car la guerre demeure le recours ultime.
Moins apparentes et plus délicates à démêler sont deux autres originalités européennes, exceptionnelles par leur influence sur les destinées de l’Europe et du monde. Je veux parler des régimes politiques et de la nation. Pour saisir avec justesse la nature des anciens régimes d’Europe, il faudrait les repérer à la fois par le moyen d’une typologie réaliste à validité universelle et par des comparaisons avec ce que l’on trouve ailleurs. Il en ressortirait que, comme à peu près partout dans le monde des chefferies, des principautés, des royaumes et des empires, on a affaire à des hiérocraties, mais que, contrairement à presque tous les exemples au-delà de la tribu et de la chefferie, ces hiérocraties sont de la variété ‘tempérée’’ et non pas ‘absolue’. En deux mots, une hiérocratie repose sur un contrat double, implicite ou explicite, entre, d’une part, un principe transcendant et une dynastie qui fait office de vicaire, et, d’autre part, entre cette dynastie et un peuple. Les termes du premier contrat sont l’entretien et l’exaltation de la transcendance du principe et la légitimation du pouvoir politique. Ceux du second sont la promesse d’assurer la paix, la justice et la prospérité contre la reconnaissance par le peuple du pouvoir et de l’autorité du prince et contre ses contributions à la réalisation des fins du politique. Une hiérocratie est tempérée, quand le pouvoir du prince est contrebuté et contenu par des positions de pouvoir indépendantes du sien. Dans le monde tribal, ces contre-pouvoirs sont procurés par des lignages. Quand ils ont été détruits ou mélangés, le pouvoir peut progresser vers l’absolu, limité seulement par des contraintes techniques et économiques.
En Europe — et au Japon, mais c’est une autre histoire —, les contre-pouvoirs ont été l’aristocratie organisée en réseaux, la paysannerie en républiques locales et la bourgeoisie en cités urbaines. Ce sont des héritages, dont les uns remontent à l’Âge du Bronze, alors que d’autres ont été accumulés dans les interstices de la féodalité. Mais tous ont été préservés par les monarchies, après qu’elles eussent reconquis leurs pouvoirs régaliens. La raison décisive sinon exclusive de la préservation a été la structure oligopolaire, qui a imposé à chaque monarchie la mobilisation de toutes les ressources au service de la perpétuation de la politie et une alliance avec son aristocratie, au bénéfice réciproque des deux alliés. L’aristocratie a tempéré la monarchie, après avoir été sauvée par le jeu transpolitique, comme il apparaît dans le contraste avec les sorts réservés aux aristocraties, de mêmes origines indo-européennes à l’Âge du Bronze moyen et récent, hittite, hourrite, iranienne et indienne : elles ont été physiquement anéanties à l’occasion de guerres de conquête à visées impériales et de l’absolutisation croissante des hiérocraties. Or, des hiérocraties tempérées sont susceptibles de connaître des développements, qui les conduisent au seuil de la monarchie constitutionnelle, et celle-ci peut, à son tour, parcourir toutes les étapes de la démocratisation. D’où il faut conclure que la condition première de possibilité de l’histoire politique européenne, depuis le soulèvement des Provinces Unies en 1564 jusqu’en 1848 et au-delà, est la structure oligopolaire, comme il ressort avec évidence d’une expérience mentale : cette histoire eût-elle été possible dans un empire européen perpétué depuis Constantin, à la manière dont l’empire romain s’est prolongé en orient dans l’empire byzantin puis ottoman ?
Le rapport de la nation à la structure transpolitique peut être saisi par une simulation mentale. Supposons une pluralité de polities organisées en un système de jeu commun. Supposons-les encore régies par des régimes démocratiques purs, dont une règle fondatrice stipule que tout acteur postulant l’adhésion dans un groupe, doit être coopté par ceux qui ont été reçus antérieurement et sélectionné en respectant un critère exclusif, sa capacité putative à contribuer aux objectifs du groupe. La politie est un groupe, dont la fin est, vers l’intérieur, la pacification par la justice, et, vers l’extérieur, la paix au risque de la guerre. La question se pose avec insistance : sur quel critère sélectionner les membres de la politie et les citoyens de la démocratie ? La seule réponse que l’on puisse tirer des prémisses est que les postulants soient libres, rationnels et finalisés, ce qui revient à dire qu’ils doivent être des êtres humains ! Le critère est inapplicable, car l’humanité universelle contredit la politie particulière. Elles ne sauraient être réconciliées que dans une politie planétaire ouverte à tous les humains en tant qu’humains. En attendant, force est de recourir à des particularités culturelles, pour sélectionner les impétrants.
Une politie impériale tend spontanément à s’identifier à une aire culturelle maximale et à une civilisation. Il n’y a pas de difficulté à décider que seront considérées comme appartenant à la politie chinoise toutes les populations sinisées, quitte à tolérer des minorités ethniques. En Europe, où l’aire culturelle est partagée en plusieurs polities, cette solution était strictement inapplicable. Il fallait viser un degré supérieur de particularité, permettant de distribuer une population européenne culturellement homogène en populations hétérogènes entre elles et homogènes chacune pour elle-même. La nation a été la solution du problème, la nation dans la définition qu’en donne Ernest Renan, un ensemble dont les éléments partagent un passé d’épreuves surmontées en commun, un présent d’intérêts communs et un avenir d’ambitions communes. Le problème a été posé aux royaumes à peine émergés de la féodalité, ce qui explique que l’exploration de la solution nationale soit strictement parallèle à celle du système transpolitique, de la délimitation des polities, de la tempérance croissante des régimes politiques, de la distinction de plus en plus claire et instituée de l’État et de la Société Civile, et que toutes ces explorations débutent ensemble au tournant décisif des XIVe et XVe siècles.
Il me plaît de clore mon propos sur la conséquence à mes yeux la plus décisive. Elle exigerait un exposé à part. Une société humaine est aussi définie par une culture ou une civilisation. Celles-ci peuvent être interprétées comme les produits d’une dialectique de thèmes et de variations, appliquée à des produits du connaître et du faire. La dialectique a pour support technique des réseaux, à travers lesquels des relais font circuler les informations qu’ils produisent et recueillent. On peut poser en théorème qu’une structure réticulaire sera d’autant plus efficace en termes de productivité culturelle, que les réseaux seront plus étendus, mieux reliés et plus ouverts.
Appliqué à une aire culturelle maximale, le théorème doit être transcrit dans les termes suivants. L’aire est d’autant plus capable d’explorations plus poussées qu’elle est constituée en un réseau plus unifié ; que le réseau bénéficie d’une profondeur temporelle plus élevée ; qu’il enserre dans ses mailles tous les niveaux de l’organisation sociale, depuis le plus local jusqu’au plus général ; que cette intégration est ainsi hiérarchisée que les talents se retrouvent, par des mécanismes de sélection et d’auto-sélection, dans les relais les plus appropriés à l’expression la plus complète de leurs virtualités ; et qu’aucun relais ne puisse jamais bénéficier durablement de l’appui d’un pouvoir politique assez fort, pour contrôler efficacement ni les thèmes ni les variations ni leur dialectique, pas plus que les réseaux ni les relais ou bien la sélection ni la distribution des talents.
De là, on peut construire une polarité reliée par un continuum. À un pôle, un pouvoir total contrôle totalement l’exploration culturelle, ce qui induit une catastrophe totale, dont les idéocraties nazie et soviétique fournissent des exemples historiques rapprochés. À l’autre pôle, aucun pouvoir politique n’a les moyens de rien contrôler sur une aire culturelle intégrée, ce qui induit une effervescence et une efflorescence culturelles, dont témoignent les deux extraordinaires épisodes de créativité culturelle favorisés par les féodalités européenne entre le XIe et le XVe siècle et japonaise entre le XIIIe et le XVIe siècle. L’Europe oligopolaire issue de la féodalité a probablement bénéficié d’un indice plus faible des conditions de la créativité, car chaque politie, du fait de la restauration puis de la rationalisation des pouvoirs politiques, a pu chercher à contrôler la production culturelle. Mais ce contrôle ne pouvait pas aller très loin ni durer bien longtemps, car aucun pouvoir ne s’exerçait à l’échelle de l’Europe entière.
J’abandonne à chacun le soin de vérifier pour son compte quelle a pu être la contribution de la structure réticulaire aux développements européens en matière d’art, de littérature, de théologie, de religion, de modes, de mœurs, en un mot dans tous les départements, où l’humanité s’efforce de passer de la virtualité naturelle à l’actualité culturelle. L’actualisation la plus bouleversante est survenue dans ce cadre, à savoir l’invention de la science, comme mode inédit de la connaissance rationnelle, entre 1600 et 1630. Je tiens la percée elle-même pour une mutation ponctuelle, dont les racines ultimes sont à la fois politiques et métaphysiques et remontent aux cités d’Ionie. Par contre, la préservation de la mutation, sa diffusion et sa prolifération ont été clairement dans la dépendance de la structure réticulaire et de l’inexistence d’un empire européen, comme il ressort immédiatement d’un rapprochement avec le sort réservé par l’empire romain à la première invention de la science par des Européens, à l’époque hellénistique.
Conclusion
L’hypothèse du non-empire, de la transpolitie oligopolaire et de la quasi-politie, m’apparaît comme la plus simple, la plus féconde et la plus exhaustive, pour donner un sens à l’histoire européenne et l’inscrire dans une perspective comparatiste. Si on décide de l’adopter et de se plier à ses indications, on est conduit à donner à cette histoire un cadre temporel, dont le plus étroit possible commence avec l’Antiquité tardive, le plus commode au troisième millénaire avec l’indo-européanisation et le plus juste avec le recul des glaciers, il y a dix à douze mille ans. Je n’ai tenu compte que des données les plus récentes, celles qui concernent l’étape pénultième de cette aventure millénaire. Car, quoi que l’avenir réserve à l’Europe et aux Européens, le concert des nations européennes, mis à mal et détruit entre 1914 et 1945, est, depuis lors, engagé dans des développements nouveaux et inédits, non seulement en Europe mais encore à l’échelle de toutes les histoires humaines. Il n’y a aucun précédent historique à la construction européenne et rien ne garantit qu’il soit possible de constituer une aire culturelle en politie, en faisant l’économie de la guerre, de la conquête et de l’empire. Plusieurs scénarios peuvent être construits, pour tenter de saisir les avenirs possibles. Je ne doute pas que nous trouvions d’autres occasions de les évoquer cette année, et de peser leurs chances respectives de réalisation.