séance du lundi 5 avril 2004
par M. Bertrand Saint-Sernin
Introduction
Le point de départ de la philosophie de Raymond Polin est sa conception de la liberté. Il ne voit pas en elle, comme Sartre, la liberté du Dieu de Descartes rapatriée en l’homme, mais une énergie « sauvage » et créatrice.
Comme l’homme, pourtant, est un « animal politique », il faut que l’interaction des libertés produise un ensemble vivable, c’est-à-dire raisonnable et ordonné. D’où une tension entre la liberté – qui est éruptive – et l’ordre – qui est raisonnable. Ainsi s’éclaire la double fidélité du philosophe à Nietzsche d’un côté et aux penseurs politiques anglais de l’autre : le premier symbolise la création des valeurs ; les seconds, les solutions politiques au problème de la coexistence raisonnable des hommes.
Pour explorer les actes fondateurs de l’existence humaine, Raymond Polin emprunte trois voies : (1) la description de la création, de la compréhension et du contenu des valeurs ; (2) l’analyse spéculative et historique des modes de résolution du problème politique ; (3) enfin l’exposition de ses vues propres sur la question éthique et politique fondamentale, celle que Platon énonce dans Le Politique en se demandant comment éviter que les cités humaines ne partent à la dérive.
Cette dérive, il l’a ressentie avec une acuité particulière en 1968 : les étudiants en révolte et surtout leurs meneurs lui renvoyaient soudain l’image inversée de ce qui avait été, dans sa jeunesse, son espérance, à savoir la sommation réussie des actes créateurs individuels. Devant la ruine constatée de son rêve, Raymond Polin réagit de deux façons : ses écrits se font plus sombres ; et il se consacre à la création de l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Puis, à partir de son élection dans notre compagnie, le 15 décembre 1981, il préside, pendant près de vingt ans, pratiquement jusqu’à sa mort, la Fondation Thiers.
Le cycle axiologique
Raymond Polin naît à Briançon le 7 juillet 1910. Il passe son enfance dans le Sud-Ouest, à Dax, et son adolescence en Normandie, à Évreux, en suivant les affectations de son père, instituteur, puis directeur d’École normale, enfin inspecteur primaire. Après trois années de préparation à Louis-le-Grand, il est reçu en 1931 à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, et à l’agrégation de philosophie en 1934.
La même année, il épouse Marie-Thérèse Blahovcova, belle et charmante pianiste tchèque, premier prix du Conservatoire de Prague, qui lui donne deux fils, Claude, philosophe et René, sociologue. Madame Polin continue à jouer chaque jour ses quatre heures de piano. À ses dons artistiques, à une intrépidité naturelle, elle joint le génie de l’amitié.
Raymond Polin fait son service militaire à Saint-Maixent (1934-35) ; puis, pendant trois ans, de 1935 à 1938, il est l’assistant du sociologue Célestin Bouglé, au Centre de documentation sociale de l’École normale supérieure. C’est alors qu’il suit le séminaire d’Alexandre Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit, et qu’il y rencontre Raymond Queneau, Georges Bataille, Raymond Aron, Robert Marjolin, Jacques Lacan et, surtout, Éric Weil à qui le liera une durable amitié.
Nommé professeur à Laon en 1938, il est mobilisé en 1939 ; fait prisonnier en juin 1940, il réussit, grâce à sa bonne connaissance de l’allemand, à retrouver presque immédiatement sa liberté. De 1940 à 1945, il enseigne dans plusieurs lycées, à Chartres et à Paris, tout en préparant ses thèses : il remet sa thèse principale à Maurice Halbwachs en septembre 1943 et met le point final à sa thèse secondaire en août 1944.
Sa thèse principale, qui fut un livre culte lors de sa parution en 1944, s’intitule La création des valeurs : « Chaque homme, annonce-t-il, ouvrier d’une œuvre, est non seulement ouvrier de soi-même mais aussi ouvrier des autres personnes. Le travail de chacun se répercute jusqu’aux extrémités de l’univers humain » (p. 122). En même temps, la création des valeurs se présente comme « un chaos d’évaluations isolées et indépendantes, irréductiblement extérieures les unes aux autres » (p. 99).
Raymond Polin se donne alors pour tâche de comprendre comment sortir de ce désordre originaire. Les valeurs imprègnent l’existence en se faisant normes. La norme, en effet, est l’intériorisation d’une valeur par un homme qui, du même coup, se faisant législateur, impose aux autres ses vues. C’est ici qu’intervient la notion de hiérarchie : « La personne dont les valeurs sont reconnues par l’autre s’arroge la suprématie et la maîtrise. Ses valeurs sont reconnues comme universelles, elles sont reçues et respectées comme des normes » (p. 211). On comprend que le chef impose ses lois ; mais on voit moins pourquoi celui qui est asservi reconnaîtrait qu’il y a de l’universalité dans sa servitude.
Les valeurs sont affectées d’une contingence insurmontable : ni l’état du monde ni le mouvement de l’histoire ni la nécessité proche n’apportent à l’action une légitimité. L’individu doit décider seul, et dans l’incertitude. C’est la rançon de la liberté créatrice. Elle voue l’homme à l’imperfection. Raymond Polin, dans son agnosticisme radical, constate que la liberté augmente l’opacité tragique de notre destin.
Raymond Polin consacre sa thèse complémentaire, publiée en 1945, à un Essai sur la compréhension des valeurs. Alors que la création des valeurs est l’acte par excellence de la liberté et du génie (ingenium), la compréhension des valeurs relève de l’attention philosophique et sociologique. Il est possible d’énoncer la « loi de génération » (p. 15) des axiologies possibles ; et de brosser le « tableau des attitudes axiologiques primitives » (chap . III. Dès lors, on peut passer du jaillissement chaotique à un nombre limité d’arrangements (p. 35-36). Il est en cela fidèle à la méthode « phénoménologique » d’Alexandre Kojève.
En 1945, Raymond Polin est nommé professeur à la Faculté des lettres de Lille où il enseigne jusqu’à 1961, date de son élection à la Sorbonne. En 1948, il publie Du laid, du mal, du faux. Il entend intégrer à son anthropologie philosophique la gamme entière des valeurs « dites négatives » ; et veut prouver que de telles valeurs ont une « fécondité créatrice » (p. 121). Le bonheur considéré comme l’un des beaux-arts tempérera, en 1965, ce que le « cycle axiologique » avait de trop pessimiste.
Comment situer, dans le paysage philosophique français de l’après-guerre, la philosophie des valeurs de Raymond Polin ? Il faut se garder de croire que les philosophes d’une même génération communiquent d’emblée : toute œuvre est solitaire ; toutefois, l’esprit du temps est bien une réalité. Au cours des années trente, la découverte en France de Kierkegaard ; la relecture de Maurice Blondel ; la publication du Journal métaphysique de Gabriel Marcel et de son Homo viator ; l’inauguration par Husserl d’une philosophie rigoureuse du cogito incarné ; la plongée dans l’Urgrund böhmien de son grand disciple dissident, Heidegger ; la permanence, dans l’enseignement secondaire et dans les khâgnes, du style d’Alain concourent à l’invention d’une nouvelle manière de philosopher, dont Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty et Raymond Polin constituent au milieu des années quarante les expressions les plus frappantes.
Mais, alors que les deux premiers sont, comme Raymond Aron, dans le siècle, Raymond Polin prend une autre voie. Il n’a pas comme Sartre, un fond de spiritualité protestante. Il n’a pas non plus, comme alors Merleau-Ponty, de révérence particulière pour Marx et Lénine. Pessimiste, il ne croit pas à la transmutation heureuse des libertés isolées en collectivités unifiées et libres. D’où une question qui hante son œuvre : comment trouver la formule politique qui transforme les libertés antagonistes en un une libre République ?
La philosophie politique : Hobbes, Locke et Rousseau
Cette question lancinante le pousse à entreprendre ce qui apparaît, a posteriori, comme la deuxième partie de son œuvre.
En 1953, Raymond Polin fait paraître Politique et philosophie chez Thomas Hobbes. Il a quarante-trois ans : c’est un penseur productif et un professeur admiré. Ses livres sur Hobbes, Locke et Rousseau vont s’inscrire dans un ensemble de travaux qui embrassent tous les grands penseurs politiques. Il se pose la question : si la créativité de l’homme est anarchique, comment réaliser les conditions d’une vie commune ordonnée et raisonnable ? Il scrute particulièrement les moments où la sensibilité d’une époque, en se modifiant, permet l’apparition d’autres mœurs et l’institution d’autres lois. Ainsi, Hobbes inaugure un type d’analyse politique qui inspirera Rousseau, Kant, et Hegel.
Il transpose à la politique ce que Léon Brunschvicg avait accompli pour les sciences : relier les points remarquables de la pensée politique, pour en restituer le mouvement d’ensemble.
S’appuyant sur Hobbes, Raymond Polin souligne qu’il n’y a pas d’autre Souverain que le peuple. Cependant, il peut se former en son sein des « bandes » qui prétendent le représenter. Le problème politique crucial est donc de découvrir un processus légal pour faire émerger le peuple en tant que « personne naturelle », tout en empêchant l’apparition des factions. La peinture qu’il brosse de Hobbes est révélatrice : on y discerne comment il envisage l’action au sein de la cité. Il se montre peu sensible à l’atmosphère religieuse dans laquelle baigne Le Léviathan, alors que cette œuvre comporte autant de théologie que de philosophie politique. En revanche, il est curieux des mécanismes que Hobbes imagine pour que, de la guerre de tous contre tous, puisse sortir « a commonwealth » (Hobbes dit même « a Christian commonwealth ».
La vocation philosophique de Raymond Polin s’est décidée au début des années trente. À cette époque, dans plusieurs pays européens, des bandes organisées s’emploient à confisquer la volonté générale, tout en contrant brutalement ou en anesthésiant les vélléités de résistance. Les maîtres de la propagande organisent de grandes fêtes : Staline sur la Place Rouge, Goebbels à Nuremberg, comme déjà les conventionnels à Paris en l’honneur de l’Être suprême. De tels faits suggèrent que l’universel en politique n’est pas porté par la multitude subjuguée, mais par des minorités, parfois infimes. Telle est du moins la leçon que tire Raymond Polin de ces événements.
En 1960, il publie La politique morale de John Locke. Songeant aux manuscrits qu’il a consultés à la Bodleian Library à Oxford, il écrit : « Nous garderons non sans quelque émotion le souvenir de ces carnets reliés d’un vélin blanc jauni, aux feuillets couverts d’une cursive fine et régulière parfois entrecoupée de signes sténographiques. Plus encore qu’une pensée, ils nous faisaient sentir, dans cette haute salle de la Duke Humphrey Library, où Locke avait pu lui-même travailler, une règle de vie, une manière d’être, l’intimité d’une présence » (op. cit., p. 311).
De fait, le ton de ce livre contraste avec celui des précédents. Il a quelque chose de paisible et de serein, comme si l’auteur avait subi le charme de son modèle. À la fin de la postface de son livre, il cite ces paroles de Locke : « Je me propose… d’élever un édifice cohérent et consistant avec lui-même, autant que mon expérience et les observations que j’ai faites me le pourront permettre » (Locke, Essay, I, chap 3, art. 25, in p. 304).
Raymond Polin voit là l’expression de son propre credo philosophique :
« La philosophie est, à nos yeux, […] un effort pour établir un ensemble cohérent de significations, pour élaborer une théorie intelligible de l’expérience, pour rendre possible un discours tel qu’il fournisse aux faits donnés dans l’expérience des significations susceptibles de s’accorder entre elles et de former un ensemble intelligible » (p. 304-305).
La politique de la solitude. Essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau paraît en 1971. Les noms d’universitaires étrangers prestigieux, qui figurent dans le « comité de direction » de la collection qu’il dirige alors chez Sirey, attestent que Raymond Polin veut inscrire son action de penseur dans un cadre international.
Cela signifierait-il que la philosophie universitaire française ne rencontrait plus sa faveur, que ses liens avec elle, depuis les événements de 1968, s’étaient distendus ? L’évolution de la section de philosophie de notre Académie porterait à le croire. Le 15 décembre 1981, après son élection, elle compte huit professeurs ou anciens professeurs à la Sorbonne, tous agrégés de philosophie ; vingt ans plus tard, elle ne compte plus qu’un seul agrégé de philosophie. C’est hors des départements de philosophie de l’université que notre Académie rechercha les esprits philosophiques. Depuis, un équilibre est en train de se reformer.
L’attachement de Raymond Polin à Nietzsche m’a intrigué. Pourquoi le philosophe qui se voue à « l’élaboration d’une éthique raisonnable » est-il séduit par Nietzsche, au point de se rendre régulièrement en pèlerinage, pendant de longues années en Engadine, à Sils Maria, où son héros eut en août 1881, nous apprend-il dans Ecce Homo, l’intuition fulgurante de « l’Éternel Retour du Même (die ewige Wiederkehr des Gleichen) » ? La politique de la solitude fournit des éléments de réponse : analysant, dans le dernier chapitre de son ouvrage, les « conjectures sur les débuts de l’histoire humaine » de Rousseau, Raymond Polin fait observer que, « dans le Discours sur l’Inégalité qui paraît au printemps de 1755, Rousseau invente l’idée de dénaturation positive (et pour ainsi dire créatrice) […] » (p. 280) ; et préconise non seulement la transvaluation des valeurs, mais une transmutation de l’homme : « Sa philosophie de l’histoire explique, en effet, comment “ l’âme et la passion humaine, s’altérant insensiblement, changent, pour ainsi dire, de nature ”. L’homme naturel, l’homme originel, cède la place à l’homme artificiel animé de passions factices » (p. 280).
Raymond Polin voit aussi en Rousseau le penseur qui a le mieux montré à quelles difficultés presque insurmontables se heurte le gouvernement des hommes. Il se réfère, notamment, à la célèbre lettre du 26 juillet 1767, où Rousseau écrit à Mirabeau : « Voici […] le grand problème en politique […] : Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme.
« Si cette forme est trouvable, cherchons-la et tâchons de l’établir. […]
« Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, et j’avoue ingénûment que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité, et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus de la loi qu’il peut l’être […] : je voudrais que le despote pût être dieu » (Rousseau, op. cit. p. 157). Raymond Polin conclut : « Rousseau est un réformateur, donc un conservateur au meilleur sens, souvent méconnu, de ce mot » (p. 220).
Mais, dira-t-on, comment être à la fois « conservateur » et théoricien de la « dénaturation », au sens nietzschéen de l’émergence de types nouveaux d’humanité ? Raymond Polin répond : « Conserver, perfectionner, ou, pour employer des mots modernes, conserver, réformer, voilà la mission des gouvernants selon le cœur de Rousseau » (p. 220). C’est là aussi l’une des clés de la pensée politique de Raymond Polin.
Comme on le voit, la deuxième partie de l’œuvre de Raymond Polin fait écho à la première : La création des valeurs mettait en évidence un chaos de libertés sauvages ; la tâche du politique est donc de découvrir comment édifier des entités politiques libres et stables. Problème difficile, peut-être insoluble. D’où la tension qui donne à la pensée du philosophe son allure pathétique et sombre. Si les événements de mai 1968 ont pris à ses yeux une telle importance, c’est que les meneurs du mouvement étudiant lui renvoyaient l’image, – ou, plutôt, le double inacceptable – de ce que lui-même, dans sa jeunesse, avait décrit comme l’état créateur de la liberté. Il devait se dire, comme un héros de Cocteau : « Les miroirs devraient réfléchir avant de renvoyer les images ». Hélas, ce n’était pas le cas !
Ethique et politique
Éthique et politique (Sirey, 1968) inaugure un troisième cycle de recherches, où confluent la méditation sur les valeurs et la réflexion sur la philosophie politique.
Témoin d’un siècle tourmenté, Raymond Polin reste silencieux sur l’histoire. Ce trait le distingue de ses contemporains : Aron, Sartre, Camus, Simone Weil ou Éric Weil. Pourquoi procède-t-il ainsi ? Une première raison est l’idée qu’il se fait du travail philosophique : exprimer l’essence d’une attitude sans l’illustrer de péripéties comme le fait l’artiste. L’existentialisme a pris le relais du romantisme. Or ces « philosophes romantiques » sont aussi des penseurs de la désagrégation, des nihilistes.
En outre, Raymond Polin doute de l’unité de l’histoire. Juste après avoir commenté la célèbre équation que pose Hegel entre le réel et le rationnel, il confie : « […] à l’intérieur de l’histoire, l’homme avance en aveugle » (p. 15). Se démarquant de Kant, il ajoute : « La seule question lucide à poser n’est pas : “ que dois-je faire ? ”, mais “ qu’est-ce que je viens de faire ? ”. »
La tâche de la philosophie consiste à sortir l’homme du nihilisme, c’est-à-dire d’un « jeu de relations sans repères, sans règles et sans solutions » (p. 21). L’accomplissement de cette mission est ce que Raymond Polin nomme la théorie pratique, qu’il définit ainsi : « La théorie pratique est la théorie de la création d’un ordre dont il puisse y avoir théorie » (p. 31).
Loin de laisser croire que ce projet puisse prendre corps aisément, il émet de sérieux doutes sur sa réalisation, car, nous l’avons vu, l’histoire manque d’unité : « Il n’y a pas une histoire unique de l’humanité, mais une multiplicité d’histoires sporadiques » (p. 33). On discerne là un élément d’incertitude, presque de désespoir.
La face sociale que Raymond Polin donna de lui-même, surtout après 1968, quand il apparut comme un ami de l’ordre, créateur d’une institution réputée « conservatrice » (ce qui ne lui déplaisait pas), semble être une réaction non pas tant aux troubles estudiantins, qu’à un jugement pessimiste sur l’évolution des démocraties.
Ainsi s’éclaire sa méditation sur l’autorité, qu’il conside comme une relation de domination et de subordination. La crainte, « passion propice aux calculs rationnels » (p. 222), joue un rôle fondateur. On est loin de Simone Weil qui voit dans l’obéissance et le commandement des « besoins de l’âme ». On est loin aussi du « groupe en fusion » sartrien, au sein duquel les rôles, dépourvus de fixité, s’échangent. Raymond Polin détecte une asymétrie foncière dans les rapports humains : « Toute situation avec autrui se résout en une multiplicité de rapports de supériorité et d’infériorité… » (p. 225). Ainsi, par un paradoxe fatal, la liberté engendre la servitude.
Dès lors, la quête d’une légitimité politique « intrinsèque » échoue. C’est après coup, en regardant ce qu’un gouvernement a accompli, qu’on le juge ou non légitime. Mais une telle légitimité est « hypothétique et prospective » (p. 252). Le philosophe en tire la conséquence suivante : « La valeur de légitimité n’est jamais que l’expression d’une opinion, l’opinion des citoyens en tant qu’ils sont des gouvernés. C’est pourquoi la légitimité des modernes ne peut pas ne pas se fonder, en fin de compte, sur la souveraineté de l’opinion populaire » (p. 253).
Raymond Polin a puissamment contribué à la naissance de l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) ; il en fut, de 1976 à 1981, le président efficace et apprécié. En 1977, il publie La liberté de notre temps. Cette œuvre de l’âge mûr lui fournit l’occasion de revenir sur son parcours philosophique. Constatant que, dans La Création des valeurs, il n’avait « engagé aucune morale » (p. 57), il déclare : « Nous voudrions, cette fois-ci, […] rechercher les conditions de toute éthique, de toute politique qui voudrait rendre possible la coexistence d’hommes capables de liberté et de conscience réfléchie au sein d’une communauté politique, conformément à la nature des choses humaines » (p. 59).
Raymond Polin entend élaborer une anthropologie morale et politique. À ses yeux, la force participe à l’instauration de la liberté. Le philosophe politique a pour tâche d’élucider les conditions de coexistence et même de “communion” des libertés individuelles, de sorte « qu’elles puissent ainsi vivre de compréhension, d’union, de concorde en même temps que de mésententes, de différences, de divergences et d’inimitiés en sein d’une communauté politique durable » (p. 73).
Raymond Polin prône un classicisme politique : il le trouve dans le libéralisme, tel que Locke et Montesquieu l’ont élaboré, c’est-à-dire dans « les réquisits de la doctrine originaire […] : respect du public, sens du bien commun, obligation du salut public, caractère éminemment social et politique de l’individu, accords et limitations réciproques de la liberté et de la loi » (p. 86). Face à la double menace du totalitarisme et de « l’insurrection anarchisante » (p. 87), il préconise un « credo politique minimum » car « la foi est nécessaire à l’action et, très généralement, à une existence efficiente et efficace » (p. 89).
D’où le rôle central de la tolérance ; d’où aussi, dans l’œuvre de Raymond Polin, la place que tient Locke : « La tolérance est un art de vivre ensemble, mais à distance, en visant toujours à garder une juste mesure entre les nécessités de la vie publique et les nécessités de la vie privée » (p. 115). « Le problème de la tolérance n’est pas seulement un problème de philosophe ou de théoricien […]. C’est surtout un problème d’homme d’État, un problème politique » (p. 119). La tolérance évolue avec le temps : elle implique la liberté. Raymond Polin propose lui-même une notion forte de liberté, qu’il appelle « le libertisme » (p. 148), où la liberté est encadrée par l’ordre. Il confesse : « J’ai longtemps cru de toute mon âme au libéralisme. Je n’ai cessé, en dépit de ses infirmités et de ses défaites, de l’aimer d’un amour déçu, nostalgique, attendri » (p. 137). ). Il éprouve une sorte de nostalgie pour les états de la société [la cité antique, la seigneurie féodale, l’État moderne hégélien, …], où « [l]a participation essentielle et existentielle, l’allégeance, la loyauté, la fidélité, la loi n’y font jamais de problème » (p. 90).
Se déclarer « libéral » dans l’université française de la seconde moitié du XXe siècle, et se référer de surcroît à la philosophie politique anglaise, c’était se heurter à l’incompréhension et passer pour “réactionnaire”. Dans les années 1945-1970, et même au-delà, le marxisme apparaissait en effet, même à d’excellents esprits, comme un « horizon indépassable », pour reprendre le mot de Sartre. Raymond Polin, à partir de 1968, a pâti de son attachement intellectuel aux libertés. Cela peut sembler étrange, mais c’est le cas.
Une cassure se produit en 1968 : « Dans le temps où nous vivons, il n’est plus possible d’être libéral avec efficacité », écrit-il. « Il n’est donc plus raisonnable d’être simplement libéral » (p. 137-138). Il y a, dans cet aveu, une espérance blessée : on perçoit la douleur intime d’un homme dont l’idéal a été bafoué au sein de l’institution – l’université – où il œuvrait. Aux yeux de l’auteur, le libéralisme devrait être « une doctrine de la loi et une doctrine de l’autorité » (p. 143) ; et c’est cette doctrine forte qui est minée de l’intérieur par une forme d’opposition, la « contestation », qu’il définit comme « un mode d’opposition sporadique, propre aux régimes libéraux dégénérés, que l’on aurait pu qualifier, en d’autres temps, de déloyal » (p. 145-146).
Le champ politique souffre, en effet, d’une ambiguïté majeure : il est difficile de démêler s’il est composé d’individus ou si ses éléments constitutifs ne sont pas des groupes. Sartre s’est posé la même question. Alors que La Création des valeurs privilégie le rôle de l’individu, on lit, dans La Liberté de notre temps : « […] les individus ne sont pas les éléments fondamentaux d’une communauté politique et ils ne peuvent pas l’être. Ils en sont en bonne logique les buts. Ils n’existent qu’à l’état potentiel, partiel et abstrait. C’est pourquoi un régime à base d’individus tourne si facilement à l’anarchie ou à la dictature… » (p. 220).
Raymond Polin fustige les destructeurs, qui brisent le lien social, et fabriquent les« mérécraties », c’est-à-dire les démocraties fragmentées (to méros veut dire partie du corps, partie d’une armée, classe et, en Inde, caste) qui périclitent en agrégats de factions (p. 233). L’homme porte d’ailleurs en lui toutes les conditions d’une telle involution. Elle tient au caractère violent de la liberté naturelle, dont les media fournissent parfois l’illustration : « La liberté naturelle d’expression publique, telle que la pratiquent les groupes et leurs mass media, n’est autre que la poursuite d’une liberté sauvage en milieu civil, une forme de violence spirituelle, latente ou souvent manifeste, accaparée, en vertu d’une occupation de fait, par ceux qui disposent des moyens d’expression de masse » (p. 235).
En un mot, cette pensée ne fait pas fond sur la grandeur de l’homme. À la fin de Critique de la raison dialectique, paru en 1960, Sartre peint l’homme, prisonnier d’une caverne qui ressemble au goulag. La perspective de Raymond Polin n’est pas plus gaie : à partir de 1968, tel Salluste dans La conjuration de Catilina, il imagine l’espace politique accaparé par des bandes organisées ou“catervae”, ourdissant leurs activités destructrices sous le couvert de la démocratie.
Pourquoi ces deux philosophies françaises de la liberté débouchent-elles sur une issue aussi noire ? J’avoue que je n’ai pas de réponse.
Le professeur
L’œuvre écrite de Raymond Polin ne livre qu’en partie le secret de sa passion philosophique : sa vocation s’est accomplie dans le métier de professeur. Il l’a pratiqué avec un talent exceptionnel et en a fait la théorie dans un très beau texte sur George Steiner, qui s’intitule « L’art de comprendre ». Plusieurs témoignages que j’ai recueillis décrivent un professeur captivant, faisant partager à son auditoire ses goûts littéraires et ses interrogations spéculatives.
L’un de ses élèves à Lille raconte : « Sa technique consistait à choisir un étudiant comme […] interlocuteur […] et à opposer les opinions philosophiques dudit interlocuteur […] aux siennes qui, bien sûr, triomphaient in fine, non sans qu’il ait concédé – c’était son charme – que la thèse de l’interlocuteur ne manquait pas de pertinence » : c’est la vieille méthode, efficace, de la concertatio. Raymond Polin avait le génie de la mise en scène universitaire. Il menait une double action : immédiate et se jouant à chaque cours ; mais aussi lente et secrète comme une quête inachevable, dont le héros éponyme était Nietzsche, auquel il voulait consacrer un livre dont il avait choisi le titre : Nietzsche, philosophie de la création. Il ne l’a pas écrit ; mais des esquisses en sommeillent sans doute dans les nombreux manuscrits qu’il a laissés.
Quand il regardait sa vie, il voyait en lui-même une longue fidélité, qu’il exprima par ces mots, le 23 novembre 1992, à ce même élève lillois, qui venait de recevoir un prix de notre Académie : “ Voyez-vous, Quillien, je suis demeuré ce que j’ai toujours été : un libéral ”.