Séance du lundi 5 avril 2004
par M. Tchen Yu-Chiou
Introduction
Ce que nous savons du monde, de même que la conception qu’au fond de nous-mêmes nous nous en faisons, dépend, pour une large part, de la façon dont l’école nous l’a appris. Chaque culture se construit ainsi un monde qui lui est propre, assez différent de celui des autres.
A Taiwan, on nous enseignait que le monde historique avait commencé avec quatre civilisations, que l’on pourrait appeler fondamentales ou primordiales, qui avaient vu le jour en Egypte, en Mésopotamie, en Inde et en Chine. C’est à partir d’elles que d’autres civilisations étaient apparues et s’étaient développées.
La deuxième étape importante de cette histoire générale de l’humanité qui nous était ainsi présentée avait vu l’éclosion, puis l’épanouissement, de la civilisation gréco-romaine.
Les Grecs avaient les premiers inventé la philosophie, c’est-à-dire que, les premiers, ils s’étaient efforcés de penser rationnellement le monde et le destin de l’homme.
La civilisation gréco-romaine, qui avait été brillante et inventive pendant plus de dix siècles, fut emportée par les invasions successives de populations venues de l’Est.
Puis vint l’Europe. D’abord sous la forme de la Renaissance, période qui connaît un essor exceptionnel des arts, des lettres et des sciences. Cette intense créativité, qui prend d’abord naissance en Italie, s’étend rapidement à l’Europe tout entière et la conduit progressivement à une mutation d’une ampleur inégalée. L’Europe est désormais sur la voie qui va lui permettre, en quelques siècles, d’imposer son hégémonie au monde entier.
Les relations, de quelque nature qu’elles soient, entre l’Europe et ce qu’on pourrait appeler l’« extrême-Asie », avaient été pratiquement inexistantes jusqu’au 19ème siècle. La Chine, qui, depuis des temps immémoriaux, en était le centre, n’était pas du tout consciente, comme Alain Peyrefitte l’a montré dans son livre « L’Empire immobile », que le monde était en train de changer et que loin d’être la puissance dominante qu’elle croyait encore être, elle devrait se soumettre à un pouvoir venu d’ailleurs. Le choc fut donc d’autant plus rude.
A partir de ce moment, l’Europe s’imposa à l’Asie tout entière. Elle intervint, de manière impérieuse et déterminante, dans notre destinée collective et son poids devint tel, que nous en fûmes profondément et durablement marqués.
Comment nous représentions-nous cette Europe ?
Je crois qu’il est d’abord essentiel de dire que notre Europe à nous, si elle avait de nombreux rapports avec la réalité, était aussi le produit de nos imaginations et de la connaissance limitée que nous en avions. Les Européens ont bien marqué, de leur côté, après d’abondantes études, que la perception qu’ils avaient longtemps eue de l’Asie, et qu’ils continuent certainement d’avoir, était aussi imaginaire que réelle. Nous n’échappions pas à cette règle réciproque : de la même façon que les Européens ont construit une Asie largement mythique, nous avons rêvé d’une Europe qui ne l’était pas moins.
Pour moi, et je ne crois pas m’écarter d’une vision très commune des choses, l’image que je me faisais de l’Europe était d’abord centrée autour des catégories de force, de puissance et de richesse, fondées sur une supériorité incontestable dans le domaine des savoirs scientifiques et technologiques.
Nous avions l’impression que l’Europe, pour des raisons obscures, avait la première compris que le monde pouvait être profondément transformé au profit de l’homme, et qu’elle s’était vouée à cette tâche ; ce qui lui avait permis de développer une connaissance d’un nouveau genre, la connaissance scientifique et, ultérieurement, des techniques propres à lui assurer une domination sans partage.
Ces capacités nouvelles lui avaient également permis de devenir riche et d’atteindre à un niveau de vie et de confort que nous étions loin de connaître en Asie, où la pauvreté et l’insécurité étaient encore largement la règle. La situation à Taiwan n’était pas, tant s’en faut, la pire, mais nous devions travailler dur, mener une vie spartiate, faire face, comme nous le pouvions et sans aucune aide extérieure, à toutes les difficultés de la vie. Nous étions donc envieux de l’Europe, de ses douceurs, de ses facilités, de tout ce qu’elle offrait à ceux qui avaient la chance d’en faire partie. Et nous l’étions d’autant plus que nos imaginations avaient naturellement tendance à embellir et idéaliser la situation. Nous percevions l’Europe comme une sorte d’Eldorado où tout était possible et où tout s’obtenait sans efforts.
Les Européens s’étaient aussi dotés, grâce à leur technologie, d’armes puissantes qui leur assuraient une force supérieure à celle de n’importe quelle autre civilisation. Ils ont ainsi pu, d’une part, à travers le processus de « colonisation », imposer directement leur domination à une grande partie de la planète et, d’autre part, obliger les autres nations à accepter leurs règles. Nous avons donc dû, comme le reste du monde, nous soumettre, bon gré mal gré, à leur volonté hégémonique, subir leur influence culturelle, adopter nombre de comportements qui n’étaient pas, au départ, les nôtres. Pour les Asiatiques, l’impérialisme européen n’est pas un concept abstrait mais une réalité souvent durement et douloureusement vécue. A Taiwan, toutefois, nous en fûmes relativement protégés par notre isolement d’abord, puis par l’occupation japonaise de l’île, mais notre sentiment d’appartenance à la civilisation chinoise ne pouvait nous laisser insensibles à sa décadence.
La puissance ne va pas sans abus de pouvoir ni sans brutalité. Les Européens n’ont pas fait exception à cette règle. Nous les admirions pour leur force, pour leur créativité, pour leur dynamisme mais, en même temps, ils nous inspiraient une certaine crainte pour la façon dont ils pouvaient en user. Je crois que cette ambivalence de nos sentiments persistera encore longtemps.
Le Japon, fermé depuis plus de deux siècles à toute influence extérieure, avait dû, lui aussi, sous la contrainte des forces navales occidentales, ouvrir ses ports et ses portes aux nouveaux conquérants et accepter, bon gré mal gré, leurs conditions.
Le Japon, toutefois, comprit très vite, contrairement à la Chine, que le seul moyen de résister à l’Occident consistait d’abord à essayer de l’imiter et d’acquérir ainsi progressivement tout ce qui faisait sa force et sa supériorité. Devenu en quelques décennies une nation moderne, il affirma facilement à son tour sa nouvelle puissance contre d’autres pays asiatiques et, notamment, la Chine, à laquelle il infligea une sévère défaite lors de la guerre de 1894/95. C’est ainsi que Taiwan, aux termes du traité de Shimonoseki, qui mit fin à ce conflit, passa sous le contrôle du Japon.
Taiwan, à l’époque (1895), était une simple préfecture de la province du Fujian et la Chine y exerçait, à travers une administration peu nombreuse et souvent corrompue, une autorité constamment remise en cause. Le désordre, l’anarchie et l’insécurité y étaient monnaie courante.
Bien que la colonisation japonaise (1895-1945) nous ait privés de toute liberté politique et nous ait ravalés au rang de citoyens de deuxième classe, il est objectif de dire qu’elle eut aussi des aspects positifs. Les Japonais nous communiquèrent leur foi et leur enthousiasme pour les valeurs de progrès, de modernisation, de développement économique, de travail et de discipline, valeurs qu’ils avaient eux-mêmes empruntées aux Européens, quelques décennies auparavant, et dont ils avaient pu, par leur propre exemple, apprécier les bienfaits. Leur administration, qui dura cinquante ans, transforma profondément Taiwan et nous transforma nous-mêmes durablement.
En d’autres termes, nous fûmes convertis à de nombreux aspects de la civilisation européenne par l’intermédiaire du Japon, qui les avait lui-même adoptés.
Mon père était peintre. Il avait été beaucoup influencé par le mouvement impressionniste et, de ce fait, aimait la peinture européenne et tout particulièrement la peinture française. C’est à travers lui que j’ai commencé à connaître un autre aspect non moins important de l’Europe, celui de ses productions artistiques, de sa culture, au sens restreint du terme.
Nous étions très attachés à notre propre culture qui, dans beaucoup de domaines, avait produit des choses admirables que nombre d’Européens disaient d’ailleurs admirer. Mais nous n’étions pas fermés à d’autres influences. La colonisation japonaise, en nous mettant en contact avec d’autres, différents de nous, nous avait contraints à ne pas nous enfermer dans le chauvinisme culturel.
Cet éclectisme, de surcroît, me paraissait naturel. C’est le propre des productions culturelles que d’être soustraites, par leur nature même, à toute idée de compétition, de concurrence ou de hiérarchie. Il existe une poésie indienne, une poésie japonaise, une poésie chinoise, une poésie française…; à vrai dire, il existe pratiquement autant de poésies qu’il existe de langues. Ne serait-il pas absurde de prétendre que l’une est, par essence, supérieure à l’autre ?
Toutefois, en ce domaine comme dans tous les autres, la puissance économique et militaire de l’Europe avait été le principal vecteur de la diffusion de sa culture. C’est assez dire qu’elle s’imposait et que son influence était considérable. Nous connaissions les grands chefs-d’œuvre de la littérature européenne qui avaient presque tous été traduits en chinois. Il existait également de nombreuses éditions, très accessibles sinon toujours de très bonne qualité, de reproductions des tableaux des grands peintres européens. Pour ma part, j’étudiais très sérieusement la musique classique européenne, que j’aimais beaucoup. Nous avions, en tout, le profond désir de suivre les modes occidentales qui étaient pour nous le comble du chic, de l’élégance et de la modernité. En d’autres termes, la culture dominante nous dominait et nous l’acceptions sans arrière-pensées.
Je suis une pianiste connue. J’ai été professeur de piano dans une grande université nationale de Taiwan, j’ai donné de nombreux concerts de musique classique à Taiwan et à l’étranger, j’ai été formée au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Nul, plus que moi, n’a été enrichi par la musique européenne et nul, plus que moi, ne l’aime et n’en connaît la beauté. Je crois pouvoir affirmer que je suis une fervente admiratrice de la culture européenne. Par sa diversité, son extension, son ancienneté, la quantité de ses productions, il est indéniable qu’elle est d’une exceptionnelle richesse. Venant d’Asie, nous avons tous été frappés par la quantité et la beauté des objets et des monuments que cette civilisation a laissés. Ici même, à Paris, on ne peut qu’être étonné par le patrimoine artistique extraordinaire que cette ville recèle.
Je voudrais seulement dire que, de la même façon que, vous Français, dénoncez aujourd’hui un certain « impérialisme culturel » anglo-saxon, nous aurions eu, nous aussi, beaucoup de raisons de parler d’un « impérialisme culturel » de la civilisation occidentale.
Je me souviens que lorsque je suis arrivée à Paris pour y étudier la musique on me demanda si j’avais une bonne connaissance de la musique de mon propre pays . Cette question me désarçonna. Non seulement je n’en avais strictement aucune connaissance, mais je n’avais même jamais réellement pensé qu’il pût en exister une, digne d’être étudiée. L’influence, en ce domaine, de la culture occidentale était si forte qu’elle avait totalement occultée notre propre tradition.
Beaucoup d’amis français de ma génération m’ont dit que, pendant toutes leurs études secondaires, ils n’avaient jamais eu un seul cours sur l’histoire de l’Asie, sur sa pensée, sur ses religions, sur son art, sur ses grandes civilisations et qu’ils avaient dû faire l’effort de s’y intéresser par eux-mêmes. Si l’on pense que plus de la moitié de la population mondiale vit sur ce continent, cette absence regrettable est un signe manifeste que les autorités académiques françaises de l’époque tenaient en assez piètre estime les civilisations étrangères et le dialogue des cultures.
La civilisation occidentale, en matière culturelle et artistique, avait suffisamment de mérites par elle-même pour être universellement reconnue. Aussi aurions-nous peut-être préféré qu’elle vînt à nous plus doucement, avec moins de fanfare et d’ostentation, de manière que nous puissions l’apprivoiser à notre rythme, plus lentement, car, comme ce personnage d’une pièce sénégalaise, il faut toujours se poser cette importante question : « ce que nous avons appris valait-il ce que nous avons dû oublier ? ».
A la fin de la deuxième guerre mondiale, Taiwan fut “ rendu ” à la Chine. Ses habitants attendaient beaucoup de cette libération de leurs colonisateurs. Or, loin d’améliorer la situation, cette rétrocession de Taiwan à une Chine encore en proie à la guerre civile, ne fit que la rendre plus difficile encore. La nouvelle administration chinoise, venue du continent, brutale et corrompue, traita les Taiwanais comme des étrangers, qui plus est pro-japonais et traitres à leur patrie. Elle se livra à de tels excès qu’ils entraînèrent, en février 1947, un soulèvement quasi-général de la population, lequel fut réprimé avec une rare violence. La plupart des élites taiwanaises furent éxécutées ou durent s’enfuir à l’étranger. Le gouvernement, dirigé par Chiang Kai-shek, qui s’installa à Taiwan à partir de 1950, imposa, à son tour, un régime particulièrement autoritaire et exerça une répression extrêmement dure à l’égard de tous ceux qui ne partageaient pas exactement ses vues. C’est ainsi que mon mari fut emprisonné pendant trois années pour sédition, ce qui veut simplement dire qu’il avait eu l’audace d’exprimer des opinions qui n’étaient pas celles du gouvernement.
Aussi, pour tous ceux qui, comme moi, ont vécu douloureusement ces évènements, l’Europe possédait-elle un dernier attrait, peut-être le plus grand de tous à mes yeux : celui de la liberté et de la démocratie.
L’Asie a une longue tradition de régimes autoritaires. Pendant des temps immémoriaux, la Chine impériale n’a connu que l’obéissance absolue au pouvoir. Ni la République, ni le régime communiste, ni celui du Kuomintang à Taiwan, n’ont fondalement changé cet état de fait. Plus généralement on peut malheureusement dire que la tyrannie et l’oppression ont été le mode le plus répandu des relations entre les hommes. C’est donc le grand honneur de la civilisation européenne que d’avoir, à un moment donné, introduit de nouvelles idées qui sont, sans conteste, plus humaines et plus généreuses. Les rapports de domination et la loi du plus fort sont certainement les comportements les plus naturels des sociétés humaines. Ce fut un grand effort, moral et intellectuel, que de leur avoir substitué les notions beaucoup plus complexes et civilisées de droit, de loi, d’égalité, d’intérêt général, de délégation et de partage du pouvoir. Tous ces concepts, fruits de la grande philosophie des Lumières, ne vont pas de soi et nous devons être particulièrement reconnaissants à l’Europe de nous les avoir transmis. C’est d’autant plus vrai pour nous, à Taiwan, que, grâce aux efforts et aux sacrifices de quelques-uns, nous sommes parvenus à les mettre en application et que nous sommes l’un des pays d’Asie, il n’y en a malheureusement pas encore beaucoup, qui bénéficie d’un régime démocratique dans lequel les libertés fondamentales sont respectées.
En résumé, on ne saurait jamais assez souligner que l’Europe a été constamment pour nous, et dans presque tous les domaines, un modèle à suivre et que ce qu’elle nous a donné, pas toujours cependant, aussi généreusement que nous l’aurions aimé, a complètement transformé notre vie et notre destin. C’est pourquoi nous étions tous aussi anxieux d’aller en Europe, de la voir, je dirais presque de la toucher, et que ce voyage était comme un pèlerinage vers l’une des sources vives d’une partie de nous-mêmes.
L’Europe d’aujourd’hui
Toutes ces descriptions et toutes ces réflexions, toutefois, renvoient à un passé révolu. Les temps ont changé. L’Europe et l’Asie ne sont plus ce qu’elles étaient il y a seulement quelques décennies. Pour moi, d’ailleurs, qui ai grandi après la deuxième guerre mondiale, co-existent dans mon esprit deux images de l’Europe : l’une, brillante, se réfère au passé ; l’autre est celle, plus terne et plus indistincte, de l’Europe d’aujourd’hui.
On ne peut que constater que, à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, qui a été particulièrement dévastatrice pour la plupart des pays européens, et, surtout, de celle de la colonisation qui s’en est suivie, l’influence politique de l’Europe en Asie n’a cessé de s’affaiblir et qu’en ce domaine, ce sont aujourd’hui les Etats-Unis qui jouent le rôle le plus important. On a même l’impression que l’Europe, en renonçant à être une puissance militaire, a renoncé à peser sur les affaires du monde, et notamment sur celles d’Asie, où subsistent de nombreux et graves conflits potentiels. Pour prendre l’exemple de Taiwan, il est clair que les profondes dissensions qui nous opposent à la République Populaire de Chine sur le statut de l’île, et les menaces constantes que la RPC fait peser sur nous, pourraient avoir de sérieuses conséquences, non seulement pour Taiwan et la Chine, mais pour l’ensemble de la région, voire le reste du monde. Or, l’Europe ne joue qu’un rôle très secondaire dans cette affaire; on peut même dire qu’hormis quelques déclarations de principe, elle en est pratiquement absente. En revanche, la médiation des Etats-Unis est indispensable et constamment sollicitée, d’ailleurs par les deux parties.
Ce retrait de l’Europe de la scène politique mondiale, tout à l’opposé de son impérialisme d’antan, conduit nécessairement à une perte d’influence corollaire dans beaucoup d’autres domaines. Les grands centres intellectuels et artistiques que furent les capitales européennes attirent beaucoup moins aujourd’hui les jeunes générations d’étudiants asiatiques, qui se tournent plus volontiers vers les Etats-Unis. Les élites d’Asie ne sont plus formées en Europe mais, majoritairement, dans les grandes universités américaines ou bien, et c’est une nouvelle tendance qui prend de plus en plus d’ampleur dans certains pays comme Taiwan, dans les institutions académiques locales, qui ont beaucoup progressé.
On peut dire qu’aujourd’hui l’Europe a cessé de jouer le rôle de modèle à suivre qu’elle a si longtemps joué dans le passé. Paris, par exemple, exerça sans conteste une attraction considérable sur tous les grands écrivains et les grands artistes de la première moitié du 20ème siècle et son rayonnement fut exceptionnel. On imaginait mal, à l’époque, qu’on puisse se consacrer à l’art ou à l’écriture sans effectuer d’abord un séjour initiatique indispensable en Europe et, tout particulièrement, à Paris. Or, je constate que cette attraction n’existe plus. Les jeunes Taiwanais ignorent de plus en plus l’Europe et sont beaucoup plus intéressés par les nouvelles tendances qui proviennent des Etats-Unis ou même de Tokyo, d’où partent souvent, maintenant, les modes suivies à Taiwan et dans d’autres pays d’Asie. Lorsque j’étais adolescente les noms de Sartre, de Camus, ou de Picasso et de Matisse, étaient connus de tous les étudiants. Aujourd’hui, je crains que la plupart d’entre eux n’aient beaucoup de mal à citer un seul nom de peintre ou d’écrivain français contemporain.
Dans ce contexte, les langues européennes autres que l’anglo-américain, qui est aujourd’hui devenu la seule langue internationale de communication, ont du mal à trouver des adeptes et ne sont connues que par de très petites minorités. A Taiwan, par exemple, les grandes langues de culture européennes, que sont le français, l’allemand ou l’espagnol, ne sont apprises que par une poignée d’étudiants, bien que notre gouvernement s’efforce d’en favoriser l’étude. En revanche, les parents d’élèves souhaitent que l’apprentissage de l’anglais soit constamment renforcé et qu’il commence dès le jardin d’enfants.
Je vais même vous faire une confidence. Mes deux filles ont, comme moi, étudié la musique, mais aux Etats-Unis. Beaucoup de gens me demandent pourquoi elles n’ont pas étudié à Paris puisque je suis moi-même très attachée à la France et à la formation que j’y ai reçue. La réponse est inattendue. Lorsque, mes études terminées, je suis rentrée à Taiwan, toute fière de mon premier prix du conservatoire national de Paris, je me suis heurtée à des difficultés insurmontables pour faire reconnaître ce diplôme par les autorités académiques de mon propre pays. Le système universitaire de Taiwan s’inspire directement de celui des Etats-Unis qui délivre des bachelors, des masters ou des doctorats. Mon premier prix d’une institution que je croyais particulièrement prestigieuse n’entrait pas dans une catégorie équivalente et ne me donnait donc pas le droit à occuper une quelconque position correcte dans le système académique de Taiwan. C’est pour leur éviter de tels désagréments que j’ai incité mes deux filles à choisir la filière américaine.
Il est indéniable, et pas seulement pour les raisons que je viens d’évoquer, que le prestige des grandes universités des Etats-Unis n’a cessé de croître alors que les institutions européennes sont de plus en plus oubliées. Les grandes écoles françaises, dont l’excellence pourtant demeure, comme l’Ecole Normale ou l’Ecole Polytechnique, sont généralement ignorées en Asie alors que personne n’ignore Harvard ou Yale.
Cinquante ans à peine après l’abandon de ses colonies, on a le sentiment que l’image de l’Europe en Asie s’est déjà beaucoup estompée.
Ce reflux de l’Europe est allé de pair avec un développement économique extrêmement rapide et, dans certains cas, spectaculaire, de nombreux pays asiatiques. Indépendamment du Japon qui était devenu, depuis longtemps, un pays industrialisé, la Corée du sud, Singapour, Hong-Kong, Taiwan, la Malaisie, ont accédé à un niveau de production et de richesses qui a profondément modifié ces sociétes et les comportements sociaux de leurs habitants. La RPC participe à ce mouvement avec un temps de retard mais son énorme potentiel lui confère déjà une place particulière.
Ces changements très positifs sont d’abord apparus dans le domaine économique, mais ils se sont rapidement traduits dans de nombreux autres domaines. Sur le plan politique, d’abord, beaucoup de pays se sont engagés dans un processus de libéralisation et de démocratisation qui semble irréversible, même si beaucoup reste encore à faire. Une place grandissante est accordée au respect des droits fondamentaux. Les sociétés asiatiques, dans l’ensemble, sont devenues plus humaines et moins soumises à l’arbitraire qu’elles ne l’étaient il y a seulement quelques décennies.
De la même manière, l’augmentation de la richesse nationale de nombreux pays et du niveau de vie de leurs populations a fait reculer l’extrême pauvreté et ses conséquences dégradantes. Elle a même, dans certains cas, permis la mise en œuvre de mesures significatives de protection sociale. L’exemple de Taiwan est, à cet égard, très représentatif : notre revenu par tête, plus de 14 000 dollars US, est devenu supérieur à celui des pays les moins riches de l’Union Européenne et nous bénéficions d’avantages sociaux qui, dans certains domaines, sont de plus en plus comparables, notamment en matière d’assurance-maladie ou de retraites.
L’Asie, enfin, même s’il existe encore beaucoup d’exceptions, est, dans l’ensemble, beaucoup mieux éduquée, et donc beaucoup plus productive, beaucoup plus inventive, beaucoup plus créative, qu’auparavant. Les grandes universités et les grands centres de recherche d’Asie, sans même parler du Japon, ont aujourd’hui atteint un excellent niveau. La supériorité de l’Occident reposait d’abord sur son développement scientifique et technologique et sur ses capacités de recherche. S’il conserve encore une assez large avance, beaucoup d’observateurs pensent que cette avance ne cesse de se réduire et que, dans les années à venir, l’Asie sera de moins en moins dépendante de l’Occident dans ces domaines.
Même dans le domaine artistique, l’Asie ne se contente plus, comme ce fut pendant longtemps le cas, d’imiter servilement les modes d’expression de l’Occident. Elle cherche à réinventer une esthétique et des formes qui lui soient propres. A Taiwan, beaucoup d’efforts sont faits actuellement dans ce sens et le nombre de ceux qui se consacrent à des carrières artistique a augmenté, au cours de ces dernières années, dans des proportions considérables. Pour prendre un exemple récent auquel je suis attachée, nous avons réussi à monter l’année dernière à Taipei un spectacle très original, qui tient à la fois de l’opéra occidental et de l’opéra chinois, sur un livret de M. Gao Xin-jian, prix Nobel de littérature, qui en est également le metteur en scène, avec une musique d’un compositeur chinois et des chanteurs et danseurs de Taiwan. Ce spectacle sera d’ailleurs présenté prochainement à Marseille.
Face à l’écrasante puissance occidentale, les cultures asiatiques, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, étaient naturellement tombées dans la dépréciation d’elles-mêmes et éprouvaient, par rapport à l’Occident, ce que beaucoup ont appelé un « complexe d’infériorité », sentiment particulièrement désagréable et déstabilisant, sur le plan psychologique. Certains intellectuels chinois, immédiatement après la première guerre mondiale, ne proposaient rien moins, par exemple, que le rejet total des valeurs fondamentales de la civilisation chinoise qui, selon eux, avaient été responsables de son incapacité à s’adapter au monde moderne et, donc, de son déclin.
Les succès remarquables de la plupart des sociétes asiatiques, au cours de ces dernières années, ont profondément modifié l’image qu’elles se faisaient d’elles-mêmes et ont conduit ces sociétés à une nouvelle affirmation d’elles-mêmes, à une confiance et une fierté retrouvées. Ils les ont même récemment conduites à une mise en question de la supériorité de l’Occident, par exemple dans le domaine de l’organisation sociale ou celui, plus fondamental encore, des « valeurs ».
Certains leaders politiques d’Asie comme M. Lee Kwan-yew, pendant longtemps premier ministre de Singapour, ont avancé l’idée que les valeurs sociales et morales, mises en avant par le monde occidental, n’avaient qu’un degré partiel d’universalité et qu’il ne fallait donc s’en inspirer qu’avec beaucoup de prudence et de circonspection. Toujours selon lui, nous devrions, au contraire, continuer d’adhérer à un système de « valeurs asiatiques », qui correspond beaucoup mieux à ce que nous sommes et ne le cède en rien, sur le plan moral, aux valeurs occidentales. Le fait que cette thèse ait été soutenue, et qu’elle ait également beaucoup de partisans, notamment M. Mahatir, ex-premier ministre de Malaisie, est très significatif d’un changement d’état d’esprit de la part des élites asiatiques. Elles ne sont plus prêtes à adopter sans examen tout ce qui vient de l’Occident et elles entendent maintenant exercer leur liberté de jugement, même si tous les authentiques démocrates asiatiques se sont ralliés à la conception universaliste des valeurs défendue, contre LEE Kuan-Yew, par l’ancien président coréen et militant des droits de l’homme, M. Kim Dae Jung, dans un article célèbre de la revue américaine Foreign Affairs.
De la même manière, on n’hésite plus aujourd’hui à critiquer, et même de façon assez radicale, certains aspects des sociétés occidentales. Beaucoup pensent, par exemple, que l’individualisme que revendiquent ces sociétes est excessif et qu’il n’est qu’une perversion de l’idée de liberté. Beaucoup considèrent également que les systèmes de protection sociale, tels qu’ils sont aujourd’hui conçus en Europe, sont incompatibles avec le dynamisme économique et qu’ils sont, par certains de leurs aspects, peu recommandables en raison de leurs conséquences morales. On estime généralement, en Asie, que des mesures sociales qui dépassent un certain seuil mettent gravement en cause des notions fondamentales auquelles nous restons très attachés, comme, par exemple, celles de responsabilité individuelle, d’initiative personnelle ou de dignité du travail.
Beaucoup, enfin, s’interrogent sur ces notions de « droits fondamentaux » ou de « droits de l’homme », qui sont extrêmement flous, et que l’Occident pratique souvent sélectivement en les utilisant à son avantage ou à des fins qui n’apparaissent pas toujours comme innocentes. Nous sommes bien placés, à Taiwan, pour savoir que la raison d’Etat et le réalisme politique ont encore de beaux jours devant eux, malgré toutes les déclarations sur les droits de l’homme et le droit international. Nous savons, par exemple, que l’OMS, contrairement aux principes de sa charte, n’est pas autorisée à nous aider lorsque nous sommes menacés par une grave épidémie, comme la pneumonie atypique de 2003, ou que nous ne pouvons organiser un referendum pour demander à la RPC de cesser de nous menacer de plusieurs centaines de missiles constamment pointés sur nous.
Conclusion
La montée en puissance de l’Asie est devenue aujourd’hui un thème convenu, de même que le déclin de l’Europe. Les médias ne cessent de ressasser que le centre de gravité du monde va se déplacer, au 21ème siècle, de l’Atlantique au Pacifique et que l’Asie va devenir, dans un laps de temps relativement court, la partie du monde économiquement la plus puissante et intellectuellement la plus active et la plus inventive.
Je ne partage que partiellement ces vues. Il me semble assez vraisemblable, comme à tout un chacun, que l’Asie, compte tenu des atouts dont elle dispose, notamment en matière de ressources humaines, est appelée, et c’est tant mieux, à un futur plus brillant que ne le fut son récent passé. Il me semble également tout a fait indéniable que l’Europe a perdu pour toujours le rôle hégémonique qui fut le sien pendant longtemps. Le modèle qu’elle représenta et qui fut, on ne saurait trop le répéter, déterminant pour construire notre propre vision de l’avenir, est devenu, et pour toujours, caduc. L’Asie n’a plus, aujourd’hui, besoin de tuteur.
Les choses, toutefois, ne sont pas si simples. Tout d’abord, le chemin à parcourir pour que, concernant l’Asie, ces prédictions optimistes se réalisent est encore long et périlleux. Beaucoup de pays d’Asie sont encore dans un état désolant de sous-développement, beaucoup de conflits potentiels — par exemple ceux liés à la question de Taiwan ou celle de la Corée du Nord —pourraient éclater qui remettraient en question la prospérité et le développement économiques. On peut même dire que l’Asie se trouve dans une phase délicate de transition ou de mutation. Elle est très loin d’avoir atteint un point d’équilibre solide, par exemple en matière politique ou en matière sociale. Si les démocraties occidentales semblent assurées d’une certaine pérennité, la plupart des régimes politiques d’Asie apparaissent comme transitoires et font l’objet de sérieuses contestations qui pourraient conduire à des troubles graves. De surcroît, dans de nombreux pays, le délicat problème des minorités est très loin d’avoir trouvé une solution satisfaisante. De la même manière, le développement économique rapide ne va pas sans créer d’épineux problèmes sociaux, dont la Chine donne un exemple particulièrement saisissant, et qui, à mon sens, deviendront de plus en plus aigüs. Enfin, l’apparition et l’exacerbation des fondamentalismes religieux ne laissent pas d’inquiéter.
Par ailleurs, le fameux déclin de l’Europe, s’il est actuellement une réalité, n’est pas non plus un destin inéluctable. J’ai suivi avec intérêt, ces derniers mois, le débat intellectuel suscité, en France, par le livre de M. Baverez sur le déclin, non pas de l’Europe, mais plus particulièrement de la France. La plupart des intellectuels qui y ont participé ont généralement confirmé le diagnostic de l’auteur, mais il me semble que cette prise de conscience est plutôt un bon signe. Identifier précisément la maladie est déjà un pas important sur le chemin de la guérison et il n’est donc pas du tout certain que cette douce torpeur dans laquelle les Européens eux-mêmes s’accusent d’être tombés constitue l’axe définitif de l’évolution de l’Europe.
Une chose, toutefois, est sûre, même si cette constatation est très banale : le monde est devenu terriblement incertain, riche de grandes potentialités mais en même temps porteur de graves dangers. Tout dépendra de la modération et de la sagesse dont nous saurons faire preuve, les uns et les autres, dans nos futures relations. Le nationalisme intransigeant, l’impérialisme, la confrontation, les rapports de force, sont de constantes tentations et le « choc des cultures », que prédit Samuel Huntington, est malheureusement tout aussi possible que le « dialogue des cultures », que j’appelle personnellement de mes vœux.
Permettez-moi, enfin, de terminer cet exposé sur une note un peu plus personnelle et un peu plus militante. Il me paraît important que vous sachiez et, compte tenu de l’infuence que vous exercez, je vous serais reconnaissante de faire savoir que le “ miracle taïwanais ” ne concerne pas seulement le développement économique. Au cours des quinze dernières années est éclose à Taïwan une société authentiquement démocratique, qui partage vos valeurs et défend sincèrement les droits de l’Homme. Le 28 février 2004, deux millions de citoyens taïwanais, se tenant par la main et liés par une commune conviction, ont formé, tout le long de la côte occidentale de Taiwan, une ligne initerrompue pour dire non à la menace militaire de la Chine et affirmer leur foi en une Taïwan libre et démocratique. L’Europe ne devrait pas l’ignorer et devrait, dans son propre intérêt et conformément aux positions morales qu’elle affiche, mieux appliquer vis à vis de mon pays la solidarité qui lie naturellement entre eux les régimes démocratiques de par le monde, au lieu de céder, pour des raisons souvent mercantiles, aux tentations d’une « Realpolitik » à courte vue.