Séance du lundi 28 juin 2004
par M. Marc Fumaroli
M. le Président,
M. le Chancelier,
MM. Les Secrétaires perpétuels,
M. le Recteur,
Mes chers confrères,
Tout d’abord, un grand merci à M. Michel Albert d’avoir bien voulu m’inviter dans ce cycle de conférences consacré à l’Europe, et de m’avoir fait ainsi l’insigne honneur, après Emmanuel Le Roy Ladurie, de m’adresser deux fois à vous dans la même année académique.
J’ai été très frappé par l’analyse des traits durables de la puissance américaine tels que les proposent MM. Odom et Dujarric dans leur récent ouvrage : America’s Inadvertent Empire. Les deux auteurs font valoir tout une série d’écarts qui à leurs yeux garantissent aux Etats-Unis, aujourd’hui et sur le très long terme, la suprématie sur leurs alliés les plus proches et les plus « développés », avec lesquels ils entretiennent néanmoins, selon ces deux auteurs, une relation contractuelle et honorable. Ce seraient ces écarts, notamment bien sûr l’écart militaire, qui donneraient à l’alliance avec l’Europe et le Japon un caractère de relative subordination de fait, donnant lieu aux actuels discours sur « l’Empire ».
Les plus intéressants chapitres de ce livre, du moins pour moi et pour mon propos d’aujourd’hui, sont ceux qui traitent de « l’écart universitaire », de « l’écart scientifique » et accessoirement de « l’écart médiatique » entre Etats-Unis et ses principaux alliés.
En ce qui concerne les universités, la démonstration n’épargne ni le Japon, ni l’Angleterre, ni l’Europe. Selon les deux auteurs, chiffres à l’appui, l’Université américaine, génératrice des publications de recherche et d’érudition qui font autorité, est devenue le pôle magnétique d’un système mondial de science et de savoir dont elle est l’arbitre, et qui draine à elle bon nombre d’étudiants et de chercheurs européens, et non les moins doués.
En ce qui regarde les sciences dures, deux tiers des Prix Nobel sont allés à des savants américains ou ayant poursuivi leurs recherches aux Etats-Unis. La prééminence américaine dans les sciences est assurée par une profonde intégration logistique de la recherche fondamentale et de l’innovation industrielle et technologique, civile et militaire, privée et fédérale. Je m’arrêterai sur les explications qu’ils proposent de l’efficience des universités privées, des instituts de recherche, des musées et autres foyers de haute culture américains. Ils font valoir ce qu’ils appellent « l’éthique du bien public » propre à la nombreuse richesse privée américaine. Un évergétisme général donne au système de haute culture des Etats-Unis sa souplesse adaptative, sa vitalité et une réelle indépendance financière, tout en empêchant l’extension du péril dénoncé par Tocqueville, puis par Thorsten Veblen au début du XXe siècle, celui d’une égoïste aristocratie d’argent exclusivement jouissive et consommatrice.
Quel rapport, me direz-vous, entre ce vigoureux panorama de l’aujourd’hui américain et les recherches que je poursuis depuis longtemps sur l’Europe pré-moderne, antérieure à la naissance des Etats-Unis. C’est pourtant cette Europe–là qui, du XVIe au XVIIIe siècle, a inventé ou réinventé tous les principes sur lesquels sont fondés la Constitution américaine, les formes de recherche dont se prévalent maintenant les Etats-Unis, la science qui rajeunit sans cesse leur machine économique et médiatique et surtout l’éthique civique qui dicte en notable partie son financement. Comment l’Europe pré-moderne, toujours guerroyante, émiettée politiquement et religieusement, de surcroît sous-développée selon nos critères actuels, a-t-elle pu être aussi coopérante et inventive, comme si un génie commun dans l’ordre de l’esprit lui faisait transcender ses faiblesses et divisions dans la plupart des autres ordres ? N’y a-t-il pas là un sujet d’étonnement, de réflexion, de recherche, d’enseignement, à proposer en commun à tous les Européens d’aujourd’hui ?
Tocqueville fait remarquer quelque part dans la seconde Démocratie que l’Amérique est « cartésienne » sans avoir lu Descartes. Dans la péroraison du Discours de la méthode, Descartes sort de la solitude du « je » qui a pensé par lui-même pour faire appel à tous les « bons esprits » et les inviter à tirer parti ensemble, avec lui et surtout après lui, de la méthode de recherche de la vérité dans les sciences qu’il leur propose il écrit :
« Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède (contre l’isolement du chercheur, ses moyens matériels limités, la brièveté de la vie) que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant chacun selon son inclination et son pouvoir aux expériences qu’il faudrait faire et communiquant ainsi au public toutes les choses qu’ils apprendraient afin que, les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier. »
Dans la traduction latine publiée sept ans plus tard sous le contrôle de Descartes, le mot « public » du texte original français est traduit par Respublica literaria.
Le programme cartésien de progrès scientifique et technique cumulatif, par la collaboration des esprits se soumettant à un même méthode d’enquête sur les mêmes objets, aurait en effet été inconcevable sans l’existence préalable en Europe d’une « République littéraire ». C’est à elle que Descartes fait appel en 1637 pour une collaboration internationale plus efficace, si elle adopte sa méthode. Il avait songé auparavant à rallier à cette méthode ses anciens maîtres jésuites, dont la discipline commune et le vaste réseau international de leurs Collèges, Maisons professes et imprimeries auraient pu en effet offrir au programme cartésien un ancrage mondial de tout premier ordre. Faute de réponse favorable, Descartes s’est tourné vers la « République littéraire », à laquelle d’ailleurs les plus savants Jésuites français et italiens appartenaient, mais dont il savait mieux que personne, ayant longuement séjourné en Hollande, et correspondant régulièrement à Paris avec le P. Mersenne, qu’elle comprenait aussi des savants calvinistes, luthériens et libertins, au sens philosophique du terme.
Qu’est-ce cette « République littéraire » dont la recherche historique ne s’est occupée ici et là que depuis une ou deux décennies seulement ? Ni les Chancelleries, ni les géographes et cosmographes de l’époque n’en avaient connaissance. Avant que sa dénomination française, « République des Lettres » n’en fasse connaître l’existence à la fin du XVIIe siècle à un large public européen par les titres de périodiques publiés en Hollande par Pierre Bayle et Jean Leclerc, on n’en trouve mention que dans des préfaces et les correspondance en latin de savant à savant, d’érudit à érudit, et sous la forme usitée dans la traduction latine du Discours de la Méthode : Respublica literaria. Respublica : c’est le bien commun de tous les Européens vraiment civilisés, eruditi. Literaria : c’est le bien commun suprême que représentent et la mémoire littéraire retrouvée de l’Antiquité classique et l’encyclopédie des disciplines qui ont germé sur ce fonds commun retrouvé, depuis la poésie jusqu’à la géométrie et l’optique, depuis l’éloquence jusqu’à la philologie et la géographie humaine. Le développement de toutes ces disciplines passe nécessairement par la communication littéraire, c’est-à-dire manuscrite ou imprimée, livres ou lettres missives. L’adjectif « littéraire » exclut toute division entre ce que C. P. Snow a appelé les deux cultures. Le magistrat toulousain Fermat appartenait à la Respublica literaria par deux de ses activités en marge de sa profession : les hautes mathématiques et la poésie latine.
Où et quand cette expression est–elle apparue ? En Italie, au début du XVe siècle, dans le milieu florentin de la seconde génération des disciples de Pétrarque, dont on fête cette année en Europe le cinquième centenaire. La première occurrence de Respublica literaria intervient en 1417, deux cent vingt ans avant le Discours de la méthode. On la trouve dans une lettre envoyée de Florence par le jeune vénitien Francesco Barbaro à un secrétaire de Curie en mission au concile de Constance, Poggio Bracciolini, le félicitant des trouvailles qu’il a faites, en marge de ses activités professionnelles, en furetant dans les bibliothèques de couvents helvètes : il a retrouvé les manuscrits de textes intégraux d’œuvres antiques que l’on croyait perdues ou à jamais mutilées, notamment celui de l’Institutio Oratoria de Quintilien, dont chacun sait le rôle séminal qu’il va jouer dans l’histoire de l’enseignement secondaire européen, de Guarino Guarini à Erasme, d’Ignace de Loyola à Rousseau. Dans la lettre de Francesco Barbaro, on trouve déjà les traits essentiels de l’éthique civique qui va cimenter la République des Lettres italienne, puis dès le début du XVIe siècle, européenne, et la rendre capable de rapides et incontestables progrès : l’hommage rendu à Poggio l’est au nom d’une communauté dont ce philologue amateur est l’émanation et la fierté ; il donne l’exemple du sens élevé des devoirs que chacun des membres de cette communauté se sent tenu de remplir, par delà sa carrière professionnelle et ses intérêts personnels, envers un bien commun universel qui lui–même dépasse celui de la cité ou de la nation auxquelles chacun d’entre eux appartient : ce bien commun, c’est la redécouverte pièce à pièce du fonds gréco-romain dispersé, endommagé ou enfoui par les invasions barbares et l’ignorance des moines : le lien social de cette communauté d’intérêt hautement public mais de statut privé, c’est l’amitié désintéressée entre pairs telle que l’ont célébrée Cicéron et Sénèque, autre présupposé moral, outre le sens du devoir civique, d’une coopération généreuse et efficace en vue d’une telle fin.
Nous sommes alors dans la première phase de la Renovatio literarum, celle qui va culminer en 1420-1450 par le retour en Italie du fonds grec rapporté de Byzance en péril : chasseurs de manuscrits, antiquaires, philologues reconstituent comme un puzzle l’ensemble des textes dépositaires de l’encyclopédie gréco-latine, ils établissent et publient des éditions manuscrites puis imprimées ; par les fouilles et les relevés topographiques, ils extraient des grottes et des ruines les éléments d’une vue synthétique de la statuaire, de l’architecture civile et militaire, de l’urbanisme, des communications, des monnaies, bref de la civilisation gréco-latine. La deuxième phase commence à la fin du XVe siècle au moment où d’autres Européens viennent se joindre aux Italiens pour se mettre à leur école et collaborer avec eux : les éditeurs de manuscrits antiques, scientifiques ou littéraires et les étudiants d’œuvres d’art antiques ne se bornent plus à mettre en lumière et à restaurer des « témoignages » corrects ; ils les prennent pour point de départ de recherches nouvelles donnant lieu à des disciplines distinctes, mais souvent pratiquées par le même « citoyen » de la République littéraire, en correspondance ou en coopération avec des pairs tout aussi encyclopédiques, pluridisciplinaires et pantagruéliques que lui. J’ai déjà évoqué les traits éthiques de cette collaboration, que la diffusion de l’imprimé et la circulation des lettres missives permet d’opérer à distance ; cette éthique civique embrassée de leur plein gré et à titre privé par des philologues, des antiquaires, des poètes, des savants en plusieurs savoirs, autorise le contournement des institutions routinières, hostiles ou inquisitoriales, la plupart des membres cooptés de la Respublica literaria consacrent en effet à leurs travaux le temps de leur otium studiosum, en marge de leurs activités professionnelles de magistrats, de médecins, de secrétaires, ou ils bénéficient d’un mécénat privé, princier ou cardinalice, ou ils confondent avec l’agrément de leurs supérieurs, otium studiosum et otium religiosum, ou bien encore, marchands ou fils de marchands, libraires et clients de libraires, ils se subventionnent eux-mêmes. Le statut essentiellement privé, volontaire et autofinancé de la Respublica literaria a conféré à ses travaux, à sa coopération interne et à ses débats une vitalité, un pouvoir d’attraction, une capacité d’adaptation aux circonstances, une indépendance et résistance aux censures que ne pouvaient offrir ni les anciennes Universités ni même les nouvelles Académies royales. L’éthique de ses membres, pénétrés du De Officiis et du De Amicitia de Cicéron, du De Otio de Sénèque, leur a souvent permis non seulement de passer par delà les hostilités entre nations et caractères nationaux, mais de surmonter parfois, sur tous les terrains extra-théologiques ou scripturaires, les différences et les persécutions confessionnelles violentes après le schisme du XVIe siècle. L’expression Respublica literaria a certainement été frappée au coin de l’expression médiévale Respublica christiana. A certains égards, elle en a pris le relais, sa gestation avait en effet coïncidé avec le Grand Schisme du XIVe siècle. Son aire géographique, d’abord étendue à l’Italie, avec pour centres nerveux Florence, Bologne, Rome, Naples, Venise et Padoue, s’élargit dès le début du XVIe siècle à la France, à l’Angleterre, à la Suisse, aux Pays-Bas, à l’Espagne, au Saint-Empire germanique, à la Scandinavie, à la Bohème, à la Hongrie, à la Pologne. C’est à peu près l’Europe telle que nous la connaissons actuellement, pour peu qu’elle cesse de s’élargir. C’est cette aire géographique que songeait le grand éditeur des classiques de la science, de la philosophie et de la littérature grecques, Alde Manuce, en écrivant les préfaces-éditoriaux qu’il publie à Venise entre 1499 et 1517, en tête de son Platon ou de son Aristote, dont il sait qu’ils vont figurer dans toutes les bibliothèques des lettrés européens. En disséminant en Italie et hors d’Italie, en envoyant à l’abri aux quatre coins de l’Europe le fruit du travail de plusieurs générations de philologues italiens, collationné et parachevé par une équipe internationale réunie autour de lui, il s’assure que désormais les pires catastrophes ne pourront plus recommencer ce qui s’était passé à Rome au VIe siècle ou à Byzance au siècle précédent : le fil renoué du savoir antique ne pourra plus être interrompu. C’est exactement le même acte de foi dans le progrès des savoirs que reprendra Condorcet dans en 1793. Disciple des philologues italiens, collaborateur d’Alde à Venise en 1515, Erasme se préparait auprès de lui à exercer, depuis Bruxelles, Oxford et Bâle, par ses publications, son immense correspondance et ses voyages, à exercer les fonctions de « prince de la République des Lettres » de l’Europe du Nord. Au même moment, en France, c’est un correspondant d’Erasme, le magistrat helléniste Guillaume Budé, qui exerce en France cette fonction non officielle. De génération en génération désormais, le réseau de la République des Lettres se donnera tacitement des « princes » qui en coordonnent les recherches. A Padoue, un Vincenzo Pinelli, héritier d’une riche famille génoise assure la médiation entre les savants et lettrés italiens et ceux du Nord de l’Europe catholique et protestante, et en 1604, le jeune magistrat polymathe Nicolas de Peiresc prend sa relève. Il s’est fait reconnaître en Italie, en Hollande, à Paris. A partir de 1623 jusqu’en 1637, dans son hôtel d’Aix-en-Provence et sa maison de campagne d’Hyères, il coordonne des recherches dont les collaborateurs sont répartis dans toute l’Europe, et qui touchent à toutes les disciplines du savoir, depuis l’histoire des institutions françaises jusqu’à l’astronomie, la zoologie, la botanique, l’étude des langues orientales et le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens. Son réseau de marchands et de moines, qui lui fournissent manuscrits, inscriptions, objets d’art, voire observations astronomiques avec des lunettes et un programme adressés par lui, le relie à toute la Méditerranée turque et aux Echelles du Levant. Peiresc s’appuie sur Rome, prodigieux central d’informations scientifiques et anthropologiques recueillies par les missionnaires d’Extrême-Orient et d’Amérique du Sud.
Les Académies royales ou princières qui apparaissent au XVIe siècle, le système encyclopédique d’Académies perfectionné par Louis XIV et Colbert à partir de 1663, ne sont que la partie émergée et officielle à Paris d’une République européenne des Lettres dont la partie immergée reste essentiellement privée, et dont les ecclésiastiques rarement cooptés par les Académies royales, Minimes, Jésuites, Messieurs de Port-Royal, Bénédictins de Saint-Maur jouent un rôle déterminant. Descartes, correspondant du Minime Mersenne à Paris, ami à Amsterdam du Hollandais Isaac Beckmann, finalement appelé à Stockholm par Christine de Suède, avait compris en 1637 que le véritable milieu réceptif pour sa philosophie était cette République d’abeilles diligentes. A Londres, les premiers adeptes du programme d’Advancement of Learning de Francis Bacon coopérèrent d’abord sous le nom d’Académie invisible. La « révolution scientifique » du XVIIe siècle a eu pour milieu nutritif et protecteur une République libérale qui ne recevait de lois que d’elle-même.
En fait, tout au long de son histoire, c’est l’évergétisme privé et le mécénat de princes de l’Eglise qui aura financé, dans les pays catholiques, les travaux de la République des Lettres. En Angleterre, la même fonction est assurée par la riche aristocratie terrienne et commerçante. En Hollande, de puissantes familles de libraires, dont la clientèle est européenne, permettent à un Pierre Bayle, à un Jean Leclerc, à un Pierre Costes, traducteur de John Locke, de jouer le rôle des Pinelli et des Peiresc de l’Europe de Louis XIV. Dans cette histoire, les Universités ont très rarement joué un rôle majeur, sauf dans l’Allemagne luthérienne, après la fin de la guerre de Trente ans.
L’éthique privée du service public de la science, des lettres et des arts, que le livre d’Odom et de Dujarric nous montre opportunément à l’œuvre dans les classes riches des Etats-Unis d’aujourd’hui, était donc extrêmement vivante dans l’Europe d’Ancien régime, et elle soutenait tout naturellement l’éthique de l’amitié savante et du service désintéressé du savoir qui liait et faisait coopérer l’internationale des citoyens de la République des Lettres. Non seulement ceux-ci trouvaient des mécènes qui leur procuraient le loisir de poursuivre leurs travaux, mais ils bénéficiaient chez ces mêmes mécènes de bibliothèques, cabinets d’histoire naturelle, laboratoires de physique, collections d’antiques et d’œuvres d’art, et même souvent d’un sociabilité cosmopolite, savante et lettrée Ces mécènes eux-mêmes, magistrats comme Montesquieu ou Malesherbes, fermiers généraux comme Helvétius et Lavoisier, voire plus rarement grands seigneurs, comme le comte de Caylus, consacraient une partie importante de leur temps libre, comme l’avaient fait avant eux Budé, Henri de Mesmes ou Peiresc, à l’otium studiosum, aux études savantes et à la coopération entre « bons esprits ». Voltaire lui-même n’a eu de cesse qu’il ne se constitue une fortune personnelle considérable pour assurer son indépendance, et exercer depuis la frontière franco-suisse, dans son fief de Ferney, la magistrature européenne de la République des Lettres qui fit de lui l’Erasme du XVIIIe siècle. Nous invoquons d’un mot beau et vague les Lumières sans avoir toujours pleine conscience que leur souche-mère est la même qui avait rendu possible la « révolution scientifique », cette République des Lettres qui depuis le XVe siècle se faufilait à travers les maillons de l’Ancien régime, vaste et efficace solidarité de « bons esprits », riches ou pauvres, amateurs ou génies, attachés de leur plein gré au service de ce « bien commun » supérieur, l’encyclopédie des sciences, des lettres et des arts. S’il fallait citer un texte qui définisse et résume le mieux l’éthique qui dictait leur civisme aux citoyens d’une République invisible sur la carte politique, militaire et religieuse de l’Europe, parce qu’elle en était l’âme, ce serait ce passage du De Otio de Sénèque :
« Représentons-nous bien, écrit le savant et sage stoïcien, qu’il y a deux Républiques : l’une grande, et vraiment publique, embrasse les dieux et les hommes ; nous ne nous y confinons pas dans tel ou tel point particulier, et la Cité que nous habitons n’a d’autres bornes que celles du soleil ; l’autre, à laquelle nous attache le hasard de la naissance, ce sera Athènes ou Carthage ou tout autre ville, ne comprend plus tous les hommes, mais un groupe d’hommes déterminé. Il y a des gens qui donnent tous leurs soins à la fois à la grande République et à la petite, d’autres seulement à la petite, d’autres seulement à la grande. Cette grande République, nous pouvons la servir même dans le loisir, et mieux peut-être dans le loisir. »
Je souhaiterais pour ma part que l’enseignement et la recherche européens rappellent davantage à notre mémoire commune les idéaux qui ont rendu fertile, pendant plusieurs siècles, une Europe unie des choses de l’esprit, alors que la division semblait prévaloir dans tous les autres ordres. Cet ancien état de choses oublié, si nous en faisions l’un des programmes de notre recherche historique, pourrait créer les conditions favorables à la réforme de l’état de choses présent en France, décourageant toute éthique privée du service vraiment public, celui des choses de l’esprit. La « vieille Europe » peut donner des leçons à la jeune Europe, si celle-ci veut vraiment, au moins sur le chapitre de la haute culture, combler l’écart qui la sépare d’une Amérique qui, tout en reprenant de l’Allemagne whilelminienne la formule des Universités et des Instituts de recherche, les a fait bénéficier d’un environnement matériel et moral qui, paradoxalement, perpétue ce que l’Ancien régime européen eut de plus vertueux et fécond.