Regards croisés sur l’Europe

Séance solennelle du lundi 15 novembre 2004

par M. Michel Albert,
Président de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

La tradition veut que le Président présente, au cours de la séance de rentrée de l’Académie, un premier bilan de ses travaux de l’année ; ainsi, éventuellement, que ses réflexions personnelles sur le sujet choisi, qui est intitulé pour 2004 « Regards croisés sur l’Europe ».

Avant d’aborder ce sujet, le devoir m’incombe de saluer les sept confrères qui nous ont quittés cette année : deux membres titulaires — le professeur Bruno Neveu, éminent historien des religions et l’ambassadeur Jacques Leprette, héros de la deuxième guerre mondiale—, un associé étranger — Ronald Reagan — et quatre correspondants — Norberto Bobbio, Pierre-Louis Mallen, Alexis Jacquemin et Geneviève Rodis-Lewis.

Leur mémoire n’est pas effacée par ceux qui nous ont rejoint et que je suis heureux de saluer aujourd’hui. Huit correspondants ont, en effet, été élus depuis le début de l’année 2004 : en section de Philosophie, Monsieur Alain Pons ; en section de Morale et Sociologie, Monsieur Denis Szabo ainsi que Mesdames Ghislaine Alajouanine et Geneviève Guicheney ; en section de Législation, Messieurs Basile Markesinis et Yoïchi Hiyuchi ; en section générale, enfin, la semaine dernière, Monsieur Eugen Simion, Président de l’Académie roumaine, de même que Mesdames Hélène Renard et Françoise Thibaut.

En 2004, l’Académie a consacré la totalité de ses trente-deux séances de travail hebdomadaire, et un séminaire sur Robert Marjolin, à examiner différents points de vue sur l’Europe. Cette année 2004 est en effet d’une exceptionnelle importance pour la construction européenne. Peut-être même peut-elle se comparer, sous cet angle, aux deux grandes dates fondatrices : 1950, année de la Déclaration Schuman et 1957, celle de la signature du premier Traité de Rome, celui qui a créé la Communauté économique européenne.

L’année 2004 restera d’abord, à l’échelle de l’Histoire, comme celle du grand élargissement. De 1957 à 2004, sur près d’un demi-siècle, le nombre des membres de l’Union européenne avait augmenté de neuf, passant six à quinze. Au 1er mai 2004, ce même nombre s’est accru d’un seul coup de dix, l’Union passant de quinze à vingt-cinq pays, ce qui modifie considérablement ses équilibres économiques, géographiques et politiques.

Le deuxième événement majeur de l’année 2004 pour l’Europe porte une autre date mémorable. C’est en effet le 18 juin, que le Conseil européen des Chefs d’Etat et de gouvernement a adopté, à l’unanimité des vingt-cinq pays-membres, le premier projet de Traité constitutionnel issu, pour l’essentiel, des travaux de la Convention, présidée en 2002 et 2003 par Valéry Giscard d’Estaing. En attendant d’être ratifié, soit par des référendums populaires, soit par les parlements nationaux, ce Traité vient d’être signé le 29 octobre à Rome. C’est, en quelque sorte, le second « Traité de Rome ».

Loin de clarifier les perspectives d’avenir, ces événements placent l’Europe à une sorte de croisée confuse de chemins incertains où s’affrontent différents pays ou courants d’opinion, tant à l’égard de l’intervention américaine en Irak qu’au sujet de l’adhésion de la Turquie. Irak, Turquie, ces deux exemples suffisent à montrer qu’on ne peut pas comprendre les problèmes actuels de la construction européenne, sans se référer d’abord à l’héritage historique et géographique dont elle est issue. Ce sera mon premier point. J’envisagerai ensuite les deux grands sujets d’une actualité de plus en plus brûlante, que sont d’une part, la question des limites de l’Union dans ses nouvelles perspectives d’élargissement et, d’autre part, le problème de la nature du projet européen comme enjeu du Traité constitutionnel.

 

Aperçu sur l’héritage

 

L’héritage dont la construction européenne est issue se caractérise par deux grandes spécificités historiques : d’une part, « L’Europe n’a jamais été un empire ». D’autre part, en introduisant pour la première fois dans l’histoire des relations internationales ce que Hannah Harendt a appelé « le pardon et la promesse », elle a fondé la nouvelle Communauté européenne sur une véritable révolution dont le Traité constitutionnel est la plus récente expression. Il convient de préciser quelque peu ces deux points.

Il y a une loi quasi-universelle de l’évolution historique, qui fait que les populations ont été, sur les différents continents, progressivement regroupés sous l’autorité d’Empires. Or Jean Baechler a établi que la seule exception notable à cette loi, c’est l’Europe. Il en résulte que l’Europe n’a jamais constitué une entité politique. Cette donnée historique mérite d’être soulignée au moment où le Traité constitutionnel remet à l’ordre du jour, dans une certaine mesure, la question de l’unité politique de l’Europe. Dans le passé, en l’absence d’une telle unité, l’Europe s’est tissée d’une manière floue, à travers des éléments culturels, religieux et artistiques, sous la forme de divers réseaux se diffusant en dépit de la fragmentation des pouvoirs politiques. Mieux, ces structures en réseaux ont favorisé l’effervescence de toutes sortes d’initiatives et, notamment, l’invention de la science.

Ne retombons pas dans le vieux romantisme de l’empire de Charlemagne. Jean Favier souligne que pour cet empereur, l’empire ne constituait guère qu’une sorte de décoration personnelle. Au plan institutionnel, il a fait place, on le sait, dès le Traité de Verdun en 843, à la séparation de trois entités qui sont à l’origine des trois principales nations d’Europe continentale : la France, la Germanie et l’Italie. Le Saint Empire n’a jamais exercé aucune souveraineté européenne et les juristes du Roi de France ont, dès le XIIIème siècle, légitimé celui-ci comme « Empereur en son royaume ». Même après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et leur arrivée sur le Danube, la tentative visionnaire du roi de Bohème Georges Podiébrad, de réunir tous les Etats chrétiens pour résister à la pression ottomane, a échoué complètement à cause de l’hostilité de la France et … du Pape !

Ultérieurement, comme l’a montré Marc Fumaroli, l’Europe du XVIème au XVIIIème s’est progressivement constituée en une véritable union intellectuelle, qui s’est appelée « République des lettres » au sens romain du mot. Cette communauté des meilleurs esprits a alors transcendé la fragmentation politique, puis les cassures religieuses de l’Europe. Pendant ces trois siècles, qu’ils soient de nationalité française, allemande ou autre, tous les penseurs, artistes et savants ont conscience d’être européens. Pour Jean-Jacques Rousseau, « il n’y a que des Européens, ils ont tous le même goût, les mêmes passions, le même mode de vie ».

C’est aussi l’Europe qui, pendant cette période des XVIème – XVIIIème siècles, a tout simplement, comme le constate Madame Michelle Perrot, inventé la femme moderne et progressivement fait naître, pour la première fois dans l’Histoire, l’idée d’égalité des sexes, les droits civils précédant les droits politiques.

On en était là lorsque, rappelle Jean Tulard, au début de 1812, un millénaire après Charlemagne, Napoléon parvenait à faire de l’Europe son empire sous domination française. Mais celui-ci ne dura qu’un an. Il s’est effondré en 1813, avec la retraite de Russie. Non seulement cette Europe de Napoléon, qui reposait sur la force, n’a pas survécu à l’échec militaire, mais elle a préparé une montée des nationalismes, qui a finalement revêtu des formes explosives. C’est en effet cette Europe là qui a déclenché et conduit les deux seules guerres mondiales de l’histoire universelle, lesquelles, par comparaison avec le million de morts des guerres napoléoniennes, en ont fait huit millions pour la première guerre mondiale et pas moins de cinquante millions pour la deuxième. Il convient de s’en souvenir pour comprendre la miraculeuse conversion qui a suivi cette double tragédie.

C’est en effet par réaction aux horreurs de la seconde guerre mondiale que la deuxième spécificité de l’histoire européenne s’est fait jour, en 1950, lorsque Robert Schuman, au lieu de chercher à accabler les Allemands d’un nouveau « Vae victis », leur a tendu la main dans un geste de réconciliation et pour une coopération qui est le fondement de la construction européenne. Ainsi Schuman déclarait-il : « Il faut en finir avec la notion d’ennemi héréditaire et proposer à nos peuples de former une communauté qui sera le fondement, un jour, d’une patrie européenne ». Ce qui, selon René Rémond « est une initiative d’une audace inouïe, à laquelle je ne connais pas de précédent (…) ».

Sur ces différents points et, notamment, sur le rôle de l’amitié franco-allemande dans la construction européenne, l’Académie a retenu, parmi les regards croisés qu’elle a réunis, celui de Daniel Cohn-Bendit.

Et pour en terminer avec Schuman, on retiendra que, voici plus de quarante ans, il préparait déjà le grand élargissement que nous célébrons cette année : « Nous allons faire l’Europe », disait-il, « non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont connues jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion ».

 

Le grand élargissement et la question des limites de l’Union

 

Ce grand élargissement porte sur dix économies présentant de tels décalages par rapport à la moyenne des quinze que leur intégration aurait été pour le moins insolite si les nouveaux pays membres n’avaient pas été issus de la même culture européenne. En effet, les soixante-dix millions d’habitants des dix représentent 25 % de la population des quinze, mais seulement 10 % de leur richesse. Cela explique la montée d’inquiétudes croisées : d’un côté, les nouveaux membres craignent qu’un manque de compétitivité ne les affaiblisse encore ; de l’autre, les membres anciens, surtout ceux qui sont proches des frontières, sont hantés par la crainte des délocalisations.

C’est à ce point qu’il faut prendre en compte une impressionnante série de témoignages suggérant combien l’appartenance à l’Union a permis d’accélérer le renforcement structurel de nombreux pays membres. C’est d’abord celui de Raymond Barre, montrant comment l’Europe a contribué efficacement à l’adaptation de la France et au rattrapage de ses retards ; celui de Jacques Delors, soulignant que le jeu combiné de la concurrence et de la solidarité a permis à la Communauté de susciter un essor incomparable de l’Irlande, de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce ; enfin, le témoignage de Pascal Lamy sur l’efficacité des politiques communes au profit des mêmes économies moins développées converge avec les études de Jean-Dominique Giuliani, montrant à quel point, sous l’angle économique, le grand élargissement est globalement conforme à l’intérêt commun des nouveaux et des anciens pays membres.

D’autre part, si, dépassant les considérations économiques, on aborde les aspects culturels et sociétaux, on constate qu’il ne s’agit nullement d’un élargissement artificiel mais, tout au contraire, d’une réunification cautérisant les blessures de l’histoire. D’ailleurs, les pays d’Europe Centrale sont ceux dont la conscience historique est, de loin, le facteur le plus déterminant de la pensée et de l’action politiques. On est frappé d’y voir les progrès rapides de la démocratisation, l’apaisement des vieilles querelles ethniques, le meilleur traitement des minorités. Tous ces premiers succès sont, dans une large mesure, la conséquence de ce que, depuis dix siècles, ces pays ont appartenu à la seule Europe unie qui fût, celle – on l’a dit – de la spiritualité, des mœurs et de la culture. C’est ainsi que les nouveaux membres enrichissent l’Union européenne de quatorze Prix Nobel. Un autre exemple emblématique est donné par Bronislaw Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères de Pologne. Il insiste, notamment, sur la réconciliation polono-allemande, qui paraissait quasi-impossible et qui s’est, dit-il, « opérée avec une stupéfiante rapidité ». La confiance que Geremek fait à la vertu pacificatrice de l’Union européenne est telle que le meilleur moyen, selon lui, de contribuer à la perspective d’un apaisement entre Israël et la Palestine serait de faire espérer à ces deux pays leur entrée possible dans l’Union européenne…

Cette très audacieuse remarque a été présentée à l’Académie en mai dernier. A l’époque, seuls des observateurs particulièrement avertis, tels que Thierry de Montbrial, plaçaient « la question turque » au premier rang de leurs préoccupations pour l’Europe, anticipant ce qui est devenu éclatant depuis lors. Or il est clair, désormais, à la suite de la recommandation d’ouverture des négociations d’adhésion présentée par la Commission européenne le 6 octobre, pour approbation par le Conseil européen du 17 décembre, que cette question turque ne saurait manquer de prendre une large place auprès des deux événements historiques de 2004.

En effet, par delà les argumentaires croisés qui, chaque jour, défraient désormais la chronique, la question des limites de l’Union européenne met en cause à la fois les fondements culturels de l’Europe et son projet d’avenir, sans parler de son modèle social et familial.

Sur le premier point, Alain Besançon note que les frontières historiques de l’Europe correspondent partout à un même marqueur culturel, celui de l’art gothique — c’est-à-dire de la chrétienté d’Occident –, lesquelles coïncident avec celles de l’Europe des vingt-cinq. Quant à son projet d’avenir, la question, selon Jean-Claude Casanova, est de savoir si nous concevons l’Europe comme une identité politique enracinée ou comme un marché unique universel. Et qu’on ne vienne pas dire que, si la Turquie n’en était qu’un partenaire privilégié et non pas un membre de plein droit, cela renforcerait le fondamentalisme islamique ! Cet argument, ajoute-t-il, est un chantage qui revient à demander à l’Europe de régler le problème de l’évolution historique des musulmans par l’élargissement indéfini de l’Union européenne…

Les musulmans n’en ont d’ailleurs nullement envie. Considérant l’Europe vue du monde musulman, Antoine Sfeir note que la Turquie tient une place à part aux yeux de la communauté musulmane, laquelle, par ailleurs, comprend mal l’Union européenne étant donné que c’est l’Europe elle-même qui a, pour la première fois, institué des frontières d’Etat au sein de cette communauté musulmane, la Oumma. Enfin, l’Europe étant devenue areligieuse, elle ne paraît plus guère respectable. Moins respectable même, sous cet angle, que les Etats-Unis…

Mais, si importants que soient ces problèmes liés à l’élargissement et aux limites d’une Union européenne, qui comptera bientôt trente membres, voire plus, ils ne doivent pas nous faire oublier le défi majeur pour l’Europe que trois de nos communicants ont souligné : le premier, Jean-Claude Chesnais, est démographe ; le deuxième, Theodor Berchem, est président de l’université de Würzburg et professeur au Collège de France ; le troisième est une femme, une femme asiatique, Madame Tchen Yu-Chiou, alors ministre de la culture de Taïwan. Leurs regards croisés tirent l’alarme sur les dramatiques retards des pays d’Europe en matière de recherche et de développement. Il en ressort que la priorité des priorités pour l’Union consiste à se doter, enfin, de politiques volontaristes dans ce domaine. Et, n’eût été la gravité du sujet, ils auraient pu ajouter : en cessant de s’enivrer de grands mots creux, comme ceux du Conseil européen de Lisbonne qui, en mars 2000, osa donner pour objectif à l’Union de devenir, à l’horizon 2010, « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Moyennant quoi, à peu près rien n’a été fait depuis lors, contrairement à ce qui se passait pendant les « trente glorieuses », lorsque l’Europe rattrapait son retard en matière nucléaire, aéronautique et spatiale.

A l’époque où l’hyperpuissance américaine et l’immense surgissement des nouvelles puissances asiatiques viennent mettre au défi, comme jamais, les économies et les sociétés de la vieille Europe, la priorité des priorités, pour elle, est de reconstruire l’équivalent contemporain de la « République des lettres », c’est-à-dire un réseau d’excellence au niveau mondial en matière universitaire et de recherche scientifique.

En soulignant cela, j’aborde ma troisième partie, qui porte sur les enjeux du Traité constitutionnel.

 

Les enjeux du traité constitutionnel

 

Le troisième problème majeur pour l’Europe, en 2004, c’est la question de l’ouverture des négociations avec la Turquie, qui devrait être décidée par le sommet du 17 décembre. Or, cette décision ne peut manquer d’interférer avec la ratification du Traité constitutionnel signé à Rome le 29 octobre.

En effet, alors que l’ensemble des vingt-cinq gouvernements se sont prononcés pour cette ouverture faite à la Turquie, 30 % seulement de la population des pays membres y est favorable. Or, soit directement par référendum, soit indirectement par la voie parlementaire, la population sera appelée à se prononcer prochainement sur le Traité constitutionnel, mais pas toujours sur la question turque. Et cela, alors même que cette question turque, qui réveille tout un travail de mémoire historique et de sensibilité géographique, est évidemment plus concrète et plus passionnante que le texte constitutionnel, si remarquablement rédigé soit-il.

Dans ces conditions, il sera difficile, semble-t-il d’éviter que bon nombre d’adversaires de la candidature turque ne viennent se joindre aux adversaires du Traité. Autrement dit, parmi les différents regards qui se croisent sur ce sujet complexe, certains ne sont pas dépourvus de strabisme.

Or, ce qui est en cause avec le Traité constitutionnel, c’est une étape absolument décisive de la construction européenne, et cela pour trois raisons essentielles.

La première est tout simplement qu’en application du Traité, l’Union européenne ne serait plus seulement un espace économique doté d’instruments juridiques et politiques spécialisés, mais une véritable union politique fondée, comme on le voit dès aujourd’hui à travers les vicissitudes de la Commission Barroso, sur un renforcement des pouvoirs du Parlement.

La deuxième raison est que ce saut qualitatif se résume par l’emploi même du mot « constitution » qui était, hier encore, interdit, car politiquement incorrect…

La troisième raison est que, rassemblant désormais non plus seulement des Etats mais aussi les citoyens de ces Etats, l’Europe serait, notamment, dotée d’un président permanent du Conseil européen élu pour deux ans et demi renouvelables, président qui donnerait enfin un visage à l’Union.

Autrement dit, la ratification du Traité constitutionnel serait virtuellement porteuse, au plan politique, d’une mutation analogue à la création de l’euro en matière monétaire.

A l’instar de la Communauté européenne elle-même, la création de l’euro, monnaie entièrement nouvelle, issus de onze, puis de douze monnaies, est une innovation absolument unique, sans aucun précédent dans toute l’histoire monétaire. Comme nous l’a dit Jean-Claude Trichet, « L’euro est non seulement un symbole d’unité, mais aussi un emblème de la possible future souveraineté politique européenne, celle qui s’épanouirait dans une véritable fédération politique achevée, si telle était la volonté des peuples européens ».

Il est particulièrement intéressant de noter, sur ce point, l’opinion de Félix Rohatyn, ancien ambassadeur des Etats-Unis en France : « L’introduction de l’euro fut couronnée de succès. Accomplissement remarquable (…), l’introduction d’une monnaie unique avec sa propre banque centrale par douze démocraties modernes avancées était symbolique d’une nouvelle Europe (…) malgré un certain scepticisme en Amérique quant à la nouvelle devise, les débuts de l’euro ont justifié les attentes ». Cette opinion est fortement corroborée par Lord Simon of Highbury, qui a démissionné du gouvernement britannique lorsque celui-ci a refusé d’entrer dans la zone euro.

Sur un plan plus général, dès la première page du texte, le Traité définit les principes d’un véritable modèle européen : « L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe, fondé sur une croissance économique équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi, au progrès social et à un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement (…). Elle promeut la justice et la protection sociales ».

Certains ont reproché au Traité d’être trop timide en ce qui concerne les politiques sociales. C’est un point qui a été relevé, notamment, par Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne. De même, Madame Nicole Notat a souligné que « le modèle social est au cœur de l’identité européenne », et l’économiste belge Philippe de Woot a dégagé les traits essentiels de l’entreprise européenne socialement responsable.

Mais rien de cela n’accrédite pour autant, au plan européen, l’opinion de ceux qui, en France, accusent le Traité constitutionnel d’être un sous-produit de « l’ultra-libéralisme » américain. Le Traité constitue au contraire, selon le britannique John Monks, Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), comme « une réponse à la mondialisation américaine ». Ce type d’opinion est soutenu non seulement par les syndicats européens, mais par la quasi-totalité des partis sociaux-démocrates.

Quant à l’opinion française, qui ne perd jamais une occasion de se séparer sur les grandes questions de principes, elle est profondément divisée, tant sur le Traité que sur la question turque. En ce qui concerne le Traité constitutionnel, une large partie de la gauche vient renforcer les souverainistes dont les thèses ont été exposées par Philippe de Villiers et conduisent à un double « non ». Selon Virgilio Dastoli, les nouvelles orientations du fédéralisme s’accommodent du Traité, notamment au regard du principe de subsidiarité et de la doctrine sociale de l’Eglise. Concernant d’autre part la question turque, on ne trouve guère, en France, de trace de l’idéologie du « club chrétien ». C’est ainsi que, traitant de « L’Europe et Dieu », le catholique Jean Boissonnat a précisé qu’il ne regrette pas l’absence, dans le préambule du Traité, de toute référence à l’héritage chrétien. Il se satisfait de celle qui porte sur les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Pour le reste, ayant montré comment Dieu a fait l’Europe et l’Europe a défait Dieu, il est, selon lui, « dans la vocation du christianisme, de se déseuropéaniser s’il veut offrir un visage accueillant aux masses asiatiques qui ne le connaissent pas : si l’Europe n’est plus institutionnellement chrétienne, elle peut l’être davantage spirituellement ».

Autant la question du Traité déchire la gauche, autant la question de la Turquie divise la droite. Dès lors, on ne peut échapper à la question : que se passerait-il si le « non » l’emportait en France au référendum de 2005 ? Une réponse plausible, me semble-t-il, est celle d’un homme politique particulièrement respecté : Jean-Claude Juncker, Premier Ministre du Luxembourg, nommé Président de l’Eurogroupe. Voici cette réponse : « Un “non” de la France conduirait l’Europe dans une crise absolue où il n’y aurait plus aucun idéal européen à poursuivre. Ce serait l’immobilisme absolu ». A l’inverse, l’ambition affichée dès le préambule du Traité est de faire de l’Europe « un espace privilégié de l’espérance humaine ».

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Notre année académique n’est pas terminée et le livre qui sera publié aux PUF sur ses travaux en 2004 sera enrichi par les contributions des cinq prochains communicants :

  • Le lundi 22 novembre, Madame Sandra Kalniete, ancien ministre des Affaires étrangères de Lettonie sur « Les Pays Baltes et l’Europe »,

  • Le lundi 29 novembre, Robert Toulemon « De la construction européenne à la réforme des Nations-Unies »,

  • Le lundi 6 décembre, Jacques de Larosière « Comment l’Europe peut-elle rattraper l’économie américaine ? »,

  • Le lundi 13 décembre, Alain Lamassoure, sur« L’évolution des institutions européennes et le Traité constitutionnel »,

  • Enfin, le lundi 20 décembre, le Chancelier Pierre Messmer sur « La nouvelle problématique de la construction européenne ».

L’ensemble des trente-deux communications est disponible sur notre site Internet, ainsi que, pour la première fois cette année, sur la radio Canal-Académie.