Séance du lundi 4 juillet 2005
par M. Jean Vitaux
Tout d’abord, qu’est-ce que la gastronomie ?
La Gastronomie : selon les dictionnaires modernes, c’est l’art de la Bonne Chère ou l’art de bien manger, et par extension l’art de préparer les bons repas, la haute cuisine. La première mention du mot est peut-être celle d’un traité culinaire perdu du grec ARKHESTRATOS au IV siècle, dont il ne reste que des témoignages indirects. Mais un mot, c’est parfois un homme, une œuvre, et l’inventeur du mot Gastronomie est BRILLAT SAVARIN dans la Physiologie du Goût, en 1823.
« La Gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit. [..] Son but est de veiller à la conservation des hommes au moyen de la meilleure nourriture possible »
Brillat Savarin inclut dans la gastronomie tout ce qui concerne les aliments, leur obtention, leur préparation, et dit que la gastronomie tient à l’histoire naturelle, à la physique, à la chimie, au commerce et à l’économie politique. Sans oublier, pourrions nous rajouter à la médecine et à la sociologie.
Mais l’évolution du mot dans le sens moderne a conduit progressivement à séparer l’alimentation de la gastronomie, même si ces deux domaines se recoupent assez largement. L’alimentation est une nécessité, la gastronomie est une quête, une recherche de la qualité, une passion, un plaisir, une connaissance et une culture. Manger est un acte commun à l’homme et à tout animal, mais manger en tant que gastronome est un acte culturel.La gastronomie est mémoire des plats, des saveurs, une éducation du goût, une recherche constante ; mais elle est dépendante de son époque, des approvisionnements, de la société : la diffusion des produits, substrats de la gastronomie, l’évolution des techniques de cuisine, le rôle du commerce, l’importance du cadre et des arts de la table, les modalités du service sont aussi des composantes de la gastronomie, domaine immense. Dans ces sens, l’histoire de la gastronomie, c’est une part importante de l’histoire de l’homme et l’on peut considérer qu’elle a commencé le jour où Homo Erectus a découvert le feu et la cuisson des aliments, comme l’a explicité Levi-Strauss dans Le Cru et le Cuit.
Peut-on écrire l’histoire de la gastronomie ? Nous allons donc considérer chacune des composantes que nous avons essayé de rassembler dans ces définitions de la gastronomie, et déterminer ce qui est connu et écrit, et ce qui ne peut être directement apprécié.
Histoire naturelle et gastronomie
L’homme a développé son alimentation en utilisant toutes les ressources disponibles de la nature, par la chasse et la cueillette, qui ont été en grande partie remplacés par l’élevage et l’agriculture. Mais rien n’est immuable, ni l’homme ni la nature en constante évolution ni leurs interactions mutuelles. Ainsi une part importante de notre alimentation résulte des conquêtes des Amériques par les Conquistadors menés par Cortès et Pizarro : sont ainsi venus dans notre assiette les tomates, le maïs, l’avocat, le chocolat, la pomme de terre, les haricots et de nombreuses variétés de courges ainsi que le dindon. Mais l’aubergine nous est venue de l’Inde et les crosnes du Japon en 1892. Ainsi il est savoureux d’entendre les défenseurs du cassoulet de Castelnaudary dire que la recette du Cassoulet remonte aux romains alors que les haricots ne sont apparus qu’au 16è siècle, et que les volailles à l’origine du confit sont engraissées au maïs, lui aussi américain ; peut-être le cassoulet était-il fait autrefois avec des fèves, mais les reconstitutions modernes sont peu convaincantes. Il est aussi intéressant de constater qu’à chaque foyer majeur de culture mondiale correspond une céréale dominante : le riz pour la Chine, le Blé pour le Bassin Méditerranéen, le Maïs pour la Méso-Amérique. Et cela alors même que nous ne savons pas toujours quelles étaient les plantes sauvages qui ont été sélectionnées et hybridées pour arriver à la céréale cultivée, base de notre alimentation.
L’ingéniosité de l’homme, agriculteur et jardinier, dont le modèle est La Quintinie, directeur du Potager du Roi Louis XIV, a permis d’obtenir des milliers de variétés qui ont concurru à la diversité de nos produits, substrats indispensables de la gastronomie. Tels les cépages de la vigne (plusieurs centaines dont le Cabernet Sauvignon, le Chardonay, le Syrah, originaires de France, qui ont envahi le monde et concurrencent désormais nos productions viticoles), les centaines de variétés de pommiers, de pêchers et de tous les arbres et arbustes fruitiers et des plantes potagères. Cette immense variété était à l’origine de multiples variations locales et de goûts différents, mais l’industrialisation des moyens de reproduction des plantes, la standardisation des produits liée à leur distribution et au goût du grand nombre, la préférence de l’aspect au goût, ainsi sans doute que l’arrivée des organismes génétiquement modifiés menacent cette diversité naturelle si propice au bien manger et à la gastronomie.
De même l’élevage a subi des mutations considérables par la sélection de bovins, ovins et autres poulets, par leur alimentation de plus en plus artificielle qui a pu conduire à des crises majeures comme l’encéphalite spongiforme bovine dite maladie de la vache folle ; mais a-t-on idée de transformer les herbivores en carnivores par le biais des farines animales !
Les produits [la variété des produits]
De l’histoire naturelle, on passe tout naturellement au produit. Le produit est le substrat de l’alimentation et donc de la gastronomie. Tout se complique alors, car les produits changent avec le temps et les civilisations. Il y a une interactivité réciproque entre le goût du temps, les modes de production, les méthodes de préparation, la façon de manger et les produits. Tout cela relève à la fois de la gastronomie, mais aussi de la sociologie et de la civilisation en général. Ainsi le vin a subi des mutations considérables depuis l’antiquité : le vin antique, fermenté dans de grandes jarres enterrées — les Dolium —, conservées dans l’exploitation viticole de Boscoreale retrouvée sous les cendres du Vésuve, correspondait probablement à un vin de voile, comme le Vin jaune d’Arbois actuellement, ce qui explique probablement sa longue conservation, malgré les imperfections de la vinification antique. Surtout,ce vin, transporté dans des Amphores, était concentré, par chauffage, pour réduire le coût du transport, et ensuite lors de la consommation, dilué dans des cratères, mélangé à des aromates et de l’eau, parfois de mer, comme les vins de Cos et de Falerne, célébrés par Suetone . Le goût du vin moderne doit beaucoup aux gaulois qui ont inventé le tonneau et donc l’interaction entre le bois et le vin puis au bouchon du liège inventé par Don Pérignon . Quel pouvait être le goût du vin du Moyen Age, produit sur les collines de Chaillot et de Montmartre, surtout lors des hivers humides et froids du petit Age Glaciaire ? Mais ce vin était la seule boisson saine à l’époque où l’eau des villes était dangereuse et mortelle, source de typhoïde et d’autre germes pathogènes dangereux. Quel était aussi le goût du vin de Chambertin que Napoléon buvait jusque pendant la retraite de Russie, transporté dans les recoins de sa malle cabine et coupé d’eau ? ou celui de Constanza, le plus célèbre vin moelleux jusqu’à l’aube du XX siècle, apporté du Cap à Ste Hélène par les anglais comme boisson de prestige pour Napoléon.Nous ne savons même pas avec certitude le goût du vin d’avant le phylloxera, le temps ayant fait son œuvre et seule la traduction imparfaite du goût dans des textes peut nous en donner un hypothétique appréciation.
Il en est de même du pain, base de l’alimentation ; le blé s’est profondément modifié par la sélection lentement effectuée par l’homme, et un des seuls témoins des céréales anciennes est l’épeautre du pays de Sault. Même la cuisson du pain, avec la raréfaction des fours à pain au feu de bois et l’industrialisation croissante de moyens de panification, a modifié le goût de ce produit de base de notre alimentation. Ainsi la prophétie de la Sybille de Cumes à Enée : « tu te fixeras là où tu auras mangé les tables », est considérée par certains la plus ancienne mention de la pâte des pizzas !
Le sucre nous apparaît être un composant essentiel des desserts. Mais son apparition est moderne, les temps anciens ne connaissaient que le miel ; la séparation entre le sucré et le salé, assez impérative dans la cuisine du XIX siècle, où l’on n’utilisait guère le sucre dans les plats salés que pour contrecarrer l’acidité des petits pois, n’était pas habituelle dans la cuisine romaine et médiévale où le sucré et la salé étaient mélangés, un peu comme dans la cuisine chinoise avec les tonalités aigre douces souvent dominantes.
L’évolution du goût
L’évolution du goût est un problème crucial pour l’histoire de la gastronomie. Le goût, un des cinq organes des sens, est d’une connaissance scientifique encore très imparfaite, et d’une grande complexité. Il ne peut ni être enregistré, ni être reproduit, contrairement aux autres sens, comme la vue ou l’ouie : une histoire de la peinture ou de la musique repose sur des éléments concrets, que l’on peut comparer et reproduire. Mais le goût, divisé en ses quatre composantes essentielles acide, amer, sucré, salé, ne peut être ni reproduit ni analysé. Il est individuel, chacun ayant ses préférences, et collectif, goût d’un peuple, d’une époque, reflet d’une civilisation. Il fait appel à l’expérience et à la mémoire et s’associe aussi à des stimuli extra sensoriels, comme le cadre, l’ambiance d’un repas, la conversation des convives, comme la madeleine de Proust lui rappelle son enfance. Le goût est avant tout individuel : chacun a son catalogue de goûts et de saveurs, qui évoluent de façon complexe dans le temps, et qui est difficilement transmissible d’un individu à un autre, d’une génération à l’autre, d’un groupe à l’autre ; mais il faut remarquer que la gastronomie est conviviale, plus collective qu’individuelle : c’est un partage depuis les festins d’Apicius jusqu’aux soupers de Grimod de la Reynières puis aux confréries gastronomiques actuelles telles le Club des cent fondé par Louis Forest en 1912 ou l’académie des gastronomes crée par Curnonsky le Prince des Gastronomes en 1928. De même les mots pour exprimer les goûts et les saveurs varient d’une époque à l’autre, et ne sont pas toujours compris, les bases de comparaison étant fonction des mots utilisés, et du non-dit (ce qui paraissait évident aux auteurs d’une époque, mais qui ne l’est pas forcement pour nous). Ainsi le langage du vin a beaucoup changé avec le temps : au XIX siècle, le vin avait du corps, de la cuisse ou de la jambe, Les sommeliers modernes parlent d’arômes de vanille, de violette (entre autres). Mais certains autres disent que le vin est simplement bon, ou qu’on aurait dû le boire plus tôt ou plus tard. Le goût du vin a évolué des temps anciens où l’on buvait le vin de l’année en raison de sa mauvaise conservation, à l’époque où l’on n’aimait que le vin vieux, et enfin à l’époque moderne où les impératifs financiers font revenir aux vins jeunes, ce qui d’ailleurs entraîne une modification profonde des pratiques de vinification.
Le goût est également très fluctuant selon l’époque. Nous avons du mal à envisager le goût des romains pour les vulves ou les tétines de truie, mais nous mangeons bien de la tête de veau, inconnue au Moyen-Âge.Pour prendre un exemple, où le produit n’a pas évolué, car sauvage, le poisson ; les goûts ont beaucoup varié a Rome, Apicius était prêt à payer mille sesterces pour un mulet exceptionnel et la murène était très appréciée ; de nos jours ces poissons appelés mulets ou muges , ou congre sont beaucoup moins appréciés ; par contre le bar ou loup est monté au pinacle par les cuisiniers modernes. De même au Moyen âge, le paon, le héron et le cygne étaient des gibiers princiers, peut-être plus pour leur présentation théâtrale à table que pour leur goût. Pour ma part, j’ai mangé du cygne et j’avoue ne pas avoir envie de renouveler l’expérience !
Il est des époques où l’évolution du goût a fait l’objet de controverses publiques dignes de la bataille d’Hernani. Une véritable querelle des anciens et des modernes s’est déroulée au XVII siècle, et de nos jours la Nouvelle Cuisine a voulu révolutionner la gastronomie par ses mélanges de goûts, son désir de « toiletter » la cuisine traditionnelle bourgeoise et des noces et banquets, de supprimer avec raison les sauces et les roux et de mettre, avec peut-être moins de raison, des portions réduites dans des assiettes gigantesques. De même la consistance des plats a beaucoup varié : la mâche des plats, c’est-à-dire le contact gustatif de la matière des mets avec la palais est fonction de l’époque : les romains, qui mangeaient dans leur triclinum en position semi allongée, préféraient manger haché ou mixé, ce qui excluait l’usage de la découpe individuelle des viandes ; de même, les aliments liquides comme les consommés, les bouillons, les soupes, dont les déclinaisons se comptent par centaines chez Escoffier, ont quasiment disparu des tables modernes.
La cuisson a beaucoup varié dans les temps, le goût des viandes saignantes et des poissons peu cuits « roses à l’arête » est une caractéristique de la fin du 20è siècle alors qu’auparavant la succession du bouilli et du rôti faisait appel à des cuissons plus prolongées.
Le goût d’une époque est trop difficile à apprécier car les témoins ont disparu, l’écriture est une traduction très aléatoire de l’expérience du goût.
Gastronomie et techniques culinaires
L’évolution de la gastronomie, c’est aussi les techniques d’apprêt des aliments, la Cuisine et les arts Culinaires. L’histoire de la cuisine, c’est d’abord les arts du feu et des instruments de cuisson, du foyer aux cuisinières à bois, à charbon ou au gaz, puis à l’électricité et ses multiples variantes du four à chaleur tournante, à l’induction. L’étude de la simple cuisson de l’œuf mollet fait appel à des notions de physique complexes, la composition du jaune et du blanc de l’œuf – expliquant leurs comportements différents à la chaleur. De même la physique de l’émulsion appelée mayonnaise, rapportée de Fort Mahon aux Baléares par le maréchal de Richelieu d’où son nom de Mahonnaise puis mayonnaise, est très complexe, même si l’on sait que certaines huiles comme l’huile de pépin de raisin en est un des secrets. Les instruments de cuisine anciens sont bien connus- par les témoins archéologiques et picturaux notamment- leur mode d’utilisation l’est moins d’autant que jusqu’à l’aube de ce siècle, la cuisine, sauf en milieu populaire où il ne reste que peu de traces écrites, était le fait de professionnels, chefs, officiers de bouche puis cuisinières : le fait que tout un chacun fait désormais la cuisine et se pique de gastronomie est une évolutivité sociologique récente. La lecture des livres anciens de cuisine est parlante à ce titre : toute les techniques de base de l’époque sont considérées comme connues, et donc non décrites : la lecture des traités d’Apicius, du Viandier de Taillevent ,ou même du Ménage de la Ville et des Champs au XVIII siècle sont tout à fait élusifs sur ces techniques culinaires – la reconstitution d’une recette ancienne pour en retrouver le goût est une aventure hasardeuse où ni les produits ni les techniques culinaires qu’il s’agisse des temps de cuisson, des températures ou des modes de préparation ne sont précisément mentionnés . La part d’interprétation du cuisinier moderne est forcement importante, et témoigne autant de notre époque que de celle de la recette originale.
Les conditions de Service déterminent aussi l’histoire de la gastronomie. Le service à la française, où de nombreux plats étaient présentés en même temps sur la table, au service à la russe ou service à l’assiette au tournant du XIX siècle a modifié profondément la gastronomie. On est passé à des plats multiples en gelée, froids ou tièdes à des plats servis à la bonne température, et à des règles prévues dans le déroulement et l’équilibre des menus. L’apparition de la fourchette sous Henri III et de l’assiette en remplacement des écuelles sous François 1er en France a modifié aussi la table, ainsi que le service du vin bien différent si l’on est servi que si l’on a un verre à sa disposition. De là sont venus des éléments qui peuvent paraître secondaires mais néanmoins importants : les arts de la table : le cristal, la porcelaine, les nappes, les décorations florales sont des éléments importants de la gastronomie, en veillant à ne pas à mélanger les genres : on n’attend pas les mêmes services d’un restaurant étoilé que d’un bistrot. Le cadre a son importance mais encore plus les convives, comme le soulignait Brillat Savarin : là encore la part culturelle est primordiale dans l’histoire de la gastronomie.
L’offre de Service de la gastronomie varie avec le temps. Jusqu’à la révolution, la gastronomie était l’affaire de professionnels qui étaient employés par les grands et les bourgeois. Il n’y avait pas de restaurants où l’on pouvait aller dîner le soir en compagnie – le premier restaurant a été le Café de Chartres au Palais Royal dont le décor existe encore au grand Vefour. La révolution a mis au chômage les cuisiniers des maisons nobles qui ont crée ensuite les premiers restaurants après Thermidor comme l’a mis en exergue J. Tulard dans son ouvrage sur les Thermidoriens. Cette tradition a duré jusqu’à nos jours en passant par la cuisine des palaces célébrée par Escoffier et la médiatisation des grands chefs à notre époque au point même que l’on mange désormais plus souvent à l’extérieur que chez soi.
Religion et gastronomie
La gastronomie est un élément important de la sociologie. Son histoire est intimement liée à celle des peuples, des individus, et des coutumes d’une époque. Le goût de la gastronomie a même influencé la religion : l’importance de la gastronomie se retrouve dans les textes bibliques à de nombreuses reprises : de l’ancien testament où Esaü échange avec Jacob son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, au nouveau testament où Jésus change l’eau en vin aux noces de Cana, miracle des plus gastronomiques. Les pratiques alimentaires ont certes été condamnées par l’église, qui a classé la gourmandise comme péché capital, mais le Carême a été sans cesse contrecarré par des restrictions à visée gastronomique. Par exemple tous les oiseaux d’eau se nourrissant de poissons, ont été considérés comme maigres ; Grimod de la Reynière dit en 1805 que l’intérêt pour les sarcelles a faibli du fait de la disparition des ordres religieux. Sous l’influence de prélats épicuriens, l’Espagne a été dispensée de carême. Au moyen âge, la gastronomie a trouvé refuge, ainsi que la culture et les textes anciens dans les monastères ; ce sont ainsi les moines bisontins qui ont inventé la galette des rois. A contrario, le refus de carême des Protestants a été à l’origine des « œufs à la huguenote », où le mélange du jus de viande aux œufs, dans un récipient spécial, était un moyen de résistance identitaire.
Politique et gastronomie (mêlée à l’économie politique)
La Politique a toujours été liée à la gastronomie. Le Souper de Louis XIV était public et un acte de représentation politique, où la qualité et la quantité des plats ingérés étaient recensées et magnifiés.La fuite de Varennes a peut-être échoué car Louis XVI s’était attardé pour dîner chez un de ses serviteurs. Le Banquet est l’expression de la république, d’abord en tant que mode d’opposition en 1847-1848, puis comme célébration de l’idéal républicain pendant la III république, culminant avec le banquet des maires en 1900. Mais il est consternant de penser que le célèbre dîner du Congrès de Vienne, agencé par carême, prêté par le Prince de Galles à Talleyrand, n’a laissé aucune trace écrite. Brillat savarin nous parle de commerce et de l’économie politique comme part intégrante de la gastronomie. Cela ne nous parait pas évident au premier abord, mais Fernand Braudel a bien montré que le capitalisme moderne est né du commerce des épices et de la morue au XV siècle. De même le Blocus Continental a déterminé la démocratisation du sucre par le sucre de betterave introduit sous l’égide de Benjamin Delessert.
La gastronomie a disparu de la politique avec ce siècle, mais en 1914 Léon Daudet disait que Jaurès « menait une éloquence touffue, dense comme un gruyère dont chaque trou était une métaphore ».
Médecine et gastronomie
La gastronomie et la médecine ne feront pas bon ménage. Depuis les temps scolastiques, on adaptait le régime en fonction du tempérament sanguin, bilieux, colérique ou mélancolique. Régime et gastronomie semblent contradictoires. Cependant, il faut bien noter que les maladies gastro-entérologique n’ont que fort peu d’origine alimentaire, et que les maladies métaboliques ont une part génétique majeure : il est amusant de considérer que l’hypercholestérolémie serait peut-être due à une adaptation à la disette : quand les ressources alimentaires étaient insuffisantes, ceux qui sécrétaient du cholestérol, base des principales hormones de l’organisme, étaient avantagés, ce qui n’est plus le cas de nos sociétés d’abondance. De même, le diabète de type II serait lié à l’insuffisance de l’exercice physique, nos organismes n’ayant que peu évolués depuis l’époque des chasseurs-courreurs du paléolithique. Cependant les régimes médicaux se sont récemment rapprochés de l’approche gastronomique. Déjà en 1938, le Dr Louis Labbé déclarait à l’académie des Sciences : « les diététiciens nous rendent fous : un jour ils disent blanc, un jour ils disent noir ». La situation a peu changé. Néanmoins la réhabilitation des volailles, des graisses d’oie et même du foie gras et du vin en quantité modérée répond au « french paradox », c’est-à-dire à la moindre mortalité cardiovasculaire française et notamment du sud-ouest. De même la notion de poisson gras a disparu depuis l’« invention » des omégas 3 et le régime Inuit. Mais surtout, la notion de variété et de plaisir est désormais redevenue primordiale, même si ces items ne sont pas statistiquement quantifiables. Les grands chefs se sont alliés à des médecins pour proposer une alliance de la médecine et de la gastronomie, ainsi JN Fabiani et B.Pacaud sur La Médecine de vos artères.
Sociologie et gastronomie
Dans les familles, l’évolutivité de la gastronomie a une traduction à la fois architecturale et ménagère : au fur et à mesure de l’évolution de la cuisine et de la gastronomie, le lieu où l’on élabore les aliments s’est rapproché de celui où l’on mange, passant de la séparation des salles de réception et de l’office, à la salle à manger et à la cuisine, puis à la cuisine conviviale où l’on fait la cuisine et où on mange. La cuisine de cachée est devenue exposée et exposition. De même une double évolutivité s’est produite : du chef de cuisine, de l’officier de bouche d’une maison noble ou bourgeoise, on est passé à la cuisinière, puis au maître de maison ou à la maîtresse de maison faisant eux-mêmes la cuisine. Aujourd’hui la gastronomie est au même titre l’objet des restaurants et des grands chefs que de « Monsieur ou Madame Tout le Monde ». Chacun n’en est pas moins méritant pour autant et pense et cherche à mieux manger même si les réalisations et les objectifs restent peu comparables.
La gastronomie a un rôle social très important : du Symposium de la Grèce antique aux dîners en ville, la qualité des invités doit être adaptée à celle des plats, des vins et des arts de la table. C’est un formidable moyen de lier connaissance, de se faire des relations, des amis. De secondaire dans les dîners d’affaire, la gastronomie peut être un mode de convivialité invitant à se rassembler autours d’un plat -le lièvre à la royale, type du plat mythique-les champignons, les abats et devient un but en soi . On a beaucoup glosé sur les confréries gastronomiques et leurs rapports avec les réseaux d’influence et de pouvoir. Mais ce sont des lieux qui sont à la fois des conservatoires du goût (pour la composition du menu en évitant plusieurs sauces et réductions), l’association des plats et des vins, mais aussi des lieux d’expérimentation où chacun se soumet à au jugement et à la critique, certes savoureuse mais souvent acérée de ses pairs.
Gastronomie : les sources de notre connaissance
Les sources sur l’histoire de la gastronomie sont souvent écrites et parfois ethnographiques, parfois archéologiques. La gastronomie antique est peu connue car les textes ont souvent disparu. L’Egypte, Sumer, le monde gréco-romain nous ont laissé des recettes et parfois des traités de cuisine. Puis plus rien jusqu’au Viandier de Taillevent sous Charles V — ensuite les sources foisonnent, surtout depuis l’invention de l’imprimerie mais l’évolutivité des goûts et des saveurs, et l’imprécision des techniques culinaires rendent l’interprétation souvent difficile. Malgré l’énorme quantité de livres de cuisine publiés de nos jours, l’interprétation est aussi difficile : la reproductivité d’une recette est très difficile et des petits secrets ou « trucs » sont souvent omis ou implicites dans les nombreux livres des grands chefs.
Les guides gastronomiques depuis Grimod de la Reynière jusqu’au guide Michelin depuis 1900 – l’alliance de la gastronomie et de l’automobile — nous apprennent beaucoup sur les mœurs gastronomiques de leur temps.
L’étude des menus anciens est également une source importante de l’appréciation de l’histoire de gastronomie : les menus anciens nous impressionnent sur les quantités des plats mentionnés ; deux hypothèses sont envisagées : soit les convives picoraient dans un ou plusieurs plats de chacun des services successifs, soit, comme certains l’ont envisagé, l’abondance des plats serait la réponse à la mémoire de la disette des crises frumentaires qui disparaissent au 18è siècle, alors que l’abondance des plats et des services successifs ne disparaîtra qu’avec la guerre de 1914, le plus célèbre menu restant celui du siège de Paris en janvier 1871 servi chez Voisin où sont servis les animaux du jardin des plantes, dont l’éléphant.
Les noms des plats ont varié avec le temps ; au 18è siècle, à l’exception de Bechameil, inventeur de la béchamel dont il écrivit la recette en vers, les noms utilisés pour nommer les plats sont ceux des « employeurs » des cuisiniers : tels sont la Purée Soubise, les pommes Pompadour, la Mirepoix ; le 19è siècle poursuivra avec le tournedos Rossini et la poularde Albuféra du nom du titre du Maréchal Suchet, mais aussi sera plus événementiel avec le veau Marengo. Mais ni Vatel ni Carème n’ont laissé leur nom à des plats emblématiques. Il faudra attendre le XXè siècle pour voir des noms de chefs associés aux plats comme les écrevisses Fernand Point ou l’omelette de la mère Poulard. L’évolution des noms des plats la plus amusante est sans doute moderne avec les mélanges de mots, d’ingrédients et d’utilisation à contre-courant des termes traditionnels au nom de la nouvelle cuisine.
La littérature nous offre une vision à la fois réaliste et imaginaire de l’univers gastronomique. Le repas gastronomique peut être la mise en scène de l’intrigue comme dans l’Auberge Rouge de Balzac, livre trop peu connu, ou une appréciation indispensable des voyages, comme dans le Voyage en Italie de Stendhal. On ne peut que saliver devant les descriptions du repas de noces d’Emma Bovary ou le repas de Noël des Trois Messes Basses d’Alphonse Daudet. Parfois, le ton est polémique, comme Baudelaire vis à vis de la cuisine belge. L’alliance de la littérature et de la gastronomie sera pérennisée par le premier déjeuner Goncourt organisé en 1905 par Léon Daudet. Dans les évolutions contemporaines de la littérature, le roman policier et la bande dessinée sont des acteurs importants de l’évolution gastronomique. Simenon est le chantre des plats roboratifs de la cuisine bourgeoise dans la série des Maigret ; et Franquin a inventé avec Gaston Lagaffe la cuisine d’épouvante.
L’ethnographie nous donne d’autres sources en recueillant les recettes dans les populations exotiques, mais aussi dans nos campagnes : c’est un moyen important d’apprécier la mémoire du goût, et l’art de bien manger d’un monde simple et paysan en train de disparaître et permet parfois de remonter assez loin dans le temps.
L’archéologie permet d’apprécier la gastronomie des civilisations disparues : la consommation en viande des populations paléolithiques de Pincevent décrites par Leroi Gouran , les offrandes funéraires des égyptiens, les cuisines intactes d’Herculanum et de Pompéi nous renseignent de façon fragmentaire.
Que peut-on attendre de l’histoire de la gastronomie ?
L’Histoire de la gastronomie est une histoire universelle, à la fois dans le temps et dans l’espace. Toutes les régions du monde sont concernées, même si c’est de façon inégale : les gastronomies française et chinoise sont unanimement reconnues avec leurs variantes : haute cuisine et cuisine de terroir en France, cuisine impériale ou régionale en chine. D’autres gastronomies sont plus limitées comme la gastronomie italienne ou espagnole en Europe, ou plus lointaines comme la gastronomie japonaise ou indienne.
C’est aussi une histoire universelle dans le temps. La gastronomie commence avec l’homme, au moins avec l’invention du feu et son corollaire la cuisson des aliments au paléolithique. Depuis, chaque civilisation a défini ses critères du bien manger, même si certaines époques sont plus fastes, notamment la Rome Impériale, le XVIIIe siècle français notamment et l’époque contemporaine ont placé le bien manger au rang des beaux arts.
L’histoire de la gastronomie est une histoire culturelle, comme l’a fort bien montré Jean François Revel dans son Festin en Paroles, qui est un des plus beaux livres sur l’histoire de la gastronomie. La gastronomie s’apprend, se transmet et se transforme en fonction du contexte culturel d’une époque. On pourrait définir chaque époque par sa gastronomie. Pour rester aux époques récentes, la cuisine d’Escoffier des grands palaces au tournant du XIXè et du XXe siècle et la nouvelle cuisine des années 1970 en sont des exemples emblématiques. On est en effet passé de la cuisine noble du XVIII siècle – le maréchal de Richelieu disant qu’on ne savait pas manger avant le règne de Louis XV — à la cuisine savante de Carème, puis à celle des palaces. Un mélange subtil avec la cuisine paysanne et les traditions des terroirs a donné naissance à la cuisine bourgeoise, qui a duré jusqu’à la révolution de la nouvelle cuisine.En effet toute cuisine tend à évoluer selon des modes contradictoires, d’une part la sophistication et la complication croissante, et d’autre part la simplification et le retour aux sources et aux goûts simples. La mondialisation apporte une internationalisation de la cuisine, tant par les produits exotiques tels le quinoa du Pérou, ou les épices exotiques tels le poivre du Setchouan ou la citronnelle thaï, que par le mode de cuisson, cuisson à la vapeur asiatique, notamment, ou le mode de préparation, comme les poissons crus à la japonaise dont les enseignes de sushi ou de sashimi fleurissent actuellement ; mais cette mondialisation était déjà le fait de l’antiquité et du moyen âge, par le commerce des épices et du sucre, et des temps modernes par le café et le chocolat, à l’origine du premier café, le Procope. Parallèlement, en réaction à l’internationalisation, le retour aux cuisines de terroir s’affirme de plus en plus.
L’histoire de la gastronomie est aussi celle d’un certain imaginaire de l’homme : le bien manger peut être un idéal, quasi impossible à obtenir, une quête permanente, un désir d’absolu, au maximum une quasi religion avec ses rites. Les gastrolâtres de Rabelais en ont été la première description des temps modernes. L’imaginaire est une part intégrante de la gastronomie : on imagine ce qu’ont pu être les poissons farcis de Carème, les pâtés de Gouffier ou d’Edouard Nignon ; on imagine les cuisines antiques où l’on s’imagine dans un symposium grec (ethymologiquement boire ensemble) ou dans un souper chez Beauvilliers ; on imagine enfin de nouveaux plats et de nouvelles alliances de goûts et de saveurs. Alexandre Dumas en est peut-être le meilleur exemple : gastronome accompli, écrivant son Dictionnaire de Cuisine, il imagine un plat qui commence par les mots suivants : « prenez un ou plusieurs pieds de jeunes éléphants, enlevez la peau et les os, après les avoir fait dégorger pendant quatre heures… » etc.
L’histoire de la gastronomie, c’est aussi une histoire de la sensibilité et des mentalités. Certes il existe une histoire événementielle de la gastronomie, comme la création du poulet Marengo ou le menu tout bœuf du maréchal de Richelieu, assiégé dans une forteresse du Hanovre pendant la guerre de sept ans, et une histoire quantitative, qui se rapporte cependant plus à l’histoire de l’alimentation qu’à celle de la gastronomie, mais par exemple, l’évolution des quantités produites et des prix renseignent sur des produits comme les truffes, en raréfaction constante ou le saumon, qui de produit courant dans certaines régions (on mentionnait dans les contrats de travail qu’il ne fallait pas servir plus de 3 fois par semaine du saumon aux ouvriers bateliers de la Loire), est devenu rare et cher, puis avec l’aquaculture banal et dévalorisé.
L’histoire de la sensibilité gastronomique est difficile à apprécier mais elle recèle des aspects profonds et importants des sociétés qu fil du temps. Le rôle du vin et sa consommation en sont un bon reflet : depuis la Grèce et l’Egypte où les vins millésimés existaient déjà, que de variations jusqu’aux modifications récentes de la vinification et du goût du vin sous l’influence de Parker, en contradiction avec le goût du vin classique célébrés par Louis Penaud. Parallèlement, le vin est passé d’un produit de luxe, ce que n’a jamais été le cas de la bière, à un produit sain, naturellement non contaminé par les bactéries pathogènes, protégeant des épidémies propagées par l’eau insalubre, à un produit diabolisé par la médecine, source de pathologies addictives, de dépendance et de maladies en partie responsables du trou de la sécurité sociale… jusqu’à être réhabilité ensuite comme un bon aliment, retrouvant l’aphorisme de Louis Pasteur, prévenant les maladies cardiovasculaires et même la maladie d’Alzheimer. Ainsi les modes de consommation du pain et des viandes ont subi des variations comparables. Déjà au XVIIIè siècle, le pain devait être blanc pour les parisiens, au risque de survenue d’émeutes comme le suggérait le lieutenant de police de l’époque, et le XXè siècle a réhabilité le pain de froment et les pains de misère d’autrefois, agrémentés de céréales entières, de farines non blutées (pain complet), voire même le pain bis.
L’histoire de la gastronomie est aussi celle du goût, mais là le problème est quasi insurmontable. On ne peut que se contenter des descriptions des plats, des produits, des menus ou de leur appréciation par la littérature ou la lecture des guides gastronomiques. Mais comme le goût relève d’une éducation personnelle, individuelle, non ou peu reproductible d’un sujet à un autre, d’une génération à l’autre, d’une société à l’autre, d’une classe sociale à l’autre et d’une époque à l’autre. Posez-vous la question : quels goûts avez-vous transmis à vos enfants ? Là est peut-être l’obstacle le plus important à établir une histoire objective de la gastronomie. Le goût est mémoire des plats, de certains accords des mets et des vins, qui peut définir une certaine gastronomie, qui peut définir une certaine gastronomie classique, mais aussi mémoire de l’instant, de la qualité et de la conversation des convives ; la gastronomie n’est pas un plaisir solitaire. Certains gastronomes ont d’ailleurs, contrairement à Brillat Savarin, proposé de n’accorder une attention qu’à la table uniquement. Ainsi Apicius déjà proposait, pour ne pas mélanger les plaisirs, de voiler les seins des serveuses : O tempora ! O mores ! l’histoire du goût est donc forcement imparfaite : on ne pourra pas retrouver le goût du foie gras romain, foie gras d’oies gavées aux figues, ni même celui du pâté de foie gras d’Alsace apporté à Versailles par le cardinal de Rohan sous Louis XV. Le goût varie aussi entre la mémoire des mets de l’enfance, d’un certain âge d’or, l’évocation des plats d’une époque passée, et l’expérimentation les modes gastronomiques de l’époque. Cette dualité entre mémoire et goût est de toutes les époques. Mais l’histoire du goût est une histoire qui fait la part belle à l’imaginaire. Un plat gastronomique est souvent ce que l’on s’imagine qu’il doit être ou ce qu’il devrait être. Ainsi en est-il du lièvre à la Royale, plat certes récent, mais qui est l’objet de querelles homériques entre les tenants du lièvre servi en roulade avec du foie gras entier, et les tenants de la recette du lièvre compoté du Sénateur Conteaux. La part de l’imaginaire dans l’histoire de la gastronomie explique les multiples facettes des recueils publiés fonction de l’histoire de la sensibilité et de l’imaginaire de l’auteur. Il en est de même des tentatives de re-créations de recettes anciennes.
L’histoire de la gastronomie est donc un domaine multiple, varié, protéiforme, où se mélangent l’histoire universelle, événementielle ou quantitative, l’histoire de la sensibilité et des civilisations et des cultures, ainsi que l’histoire du goût.
Certes l’histoire de l’alimentation et celle des recettes sont une part fondamentale de l’histoire de la gastronomie, mais celle-ci peut n’être aussi que culturelle et imaginaire.
Il est clair que l’on peut écrire des histoires de la gastronomie, parcellaires, limitées à un plat, à un produit, à une technique culinaire, à un terroir ou à un pays, à une époque, ou aux gastronomes, mais écrire l’histoire de la gastronomie est une entreprise beaucoup plus vaste et difficile. C’est une part importante et fondamentale de l’homme. La gastronomie est une partie intégrante de l’évolution et de l’histoire de l’humanité.Ecrire l’histoire de la gastronomie est donc difficile, mais o ! combien passionnant et digne d’intérêt mais qui restera probablement toujours imparfaite ; l’histoire de la gastronomie, c’est l’histoire du goût, si difficile à établir, mais aussi l’histoire de l’homme et de l’humanité. C’est donc une histoire humaniste qu’il nous faut écrire.
Ecrivons donc.