Séance du lundi 15 mai 2006
par Mme. Elisabeth Zoller
Il y a bien des manières de décliner la place considérable qu’occupe la justice dans la société américaine. Le premier angle d’approche doit être d’ordre institutionnel. Les Etats-Unis connaissent deux justices, la justice d’Etat (il y a cinquante Etats et chaque Etat a son propre système judiciaire) et la justice fédérale. Chaque année, trente-trois millions d’affaires sont portées devant les cours d’Etats, et huit cent mille devant les cours fédérales. Celles-ci ne sont nullement des cours d’appel de tous les jugements rendus par les cours d’Etats. Elles ne connaissent des affaires jugées par les cours d’Etat que lorsque ces affaires intéressent le droit fédéral. Le droit fédéral étant limité aux compétences de l’Union (le gouvernement des Etats-Unis est un gouvernement aux pouvoirs « limités », mieux encore, « énumérés » comme aiment à dire les Américains), une vaste part du droit d’Etat, en gros, tout le droit privé (civil et pénal) est de la seule compétence des cours d’Etat et ne va pratiquement jamais devant les cours fédérales.
Dans les Etats, la cour de justice de première instance est la principale institution du comté ; installée souvent au centre même de la communauté, elle dépend d’une cour d’appel, laquelle est sous le contrôle d’une cour suprême d’Etat. En principe, les juges d’Etats sont élus, mais au niveau des cours d’appel et de la Cour suprême de l’Etat, le système souvent aménagé de telle sorte qu’une fois élus, les juges restent en fonction à moins d’être recalled (destitués) par un vote, populaire ou législatif.
Les cours fédérales ne se rencontrent que dans les villes les plus importantes. La justice fédérale est organisée sur trois niveaux : en première instance, les cours de districts (quatre-vingt quatorze districts sur tout le territoire des Etats-Unis) flanquées chacune d’une cour de banqueroute (Bankruptcy Courts) — la banqueroute relevant de la compétence du Congrès ; en appel, treize cours de circuits (il y a douze circuits géographiques groupant chacun de deux à huit Etats et un treizième circuit, disons, fonctionnel qui est la cour d’appel des juridictions fédérales sans ressort territorial comme la US Court of Federal Claims compétente pour juger la responsabilité du gouvernement fédéral, la US Tax Court en matière fiscale, la US Court of International Trade pour le commerce international) ; enfin, au sommet des cours fédérales, la Supreme Court of the United States, la Cour suprême des Etats-Unis qui est composée de neuf juges (huit juges associés — associate justices — et un président — chief justice — qui exerce par ailleurs des fonctions de direction et d’organisation interne de tout le système judiciaire fédéral avec l’assistance d’une conférence judiciaire).
Concrètement dans les Etats, cours d’Etat et cours fédérales sont parfois très proches ; elles se font même quelque fois face, comme si, par exemple, en face du Palais de justice sur l’île de la Cité, figurait non la Préfecture de police, mais, disons pour faire une comparaison parlante, l’une des sept cours d’appel ou l’une des cinquante cours de première instance de l’Union européenne, s’il en existait.
Un deuxième angle d’approche doit être l’échelle humaine. Dans toute société, la justice, ce sont d’abord des hommes. Aux Etats-Unis, les métiers de la justice et du droit sont parmi les plus élevés dans l’échelle sociale ; les lawyers (avocats), ceux qui sont passés par la school of law (faculté de droit) jouissent d’un grand prestige, comparable à celui de la haute fonction publique en France. Le passage par une grande faculté de droit (Harvard, Yale, Chicago, ou Stanford) équivaut à un passage par l’une de nos grandes écoles. D’un autre côté, un juge aux Etats-Unis est toujours un homme (ou une femme) d’âge mûr ayant derrière lui une carrière professionnelle déjà bien remplie, le plus souvent au barreau, qui est nommé ou élu à ce poste à raison de son expérience et de sa formation. Personnage confirmé, jouissant d’autorité, le juge est la grande figure du droit aux Etats-Unis. Cette autorité s’exprime dans les jugements qu’il écrit lui-même et qui sont signés de sa main. Une carrière juridique réussie ne consiste pas à devenir un maître du barreau ou un professeur faisant autorité en doctrine, mais à être un juge, et notamment un juge fédéral. Dans la société extrêmement égalitaire qu’est la société américaine (les gens s’appellent facilement par leurs prénoms aux Etats-Unis, même s’ils ne se connaissent presque pas), le juge est la seule personne à laquelle il est d’usage de s’adresser à la troisième personne.
Enfin, un troisième angle d’approche pourrait être fonctionnel. La justice représente dans la société américaine, un grand pouvoir, respecté et parfois redouté, qui tient un rôle politique sans équivalent dans notre République. On sait depuis Tocqueville qu’il n’est « presque pas de question politique, aux États-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire ». On a pu le vérifier lors des péripéties judiciaires du Président Clinton qui, en 1999, a frôlé à une voix de majorité la destitution par le Sénat pour avoir menti en justice, suivies l’année d’après, de l’intervention de la Cour suprême dans l’affaire Bush v. Gore par laquelle, au terme d’une attente de vingt et un jours, la plus haute juridiction du pays a souverainement désigné le vainqueur des élections présidentielles de 2000. Si elles témoignent du rôle politique tenu par le juge dans la société américaine, ces affaires ne sont que l’écume de la mer. Aux Etats-Unis, la justice est politique moins parce qu’elle s’attaque à des hommes politiques ou juge des affaires que nous considérerions comme politiques ; la justice est politique dans un sens plus fondamental, en ce sens concrètement que les affaires de la cité, ses choix de société, son destin, ses libertés dépendent de son aval. Aujourd’hui, la plupart des choix de société aux Etats-Unis dépendent moins du choix des électeurs que de celui des juges ; c’est bien pourquoi la nomination des juges de la Cour suprême intéresse la société tout entière, mobilise tant d’intérêts et suscite tant de passions. Comment pourrait-il en aller autrement quand les citoyens savent (et acceptent) que les choix politiques et sociétaux qu’ils feront avec leurs bulletins de vote pourront rarement prendre corps sans un contrôle judiciaire.
A n’en pas douter, la justice tient une place considérable dans la société américaine ; elle est un pouvoir, un « vrai » pouvoir. Nombreux sont les meilleurs esprits en France qui, dans la période de crise que connaît notre justice, élèvent leurs voix pour qu’on s’inspire de la place de la justice aux Etats-Unis de manière à mieux définir celle qui doit être la sienne en France et qui rêvent d’en faire un vrai pouvoir, un troisième pouvoir dans l’Etat, comme aux Etats-Unis. L’idée mérite la sympathie, mais elle appelle certaines précisions.
La justice américaine est un grand pouvoir pour des raisons qui sont propres aux Etats-Unis et qui n’ont jamais pu être répétées à l’identique dans d’autres systèmes juridiques ; le modèle américain de justice est unique. Ces raisons sont, d’abord, juridiques : les Etats-Unis appartiennent au système de common law (I), elles sont, ensuite, constitutionnelles : les Etats-Unis forment un Etat fédéral (II), ces raisons sont enfin, et surtout, politiques : les Etats-Unis ont donné à leurs juges le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois (III), de sorte que l’idée de prendre modèle sur la grand pouvoir que forme la justice aux Etats-Unis pour guérir la justice française des maux qui la frappent laisse plutôt sceptique (IV)
Les raisons jurifiques : la common law
Les Etats-Unis appartiennent au système de la common law. Or, dans ce système juridique, le juge est toujours sinon un grand pouvoir, du moins une grande autorité dans l’Etat pour deux causes principales. La première est que le propre de la common law est de faire du juge, en principe, l’auteur du droit. Le droit commun, c’est-à-dire pour faire vite, le droit civil, est fait par le juge ou, plus exactement, il est découvert par lui. Bien sûr, aujourd’hui, dans tous les pays de common law, le droit est plus législatif que jurisprudentiel et le législateur a remplacé le juge dans l’énoncé des lois. Mais l’intervention législative est variable selon les systèmes juridiques nationaux. Aux Etats-Unis, elle est toujours restée minimale ; la common law est entièrement du ressort des Etats et si ceux-ci sont intervenus pour la changer ou la compléter sur certains points, ils ne l’ont pas remplacée en totalité par du droit législatif, de sorte que la vie quotidienne du citoyen (mariage, filiation, procréation, responsabilité civile, propriété, successions) reste encore très largement façonnée par les juges.
La deuxième raison de la puissance du juge dans les pays de common law est que, dans ces systèmes, le juge est non seulement l’auteur, mais encore le principal organe d’exécution du droit. Il y a, en effet, deux manières d’exécuter la loi, le régime administratif ou le régime judiciaire. La France adhère à ce que Maurice Hauriou appelle le régime administratif, selon lequel l’exécution des lois est en principe confiée à des autorités administratives, notamment les services extérieurs de l’Etat. Les Etats-Unis vivent sous un régime judiciaire d’exécution des lois ; il n’y a pas d’administration déconcentrée pour veiller à l’application des lois et à la sûreté générale ; l’exécution des lois est laissée à l’initiative individuelle. En cas de violation de la loi, c’est à l’individu d’aller devant le juge demander l’application des lois. Sauf dans quelques matières particulières comme la police fédérale (FBI) qui intéressent l’ordre public fédéral, il n’existe pas comme en France des administrations chargées de protéger le citoyen et de faire respecter le droit. C’est à la victime d’agir et de se plaindre au souverain, pour ainsi dire. L’individu a deux citoyennetés, la citoyenneté fédérée et la citoyenneté fédérale, et la seconde protège de la première. En cas de violation du droit fédéral, par exemple en cas de discriminations racistes sur les lieux de travail, c’est à la victime d’user de sa citoyenneté fédérale et d’aller devant le juge fédéral pour demander l’application du droit fédéral contre l’Etat fédéré. Pour faire exécuter la loi, le juge dispose d’énergiques pouvoirs d’injonction contre les autorités administratives.
Il est bien certain que, dans un système où un juge fédéral peut ordonner la remise en liberté immédiate d’une personne arrêtée et incarcérée par les autorités d’un Etat, le juge fédéral est un grand pouvoir. Imagine-t-on le pouvoir qu’aurait un juge européen comme, par exemple, un tribunal de première instance qui dépendrait de la Cour européenne des droits de l’homme, s’il pouvait ordonner sous peine d’astreintes et d’emprisonnement de l’agent public qui s’y refuserait, la remise en liberté immédiate d’une personne arrêtée et détenue en France ? Les pouvoirs des juges fédéraux furent considérablement renforcés après la guerre de sécession en matière de procédure pénale, avec l’adoption en 1867 d’une loi prévoyant un Habeas Corpus fédéral et les lois prises en exécution du 14e Amendement à la Constitution fédérale (1868).
Le régime judiciaire d’exécution des lois est essentiel pour comprendre pourquoi et comment s’est développé ce trait de la culture de common law qui faisait l’admiration de Tocqueville, ce qu’il appelait « ce respect profond du droit, cet amour de la légalité, cette répugnance à l’emploi de la force ». Ces caractéristiques sont venues d’Angleterre ; elles sont rentrées en Europe sous couvert de la rule of law, inscrite aujourd’hui dans la Convention européenne des droits de l’homme sous le terme de « prééminence du droit » et que l’on connaît aussi sous le vocable « Etat de droit ».
Les raisons constitutionnelles : le fédéralisme
La deuxième raison qui explique la place éminente de la justice dans la société américaine est de nature constitutionnelle ; c’est le fédéralisme. Les Etats authentiquement fédéraux, et pas simplement largement décentralisés, se caractérisent par une superposition de deux niveaux de gouvernement, chacun complets en eux-mêmes. S’il y a deux niveaux de gouvernement, il y a nécessairement deux niveaux législatifs, ce qui implique : 1) une délimitation des compétences entre le niveau fédéral et le niveau fédéré ; 2) un principe de suprématie du droit fédéral sur le droit fédéré, faute de quoi l’union se délitera à proportion des législations autonomes sur des sujets d’intérêt commun. Dans tous les Etats fédéraux, ce sont toujours les juges qui remplissent ces deux fonctions que sont la fixation des bornes de l’autorité fédérale et l’exécution concrète du principe de suprématie du droit fédéral sur le droit de l’Etat fédéré.
Aux Etats-Unis, la délimitation des compétences entre le gouvernement fédéral et les Etats a été fixée par la Constitution, mais dans des termes très généraux [du type : le Congrès aura le pouvoir de réglementer le commerce entre Etats] qui n’ont reçu un contenu précis qu’avec les nombreuses affaires portées devant la justice fédérale pour en déterminer le sens. De ce point de vue, la jurisprudence de la Cour suprême sous la présidence de John Marshall (1800-1835) a été décisive pour l’évolution de la fédération. C’est John Marshall qui a transformé le pacte entre Etats qu’on avait initialement pensé conclure à Philadelphie en une constitution dont le sort a fini par échapper à ses auteurs, ce qui lui a valu de passer à l’histoire comme le grand architecte de l’unité nationale. Inversement, il est arrivé qu’au lieu d’apaiser les tensions, la justice ait, au moins une fois, précipité la discorde dans l’Union comme ce fut le cas avec la malheureuse décision Dred Scott (1857) qui radicalisa le mouvement anti-esclavagiste au Nord, enflamma les passions au Sud et amena indirectement la guerre de sécession. Un autre exemple plus proche de nous montre que c’est encore la justice qui a tenté, au cours de vingt dernières années, sous la présidence de William Renhquist, de faire renaître le fédéralisme au prix d’une réduction des droits des citoyens des Etats contre leur propre gouvernement. Quoi qu’elle fasse, la justice tient la balance de l’Union entre ses mains. Comment s’étonner alors qu’elle ne soit pas regardée comme un grand pouvoir dans l’Etat ? Elle l’est même d’autant plus que la grande force de la justice dans les affaires de fédéralisme est de ne pas juger les affaires au fond. Elle ne dit pas si c’est bien ou si c’est mal, mais seulement qui, de l’Etat ou de l’Union, a compétence pour faire telle ou telle chose, de sorte que le jugement est neutre, lisse, et que son impartialité est rarement suspectée.
En second lieu, le principe fondamental d’un Etat fédéral est que le droit fédéral doit primer le droit fédéré pour que l’Union subsiste. La suprématie du droit fédéral sur le droit fédéré est la plus importante caractéristique de la Constitution des Etats-Unis. Elle est prévue à l’article 6 (2) de la Constitution, qu’on appelle communément la clause de suprématie. Cet article dispose : « La présente Constitution, et les lois des Etats-Unis qui seront prises pour son application, et tous les traités conclus, ou qui seront conclus, sous l’autorité des Etats-Unis, seront la loi suprême du pays ; et les juges dans chaque Etat seront liés de ce fait, nonobstant toute disposition contraire dans la constitution ou les lois de l’un quelconque des Etats ». Concrètement, cela veut dire que c’est à la justice des Etats de faire fonctionner le fédéralisme ; c’est elle qui, dans chaque Etat, a la responsabilité de faire respecter la suprématie du droit fédéral sur le droit fédéré. Le système américain d’exécution du droit fédéral par les juges d’Etats est très proche du système communautaire dans lequel c’est aux juges nationaux qu’il appartient de faire respecter le droit communautaire. Il est certain que lorsqu’un juge d’Etat peut écarter sa propre loi nationale pour lui en substituer une autre de nature supérieure, sa position dans l’Etat en est très renforcée. Toutefois, il existe à cet égard deux grandes différences entre l’Union européenne et les Etats-Unis, l’une procédurale, l’autre de fond.
D’un point de vue procédural, à la différence de l’Union européenne, les Etats-Unis disposent en sus des juges d’Etats, de tout un système judiciaire fédéral présent dans les Etats, dont la mission est de redresser la mauvaise application que ces juges font de la clause de suprématie et qui dispose des moyens coercitifs nécessaires pour faire exécuter la décision rendue. Bref, la justice fédérale tient en tutelle toutes les justices d’Etats. Elle en tire un grand prestige qui est d’autant plus considérable qu’il n’y a pratiquement plus de questions juridiques de droit d’Etat qui ne puissent venir devant elle. Le système n’avait pas été conçu de la sorte au départ ; il est la conséquence des mesures adoptées après la guerre de sécession pour éradiquer l’esclavage tout en sauvegardant le fédéralisme, ce qui amène à dire quelques mots de la seconde différence entre l’Union européenne et l’Union américaine sur la question de la suprématie.
D’un point de vue matériel, il ne faut jamais perdre de vue qu’après la guerre de sécession, la solution du problème de l’esclavage est passée par ce qu’on appelle la « fédéralisation » des droits civils et politiques. A l’origine, le droit fédéral n’avait qu’une portée réduite. En 1788, au moment du débat sur la ratification de la Constitution fédérale élaborée à Philadelphie, Madison rassurait les Etats en expliquant que les pouvoirs du gouvernement fédéral étaient « limités et définis », qu’ils portaient sur « des objets externes » comme « la guerre, la paix, les négociations diplomatiques et le commerce avec l’étranger ». Par contre, soulignait-il, les pouvoirs des gouvernements des Etats restent « innombrables et indéfinis », notamment parce qu’ils concernent « le cours ordinaire des affaires » et qu’ils s’exercent sur « la vie, la liberté, et les propriétés des citoyens ». Ce partage de compétences a volé en éclat avec la guerre de sécession et l’adoption des 13e, 14e et 15e amendements qui ont fait passer sous le contrôle du gouvernement fédéral le respect par les Etats des droits civils et politiques de leurs citoyens. A la faveur d’une interprétation particulièrement extensive de ces dispositions qui a consisté à intégrer dans leur portée la quasi-totalité des droits du Bill of Rights, la justice fédérale est devenue aujourd’hui la grande protectrice des droits des citoyens des Etats. Aujourd’hui, la vie, la liberté et la propriété des citoyens sont sous la protection du droit des Etats-Unis et de la justice fédérale. Une justice qui peut obliger les Etats à accorder l’avortement, à garantir une liberté totale d’expression et qui peut les contraindre, quoique à tout petits pas, à limiter leur droit de punir du châtiment suprême les crimes commis sur leurs territoires, est une justice puissante.
Les raisons politiques : le pouvoir de judicial review
La troisième et dernière raison de la place puissante et respectée de la justice aux Etats-Unis tient à son pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois, ce qu’on appelle le pouvoir de judicial review. Le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois est nécessairement lié au fédéralisme, mais seulement et uniquement dans la dimension verticale, c’est-à-dire pour faire en sorte que les Etats ne prennent pas des lois contraires à la constitution fédérale. Ceci dit, un Etat fédéral n’est nullement obligé d’adopter le contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois dans sa dimension horizontale, c’est-à-dire au niveau du gouvernement fédéral lui-même. C’est le cas de la Suisse où le Tribunal fédéral ne contrôle que la constitutionalité des lois cantonales, à l’exclusion des lois fédérales. Aux Etats-Unis, il en va différemment ; la Cour suprême s’est reconnue le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois du Congrès dans le célèbre arrêt Marbury v. Madison (1803). Les Etats-Unis appliquent ainsi le contrôle de constitutionnalité des lois non seulement comme une technique du fédéralisme, mais encore comme une technique de la séparation des pouvoirs. Là se situe la raison majeure du rôle politique de la justice dans la société américaine ; c’est grâce à cette technique qu’elle a pu se hisser au même niveau que le législatif et l’exécutif.
Le contrôle de constitutionalité des lois est une veille technique judiciaire que les Américains n’ont pas inventé, mais plutôt réinventée. A l’âge monarchique, avant les révolutions qui changèrent le monde à la fin du 18e siècle aux Etats-Unis et en France, les juges vérifiaient la conformité des lois du roi au droit. Ce système de contrôle de constitutionnalité existait presque partout. Seule variait la forme qu’il prenait. En Angleterre, il était postérieur à la promulgation de la loi ; c’était le pouvoir de judicial review (révision judiciaire) dont l’idée avait été énoncée au début du 17e siècle par les juges anglais dans quelques affaires et dont l’usage était passé aux Etats-Unis. En France, le contrôle était préventif ; il intervenait avant la promulgation de la loi, sous la forme des remontrances des Parlements. La pratique tomba en sommeil en Angleterre avec l’avènement de la souveraineté du Parlement ; en France, elle fut balayée par la révolution et la proclamation de la souveraineté nationale. Curieusement, elle s’est maintenue en Amérique et elle a même connu une seconde jeunesse dans toutes les républiques établies dans les colonies après l’indépendance. Comment expliquer cela ? Principalement par le système de représentation retenu pour élire les représentants du peuple dans les assemblées législatives. Les Américains ont fait de la représentation de tous les intérêts dans les assemblées législatives, y compris les intérêts particuliers, le critère du gouvernement républicain. Autrement dit, aux Etats-Unis, la souveraineté est populaire dans tous les sens du terme ; c’est le peuple qui est souverain, le peuple dans sa réalité de tous les jours, fait de millions d’hommes et de femmes établis dans cinquante Etats, le peuple composé d’immigrants venant de tous les continents, formé de toutes les races, de toutes les religions, de toutes les croyances, de toutes les métiers et professions, le peuple réel dans toute sa diversité. Il s’agit de représenter les individus dans leur réalité sociale, tels qu’ils se définissent par leur appartenance aux groupes qui forment la société, qu’ils soient de nature raciale, ethnique, économique, religieuse, l’objectif étant que tous les intérêts, sans exclusive et quelle que soit leur nature, puissent être représentés dans le gouvernement. Ce système a le grand avantage de donner une image aussi fidèle que possible du corps social dans toute sa diversité ; il fournit une photographie de la société à un moment donné telle qu’elle est formée d’une multitude d’intérêts et de communautés.
L’inconvénient du système de représentation réelle est qu’il est assez facile aux intérêts les plus puissants de coaliser autour d’eux d’autres intérêts et de se transformer en une « majorité intéressée et dominatrice » (« interested and overbearing majority »)comme s’en alarmait Madison à propos des factions qui s’étaient rendues maîtresses des affaires publiques dans les Etats après l’indépendance. Ce que Tocqueville, lecteur attentif de Madison, appela plus tard « la tyrannie de la majorité » est alors inévitable ; elle était d’ailleurs déjà un poison dans les jeunes républiques établies après 1776 et elle constitua le grand sujet de préoccupation de la Convention réunie à Philadelphie en 1787. C’est pour la contrer que, très progressivement, les juges d’Etats se sont mis à exhumer la vieille doctrine de la révision judiciaire. Avant même la convention de Philadelphie, la technique de la révision judiciaire était devenue une doctrine établie dans les Etats quoiqu’elle ne fut alors pratiquée qu’à doses infimes et pour ainsi dire jamais. La technique ne fut pas introduite dans la Constitution, pour cette simple raison qu’au niveau du gouvernement fédéral, le frein aux ambitions de la majorité intéressée et dominatrice qui tourmentait tant le parti fédéraliste était le veto présidentiel. La mise en place de deux partis politiques déjoua ce calcul. Lorsque les freins et contrepoids savamment mis en place dans la Constitution s’avérèrent impuissants à empêcher un seul parti de tenir en même temps et le Congrès et la Présidence (la situation se produisit en 1800 lors de l’élection de Jefferson), la situation était mûre pour théoriser le contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois. Trois ans plus tard, la décision Marbury v. Madison fut rendue.
Si le contrôle de constitutionnalité a survécu à toutes les tempêtes qu’il a essuyées, c’est qu’il s’est adouci ou, si l’on préfère, assagi. Certes, on peut toujours dire avec Tocqueville que le juge joue aux Etats-Unis un grand rôle politique quoique, depuis la crise du New Deal (1936-1937) et la partie de bras de fer avec Roosevelt, les juges américains ne gouvernent plus et ne se mêlent plus d’entraver la politique économique et financière du gouvernement. Il n’en demeure pas moins que le pouvoir de judicial review leur permet de toujours exercer un rôle politique considérable que beaucoup d’Américains, qui n’en finissent pas de débattre de la légitimité de ce système au regard des exigences de la démocratie, trouvent excessif. Rien n’y fait. Plus fort que jamais, le contrôle de constitutionalité demeure. Les Américains en ont même fait un critère de la démocratie. Comment expliquer cela ?
Par ce seul fait que la justice est la seule institution à laquelle les Américains font confiance. Le système de la représentation réelle, l’admission de tous les intérêts dans la compétition électorale, l’emprise des intérêts privés sur la politique – – « Corporate America » disent les critiques (entendez, l’Amérique des grandes sociétés privées) – -, font que les élus sont des personnages courtisés parce qu’ils ont du pouvoir, mais peu respectés parce que constamment suspectés de ne représenter que certains, pas tous les intérêts, et encore moins l’intérêt public. Le discrédit qui pèse sur le monde politique depuis les origines (et que le système législatif en vigueur dans les Etats conforte en permettant des découpages de circonscriptions électorales sur mesure, aujourd’hui par ordinateur, pour consolider les positions d’un parti) a fait que le juge, notamment fédéral, est devenu le seul organe à même d’éliciter auprès du citoyen cette composante essentielle du système représentatif qu’est la confiance. Dans la démocratie de l’âge moderne, la magie du mot confiance, « the magic of the word Confidence » comme a dit John Marshall dans une grande affaire de fédéralisme, McCulloch v. Maryland est la clé qui résout tous les problèmes, le sésame qui ouvre tous les portes du pouvoir. Cela est si vrai que certains auteurs qui ne savent plus quoi trouver pour justifier le caractère anti-démocratique du contrôle judiciaire de constitutionalité des lois en arrivent à expliquer que les juges seraient des représentants du peuple, chargés de faire vivre la constitution en accord avec les aspirations populaires. La défiance qui pèse sur les élus a fait que dès les origines la justice fut appelée à trancher des conflits que le politique était impuissant à régler, non pas en tant que tel, mais à la satisfaction générale, autrement dit non pas en droit, mais en légitimité. Parmi les plus célèbres exemples, citons la ségrégation raciale en 1954, ou l’avortement en 1973. On serait tenté de dire que, sur les grandes questions intéressant la morale et les libertés, la place de la justice est proportionnelle à l’impuissance du politique.
La justice américaine, modèle pour la justice française ?
Nombre d’excellents esprits dans notre République regardent cette justice américaine toute puissante et rêvent de doter la France d’une semblable. Nonobstant tout le respect que l’on peut avoir pour ces voix autorisées, leur appel laissent sceptique. La France n’est ni un pays de common law, ni un Etat fédéral ; mais surtout, le système français de représentation n’est pas celui de la souveraineté populaire pour cette simple et essentielle raison qu’en France, la souveraineté est nationale. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement ceci : les électeurs français ne sont pas représentés dans la législature nationale dans leurs intérêts particuliers, mais dans les intérêts qu’ils ont en commun et qui font qu’ils forment une nation. Les élus ont pour mission non de satisfaire les intérêts de leurs électeurs, mais de voter dans le sens qu’en leur âme et conscience, ils estiment le plus conforme à l’intérêt général.
A la Libération, lorsqu’il était d’usage de critiquer le parlementarisme à la française de la IIIe République et la maison sans fenêtres qu’était le Parlement, on a dit que la distinction entre souveraineté populaire et souveraineté nationale était dépassée et n’avait plus de raison d’être. Le premier projet de constitution en date du 19 avril 1946 avait prévu : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans le peuple » ; mais il était aussi dit dans le paragraphe suivant pour tempérer les effets désastreux de ce principe sur la formation de la loi : « La loi est l’expression de la volonté nationale ». Finalement, comme on sait, ce texte bâtard a été rejeté par le peuple et l’on en est revenu avec la Constitution du 26 octobre 1946 et celle de 1958 au principe de la souveraineté nationale dans une formule rénovée qui n’a pas d’autre but que de rappeler aux élus qu’il leur est interdit de capturer la souveraineté du peuple en prétendant l’incarner et qu’il ne leur est permis que de la représenter ; les élus de la nation sont des dépositaires, et non des propriétaires, de la souveraineté du peuple français. La nouvelle formule se lit ainsi : « La souveraineté nationale appartient au peuple français ». Elle ne laisse aucun doute sur le fait que, contrairement à de très nombreux Etats qui ont adopté le système de la représentation populaire, la souveraineté nationale demeure la pierre fondatrice du droit public français avec toutes les conséquences qui en découlent sur la représentation, la formation de la loi et le rôle du juge dans la République.
En 1946, lorsque le constituant après un essai infructueux vers la souveraineté populaire s’est finalement rangé à la tradition de la souveraineté nationale, il a apporté un tempérament très important aux exagérations potentielles des représentants de la nation. Ce fut l’article 26 de la Constitution de 1946 dont le principe a été repris dans l’article 55 de la Constitution de 1958. Ce texte permet au juge de faire prévaloir le traité sur la loi. On a voulu tirer parti de ce texte pour avancer l’idée que la distance se serait réduite entre les justices française et américaine puisque celle-là à l’image de celle-ci peut désormais censurer le législateur. L’assimilation repose sur des prémisses inexactes. La supériorité du droit international sur le droit interne consacrée par l’article 55 de notre Constitution s’inscrit, non dans la logique des « freins et contrepoids » de la séparation des pouvoirs, mais dans la vocation universaliste de la France qui n’a jamais dressé un mur de séparation entre le droit international et le droit interne, et ceci depuis la Révolution française. A l’origine, la disposition visait à protéger les étrangers légalement installés sur le territoire français contre les législations xénophobes qui, au cours des années de crise que furent les années trente, leur avait retiré leurs droits d’établissement pour protéger le travail national (notamment par des lois discriminatoires concernant les baux commerciaux). Avec la conclusion des grands traités régionaux et universaux sur les droits de l’homme, elle a fini par couvrir aussi les nationaux. La fonction de ce texte a toujours été de protéger l’individu ; elle n’a jamais été, comme le pouvoir de judicial review aux Etats-Unis, une technique qui permet d’opposer l’ambition à l’ambition pour arrêter le pouvoir dans ses entreprises.
De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que la justice américaine n’ait rien à nous apprendre. Mais ce n’est pas du côté du pouvoir, du côté de la volonté, qu’il faut regarder, c’est du côté de l’autorité, du côté du jugement. Comme dans tous les pays de common law, la justice fédérale américaine est une grande autorité parce qu’elle parle avec autorité. Si elle parle avec autorité, c’est parce qu’elle est composée d’hommes et de femmes qui n’ont rien à craindre et qui sont réellement indépendants. D’où vient cela ? Principalement du fait qu’ils ont l’esprit libéré des soucis de carrière et de l’avancement, mais tout en étant responsables des jugements qu’ils rendent, non devant la hiérarchie, mais devant l’autorité politique par la procédure d’empêchement qui peut déboucher sur une destitution. Tel n’est pas le cas en France où une grande école, l’Ecole nationale de la magistrature, calquée sur le modèle de l’ENA, prédispose le magistrat à obéir à des principes étrangers à l’indépendance d’esprit requise pour bien juger, notamment l’obéissance hiérarchique et toutes les vicissitudes qui l’accompagnent comme le souci de plaire à l’autorité supérieure dans l’attente fébrile d’une promotion méritée. En d’autres termes, avant que de songer à faire de la justice un troisième pouvoir dans l’Etat, il faut s’atteler à en faire une véritable autorité, ce qui suppose de cesser de traiter nos juges comme des fonctionnaires. C’est la position des pays de common law et le système semble donner satisfaction À cet égard, les Etats-Unis ont suivi l’Angleterre pour élaborer le statut des juges fédéraux et ils semblent parvenus à un équilibre satisfaisant. A la différence du juge américain, le juge anglais n’est pas un pouvoir dans l’Etat, mais c’est une grande autorité. Il serait souhaitable que notre justice se cale sur certains des principes qui l’expliquent.