Eloge de Pierre Tabatoni

par Jean-Claude Casanova

le 30 mai 2006 en l’église Saint-Etienne du Mont

 

 

L’université, comme son nom l’indique, est une corporation fondée pour se consacrer au savoir et à sa transmission. Pierre Tabatoni en était membre, il y avait étudié, il s’y était agrégé jeune et il y avait professé longtemps. Cette corporation unit ses membres dans une communauté d’esprit et les vœux qu’on y prononce en s’y agrégeant sont définitifs mais ils laissent libres d’agir et de vivre ailleurs. Le lien persiste si l’on reste fidèle aux principes auxquels on a souscrit en y prenant place. C’est ainsi qu’a vécu Pierre Tabatoni au sein de l’alma mater et hors d’elle.

L’Université est à la fois une et diverse, nationale et mondiale. Pierre Tabatoni a étudié à Aix-en-Provence, à Paris, à Londres et à Harvard. Il a enseigné à Alger, à Aix, à Paris et à Chicago. Il a été fait docteur à Aix, à Bruxelles et à Liège. L’Université est une parce que la recherche de la vérité et son enseignement obéissent partout aux mêmes règles et parce que, partout, pour enseigner et chercher on doit bénéficier des mêmes droits et obéir aux mêmes devoirs. C’est pour cela que Pierre Tabatoni enfant de la côte ligure était à la fois un professeur français et un universitaire cosmopolite.

L’Université mêle des hommes et des femmes jeunes à des hommes et des femmes d’âge qui s’instruisent mutuellement et continument. On devient professeur pour ne pas cesser d’étudier. Qui parmi nous n’a pas observé ,mêmes aux derniers moments de sa vie, le sourire heureux de Pierre quand il venait de découvrir au détour d’un article ou d’une une thèse un jeune auteur prometteur, ou quand il avait lu un livre nouveau et qu’il remarquait un talent naissant ou une idée originale. Il mettait alors autant de satisfaction à faire couronner un jeune homme ignoré de tous qu’à faire célébrer un maître trop méconnu ou à faire revivre un auteur éminent mais oublié. À a curiosité, au flair toujours en éveil Pierre joignait la gratitude, la générosité et l’admiration, consolations de ceux qui n’éprouvent ni ressentiment ni envie.

L’Université confère des grades et des titres, ses maîtres portent des toges, des épitoges et des rabats brodés. Le succès, la renommée distinguent inégalement les professeurs et toutes les universités n’ont pas le même prestige. Les universitaires le savent et respectent toutes les grandeurs d’établissement. Je parle à quelques pas du tombeau de Pascal. Le respect des grandeurs d’établissement est un usage social, une forme de courtoisie. L’Université ne respecte vraiment que les grandeurs d’état, celles qui tiennent à la vérité et donc à la science et celles qui tiennent à la justice et donc à la morale. Par là elle abolit les différences et les artifices pour ne retenir que ce qui importe. Si l’on distingue les deux types de grandeurs c’est que l’on ne veut pas laisser la première, celle qui tient à la société, prendre le pas sur celle qui tient à l’esprit .L’Université respecte donc, chez elle et hors d’elle, les grandeurs qui tiennent aux places, aux fonctions, aux grades, à l’opinion ou même à l’âge mais elle s’en défie. Son esprit est ailleurs. Ceux qui ont connu Pierre Tabatoni savent combien il était accueillant pour chacun quel que soit son rang, bienveillant pour chacun d’où qu’il vienne, parce que l’on doit la vérité à tous même quand votre profession vous assigne à quelques uns.

Il y a neuf siècles, l’université de Paris était la plus illustre du monde. Nos universités françaises brillent moins aujourd’hui, qu’on les compare ou qu’on les considère. Pierre Tabatoni n’a eu de cesse tout au long de sa vie que de vouloir les faire progresser en les réformant pour les rendre meilleures. Il voulait les rendre dignes de leur passé lointain, les rendre égales de celles qui avaient ouverts de nouveaux chemins et qui tenaient désormais, notamment aux États-Unis, la première place. Pour cela il a entrepris de faire progresser sa discipline, l’économie politique, en lui ouvrant de nouveaux domaines en finance et en gestion. Il fallait aussi transformer les institutions, créer des filières nouvelles. Il a ainsi joué un rôle essentiel dans le développement de l’économie appliquée à la gestion au sein des universités et il est le véritable fondateur de l’Université Paris-Dauphine. C’est pour cela qu’il avait accepté de devenir recteur de Paris où il aurait pu réaliser de grandes choses si l’intrigue des médiocres ne l’avait, en 1982, rendu à l’enseignement. Pour diriger le monde universitaire en France, et le faire progresser, il faut beaucoup de dévouement, d’abnégation et de ténacité, sinon, si l’on se borne à l’administrer, on trahit sa vocation pour se satisfaire de vains honneurs. Pierre Tabatoni ne manquait d’aucune des vertus nécessaires aux vrais bâtisseurs .Véritable Sisyphe, il n’a pas cessé de remonter la pente en portant le fardeau des réformes toujours nécessaires et rarement acceptées. Pourquoi, dira-t-on vouloir changer les universités, pourquoi vouloir à tout prix les réformer, si l’opinion, le parlement, la presse les hommes politiques n’en ont cure ?

C’est parce que derrière l’institution de l’université il y a l’idée de l’université et, pour que cette idée demeure et pour que ses serviteurs y restent fidèles, il faut que les institutions, que les disciplines et que les hommes changent. Il faut à la fois conserver et tout modifier.

Ainsi était-il.