Séance du lundi 29 mai 2006
par M. Jean-Charles Asselain
Parler d’argent à propos de la Justice, n’est-ce pas incongru ? Mais, en cette année 2006 où Les rendez-vous de l’Histoire auront pour thème L’argent, il n’est pas interdit de se pencher sur le budget du ministère da la Justice, dont vivent quelque huit mille magistrats, soixante mille détenus et leurs vingt trois mille surveillants.
Parler de métamorphoses peut également surprendre, eu égard à l’image de stabilité qui s’attache à la Justice. Héritage visible : nombre de palais de justice – et de prisons – datent du XIXe siècle. Stabilité institutionnelle : la carte judiciaire, l’organisation judiciaire remontant au Premier Empire ont étonnamment résisté à l’épreuve du temps. Constantes structurelles : le budget de la Justice occupe depuis toujours un rang modeste qui cadre mal avec la prééminence honorifique reconnue au Garde des sceaux, et ne figure encore aujourd’hui qu’à la 11ème place parmi les « missions » de l’Etat, en termes de crédits budgétaires ; les dépenses de personnel absorbent toujours l’essentiel du budget, et pourtant le nombre de magistrats reste longtemps presque étale au sein de l’accroissement général de la fonction publique. Quant au thème de la pauvreté de la Justice, on le voit resurgir périodiquement au gré de l’actualité : ce qui n’empêche pas de considérer, aujourd’hui comme au XIXe siècle, certaines dépenses judiciaires comme un « gisement » d’économies potentielles, qui tardent à se concrétiser.
Mais cette relative inertie n’exclut ni les mutations soudaines de la physionomie du budget, ni des évolutions à long terme souvent plus significatives. Du budget squelettique et opaque de 1816 au foisonnement actuel de la documentation budgétaire, la distance parcourue apparaît impressionnante.
Une première cristallisation est intervenue dès la Restauration, où le budget de la Justice acquiert la structure – largement calquée sur les hiérarchies judiciaires et encore très simple (une douzaine de chapitres seulement) – qu’il conservera durant près d’un siècle.
En mars 1911, le rattachement au ministère de la Justice de l’ensemble des prisons, placées jusqu’alors sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, provoque un brusque gonflement des chiffres du budget de la Justice, dont le périmètre se trouve durablement élargi : réforme fondamentale, réclamée de longue date par de nombreux magistrats, mais qui s’opère en 1911 dans des conditions improvisées, pour des raisons de pure politique politicienne ; la véritable portée de ce rattachement n’apparaîtra qu’à partir de la réforme de 1945, lorsque le juge commence à pénétrer pour de bon dans les prisons. La Quatrième République voit également s’élargir la sphère d’action de l’Etat, avec l’émergence de l’Education surveillée (aujourd’hui, Protection Judiciaire de la Jeunesse) comme troisième pôle à côté des services judiciaires et pénitentiaires. Cependant, le budget de la Justice tend par ailleurs à devenir méconnaissable, avec la prolifération des chapitres, l’incohérence des nomenclatures, l’éclatement des dépenses de personnel. En 1958, la réforme de la magistrature est le point de départ d’une remise en ordre plus globale, qui s’étale sur plusieurs années.
Enfin, au seuil du XXIe siècle, la promulgation le 1er août 2001 de la Loi d’orientation sur les lois de finances, la LOLF, et son entrée en application le 1er janvier 2006 marquent une césure encore plus tranchée. La LOLF vise à rendre plus efficace le contrôle du Parlement et la dépense publique elle-même, en reliant l’attribution des crédits budgétaires à une évaluation systématique des « performances » des services publics. Aux nomenclatures traditionnelles fondées sur une logique de moyens, la LOLF substitue une nouvelle répartition des dépenses de l’Etat par missions et programmes, correspondant à des objectifs explicites, associés à des indicateurs de performance mesurables. Elle tend ainsi à transformer radicalement les relations entre les différents acteurs du budget. Le ministère de la Justice est impliqué au même titre que les autres, mais il semble bien avoir joué un rôle pilote dans les expériences préparatoires de globalisation des crédits et dans la mise en application de la réforme – un rôle pilote facilité par une correspondance relativement simple entre les structures du ministère et les missions qui lui incombent. On serait même tenté d’ironiser sur un découpage en programmes intégralement calqué sur les directions préexistantes du ministère, si ce n’était l’adjonction d’un programme spécifique intitulé Accès au droit et à la justice. Les discontinuités dans les séries budgétaires disponibles sont néanmoins assez nombreuses pour compliquer sérieusement l’analyse, à l’encontre de la volonté de transparence mise en avant par la réforme. Mais on se gardera d’exagérer a priori ces difficultés de nature essentiellement transitoire.
Notre analyse historique s’efforcera de reconstituer, dans un cadre aussi cohérent que possible, le contenu effectif des choix opérés depuis deux siècles à l’égard de la Justice. En m’appuyant sur quelques graphiques destinés à visualiser l’essentiel, je privilégierai quatre grandes questions : 1) l’effort global pour la Justice ; 2) le sort des magistrats ; 3) les dépenses des prisons ; 4) les dépenses pour l’aide juridique et les frais de justice, deux postes longtemps associés, mais dont l’un est devenu aujourd’hui un programme prioritaire,et l’autre au contraire est désigné comme cible des économies à réaliser dans une perspective volontariste.
Lorsqu’on cherche à caractériser l’effort budgétaire consenti pour la Justice, il est souvent fait état de comparaisons internationales qui placent la France en position très défavorable. Ces comparaisons sont difficiles à opérer correctement, mais la part du budget de la Justice reste effectivement bien moindre en France qu’en Allemagne et au Royaume-Uni notamment. Cette infériorité relative peut être envisagée comme le produit d’une évolution historique, que les trois premiers graphiques ont pour objet de retracer dans le cas de la France depuis deux siècles. Le premier graphique compare les dépenses budgétaires consacrées respectivement à la Défense nationale, à la Justice et à la Sécurité intérieure. Le fait saillant est l’énorme disproportion, à travers l’ensemble de la période, entre les dépenses militaires et le (modeste) budget de la Justice. Si l’écart après avoir été de près du centuple dans les années 1950 s’est quelque peu résorbé, en revanche, les dépenses de Sécurité intérieure (Police + Gendarmerie) distancent de plus en plus le budget de la Justice ; les crédits de la Gendarmerie dépassent à eux seuls aujourd’hui le total des dépenses de Justice, y compris le lourd budget pénitentiaire.
Le graphique 2 permet de préciser l’évolution historique : il retrace l’évolution de la part du budget de la Justice en proportion du budget général de l’Etat (courbe supérieure) et en proportion du PIB de l’économie française (courbe inférieure). Ces deux courbes présentent un profil temporel voisin, et très caractéristique : à partir d’un niveau initial relativement élevé, le poids relatif du budget de la Justice accuse un recul considérable à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, suivi d’un creux prolongé jusqu’au seuil des années 1970, avant d’amorcer une franche remontée depuis trente ans. Ce qui soulève deux questions majeures. D’abord, celle des raisons de cet énorme reflux quasi séculaire. Faut-il les chercher du côté de la « demande » ou de l’« offre » de justice ? Recul de la litigiosité ? Recul de la délinquance (ce qui irait à l’encontre des idées reçues) ? Moindre répressivité, se traduisant par un recul de la population carcérale ? Paupérisation des magistrats ? Ou plus largement effet d’une politique qui sacrifie la Justice à d’autres priorités, ou plutôt d’une absence de politique qui laisse se dégrader palais de justice et prisons, dans l’inconscience générale ? Il n’est pas facile de hiérarchiser l’influence respective de ces divers facteurs. Ce qui est sûr, c’est qu’en 1970 encore, M. Jean Foyer pouvait écrire (La Nef, n°39) : « Sur une justice déjà sous-équipée, les exigences d’économie se sont abattues […] Durant quarante ans, nul ne s’est soucié de développer [ses] moyens, pas même d’entretenir ceux, déjà trop maigres, qui existaient encore […] La misère de la justice est devenue de plus en plus apparente et insupportable ». Quant à la période récente, elle soulève une interrogation diamétralement opposée : pourquoi la Justice, désormais prioritaire, reste-t-elle toujours aussi démunie ? pourquoi le thème du manque de moyens pour la Justice et les prisons revient-il si souvent encore maintenant dans la presse ? L’approche historique fournit directement bien entendu une partie de la réponse, qui tient à l’énormité du retard accumulé depuis des décennies. Mais cette explication peut paraître de plus en plus insuffisante au fur et à mesure que le temps passe et que la priorité à la Justice se confirme: faut-il alors évoquer une sorte de « tonneau des Danaïdes », et mettre en cause une sous-productivité chronique de l’institution judiciaire ?
Le graphique 3, consacré à l’évolution des effectifs budgétaires depuis le XIXe siècle, nous fournira les premiers éléments d’une réponse résolument négative. La courbe renforcée met en relief l’impressionnant recul séculaire, jusqu’aux années 1970, de la part de la Justice dans l’effectif total de la fonction publique, et les limites du redressement postérieur. En termes d’effectifs absolus (courbe fine), le ministère de la Justice se singularise par une stagnation prolongée qui contraste avec la croissance générale des effectifs dans pratiquement tous les autres ministères. Quant à la progression récente, elle est d’abord imputable à la fonctionnarisation des greffes (années 1960), puis surtout à l’augmentation des personnels pénitentiaires. Le nombre des magistrats, au contraire, enregistre une stupéfiante baisse absolue jusqu’aux années 1960 (par delà la réforme de la magistrature en 1958), et ne retrouve que vers 1990 l’effectif du milieu du XIXe siècle, alors que le volume et la complexité du contentieux ont considérablement augmenté dans l’intervalle : les gains de productivité sont donc indéniables.
Nous allons maintenant nous intéresser aux dépenses judiciaires proprement dites, dont les dépenses de personnel constituent l’essentiel, en nous focalisant sur la rémunération des magistrats (synthétisée par les graphiques 4, 5, 6). Cette question tient une place importante dans l’histoire sociale du XIXe siècle, qui considère le juge comme un notable-type au sein de la société provinciale, mais un notable à faible revenu. Et l’on cite souvent les déclarations provocantes de ministres qui présentent cette sous-rémunération comme le fruit d’une politique délibérée, tel le garde des sceaux Barthe devant la Chambre des Pairs en 1838 : « Il est vrai que les magistrats des tribunaux inférieurs sont mal rétribués, mais, il faut le dire, ce n’est pas dans les personnes privées de tout moyen de fortune que le choix des magistrats doit être fait. La Justice est chargée de protéger la propriété ; elle participe aux intérêts de la propriété et de l’ordre […] Le devoir du Gouvernement est, autant que possible, de prendre les juges parmi les individus qui ont quelques moyens d’existence ». Thiers, sept ans plus tôt, avait tenu des propos semblables devant la Chambre des députés. Ces déclarations, emblématiques d’une justice de classe, paraissent presque trop belles pour être vraies. Quand on sait à quel point les préoccupations d’économies budgétaires sont omniprésentes au XIXe siècle, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une attitude tendant à faire de nécessité vertu. Il est donc intéressant de confronter cette vision idéologique avec ce que l’on peut savoir de la rémunération des magistrats. La pauvreté des juges – voulue ou non – est-elle au XIXe siècle une réalité ou une légende ? Quelle a été l’évolution des traitements au cours du siècle ? Et comment se fait-il qu’au XXe siècle les juges se plaignent de leur « prolétarisation », comme si la situation de leurs prédécesseurs était devenue l’objet de toutes les nostalgies ?
Le graphique 4 concerne le juge du « bas de l’échelle » (tribunaux de première instance, échelon le plus bas), choisi comme référence. Il présente un profil en marches d’escalier, bien caractéristique de ce siècle de stabilité monétaire, où les rémunérations nominales pouvaient rester invariantes sur une longue période. On relève néanmoins quatre augmentations de forte amplitude (1823, 1846, 1862, 1883), correspondant à une progression effective en valeur réelle, puisque le pouvoir d’achat de l’unité monétaire reste plus ou moins stable jusque vers 1900. Ce qui ne signifie pas pour autant une situation enviable : le juge débutant se maintient tout juste à parité avec le lieutenant d’infanterie, le plus mal loti des officiers, généralement considéré comme trop pauvre pour fonder une famille (et le traitement moyen d’un conseiller à la cour d’appel demeure nettement inférieur à la solde du colonel d’infanterie). De plus, une dégradation s’amorce au seuil du XXe siècle, alors que la rigidité maintenue du traitement nominal va de pair avec le premier élan de l’inflation dès avant la guerre de 1914.
Le graphique 5 synthétise – toujours selon la même référence – l’évolution bien plus heurtée du XXe siècle ; les variations sont exprimées directement en valeur réelle, pour tenir compte de l’inflation. Trois phases très contrastées se succèdent. La première est dominée par l’influence des deux guerres mondiales et des grandes inflations d’après-guerre ; le « cliché » selon lequel les traitements suivent avec retard la hausse des prix correspond très largement à la réalité pour cette période ; malgré les palliatifs (indemnités diverses, de « vie chère », de résidence…) et plusieurs tentatives de réajustement, le pouvoir d’achat de 1913 est tout juste retrouvé au début des années 1950. La période qui va de la réforme de 1958 jusque vers 1980 est bien plus favorable : la très sensible revalorisation absolue et relative liée à la réforme de la magistrature est suivie de plus de deux décennies de progression assez régulière (quelque peu « gonflée » statistiquement par la réintégration des indemnités de résidence dans le traitement de base), comme pour l’ensemble des fonctionnaires. Depuis une vingtaine d’années au contraire, en l’absence de mesures de revalorisation spécifiques, la tendance est de nouveau à la stagnation ; et l’inclusion des primes ou indemnités conduirait tout au plus à nuancer légèrement ce constat.
Mais cette prise de vue centrée sur le traitement du juge débutant – point de repère commode – doit bien entendu être complétée par la prise en compte de l’éventail des traitements : c’est l’objet du graphique 6 qui élargit l’analyse « vers le haut » (le conseiller à la cour d’appel, le président de la cour de cassation) et « vers le bas » (le surveillant de prisons). L’enseignement central de ce graphique est si clair qu’il n’est pas besoin ici d’un long commentaire : la tendance plus que séculaire au resserrement des écarts, à partir des inégalités extrêmes qui prévalaient sous la Restauration, domine toute la période et toutes les évolutions. Ajoutons seulement que les deux guerres mondiales ont joué un rôle d’accélérateur, et que les réajustements tendant à réélargir quelque peu l’éventail hiérarchique n’ont eu qu’un impact limité, sans interrompre durablement le trend égalisateur. Le budget de la Justice est selon toute probabilité représentatif à cet égard d’une tendance plus générale. Que le fonctionnement de la Justice n’ait jamais été visiblement affecté par les sacrifices imposés aux plus hauts magistrats est un sujet de réflexion, et peut-être de réconfort, sur lequel je n’insisterai pas. Il est vrai en revanche que la question du sort des surveillants pénitentiaires (salaires, horaires et conditions de travail) revient dans l’actualité de manière récurrente.
Les dépenses pénitentiaires, comme celles de l’Education surveillée, devenue la Protection Judiciaire de la Jeunesse, dont il ne pourra être question faute de temps, sont particulièrement difficiles à étudier. Leur évolution demeure au XIXe siècle bien plus « opaque » que celle des dépenses judiciaires, ne serait-ce qu’en raison de leur dispersion entre différents budgets ministériels et départementaux. L’information tend par la suite à devenir plus cohérente, sinon plus « lisible », surtout à partir du rattachement des prisons au ministère de la Justice en 1911. Mais l’ajustement incessant des nomenclatures, en particulier ces dernières années, perturbe gravement l’analyse historique ; les dépenses d’entretien des détenus, par exemple, cessent d’être individualisées dans un chapitre budgétaire distinct à partir de 1990 ; les premières expériences de « globalisation » des crédits provoquent des discontinuités le plus souvent impossibles à corriger, et cela déjà bien avant l’entrée en vigueur de la LOLF au 1er janvier 2006. Une certitude cependant : les dépenses pénitentiaires connaissent depuis le XIXe siècle des fluctuations (à long terme et à court terme) d’une amplitude relative très supérieure à celles des dépenses judiciaires, et se trouvent donc largement à l’origine des fluctuations du budget de la Justice dans son ensemble.
On se bornera ici à montrer comment on peut amorcer l’analyse de ces fluctuations à partir des principaux facteurs explicatifs. Le graphique 7 met en évidence en premier lieu les variations du taux de population carcérale (nombre de détenus pour 10 000 habitants, courbe renforcée) : ce taux atteint un premier sommet sous le Second Empire vers les années 1850, il amorce ensuite une baisse presque séculaire jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale ; une montée en flèche sans précédent le porte d’un seul coup à son maximum historique atteint au lendemain de la Libération, suivi d’une retombée, de variations irrégulières et d’une remontée inquiétante depuis une vingtaine d’années. Ces vicissitudes correspondent d’assez près dans les grandes lignes à la périodisation établie précédemment (graphique 2) pour le mouvement d’ensemble du budget de la Justice, ce qui ne saurait être le fait du hasard. L’analyse budgétaire apparaît ainsi directement tributaire de l’Histoire générale (impact des grands événements) et de l’histoire de la Justice pour l’explication des variations majeures. Mais les relations de causalité sont à double sens. Un gonflement des effectifs carcéraux et des coûts afférents a souvent constitué une forte incitation à envisager un ajustement de la politique pénale en matière de sursis, de libération conditionnelle ou, plus récemment, de bracelet électronique.
Second grand facteur explicatif : l’évolution de la dépense par détenu (exprimée en proportion du PIB par tête pour permettre des comparaisons significatives à long terme, courbe fine du graphique 7). Là encore, des interrelations complexes apparaissent avec les variations du nombre de détenus. En période d’accroissement de la population carcérale, par exemple, il a pu y avoir soit compensation partielle par une volonté de compression systématique des coûts, comme dans la première moitié du XIXe siècle, soit au contraire amplification de l’impact budgétaire par un effort concomitant d’amélioration des conditions de détention, comme depuis vingt ans. En fait, la nature même de ces dépenses a radicalement évolué à long terme en se diversifiant. Alors qu’au XIXe siècle les dépenses alimentaires représentaient à elles seules la quasi-totalité du coût d’entretien des détenus, les dépenses de suivi médical, psychologique et psychiatrique tendent aujourd’hui à atteindre un montant comparable. Mais le fait le plus saillant est l’accroissement du coût unitaire des personnels pénitentiaires, en raison de l’amélioration des salaires et des horaires de travail, de la diversification des personnels contribuant à la formation et à la réinsertion des détenus, mais surtout de la progression des taux d’encadrement (de 5 gardiens pour 100 détenus dans les centrales sous le Second Empire à plus de 30 aujourd’hui). Le graphique 8 met très clairement en évidence la corrélation étroite qui existe depuis un demi-siècle entre le coût unitaire par détenu et les variations du taux d’encadrement, ce qui exprime bien l’influence prépondérance exercée par ce facteur. A travers toutes ces mutations, une constante cependant : la pression des dépenses courantes, répondant aux besoins les plus immédiats, n’a pas cessé de limiter sévèrement les ressources disponibles pour la construction et la rénovation des bâtiments pénitentiaires. La part des investissements dans le total des dépenses pénitentiaires n’est que de 10 % environ vers 2005, malgré l’urgence reconnue par tous d’un effort pour résorber le retard accumulé en ce domaine. De plus, les fortes variations à court et moyen terme de ce budget d’investissement ont eu souvent ces derniers années un impact très négatif sur les délais et sur les coûts de construction.
Les frais de justice feront l’objet de notre dernière partie. Ils justifient une étude propre pour plusieurs raisons : leur importance dans le total des dépenses judiciaires, aussitôt après les dépenses de personnel, mais loin devant les dépenses d’investissement ; leur spécificité – du moins jusqu’au 1er janvier 2006 – en tant que crédits de caractère simplement évaluatif, d’où la possibilité de divergences notables entre crédits budgétaires et dépenses effectives ; et enfin la place qu’ils tiennent aujourd’hui dans l’actualité, puisqu’ils sont au cœur des controverses sur le budget de la Justice en 2006, à la suite précisément de leur transformation par la LOLF en crédits strictement limitatifs, à l’instar des autres chapitres.
Au seuil du XXIe siècle comme sous la Restauration, les frais de justice représentent environ 15 % des dépenses totales du ministère de la Justice. Mais cette apparente continuité recouvre des variations très significatives au cours de ces deux siècles dans le montant et surtout la nature même de ces frais de justice. Au XIXe siècle, le chapitre relatif aux frais de justice concerne les frais de la justice pénale, avancés par l’Etat et dont la plus grande partie est en principe récupérable sur les condamnés ; les principaux postes sont les frais de déplacement des témoins, les frais d’exécution des jugements, diverses rétributions aux huissiers et aux gendarmes ; bien que le taux de recouvrement soit souvent médiocre, les sommes récupérées atteignent un montant non négligeable, qui figure dans les recettes du budget général de l’Etat. Par ailleurs, les justiciables qui s’adressent aux tribunaux civils doivent supporter directement la charge de deux grands types de frais de justice (puisque le principe de gratuité de la Justice, posé en 1789, concerne en réalité uniquement la rétribution des juges) : d’une part, les émoluments des auxiliaires de justice (avoués, huissiers, greffiers…), et d’autre part, de lourdes taxes dues à l’Etat, sous le nom de droits de timbre, d’enregistrement et de greffe, dont on a pu calculer (B. Schnapper) que le produit, versé au budget général de l’Etat, couvre vers 1880 près de 80 % des dépenses budgétaires de justice.
De ce bref survol, on retiendra deux conclusions. La première, de portée très générale : l’analyse des évolutions budgétaires doit être replacée dans le cadre plus général des comptes de la Justice (impliquant à la fois l’Etat, les collectivités locales, les justiciables et les professions judiciaires). La seconde, relative au XIXe siècle : la charge effective de la « mission Justice » pour l’Etat, si l’on tient compte des deux versants, dépenses et recettes, est bien moins lourde que ne semblait l’impliquer la part élevée du budget de la Justice dans les dépenses totales de l’Etat ; mais pour les justiciables, en revanche, le principe d’un accès à la Justice égal pour tous se trouve de facto très mal respecté dans les conditions du XIXe siècle. La loi de 1851 instituant l’assistance judiciaire est importante en tant que premier signe d’une prise de conscience du problème ; mais les conditions sont si restrictives (l’octroi de l’assistance étant subordonné à des formalités humiliantes pour démontrer l’« état d’indigence ») que la portée budgétaire et sociale de la mesure est en réalité très réduite ; et il en va de même pour la première réforme, en 1892, des frais de justice dus à l’Etat.
Au XXe siècle au contraire, mais seulement depuis une quarantaine d’années, un véritable renversement s’est opéré. Une succession de mesures, trop nombreuses pour qu’on les énumère séparément (1965, 1972, 1977, 1982, 1991, 1998…), ont cumulé leurs effets dans le sens d’un vaste transfert de charge des citoyens vers l’Etat. Leur incidence sur les variables budgétaires s’exerce de manière multiforme : prise en charge par l’Etat de dépenses qui incombaient jusqu’alors aux justiciables (fonctionnarisation des greffes, indemnisation des auxiliaires de justice et avocats commis d’office), suppression de recettes (gratuité des actes de justice), création de dépenses nouvelles (indemnisation des victimes, aide aux consultations juridiques, justice de proximité et recherche de solutions non-juridictionnelles). L’assistance judiciaire, devenue aide judiciaire et juridique, dans des conditions élargies à plusieurs reprises, a d’abord pris une place croissante au sein du chapitre budgétaire « frais de justice » ; en 1992, elle devient un chapitre séparé, qui se trouve logiquement reclassé en 1998 dans les « Interventions » de l’Etat. Cette évolution trouve son point d’orgue en 2006 avec l’entrée en vigueur de la LOLF : l’accès au droit et à la justice est alors érigé en « programme » distinct – formellement sur le même plan que la « justice judiciaire » ou l’administration pénitentiaire – pour exprimer avec plus de force son caractère prioritaire.
Ce cheminement, cohérent dans ses grandes lignes, s’est effectué néanmoins de manière souvent heurtée. La forte croissance des fonds publics destinés à l’indemnisation des avocats n’a pas suffi à éviter des tensions récurrentes avec les barreaux ou les CARPA, Caisses de Règlement Pécuniaire aux Avocats. D’autre part, la volonté de promouvoir l’égalité effective de tous devant la Justice interfère avec la progression accélérée des frais de justice, selon une dynamique spontanée qui semble particulièrement difficile à maîtriser. La teneur des frais de justice se modifie très vite durant la période récente, avec le développement de nouvelles formes d’investigation (analyses génétiques, écoutes téléphoniques), efficaces mais de plus en plus coûteuses, et qui tendent à prendre une place prééminente dans le total des dépenses. La Cour des comptes avait eu l’occasion déjà à plusieurs reprises, vers 1984, puis au début des années 1990, de dénoncer des dépassements considérables sur ce chapitre, dépassements dont l’ampleur tend à enlever toute signification au vote du budget par le Parlement ; mais ces protestations n’ont pas empêché l’apparition à nouveau en 2004 d’un écart record entre crédits évaluatifs et dépenses effectives. Plus grave encore : il arrive que l’excès de dépenses sur les frais de justice soit financé par des virements de crédits prélevés sur l’aide juridictionnelle, théoriquement prioritaire. Le budget de 2006, le premier à être préparé dans le cadre de la LOLF, marque une rupture à cet égard : tout en réaffirmant le caractère prioritaire de l’accès au droit et à la justice, il donne un brusque coup d’arrêt à la croissance des frais de justice, en plafonnant le montant des crédits – désormais limitatifs – nettement au-dessous des dépenses effectives de 2004. Le but avoué est de forcer la voie à des économies, en imposant une négociation plus serrée des tarifs avec les prestataires de services privés. Le poste « frais de justice » se trouve ainsi appelé à servir de premier test à l’égard d’une approche volontariste de la LOLF, dont chacun est bien conscient qu’elle pourra donner le meilleur ou le pire.
En conclusion, je voudrais d’abord rappeler cette évidence que la dimension budgétaire n’est qu’une composante parmi d’autres des problèmes de la Justice, et reconnaître aussi que ma communication n’a abordé que quelques-unes des multiples facettes du budget de la Justice. Le manque de temps n’est pas seul en cause : divers aspects demeurent opaques, ou du moins très difficiles à saisir pour l’observateur extérieur, malgré le précieux appui des travaux de la Cour des comptes ; et cette remarque vaut très probablement à l’égard du simple parlementaire comme du chercheur. Dans ces limites, j’ai voulu montrer en quel sens le budget de la Justice constitue un témoin et un révélateur des évolutions les plus marquantes, et présenter l’esquisse d’une histoire de la Justice racontée par son budget. Une partie des enseignements dégagés a sans doute une portée générale – par exemple, la tendance de long terme au resserrement de l’éventail des traitements dans la fonction publique. D’autres concernent plus spécifiquement l’histoire de la Justice.
Sur certains points au moins, l’analyse historique parvient à des conclusions nettes.
Non, la pauvreté séculaire de la Justice en France n’est pas un mythe. Elle résulte rarement de politiques délibérées, de choix explicites, mais bien davantage d’une absence de politique, ou en tout cas de l’absence d’une volonté politique assez forte pour dégager les moyens nécessaires. La Justice se trouve implicitement sacrifiée à d’autres priorités, et la pression des besoins les plus immédiats se fait alors sentir au point d’exclure toute vision d’avenir, comme en témoigne la faiblesse chronique de la part des investissements dans le budget de la Justice.
Néanmoins (et c’est ma seconde conclusion), les tensions qui jalonnent la période récente ne doivent pas occulter le chemin considérable parcouru depuis trente ans. En même temps que les transferts de charge opérés des justiciables ou des collectivités locales vers l’Etat bouleversent les comptes de la Justice, l’apparition de nouveaux objectifs en matière d’accès au droit, d’indemnisation des victimes, de prévention ou de réinsertion des détenus s’ajoute aux impératifs de modernisation pour provoquer une diversification sans précédent des dépenses de justice.
Et du même coup (ce sera ma dernière conclusion), la mise en perspective historique que nous venons d’esquisser explique assez bien le paradoxe actuel d’un manque de moyens toujours aussi fortement ressenti malgré une priorité effective au budget de la Justice, réaffirmée par les lois de programme de 1995 et 2002. Le budget de la Justice n’est pas « un tonneau des Danaïdes », mais l’élargissement des missions de la Justice se traduit par une tension permanente entre ses objectifs et ses ressources.