Progrès et limites de la justice internationale

Séance du lundi 4 décembre 2006

par M. Gilbert Guillaume

 

 

Pendant longtemps le droit international fut un droit dont l’observation reposait exclusivement sur la parole donnée. Les différends entre Etats, quelle qu’en soit la nature, se réglaient par la négociation ou par la guerre. Le XIXe siècle vit cependant se développer l’arbitrage inter étatique, première forme de règlement obligatoire des litiges. Les premiers arbitrages furent le fait de chefs d’Etat appelés à se prononcer à titre personnel. Puis l’arbitrage s’institutionnalisa et la convention de La Haye établit en 1889 la Cour permanente d’arbitrage (CPA) qui n’avait d’ailleurs de Cour que le nom, puisque cette convention se bornait à mettre des listes d’arbitres et un règlement de procédure à la disposition des Etats. La CPA devait rendre une quinzaine de sentences avant la première guerre mondiale, avant d’entrer en sommeil.

A l’issue de cette guerre, la Société des Nations et la Cour permanente de justice internationale furent créées. L’une et l’autre étaient mises au service de la paix qui devait être assurée par le respect du droit. Désormais, les différends juridiques entre les Etats pouvaient être soumis à des juges constituant une véritable cour permanente à compétence générale et à vocation universelle.

L’édifice ainsi mis sur pied fut revu au lendemain de la seconde guerre mondiale et l’Organisation des Nations Unies se substitua à la Société des Nations. Un pas décisif fut alors franchi en droit puisque la Charte mit la guerre hors la loi. Elle condamna en effet le recours à la force, sauf cas de légitime défense. Par voie de conséquence, elle rendit obligatoire le règlement pacifique des différends et précisa que les différends d’ordre juridique devraient être soumis à la Cour internationale de Justice qui succédait à la Cour permanente.

Tous les Etats membres des Nations Unies sont désormais automatiquement Parties au Statut de la Cour. En outre soixante-trois d’entre eux ont depuis lors accepté de manière générale sa compétence ; près de 300 traités lui ont confié le soin de trancher les litiges nés de leur application ou de leur interprétation ; de nombreuses affaires lui ont été soumises par compromis intervenu entre les gouvernements intéressés. Depuis 1945, la Cour a connu de 106 affaires contentieuses et 13 (dont deux concernent la France) figurent actuellement à son rôle.

La seconde moitié du XXe siècle a vu par ailleurs se multiplier les juridictions internationales, régionales ou spécialisées. Parmi les premières, il convient de mentionner la Cour de justice des Communautés européennes qui s’assure depuis Luxembourg du respect du droit communautaire par les institutions de l’Union et de la cohérence de l’application de ce droit dans les Etat membres. Il faut également relever l’établissement des Cours européennes et interaméricaines des droits de l’homme installées respectivement à Strasbourg et à San José de Costa Rica.

Au plan mondial sont apparus de multiples tribunaux administratifs internationaux en charge du contentieux opposant les fonctionnaires internationaux et les institutions qui les emploient. Ensuite, a été crée le Tribunal des réclamations Iran/Etats-Unis d’Amérique chargé de liquider le contentieux né entre les deux pays en 1979. Puis, le Tribunal international du droit de la mer de Hambourg a été institué en vue de trancher divers différends en ce domaine. Enfin, l’Organisation mondiale du commerce a mis sur pied un mécanisme quasi-juridictionnel de règlement des différends fort actif ces dernières années.

L’attention du grand public a cependant a été attirée avant tout sur les premiers pas de la justice pénale internationale. Le traité de Versailles avait prévu le jugement de l’Empereur Guillaume II, mais celui-ci se réfugia aux Pays-Bas et le gouvernement néélandais en refusa l’extradition. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Tribunaux de Nuremberg et Tokyo jugèrent les grands criminels de guerre allemands et japonais. Puis, en 1993, le Conseil de sécurité des Nations Unies créa un Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ayant compétence pour juger les personnes accusées d’avoir commis dans ce pays des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou un génocide. Ce tribunal qui siège à La Haye a pour l’heure condamné définitivement quarante huit personnes. Un autre tribunal, institué dans les mêmes conditions pour le Rwanda, en a définitivement jugé vingt et une . Enfin, une convention signée à Rome en 1998 a prévu la création d’une Cour pénale internationale permanente. Cette convention, ratifiée par 104 pays (dont la France), est entrée en vigueur en 2002. La Cour s’est alors installée, elle aussi, à La Haye et son parquet a depuis lors entamé des enquêtes dans quatre affaires concernant l’Ouganda, la République démocratique du Congo, la République Centre Afrique et le Soudan.. Enfin des tribunaux nationaux à composante internationale ont été crées en Sierra Leone, à Timor oriental et au Cambodge. Il est envisagé d’en instituer un au Liban.

Au total, la justice internationale a fait au cours du XXe siècle des progrès considérables. La confiance nouvelle dont les Etats ont témoigné envers la Cour Internationale de Justice au cours de la dernière décennie et la multiplication des juridictions spécialisées a conduit à une augmentation sensible du nombre des affaires soumises au juge dans des domaines de plus en plus nombreux.

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Ces changements répondent largement à certaines transformations de la société internationale : rôle croissant du droit dans une économie libérale mondialisée et dans des sociétés nationales privilégiant la répression pénale ; multiplication des relations interétariques en des domaines nouveaux ; apparition de nouveaux acteurs de la vie internationale et de groupes de pression divers, commerciaux, financiers ou idéologiques.

La prolifération des tribunaux n’en pose pas moins des problèmes sérieux. Elle augmente en premier lieu les risques de chevauchement de compétence entre juridictions concurrentes. Elle autorise de ce fait dans de nombreux cas un choix entre diverses enceintes juridictionnelles et ouvre ainsi la porte à ce qui est trop souvent dénommé « forum shopping », c’est- à dire à une « élection de juridiction » par les demandeurs qui se traduit par une course aux tribunaux entre lesquels ces derniers font leur marché. L’existence de plusieurs fors pouvant se déclarer compétents pour connaître d’un même différend permet en effet aux parties de choisir la juridiction qui leur convient le mieux. Des considérations relatives à l’accès aux tribunaux, à la procédure suivie, à la composition de la Cour, à sa jurisprudence ou encore à sa capacité à prendre des mesures d’urgence motivent généralement le choix des Etats. Ainsi a-t-on vu le Chili et l’Union européenne prêts à saisir l’un le Tribunal du droit de la mer et l’autre l’Organisation mondiale du commerce d’un différend les opposant sur la pêche à l’espadon.

La course aux tribunaux peut sans doute créer une certaine émulation entre les juges et stimuler leur imagination. Elle n’en a pas moins des conséquences négatives. Le choix d’une juridiction peut être motivée par exemple par le fait que la jurisprudence d’un tribunal déterminé se trouve être plus favorable à certains intérêts que celle d’une autre instance. Or toute institution judiciaire évalue son importance en fonction de la fréquence avec laquelle elle est saisie. Certains tribunaux pourraient de ce fait être amenés à orienter leur jurisprudence en vue de développer leurs activités au détriment d’une approche plus objective de la justice. Une telle évolution serait profondément dommageable à la justice internationale. Le loi du marché sous la pression des médias ne saurait être la loi de la justice.

Les chevauchements juridictionnels emportent une seconde conséquence préoccupante du fait qu’ils augmentent les risques de contrariété de jugements. Deux tribunaux peuvent en effet être saisis concurremment d’un différend et rendre des décisions contradictoires. Ils peuvent aussi dans les motifs de leurs jugements interpréter différemment une même règle de droit et porter ainsi atteinte à l’unité du droit international, voire à sa certitude.

Ces situations se sont déjà rencontrées. Ainsi dans l’affaire Tadic, le Tribunal Pénal International pour l’ex.Yougoslavie a en 1999, adopté des positions diamétralement opposées à celles retenues par la Cour internationale de justice quelques années auparavant dans une affaire opposant le Nicaragua aux Etats-Unis, pour ce qui est des responsabilités encourues par un Etat qui intervient dans une guerre civile sur le territoire d’un autre Etat.

En réalité, la spécialisation croissante des juridictions internationales comporte un danger grave : celui que soient oubliées les perspectives d’ensemble. Certes, le droit international doit s’adapter aux divers domaines qu’il aborde. Il doit aussi s’adapter aux besoins locaux et régionaux. Mais, il doit conserver son unité et fournir aux acteurs de la vie internationale un cadre sûr. La multiplicité des juridictions doit être source d’enrichissement et non d ’anarchie.

Comment y parvenir ?

Il convient tout d’abord d’éviter d’aggraver la présente situation. Avant de créer une nouvelle juridiction, le législateur internationale doit s’interroger sur la question de savoir si les fonctions qu’il entend ainsi soumettre à un contrôle juridictionnel ne pourraient pas être avantageusement remplies par une juridiction existante.

Par ailleurs, les juges doivent prendre eux-mêmes conscience des dangers résultant de la prolifération des juridictions internationales, s’informer des jurisprudences développées par leurs collègues et entretenir des relations suivies.

On peut craindre cependant que ces solutions minimales ne soient pas suffisantes. Tout organe, qu’il soit judiciaire ou non, a tendance à se développer de manière autonome et le délibéré judiciaire comporte à cet égard des risques particuliers.

Les systèmes nationaux ont résolu ces problèmes en instituant des cours suprêmes chargées d’assurer la cohérence de la jurisprudence. Cette solution pourrait être transposée au plan international et certains ont proposé que la Cour internationale de justice se voit reconnaître le soin de connaître en appel ou en cassation des jugements rendus par les autres tribunaux internationaux. Mais une telle réforme impliquerait une volonté politique forte des Etats qui n’existe certainement pas et l’on pourrait tout au plus songer, comme je l’avais proposé en 2001 à l’Assemblée générale des Nations-Unies, à donner à la Cour compétence pour répondre aux questions préjudicielles que d’autres tribunaux internationaux pourraient lui poser.

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Le développement rapide de la justice internationale a non seulement remis en cause la cohérence du système pris dans son ensemble, mais encore posé dans chaque juridiction des problèmes difficiles d’organisation et de fonctionnement.

Les Etats ont toujours été très sensibles à la composition des tribunaux internationaux et la plupart d’entre eux souhaitent pouvoir désigner un juge siégeant en leur sein. Une telle solution a été retenue dans les juridictions régionales, telles les Cours de Luxembourg et de Strasbourg, mais elle était à l’évidence impossible à mettre sur pied au niveau mondial. Il a alors été convenu que les juges devraient être choisis de manière à assurer une représentation des « grandes formes de civilisation » ou une répartition géographique équitable de postes. Ainsi, la Cour internationale de Justice est composée actuellement de 15 juges dont 5 ont traditionnellement la nationalité des membres permanents du Conseil de Sécurité, tandis que les autres proviennent en ce moment de l’Allemagne, du Japon, de la Jordanie, de Madagascar, du Maroc, du Mexique, de la Nouvelle Zélande, du Sierra Leone et du Venezuela.

De telles préoccupations pouvaient à première vue sembler étrangères aux tribunaux pénaux internationaux chargés de juger des individus et non des Etats. Aussi bien, aucun juge yougoslave ou rwandais n’a-t-il été désigné comme membre des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda. Mais l’enjeu est réapparu lors de l’élaboration de la convention de Rome créant un Tribunal pénal permanent et les Etats, soucieux de voir leurs nationaux jugés dans des conditions telles que leur comportement soit apprécié dans une juste perspective, ont introduit dans la convention des dispositions complexes relatives aux conditions que doivent remplir les futurs juges : origine nationale, compétence en droit pénal ou en droit international public, équilibre entre les hommes et les femmes, etc.

En tout état de cause et quelles que soient les précautions dont les Chancelleries s’entourent lors de la rédaction des statuts, l’expérience montre que les juridictions permanentes internationales, une fois crées, ont leur vie propre. Dès lors que les Etats décident de confier à un corps permanent de magistrats le soin de dire le droit, l’application et l’interprétation de ce droit leur échappera très largement.

Aboutir à une décision au sein d’une juridiction internationale implique cependant une procédure agréee et un délibéré approprié. Sur ces divers points, les juges internationaux font face à des problèmes différents de ceux que rencontrent les juges nationaux.

Ils doivent en premier lieu pouvoir communiquer et de se comprendre. Dès l’abord se pose donc le problème de la langue. Lorsqu’en 1922 avait été préparé le statut de la Cour permanente, il avait été envisagé que le français soit la langue unique de la Cour. Le Royaume-Uni s’y était opposé et finalement le français et l’anglais furent alors adoptés et sont depuis lors restées les langues officielles de la Cour. La même solution a été retenue en droit à Strasbourg, à Hambourg et dans les juridictions pénales internationales. A Luxembourg, toutes les langues des pays membres de l’Union européenne sont en droit sur un plan d’égalité, mais en fait la Cour délibère en français. L’anglais progresse cependant partout, en particulier à Strasbourg, encore que le français conserve en ce domaine, tant au barreau que parmi les juges, une place nettement plus importantes que celle qu’il a dans bien d’autres secteurs.

Une langue n’est pas seulement un moyen de communiquer ; elle est porteuse de concepts et la multiplicité des langues ne constitue que la forme la plus apparente de la diversité des civilisations. Aussi, les juges internationaux ont-ils à surmonter non seulement des barrières linguistiques, mais encore des barrières culturelles.

Ces différences d’approche sont particulièrement nettes dans le domaine procédural et les débats se poursuivent à l’infini sur les mérites respectifs des procédures écrites et orales, sur la longueur souhaitable des arrêts et leur mode de rédaction, ou sur l’utilité des opinions individuelles ou dissidentes. Les solutions varient en ce domaine. A la Cour internationale de Justice les mémoires écrits étaient traditionnellement abondants, les plaidoiries orales importantes, les arrêts fort longs et les opinions séparées nombreuses. Dans les dernières années, les procédures se sont cependant allégées et les arrêts raccourcis. A Luxembourg, les plaidoiries ont été dès l’abord réduites au minimum et les opinions séparées exclues. Au Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, comme au Tribunal sur le Rwanda, la procédure accusatoire adoptée en suivant le modèle américain a conduit à multiplier les audiences en vue de l’audition, dans la plupart des cas, de centaines de témoins soumis à interrogatoire et contre-interrogatoire. Dans l’affaire Milosevic le procureur a fait comparaître près de 400 témoins et le procès avait déja duré quatre années lorsqu’il fut interrompu en 2006 par le décès de l’accusé.

Il n’est pas aisé de porter une appréciation globale sur l’œuvre accomplie par ces diverses juridictions. Certains jalons peuvent cependant être posés.

En termes quantitatifs, il convient de noter que le nombre des affaires soumises au juge international a été en augmentant constamment. Les tribunaux ont par suite été amenés à solliciter des ressources supplémentaires pour faire face à ces nouvelles charges. Ainsi le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie dispose aujourd’hui d’un budget annuel de plus de 130 millions de dollars des Etats-Unis et son personnel est-il de près de 1200 agents. Son coût dépasse 10 % du budget des Nations Unies et le coût de chaque affaire atteint les 10 millions de dollars . D’autres tribunaux sont plus raisonnables, et la Cour internationale de justice dispose par exemple de moins de 100 agents (toutes catégories confondues).

Quoi qu’il en soit, la productivité des juridiction inter étatiques a dans l’ensemble été en s’améliorant au cours des dernières années. La Cour de Luxembourg a rendu 375 arrêts en 2004 et la Cour de Strasbourg 1105 en 2005. L’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce prend tous les ans une dizaine de décisions. Le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie fait de même. Le Tribunal pénal pour le Rwanda a rencontré plus de difficultés puisque depuis ses origines seulement vingt et un cas ont été tranchés par ses soins. Quant à la Cour internationale de justice, elle s’est prononcée en 2005 sur dix affaires. Les dossiers en instance n’en continuent pas moins de s’accumuler dans des proportions d’ailleurs variables : 13 pour la Cour internationale de justice, 840 pour la Cour de justice des Communautés européennes, 82.100 pour la Cour européenne des droits de l’homme, tandis que 45 prisonniers sont détenus à Scheveningen dans l’attente d’être jugés par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Enfin, le parquet de la Cour pénale internationale s’est lancé dans plusieurs enquêtes sans que la Cour elle même ait pour l’heure rendu de jugement au fond. A l’évidence, des réformes s’imposent.

Elles sont probablement de nature différente selon les cas. Les juridictions pénales créees pour juger certains crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda se trouvent devant un dilemme : soit libérer des prisonniers en détention provisoire prolongée, ce qu’a déjà fait une chambre du tribunal, soit accélérer les procédures en les modifiant profondément, soit transférer certains dossiers aux juridictions nationales (solution qui a été retenue pour douze accusés). La Cour internationale de justice va devoir réfléchir aux conditions dans lesquelles elle pourrait accélérer ses procédures et statuer en formations plus restreintes. La Cour de Strasbourg devra s’interroger sur la mise au point d’un système de filtre plus rigoureux analogue à ceux existant maintenant en France pour le Conseil d’Etat et la Cour de cassation. Quant à la Cour de Luxembourg, elle continuera probablement à transférer certaines affaires au tribunal de première instance. Les Etats et les contribuables ne pourront indéfiniment voir croître le coût de la justice internationale. La mission de celle-ci doit être clairement définie, des moyens appropriés lui être fournis et les juges doivent en tirer le meilleur parti.

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Au-delà de ces réflexions portant sur la justice internationale telle qu’elle se présente à l’heure actuelle, quelle appréciation peut-on porter sur le rôle qui pourrait être le sien dans la société du XXIème siècle ? Le juge international parviendra-t-il en d’autres termes à maintenir demain la paix entre les nations en remplissant une mission comparable à celle confiée au juge national ? La question doit être posée à la fois en ce qui concerne les différends inter étatiques et pour ce qui est de la justice pénale.

Le rôle du juge dans la solution des litiges entre Etats s’est considérablement accru et continuera certainement à se développer . Il comporte cependant des limites qu’il apparaît difficile de franchir.

La première limite de ces limites tient à la nature même du droit. Le ministère du juge consiste en effet à restaurer la paix sociale en appliquant le droit dans les rapports entre les justiciables. Mais le droit ne résout pas tous les désordres et tous les déséquilibres. Il ne peut prétendre saisir l’ensemble du réel. Dans toute société, il est des tensions plus au moins diffuses qui doivent trouver une réponse par des moyens autres que l’application par le juge de la règle de droit. Il en est ainsi par exemple de certaines tensions familiales ou de difficultés apparues au sein de l’entreprise. Il en est de même dans la société internationale.

Par ailleurs, les différends sont souvent complexes. Il n’est pas de différend juridique pur : ceux apparus entre les Etats ont toujours un aspect politique. Et l’on peut chercher à les résoudre par des méthodes telles que la négociation ou la médiation qui ne conduisent pas à appliquer purement et simplement le droit. Dans l’affaire du Canal de Beagle, un arbitrage rendu conformément au droit applicable fut sur le point de déclencher un conflit armé entre l’Argentine et le Chili ; en revanche, une médiation pontificale permit par la suite de mettre un terme au différend. De même, dans l’affaire du Rainbow Warrior, le Secrétaire général des Nations-Unies fut capable, en tant que médiateur, de trouver une solution aux difficultés nées entre la France et la Nouvelle Zélande du fait de l’action des services secrets français, alors qu’un examen de l’affaire en droit n’aurait fait qu’envenimer les rapports entre les deux pays.

Outre ces limites liées à la nature même du droit, il en est d’autres résultant de la structure même de la société internationale. Cette société a certes connu certaines formes d’intégration au niveau régional, mais, elle demeure pour l’essentiel composée d’Etats souverains, qui demeurent les garants de la vie des peuples et de l’existence de la société internationale. Ce sont donc les Etat eux-mêmes qui créent l’essentiel du droit. Ce sont le plus souvent les Etats seuls qui peuvent saisir le juge. Ce sont enfin les Etats qui assurent eux-mêmes l’exécution des décisions de justice. De ce fait, les progrès de la justice internationale sont étroitement liés à l’existence des Etats et à leur volonté.

Il en est bien entendu de même de la justice pénale internationale. Celle-ci n’en pose pas moins des problèmes spécifiques qui méritent un examen attentif.

La justice pénale internationale s’est jusqu’à présent exercée pour l’essentiel sur des nations ou des communautés vaincues à la suite de conflits armés internationaux ou de guerres civiles. Certains avaient pensé que ce stade pourrait être dépassé du fait de la création de la Cour pénale internationale. Toutefois, la compétence de cette dernière, demeure pour l’heure réduite du fait que ni les Etats-Unis, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Inde, ni les Etats arabes (à l’exception de la Jordanie), ni Israël ne sont devenus parties à la Convention de Rome. Bien plus, les premières affaires dont celle-ci a eu à connaître concernent les vaincus de guerres civiles menées en Ouganda et au Congo et si le Conseil de sécurité l’a saisi de la situation au Darfour, le parquet de la Cour semble avoir de grandes difficultés à progresser dans cette affaire.

Par ailleurs, la répression pénale a ses limites propres. La Convention de Rome précise certes en son préambule que les Etats Parties sont « déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs » de certains « crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes ». Mais, les politiques pénales ont leurs limites souvent rappelées d’ailleurs en droit interne dans les cercles mêmes qui militent en faveur de la justice pénale internationale. C’est que la crainte du châtiment n’a pas toujours un effet dissuasif et si la Société des Nations avait établi un tribunal pénal international, comme elle l’avait envisagé en 1937, le comportement d’Adolf Hitler et des dirigeants nazis n’aurait probablement pas été bouleversé de ce fait.

Enfin la question doit être posée de savoir si, en toutes circonstances la sanction pénale est nécessaire (en particulier à l’issue de guerres civiles ou des dictatures méconnaissant les droits les plus élémentaires de la personne humaine). Il est des pays, telle l’Afrique du Sud, qui ont préféré mettre sur pied des mécanismes de réconciliation ; il en est d’autres qui ont opté pour le silence. Il y va là des rapports difficiles entre la justice et la paix et il appartient, me semble-t-il, en ce domaine comme en tout autre, à chaque peuple de choisir librement son destin.

En définitive, le recours à la justice pénale internationale, pour les Etats qui y consentent, semble justifié dans le cas de crimes particulièrement graves, tels le génocide ou les crimes contre l’humanité. En revanche, on ne saurait lui confier le jugement de tous les crimes de guerre sans lui faire courir le risque d’une asphyxie totale. La plupart d’entre eux devraient être laissés à l’appréciation du juge national.

Selon la Charte des Nations Unies , celle-ci a pour premier but de « maintenir la paix et la sécurité internationales ». La Charte a établi à cette fin le Conseil de sécurité qui a la responsabilité principale en ce domaine. Elle a aussi posé le principe que les différends internationaux doivent être réglés « conformément aux principes de la justice et du droit international ». C’est en application de ce principe qu’a été institué la Cour internationale de justice, puis que l’ont été de nombreuses autres juridictions inter étatiques spécialisées. Bien plus, c’est au nom du maintien de la paix que le Conseil de sécurité a crée les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. La paix apparaît ainsi comme la suprême valeur de la société internationale et la justice comme un des instruments de la paix.

A cet égard, la prévention est à l’évidence toujours préférable à la répression. L’action pénale peut parfois être nécessaire ; elle n’en traduit pas moins un échec. Loin des projecteurs médiatiques, la négociation, la médiation, l’arbitrage et la justice inter étatique conservent un rôle essentiel à jouer. Espérons que le XXIème siècle marquera de nouveaux progrès dans cette direction.