Séance du lundi 27 novembre 2006
par M. Philippe Meyer,
Producteur du L’Esprit Public (France Culture)
Que l’existence d’une presse libre soit une condition voire un élément constitutif de la démocratie, voilà un axiome qui se prouve par la négative, je veux dire par la sévérité du contrôle des moyens d’information privés dans les régimes autoritaires et par l’absence de ces mêmes moyens d’information indépendants dans les dictatures. Dans ces pays, il faut chercher ailleurs que dans les médias l’expression de l’opinion à l’égard du pouvoir. Le vaudevilliste et librettiste d’opéra Eugène Scribe, dans son discours de réception à l’Académie française, déclarait « Je définirai l’Ancien régime comme un gouvernement absolu tempéré par la chanson ». Comme on peut s’en convaincre en consultant le richissime fonds Coirault à la Bibliothèque nationale, ce n’est pas La Gazette ou Le Moniteur Français qui prennent leur distance vis-à-vis du pouvoir, ce sont les bateleurs du Pont Neuf. Ils font circuler à leurs risques et périls des vérités non admises par la Cour, ni par les ministères, ce qui n’en fait d’ailleurs pas des vérités vraies pour autant, puisque nombre des chansons brocardant les puissants ou dénonçant des scandales sont des œuvres de commande et que bien des plumes de chansonniers sont des plumes mercenaires qui défendent sans grands scrupules des intérêts particuliers. Le financier Law en fit la cuisante expérience lorsque les Fermiers généraux menacés firent composer des ritournelles jetant le doute sur son système et tournant en ridicule les naïfs qui lui accordaient leur confiance. Dans la défunte Union Soviétique, ce n’est que par les blagues et les histoires drôles que l’on pouvait se faire une idée pas trop inexacte du degré d’adhésion de la population au régime. Le peuple en raffolait et les faisait circuler de bouche à oreille sans crainte des trois années de prison que promettait le code pénal soviétique à tout colporteur de plaisanterie antisociale. A propos des deux quotidiens impavidement officiels, la Pravda –autrement dit la Vérité- et les Izvestia – autrement dit Les Informations, une blague fort répandue constatait l’impossibilité de trouver la Vérité dans « Les Informations » et des informations dans « La Vérité ».
Plus sérieusement, on ajoutera que les journalistes comptent souvent parmi les premières victimes des dictatures et que le contrôle des médias est toujours l’un des premiers objectifs des régimes autoritaires et des gouvernements liberticides. Aujourd’hui, à notre connaissance, 129 journalistes sont emprisonnés de par le monde pour avoir exercé leur métier. 32 d’entre eux ont été arrêtés en Chine, 23 à Cuba, 7 en Birmanie, 4 en Turquie. Et si les ONG vouées à la surveillance de la liberté de la presse ne recensent aucun journaliste emprisonné en Russie, trois ont été assassinés cette année : Ilia Zimine en février, Evguéni Guerrassimenko en juillet, Anna Politkovskaïa en octobre. Leur assassinat porte à quinze le nombre de confrères éliminés dans ce pays depuis 2002 par le moyen du meurtre, sans que les exécuteurs de ces basses œuvres aient pu être retrouvés et jugés, ni leurs commanditaires identifiés et punis.
Aucune utilisation paresseuse ou malhonnête de la puissance des médias, aucune instrumentalisation, aucun abus ne peut justifier de s’écrier avec Balzac dans sa Monographie de la Presse parisienne, « Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer ». Je m’arrêterai pourtant sur le caractère actuel du développement que Balzac donne à cette exclamation — à cette malédiction — lorsqu’il la répète, la même année, dans Les Illusions perdues :
« Le journal au lieu d’être un sacerdoce est devenu un moyen pour les partis ; de moyen, il s’est fait commerce ; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S’il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes et fleuriront par cela même. Ils auront le bénéfice de tous les êtres de raison : le mal sera fait sans que personne n’en soit coupable. Je serai moi Vignon, vous serez toi Lousteau, toi Blondet, toi Finot, des Aristide, des Platon, des Caton, des hommes de Plutarque ; nous serons tous innocents, nous pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime que lui ont dicté ses études sur la Convention : Les crimes collectifs n’engagent personne. Le journal peut se permettre la conduite la plus atroce, personne ne s’en croit sali personnellement. » (Balzac, Les Illusions perdues, 1843)
Cédant au plaisir des évocations littéraires, je voudrais faire répondre à Balzac par Chateaubriand. C’est sur l’inéluctabilité du rôle des journaux dans la vie politique qu’il fonda la campagne de défense de la liberté de la presse qu’il mena avec l’Académie française et la Chambre des Pairs en 1827. Comme l’ont souligné plusieurs membres de votre Académie dans un recueil d’études intitulé « Chateaubriand visionnaire » (recueil d’études de Guy Berger – Gabriel de Broglie – Jean Cluzel – Bernard Heudré – Jacques Julliard et André Damien, sous la présidence d’honneur de M. Edouard Bonnefous. Publié sous la direction de Jean-Paul Clément, Editions de Fallois, 2001) , le regard de l’auteur de l’Essai sur les révolutions tient à la fois du constat et du présage. Rapportant ses souvenirs de la journée de juillet 1830 où furent publiées les quatre ordonnances de Charles X, il écrit et, là encore, nous ne pouvons qu’être frappés par la validité que conserve aujourd’hui sa démonstration :
« J’emportai le Moniteur. Aussitôt qu’il fit jour, le 28, je lus, relus et commentai les ordonnances. Le rapport au Roi servant de prolégomènes me frappait de deux manières : les observations sur les inconvénients de la presse étaient justes ; mais en même temps l’auteur de ces observations montrait une ignorance complète de l’état de la société actuelle. Sans doute les ministres, depuis 1814, à quelque opinion qu’ils aient appartenu, ont été harcelés par les journaux ; sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir ; sans doute dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n’écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l’honneur de la France, attaqué l’expédition d’Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d’un non succès ; elle a divulgué les secrets de l’armement, instruit l’ennemi de l’état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu’au point de débarquement. Le cardinal de Richelieu et Bonaparte auraient-ils mis l’Europe aux pieds de la France, si l’on eût révélé ainsi d’avance le mystère de leurs négociations, ou marqué les étapes de leurs armées ? Tout cela est vrai et odieux ; mais le remède ?…
« La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde ; c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale. Pouvez-vous faire qu’elle n’existe pas ? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l’explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir, en la dépouillant de son danger, soit qu’elle s’affaiblisse peu à peu par un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos mœurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l’humanité. Une preuve de l’impuissance de la presse dans certains cas se tire du reproche même que vous lui faites à l’égard de l’expédition d’Alger ; vous l’avez pris, Alger, malgré la liberté de la presse, de même que j’ai fait faire la guerre d’Espagne en 1823 sous le feu le plus ardent de cette liberté. » (Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe (XXXII, 8) 1848 à 1850)
A ce réalisme que l’on peut trouver désabusé, Chateaubriand ajoute un argument décisif et qui tient lieu d’éloge comme de lettre de mission :
« La liberté de la presse a été presque l’unique affaire de ma vie politique ; j’y ai sacrifié tout ce que je pouvais y sacrifier : temps, travail ou repos. J’ai toujours considéré cette liberté comme une constitution entière ; les infractions à la Charte m’ont paru peu de chose tant que nous conservions la faculté d’écrire. Si la Charte était perdue, la liberté de la presse la retrouverait et nous la rendrait ; si la censure existait, c’est en vain qu’il y aurait une Charte. »
Balzac ne croit pas que le journal puisse redevenir un sacerdoce, s’il l’a jamais été ailleurs que dans le monde des souhaits. Chateaubriand considère que, toutes choses égales, la presse peut éclairer l’opinion ou plutôt que, sans la presse, l’opinion ne peut être éclairée. Mais il sait que cet éclairage n’est ni la plus constante ni la plus spontanée des fonctions que remplissent les journaux et, si l’on en croit les études réalisées dans notre pays tant par des instituts de sondage que par des chercheurs plus intéressés par le long terme, l’opinion est aujourd’hui portée par l’expérience à relativiser le rôle que jouent les medias dans le fonctionnement démocratique de notre société et à les considérer comme une puissance qui sert d’abord ses propres intérêts, ensuite ceux d’un parti ou d’un clan, enfin, et si secondairement que cela semble être par accident, ceux de la société en lui conférant une certaine visibilité d’elle-même et en assurant une certaine fluidité à sa régulation.
Le journalisme ne saurait jouer un rôle véritable et significatif d’information, de vérification et de modérateur du débat public que s’il n’entretient pas de rapport de sujétion avec ceux dont il décrit, analyse ou commente les activités. Or, pour ce qui est des rapports de notre presse avec les pouvoirs, et d’abord avec le pouvoir politique, notre histoire est marquée par une vieille tradition de complaisance, quand ce n’est pas par de très anciennes habitudes d’inceste. L’ancêtre de nos journaux, la célèbre Gazette de Théophraste Renaudot, voulue par Richelieu et souvent rédigée par ses soins, est un journal officieux, que l’un des biographes de Renaudot, Gérard Jubert, qualifie « d’outil de propagande cherchant à rectifier les rumeurs et à faire sonner haut et fort les actions du roi et celle de son ministre. » (Gérard Jubert, article Théophraste Renaudot in Célébrations nationales 2003, Direction des Archives de France, Ministère de la Culture, 2003) On sourira d’ailleurs du demi aveu du fondateur officiel de La Gazette lorsqu’il se donne pour devise : « En une seule chose ne le céderai-je à personne : la recherche de la vérité, de laquelle néanmoins je ne me fais pas garant. » Richelieu est moins ambigu qui déclare : « La Gazette fera son devoir ou Renaudot sera privé des pensions dont il a joui jusqu’à présent » (Ibidem). A la fin de sa vie, Renaudot reconnaitra cet état de subordination de son journal : « ma plume n’a été que greffière ».
Deux siècles plus tard, le futur inventeur de l’agence de presse, Charles Havas, ne relève guère d’une autre analyse lorsqu’il propose au gouvernement de Charles X, en 1825, de confier à son « bureau de nouvelles » les informations dont le ministère craint qu’elles ne soient pas crues s’il les donne lui-même et celles dont il veut tester les effets sans avoir à en endosser la paternité et en pouvant les démentir. En échange de cette livrée discrète mais pesante, Havas obtient le monopole de l’information financière, ce qui n’est pas, à l’époque, une petite rétribution (Antoine Lefébure, Havas : les arcanes du pouvoir, Paris, Grasset, 1992). Notre tradition de presse – notre culture d’entreprise, dirait-on plus volontiers aujourd’hui — est marquée par cette constance de la sujétion, souvent de la servitude, parfois de la servilité, qui ne peut être oubliée au motif que, tout au long de l’Histoire, des imprimeurs, des publicistes, des journalistes ou des industriels de presse se sont voués à prendre leurs distances avec elles et qu’il a toujours existé ce que l’on a appelé un « journalisme d’opinion » souvent malmené, souvent courageux.
Notre tradition de presse est également marquée par le rôle de la puissance publique, et ce n’est pas attenter à l’honorabilité ni oublier la rare personnalité et la compétence d’Hubert Beuve-Méry que de nous étonner, à l’exemple des commentateurs étrangers, que nous ne nous étonnions pas qu’il ait reçu les rênes et les biens de l’ancien quotidien du Comité des Forges, Le Temps, des mains du chef du Gouvernement provisoire, celui-ci fut-il le général De Gaulle. Enfin, pour prendre un dernier exemple de ces réflexes de connivence avec la puissance publique qui semblent inscrits dans le patrimoine génétique de la presse française, je soulignerai que le zèle, pas toujours sollicité, avec lequel elle a, durant la première guerre mondiale, relayé les bobards officiels – allant jusqu’à publier que « les balles allemandes ne tuaient pas » —, ce zèle, que l’arrière a vite perçu comme tel, et de plus en plus, au fur et à mesure que les permissionnaires lui décrivaient la réalité, ce zèle a été fatal à la prospérité des journaux. Jamais, après 1918, la presse quotidienne française d’intérêt général ne retrouvera le niveau des tirages qui étaient les siens au début du siècle. Il est sans doute utile de rappeler, tant est répandue l’idée que nos concitoyens seraient, pour Dieu sait quelle mystérieuse raison, rétifs, voire allergiques à la lecture des journaux qu’à la veille de la « Grande guerre », la France était le pays d’Europe où circulait le plus grand nombre et le plus fort tirage de quotidiens nationaux. Des 80 titres de 1914, il n’en restera plus que 31 vingt-cinq ans plus tard, 28 en 1947, après la floraison de la Libération et ses publications éphémères, 14 en 1952, 7 aujourd’hui si l’on considère que France Soir est encore vivant.
Puisque j’ai évoqué la période de la Libération et l’effondrement – « la descente aux enfers », écrit l’administrateur délégué du Canard Enchaîné, Nicolas Brimo (Nicolas Brimo, Le Quatrième pouvoir en loques, in Pouvoirs « La Démocratie sous contrôle médiatique » N° 119, novembre 2006.) — de la presse quotidienne d’intérêt général en France, je voudrais braquer le projecteur sur un autre élément tout à fait singulier de notre histoire. On se souvient des titres confisqués à la Libération, mais on rappelle rarement qu’à la même époque, 80 % des machines et des bâtiments furent expropriés et qu’ils furent gérés par une sorte de régie d’Etat, la Société nationale des entreprises de presse. Cette SNEP exerça son mandat jusqu’au vote de la loi sur la dévolution des biens de presse, qui ne fut promulguée qu’en 1954. Pendant près de dix ans c’est donc une régie d’Etat qui gérera une grande part des moyens nécessaires à leur fabrication. En 1946-47, lorsque la presse a connu sa plus longue grève (31 jours sans quotidiens), c’est la SNEP seule qui négociait au nom du patronat. Si l’on ajoute que cette société d’Etat avait pour interlocuteur un syndicat en position de monopole, la CGT du Livre, on peut ne pas être étonné que la presse quotidienne d’information générale n’ait pas pris avec un grand souci de la réalité les tournants qu’imposaient les très importantes mutations sociales et techniques. Il est même probable qu’elle ne les a pas aperçus.
Selon une tradition tout à fait française, c’est à l’Etat que la presse a fait appel pour porter remède aux effets pervers de la « protection » de l’Etat et pour réparer les dommages collatéraux causés par son intervention. C’est ainsi qu’au fils des ans s’est construit un « véritable maquis d’aides où seuls les experts de Bercy et de la Fédération nationale de la presse française parviennent à se retrouver » (Ibidem). Qui dit maquis dit visibilité réduite, cependant, on estime que les sommes affectées à ces aides représentent environ 80 % du montant des investissements publicitaires dans le secteur de la télévision hertzienne. Selon les titres, c’est entre 13 et 20 % du chiffre d’affaires qui est aujourd’hui assuré par les aides directes et indirectes de l’Etat. On est donc en droit de parler d’un véritable cordon nourricier entre l’Etat et la presse.
Il faut ajouter à cette considération le fait que, malgré des promesses contraires, aucun gouvernement ne s’est enhardi jusqu’à interdire aux sociétés vivant pour l’essentiel des marchés publics de posséder des entreprises de communication. Bien entendu, et même si, depuis une quinzaine d’années, nombre d’affaires de corruption – et de corruption de grande ampleur — ont mis en cause — et quelquefois envoyé en prison — des responsables de ces sociétés et des élus qui avaient cédé à la tentation qu’elles leur avaient fait miroiter, il n’est pas question de jeter l’ombre du doute sur la probité personnelle des dirigeants des groupes qui vivent pour l’essentiel ou pour la totalité des marchés publics. Tout porte à croire, et d’ailleurs ils l’affirment, qu’ils sont de vigilants et scrupuleux gardiens de l’indépendance des rédactions dont ils possèdent le ou les titres, comme tout laisse à penser que les responsables de ces rédactions ne toléreraient aucune pression de leur actionnaire ou que lesdites rédactions n’accepteraient pas que leurs responsables s’inclinent devant des directives de leur propriétaire. La morale des uns et des autres est évidemment insoupçonnable et leur vertu doit être postulée. Mais la morale est une affaire personnelle. Elle est et doit demeurer d’ordre privé. Le système républicain et démocratique repose sur les garanties que la loi donne aux citoyens et non sur l’hypothèse de la vertu de tel ou tel dirigeant, politique, économique ou financier. En autorisant — et la France est l’un des seuls pays comparables à le faire — des groupes qui vivent pour l’essentiel ou pour la totalité de commandes ou de marchés publics à posséder des entreprises de communication, nous créons les conditions du conflit d’intérêts, nous rendons possible l’inceste entre les pouvoirs et les moyens d’information les plus importants.
En matière de relation coupable, je mentionnerai également une prouesse de notre esprit gaulois que l’on pourrait baptiser l’aide ultra-indirecte. Elle consiste en l’interdiction faite pendant des années à la télévision de diffuser des publicités pour certains secteurs, notamment la grande distribution, interdiction encore partiellement en vigueur. La presse quotidienne régionale a fait une pression constante sur les gouvernements pour que ces secteurs particulièrement lucratifs restent sa chasse gardée. Elle s’est ainsi assurée une ressource sans efforts et cette protection a été un facteur aggravant du retard pris dans la modernisation sociale et technique de nos journaux. Les nécessités du maintien de ce protectorat ont aussi contribué à lier les propriétaires des médias au personnel politique – tous partis et toutes périodes confondus — donnant à nos journaux une tournure légitimiste qui tranche avec les publications des pays comparables. En outre, ces mesures ont aggravé le conservatisme tant de la gestion que de la distribution et du contenu de notre presse. Sans forcer le trait, il me semble que l’on peut dire que, depuis 1945, la presse, grâce à ce qu’elle a obtenu de l’Etat, a pu vivre à l’abri de la réalité économique, de la réalité sociale, de l’évolution de l’une et de l’autre et surtout, elle a pu vivre à l’abri des lecteurs.
C’est d’ailleurs cette vie à l’abri des lecteurs sur laquelle je voudrais maintenant concentrer mon propos puisqu’elle me semble non pas la plus nuisible à la démocratie – car il est bien difficile d’établir un palmarès du pire —, mais l’une de celles les moins souvent versées au débat.
En reprenant les expressions de Balzac et de Chateaubriand, je m’en suis tenu jusqu’à présent à cette fonction de la presse qui consiste à éclairer le citoyen, c’est-à-dire non seulement à rendre possible la circulation et la confrontation des opinions, mais aussi à lui permettre de vérifier la véracité de la parole publique, de discuter l’effectivité et l’efficacité des politiques, leur conformité avec les buts affichés, etc.… Mais la presse remplit une autre fonction essentielle à la réalité de la vie démocratique, celle de nous dire où nous sommes et où nous en sommes. Elle accomplit cette tâche par le moyen du reportage. Vous avez bien voulu m’inviter à prendre la parole devant votre Académie à qui le retentissement des travaux de Louis-René Villermé doit tant. En informant et si souvent en détail sur la question majeure de son temps, la question sociale, le docteur Villermé n’a pas seulement, appuyé par ses confrères vos prédécesseurs, contribué à des solutions immédiates à certains problèmes comme le travail des enfants, il a également nourri la réflexion d’une pléiade de penseurs où se mêlent Karl Marx et les tenants d’une nouvelle doctrine sociale de l’Eglise. Les enquêtes comme celles de Villermé ont donné à leurs contemporains de quoi fonder les actions les plus diverses sur la réalité de leur époque. Si l’on veut bien considérer que nous traversons une période au moins aussi riche en bouleversements et en incertitudes que celle du passage de la société agricole à la société industrielle, ce sont des Villermé, des Villeneuve Bargemont, des Gérando, des Bigot de Morogne dont nous avons besoin aujourd’hui.
Malheureusement, non seulement la tradition du reportage est la plus dévaluée de toutes les traditions du journalisme français, mais, au fur et à mesure de l’aggravation de sa crise économique, il a augmenté le poids de ce journalisme de cour dont j’ai tenté d’évoquer quelques unes des origines. La presse ne considère digne de son intérêt que deux sujets d’information : les institutions et les appareils politiques. Aux élections municipales, en 2000, combien de pages consacrées à la vie interne convulsive du R.P.R parisien et national, ou aux émois et aux trépidations intestines du P.S ? Combien de litres d’encre pour rendre compte de la bataille où s’affrontèrent Jean Tiberi et Philippe Seguin sous l’arbitrage (peut-être oublié ?) de Michèle Alliot-Marie ? Combien de colonnes pour ne rien nous laisser ignorer de la rivalité entre Jack Lang et Dominique Strauss-Kahn puis entre Jack Lang et Bertrand Delanoë ? Et combien de lignes pour raconter Paris et ses transformations si nombreuses et si importantes que le très regretté Louis Chevalier les qualifiait de « ruptures comme il n’en connaissait aucune dans l’histoire de cette ville » (Louis Chevalier L’Assassinat de Paris, Editions Ivrea, Paris, 1999. Présentation de Claude Dubois.) ?
Combien de phrases pour décrire le travail, partout en France de ces conseillers municipaux bénévoles dont on n’a célébré les vertus indispensables à la vie publique que le temps d’enterrer huit d’entre eux, assassinés à Nanterre ? Combien de mots pour faire connaître ceux qui ne se résignent ni à la déréliction ni à l’autoritarisme, ni à la jungle ni à la « tolérance zéro » et qui, dans les cités inventent ou bricolent des réponses aux défaillances de l’école, des institutions sociales, de la justice et de la police ? Il est vrai que la presse n’a pas besoin d’aller voir sur place : elle n’a qu’à recourir aux sondages. Ils lui tiennent désormais lieu d’enquêtes et de reportages. L’insécurité ? Un sondage. L’immigration ? Un sondage. Le moral des français ? Un sondage. Et, sondage après sondage, notre méconnaissance de nous-mêmes et de la société dans laquelle nous vivons progresse sans désemparer.
Je me suis efforcé de dresser l’inventaire de quelques uns des handicaps que le journalisme doit surmonter, en France, pour être un auxiliaire de la démocratie au sens où l’on parle d’auxiliaire de justice et même l’un de ses moteurs. J’ai conscience, et plus encore maintenant que je l’ai prononcé devant vous, du caractère insuffisant de mon propos, et de la nature cavalière de la perspective que je viens d’esquisser. Je sens bien aussi que je n’ai pas pu me défaire – alors que je me l’étais promis — de ces mouvements de passion — et de passion déçue — qui sont d’abord ceux d’un ancien adolescent lecteur ardent des quotidiens et des hebdomadaires dans lesquels il cherchait et trouvait assez souvent de quoi comprendre son époque et donc penser pouvoir y prendre sa place. Ces mouvements de passion sont aussi ceux d’un jeune sociologue que Pierre Nora recommanda à Jean-François Revel lorsque celui-ci entreprit – et avec quel succès ! — de donner un nouveau souffle à L’Express. Peu de gens auront porté comme lui le souci de l’indépendance, d’une indépendance sans arrogance ni forfanterie, d’une indépendance fondée sur le travail et non sur des postures. En me montrant et en montrant à ses lecteurs que ce journalisme-là était possible, Jean-François Revel a justifié touts les exigences à l’égard de la presse. Je voulais terminer mon propos en lui rendant le plus affectueux des hommages. Mais comme il n’aimait pas que l’on soit grave, je conclurai par une anecdote souriante dont il ne sera pas absent. En 1996, un professeur de philosophie donna à commenter à ses élèves, pour les besoins d’un bac blanc, un texte très critique de Revel sur l’objectivité de l’information. Quelque peu secoué par la médiocrité et le charabia de beaucoup de copies, ce professeur en dressa un florilège qu’il adressa à l’auteur du texte, qui me le confia au cours de l’un de nos nombreux déjeuners. Je n’en retiendrai qu’une perle, celle de ce garçon qui écrivit « On le voit, la société démocratique ne reste qu’utopique. Néanmoins, on se doit d’encourager les journaux libres et autres indépendants afin d’arriver à une plus grande concentration de vérité dans les mensonges. » Comme on dit dans mon métier, « fin de citation. »
Je vous remercie de votre patience.