Séance solennelle du lundi 17 novembre 2008
par M. Michel Albert,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Le Président de la République a commencé, le 25 septembre, à Toulon, son discours sur la situation financière du monde et de la France par les mots suivants : « une crise de confiance sans précédent ébranle l’économie mondiale. » En effet, cela n’est plus une hypothèse. C’est une certitude : quoi qu’il advienne désormais, l’année 2008 s’inscrira dans l’histoire comme celle de la plus grave crise financière internationale depuis 1929. Et cette crise est avant tout une crise de confiance.
À ce titre, elle intéresse tout particulièrement l’Académie des sciences morales et politiques. Sans doute, parce que notre Académie a été restaurée en 1832 par un acte que son refondateur François Guizot, alors Ministre de l’instruction publique, qualifiait « d’éclatante confiance du pouvoir dans la liberté laborieuse et réfléchie de l’esprit humain. » Mais surtout, à cause de l’incomparable héritage que nous avons reçu de notre confrère Alain Peyrefitte, notamment à travers son livre intitulé « La société de confiance ».
I.
Alain Peyrefitte est né en 1925. Ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’École Nationale d’Administration, il publie, dès 1947, son premier essai intitulé « Le sentiment de confiance ». L’année suivante, en 1948, il dépose en Sorbonne deux sujets de thèse :
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thèse principale : « la phénoménologie de la confiance » ;
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thèse complémentaire : « foi religieuse et confiance ».
Son livre « La société de confiance » publié en 1995, est le résultat d’un travail gigantesque fondé sur un demi-siècle de recherches interdisciplinaires qui a mis à profit son expérience de diplomate, d’élu, de Ministre de l’Éducation nationale en 1968 et de Garde des Sceaux en 1976. C’est seulement en 1994, à l’âge de 69 ans qu’il a soutenu sa thèse sur « la confiance » devant un jury qui comprenait notamment nos confrères Pierre Chaunu et Michel Crozier. Et lui, l’ancien grand Maître de l’université s’en est expliqué en ces termes : « J’ai préféré, pour aborder la soutenance de ma thèse, avoir dépassé 65 ans, c’est-à-dire être forclos pour une chaire d’université. »
Quelles sont donc les sources du développement économique et social, du « miracle en économie » pour reprendre le titre de ses leçons au Collège de France ? Il n’y en a guère qu’une seule, la confiance. Après un demi-siècle de labeur analytique, Alain Peyrefitte apporte, à l’immense problème qu’il soulève, une réponse unique, globale, valable pour le Japon contemporain aussi bien que pour la Hollande du XVIe siècle.
Contrairement à ce qu’on lit et entend partout ou presque, le principal ressort du développement économique n’est ni les ressources naturelles, ni le capital, ni le travail. C’est un facteur immatériel, la confiance.
La confiance comporte plusieurs dimensions dont les deux principales sont d’une part la confiance en soi, source de l’initiative et de la responsabilité, qui s’oppose à la fois à la soumission et à la méfiance ; d’autre part la confiance en autrui, je cite « celle qui existe entre un homme et une femme, entre parents et enfants, entre citoyens d’une même patrie, entre malades et médecins, entre élèves et enseignants, entre l’entrepreneur et ses commanditaires. » Alain Peyrefitte nous fait ainsi découvrir que les sociétés disciplinaires sont relativement stériles et que seules les sociétés fiduciaires — celles qui sont fondées sur la confiance — peuvent devenir économiquement et socialement fécondes. Parmi les illustrations qu’il en donne, on notera le contraste entre le développement de l’esprit d’entreprise en Amérique du Nord et le maintien de l’esprit colonial en Amérique Latine.
Dans le même sens, Alain Peyrefitte note qu’en France la défiance a été érigée de longue date en principe de Gouvernement.
En 1694, tandis que le règne du Roi Soleil avançait vers son crépuscule, Fénelon écrivit à Louis XIV une lettre de « remontrances (…) sur divers points de son administration », dans laquelle il n’hésitait pas à dire au souverain le plus puissant du monde occidental : « Vous êtes né, sire, avec un cœur droit et équitable, mais ceux qui vous ont élevé, ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance. » Et Peyrefitte souligne qu’à l’heure où l’Angleterre devenait le modèle des sociétés de confiance, le colbertisme faisait de la méfiance une sorte d’institution. Mais, à l’inverse, le Cardinal de Retz observait, lui, « on est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance. »
C’est sur cette dernière ligne de pensée que notre éminent confrère, l’ancien Premier ministre Raymond Barre, élu sur le siège d’Alain Peyrefitte, s’est résolument placé lorsqu’il a prononcé la notice sur sa vie et ses travaux. Il y soulignait que la notion de confiance est « l’intuition fondamentale » d’Alain Peyrefitte. Pour lui comme pour son prédécesseur, la confiance est je cite « la clé des relations sociales, la clé de la réussite individuelle et collective, la clé de la survie de la nation. » Et l’auteur lui-même de déclarer à propos de cette même « société de confiance » : « la plupart de mes livres n’ont guère été que des bâtards nés de la rencontre de cette idée avec diverses occasions, dont la rencontre avec « Le mal français » (1976) et avec la Chine : en 1973 « Quand la Chine s’éveillera » qui « décrivait une société de défiance dopée par l’enthousiasme révolutionnaire ».
En relisant aujourd’hui « La société de confiance », avec la prégnance de la crise présente à l’esprit, note quelques formules, comme celle-ci : « La mentalité économique moderne repose sur le crédit, c’est-à-dire sur la confiance faite par le prêteur à l’emprunteur en sa propre capacité de rembourser et en la rentabilité de l’investissement dont il prend le risque. Ces confiances entrecroisées ont fait jaillir le développement et fondé le monde moderne. » Comment, a contrario, ne pas évoquer ici le fameux problème des subprimes ?
II.
« La société de confiance », ouvrage toujours actuel, l’est encore davantage depuis quelques mois pour deux raisons. La première est cette crise financière de confiance que je viens d’évoquer et la seconde, la publication récente d’un autre livre intitulé, lui, « La société de défiance ».
L’intuition qualitative d’Alain Peyrefitte est largement quantifiée, confirmée et actualisée dans ce dernier ouvrage signé par deux jeunes économistes de grande valeur : Yann Algan, professeur à l’École d’économie de Paris et Pierre Cahuc, professeur à l’École polytechnique et déjà lauréat de l’Académie.
Depuis les années 90, en effet, des enquêtes statistiques ont été menées dans tous les pays développés, notamment à l’initiative des grandes institutions internationales, pour tenter de quantifier le phénomène de la confiance et de la défiance sociales. Le livre d’Algan et Cahuc se fonde sur une remarquable exploitation des statistiques sociales pertinentes.
Le premier enseignement de ces études est que les Français se situent dans une position fort négative quant à la question : « en règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on n’est jamais assez méfiant ? » Les populations les plus confiantes sont celles des pays scandinaves, suivis par la plupart des pays anglo-saxons, auxquels se joint curieusement la Chine. La France au contraire ne se classe qu’au 24e rang sur 26 pays de l’OCDE, dans cet ordre de la confiance déclarée !
La défiance à l’égard d’autrui est étroitement corrélée chez nous avec diverses formes d’incivisme. Ainsi, une expérience menée par un magazine canadien depuis 1996 consiste à égarer volontairement vingt portefeuilles contenant le même montant de monnaie nationale ainsi que les coordonnées du supposé propriétaire, puis à compter le nombre de portefeuilles restitués. Cette expérience a été menée dans quatorze pays européens et aux Etats-Unis. Le taux de restitution est très différent suivant les pays. En Scandinavie, il est de l’ordre de cent pour cent. À l’autre extrémité, seulement 28 % des portefeuilles sont restitués en Italie. Quant à la France, sur les quinze pays, elle se classe au onzième rang seulement.
Plusieurs autres tests vont tous dans le même sens, au point que leurs résultats rappellent la réflexion du Général de Gaulle dans ses « Mémoires d’espoir » : (en France) « Les rapports sociaux restent empreints de méfiance et d’aigreur. Chacun ressent ce qui lui manque plutôt que ce qu’il a. »
Cette méfiance, cette aigreur fonctionnent en cercle vicieux par rapport au corporatisme et à l’étatisme. La défiance entre les citoyens est d’autant plus forte que la segmentation de la société en différents statuts est importante. Les contribuables payent d’autant mieux les impôts qu’ils pensent que leurs concitoyens payent les leurs. Or la France est, parmi tous les pays comparables, celui où les charges fiscales et parafiscales sont globalement les plus élevées, ce qui donne de l’État l’image d’un prédateur. Une double méfiance s’établit alors entre l’État prédateur et le contribuable fraudeur.
De la même manière, le corporatisme, qui crée des rentes de situation au profit de certaines catégories est une source de jalousie et de sclérose. L’exemple bien connu de la réglementation des taxis est à cet égard éloquent. Il y a moins de taxis aujourd’hui à Paris qu’il n’y en avait en 1925 !
C’est aussi le couple étatisme-corporatisme qui fait que les Français sont la population qui se défie le plus de la concurrence et du marché. Pour la deuxième fois ici, il convient de citer la Chine car la population chinoise est celle qui est le plus convaincue que la concurrence est une bonne chose !
Notre Académie s’était mobilisée en 2007 en publiant un livre intitulé « La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse ». Dans le même esprit, elle s’est penchée en 2008 sur les programmes et les manuels de sciences économiques et sociales qui constituent, parfois, une véritable école de méfiance. Ainsi à propos des entreprises, on met l’accent sur les conflits, les mauvaises conditions de travail et les bas salaires, mais on tend à oublier la contribution qu’elles apportent aux créations d’emplois et à l’élévation des niveaux de vie.
De même, on s’étonne qu’un manuel de première illustre les mécanismes du marché, en reproduisant le célèbre tableau de Gérôme, Le Marché d’esclaves dans la Rome antique. Surtout lorsque, sur la même double page, une photographie évoque le marché de la prostitution, et que l’on propose ensuite aux lycéens d’analyser un “marché particulier”, celui de la drogue ! L’exercice consiste à représenter la fonction de demande de la marijuana et celle de l’héroïne, puis à dire si elles ont la même forme, et pourquoi.
Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, que l’Académie estime en conclusion de son rapport que certains manuels « donnent de l’économie et de la société française une vision vraiment pessimiste. »
De même, Algan et Cahuc peuvent-ils conclure sur un plan général que… « la France se retrouve aujourd’hui dans un engrenage pernicieux. Les différentes manifestations de la défiance envers le marché, la société civile et l’État ont en effet partie liée. Le déficit de confiance mutuel nourrit la nécessité de l’intervention de l’État. Mais en réglementant et en légiférant de façon hiérarchique, l’État opacifie les relations entre les citoyens. En court-circuitant la société civile, il entrave le dialogue social et détruit la confiance mutuelle. »
L’ensemble de ces facteurs contribue à ralentir la croissance et à augmenter le chômage. Je cite encore : « Le déficit de confiance et d’esprit civique réduit significativement et durablement le revenu par habitant. Les Français pourraient accroître leurs revenus de 5 % s’ils faisaient autant confiance à leurs concitoyens que les Suédois. »
À ce point, permettez-moi de me tourner vers le cénotaphe de Mazarin, que les Académiciens et les familiers de cette Coupole connaissent bien. Le sculpteur Coysevox l’a entouré de trois accortes allégories : Pax, la paix, porteuse d’une corne d’abondance qui symbolise la prospérité, est flanquée de Prudentia, la prudence, la sagesse, et de Fidelitas, la fidélité, qui est, pas seulement par l’étymologie, fille de Fides, la confiance, la loyauté. Cette disposition en forme d’antique leçon n’a-t-elle pas pour écho la grande intuition d’Alain Peyrefitte ? Et ne retrouve-t-elle pas aujourd’hui, alors que sévit la crise économique, une pertinence trop longtemps ignorée ?
Mais, pour la France, le déficit de confiance n’a pas seulement un coût économique. Je cite « Les enquêtes disponibles montrent que les personnes se déclarent d’autant moins heureuses qu’elles disent se méfier de leurs concitoyens. Ainsi, le modèle social français (…) risque-t-il d’éroder inexorablement la capacité des Français à vivre heureux ensemble, s’il n’était pas réformé en profondeur. » Mais, précisément, alors que la défiance et l’incivisme constituent depuis des dizaines d’années un obstacle aux réformes, voici que la France vient d’entrer à cet égard dans une phase nouvelle qui pourrait tirer parti de certains germes d’une sorte de renaissance de la confiance dans notre pays.
III.
En effet, depuis un an, la France s’est engagée dans un processus de réformes multiples comme elle n’en avait pas connu depuis un demi-siècle : réformes en premier lieu du marché du travail avec notamment les adaptations de la loi des 35 heures, la modification des règles de la représentativité syndicale, et la fusion entre l’ANPE et les ASSEDIC. Dans tous ces domaines, le rôle accru de la décentralisation et de la concertation entre les partenaires sociaux s’appuie implicitement sur une certaine possibilité de la confiance. Celle-ci se manifeste notamment en matière d’enseignement, aussi bien par l’organisation de la garde des élèves en cas de grève des enseignants que par la si importante réforme des universités qui renforcera, enfin !, les coopérations entre l’enseignement et les entreprises.
L’opinion publique n’a pas assez remarqué que, depuis plusieurs années, la plupart des entreprises publiques françaises enregistrent des progrès sans précédent de leurs résultats économiques. C’est ainsi que les dividendes qu’elles versent à l’État ont été multipliés par 5 entre 2002 et 2008 et cela, tout en maintenant une très forte progression des investissements. Ces progrès résultent, dans une large mesure, d’une remarquable amélioration des relations sociales dans ce secteur public encore si souvent considéré comme voué à l’accumulation des déficits et à l’exploitation des contribuables. Cette évolution est de nature à rendre confiance en l’État comme acteur économique, et cela est d’autant plus important à l’heure actuelle que l’on assiste à un retour spectaculaire des l’États, notamment pour garantir des systèmes bancaires fragilisés par la crise financière.
Dans un domaine connexe, il me paraît significatif qu’en novembre dernier, l’Académie ait attribué le Prix Édouard Bonnefous à deux parlementaires, le député de l’opposition de gauche, Didier Migaud et le sénateur de la majorité de droite, Alain Lambert. Ensemble, ces deux adversaires politiques ont conçu, élaboré et fait voter la réforme financière la plus importante que la France ait adoptée depuis les débuts de la Ve République. Il s’agit de la LOLF, la loi organique sur les lois de finances, qui modernise remarquablement les procédures de préparation, d’exécution et de contrôle du budget de l’État. De longue date, on n’avait pas vu, me semble-t-il, autant de confiance réciproque entre des parlementaires de la majorité et de l’opposition se traduire par un consensus d’aussi vaste portée.
Cet accord exemplaire nous rappelle que la confiance se fonde d’abord sur le lien interpersonnel, sur la rencontre de deux personnes qui sortent l’une pour l’autre de l’anonymat et tissent entre elles des relations durables. De telles relations s’épanouissent mieux dans les sociétés du petit nombre, qu’il s’agisse, par exemple, d’associations, d’équipes sportives, de chorales ou encore de sociétés savantes. Comment ne pas voir que, sous cet angle, l’idéal de nos Académies constitue un exemple ? Elles sont un parangon des bonnes sociétés du petit nombre.
Les travaux que nous menons ensemble sur des sujets d’intérêt général témoignent de la confiance que nous mettons dans le pouvoir de l’esprit humain pour améliorer la vie de tous, confiance héritée et maintenue depuis l’époque de nos illustres fondateurs.
Enfin, par l’une des faces de son accomplissement, la confiance débouche sur la philanthropie — c’est-à-dire sur l’amour des autres — dont le propre est de produire du lien social dont notre époque a tant besoin. Or il se trouve que, depuis une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis la publication de « La société de confiance », on assiste en France à un développement nouveau de la philanthropie dont les jeunes Fondations abritées par l’Institut et les Académies offrent souvent un généreux exemple, comme l’a si bien montré cette distribution des prix.