La réforme de la gouvernance des universités

séance du lundi 6 juillet 2009

par M. Elie Cohen,
Membre du Conseil d’Analyse économique, directeur de recherches au CNRS

 

 

Introduction

 

Du LMD à la LRU, en passant par le PRES, l’ANR, les RTRA et le Plan Campus, le système d’enseignement supérieur et de recherche français connaît depuis cinq ans une succession d’importantes réformes. De progressions en replis, ces réformes ont significativement modifié sa physionomie, par le renforcement des moyens financiers, l’autonomie des universités, la constitution de pôles d’excellence, une esquisse d’intégration des grandes écoles et des universités, la création d’agences de moyens en sus des grands organismes de recherche ; enfin, le resserrement des liens entre la recherche-innovation et les entreprises dans les pôles de compétitivité.

Parmi les réformes s’engageant sur ces voies, même la plus visible – la LRU – n’a pas soulevé, sur le moment, d’oppositions radicales. Curieusement, c’est un sujet plus « technique » – la modification du décret de 1984 portant sur le statut des enseignants chercheurs – qui a provoqué une levée de boucliers, paralysant durant plusieurs mois l’essentiel de l’Université française. Quoique la mobilisation ait été contrastée, le soulèvement de 2009 demeure inédit par son ampleur, sa durée et sa radicalité. Or le décret modifié sur le statut des enseignants-chercheurs ne proposait rien d’autre que l’application au personnel enseignant de la loi d’autonomie, qui n’avait jusqu’alors pas éveillé de désapprobation massive.

De plus, loin d’être une réforme de rupture, l’adoption de la LRU, le 10 août 2007, n’a fait que prolonger les évolutions initiées par Edgar Faure dans le sillage de mai 1968 et consolider la réforme Allègre de 1997 sur la contractualisation dans la gouvernance universitaire. Que le principe d’autonomie suscite aujourd’hui une telle contestation, alors que le processus d’autonomisation des universités avait été lancé sans heurt, de longue date, a donc de quoi surprendre. L’autonomie, aux yeux de ses adversaires, ne serait que le vecteur de la marchandisation du savoir voulue par l’OCDE et l’UE et de la mise à mort du service public républicain, l’outil d’une université libérale et inégalitaire, la dernière arme contre les libertés de l’enseignant-chercheur.

Bien que le contexte politique actuel semble favoriser la remise en cause des principes du néo-libéralisme, on s’explique assez mal que le débat sur l’Université, rejoigne la polémique sur la fragilisation du service public à la française par l’introduction de logiques concurrentielles. Comment ne pas s’étonner, qu’un système d’enseignement supérieur et de recherche aussi sélectif que le système français puisse passer pour réfractaire à la mise en concurrence des établissements ? De plus, rien ne démontre que l’Université française ait cédé aux sirènes du marché, et on aurait tort de croire que la réforme de la gouvernance universitaire consiste en l’adaptation de standards étrangers à la situation nationale. On tâchera même d’expliquer dans cette communication, comment le fait d’associer à un modèle national centralisé certaines caractéristiques d’un modèle de gouvernance fondé sur l’autonomie a finalement accentué les dysfonctionnements qu’on prétendait corriger, créant ainsi les conditions du conflit de 2009.

On pourrait penser que l’étendue du mouvement des enseignants chercheurs procède de la conjonction d’éléments contingents, parmi lesquels la réforme du statut des enseignants chercheurs, qui modifie le décret du 6 juin 1984, la masterisation des concours de recrutement, la modulation des moyens budgétaires sur la base de critères de performances, et la suppression de postes dans le cadre des non remplacements des départs à la retraite, et le discours « pour une Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation » tenu par le Président Sarkozy le 22 janvier 2009. Le mouvement de protestation s’analyserait alors comme une bouffée protestataire en réaction à une accumulation de mesures perçues comme hostiles : le renoncement à l’essentiel de la réforme permettant un retour à la normale.

Mais le retour périodique des irruptions universitaires ne plaide guère pour ces explications, la question de l’autonomie résume bien tous les problèmes liés à la mutation du système d’enseignement supérieur et de recherche. Comment envisager en effet l’instauration de l’université autonome dans le paysage institutionnel français sans s’interroger sur les raisons qui ont fait de la question universitaire un élément central dans les débats économiques et politiques du moment ? L’Université française a vu son statut bouleversé depuis une dizaine d’années. Loin d’être cantonnée à la seule production et distribution des savoirs, elle apparaît désormais comme un facteur productif direct. La stratégie de Lisbonne, objectif majeur de l’UE pour faire entrer l’Europe dans l’économie de la connaissance est précisément basée sur la priorité donnée à l’enseignement supérieur et à la Recherche. Or, dans la mesure où le mode d’organisation de l’Université – notamment les modes de gouvernance et les systèmes d’incitation qu’elle est capable de mettre en place – détermine directement ses performances, celui-ci est devenu un sujet de réflexion majeur.

 

L’enseignement supérieur comme facteur de croissance

 

Dès lors que l’enseignement supérieur a été considéré comme un facteur de croissance dans une économie de la connaissance, la parole des économistes a conquis une légitimité nouvelle dans le débat sur l’enseignement supérieur et la recherche. À cette fin, je m’appuierai sur deux types de travaux : le rapport Aghion-Cohen du CAE Éducation et croissance, et le rapport Bruegel d’Aghion et alii Governance and performance of research universities.

Les travaux de l’école neo-classique ont permis d’établir qu’une accumulation de capital humain permettait de contrecarrer les rendements décroissants de l’accumulation du capital physique, le taux de croissance d’une économie est en fait le taux auquel le capital humain est accumulé. Des raffinements ont été apportés à cette théorie montrant que c’est le stock de capital plutôt que le taux d’accumulation qui rendait compte des différences de performance de croissance. Les schumpeteriens vont renouveler la théorie de la croissance en réintroduisant un progrès technique complémentaire du stock de capital humain. Pour Nelson-Phelps un stock élevé de capital humain rend plus facile le rattrapage et l’innovation à la frontière technologique. Mais l’effet du stock d’éducation sur la croissance est insignifiant si on limite la comparaison aux pays de l’OCDE. En fait Aghion et alii vont montrer que le capital humain n’affecte pas de la même manière l’innovation à la frontière et l’imitation, le caractère approprié ou non des institutions à la phase de croissance est crucial.

Dans un rapport Éducation et croissance (La Documentation française, 2004) que Philippe Aghion et moi-même avons rédigé nous établissons que l’enseignement supérieur et la recherche contribuent à la croissance, en éclairant un apparent paradoxe. En effet, tandis que le niveau de productivité scientifique français – au vu notamment des indicateurs relatifs à l’innovation – a cessé de converger à partir du début des années 1980 avec celui des Etats-Unis, déclinant résolument depuis le début des années 1990, l’attractivité française demeure convenable. Toutefois, si les études soulignent les failles dues à la fiscalité nationale, la législation sociale ou les spécificités de l’administration françaises, elles relèvent fréquemment la qualité du système de formation hexagonal. Ce dernier serait non seulement en mesure de pourvoir aux besoins de l’économie en ouvriers et employés correctement formés, mais il fournirait en sus des moyens techniques et des cadres supérieurs de qualité. L’éducation et, spécialement, l’enseignement supérieur, s’avèrent donc un facteur majeur de croissance dans notre pays. Les analyses macroéconomiques de la croissance autant que les théories microéconomiques des incitations le prouvent.

Ces analyses signalent que l’articulation entre éducation et croissance relève de deux formes de mécanismes. D’une part, l’accumulation de capital humain par les individus scolarisés, qui les rend plus productifs à mesure qu’ils progressent au sein du système éducatif : ainsi en France, le surcroît de productivité procuré par une année d’études supplémentaire s’élèverait à près de 8 %. De l’autre, le progrès technique : un niveau élevé d’éducation permet en effet d’adapter plus facilement des technologies développées par d’autres ou de développer de nouvelles technologies. De ce point de vue cependant, les différentes strates du système éducatif ne remplissent pas le même rôle : l’enseignement secondaire ou supérieur spécialisé, qui procure une solide compétence technique et professionnelle, forme des individus aptes à imiter les technologies existantes ; l’innovation, plutôt réservée aux chercheurs, suppose quant à elle un enseignement plus généraliste, sur le long terme.

Investir dans l’enseignement primaire et secondaire, de manière à croître en empruntant la technologie des pays les plus avancés, semble rentable pour une nation éloignée de la frontière technologique. Mais, à mesure qu’un pays se rapproche de cette frontière technologique, les possibilités d’imitation s’avèrent plus limitées, et il convient alors d’investir dans l’enseignement supérieur. En ce qui concerne la France, aujourd’hui proche de la frontière technologique, les résultats empiriques présentés dans le rapport Éducation et croissance révèlent justement l’importance d’un enseignement supérieur performant. L’efficacité de ce dernier est d’autant plus décisive que, lorsque s’amorce une nouvelle vague technologique, comme cela semble être actuellement le cas, du fait de l’émergence des nouvelles technologies de l’information, les possibilités d’imiter ou de mettre au point des innovations incrémentales s’amenuisent. Ce constat invite à se demander si la perte de vitesse de notre économie et de sa capacité à innover ne dépend pas du fonctionnement de notre enseignement supérieur.

Dans ce processus, le rôle des institutions scolaires semble effectivement crucial. Or on peut supposer que les modèles institutionnels et organisationnels ont des effets différenciés sur la performance des universités. Quelles sont donc les institutions les plus à mêmes de garantir la croissance ? On pourrait penser, a priori, que ce sont les plus incitatives. Dans le cadre de l’enquête Bruegel sur les déterminants des performances comparées des universités, Philippe Aghion a analysé le classement de Shanghai (Philippe Aghion and all. Bruegel Policy Brief – Septembre 2007). A l’heure de déterminer les indices de succès des universités, il s’avère que les deux critères expliquant essentiellement la performance des universités sont les moyens financiers et l’autonomie, et non le partage entre établissements publics et établissements privés, ou structures payantes/ non payantes, explications controuvées, pourtant fréquemment alléguées. Finalement, c’est essentiellement la combinaison entre les moyens financiers (notamment le budget alloué à chaque étudiant) et l’autonomie qui conditionne la réussite.

Citons ici les principaux résultats de l’étude Bruegel :

« La recherche de performance d’une université

  • est positivement corrélée

    – avec la taille de son budget par élève : plus le budget par étudiant est élevé, meilleure est la performance

    – avec son autonomie budgétaire : ne pas être tenu d’avoir son budget approuvé par les autorités gouvernementales est associé à une meilleure performance

    – avec son autonomie d’embauche des personnels académiques et la liberté de fixer leurs salaires

  • est négativement corrélée

    avec le degré d’endogamie dans les procédures de recrutement des professeurs : les universités qui ont tendance à recruter leurs propres professeurs diplômés font moins bien

  • n’est pas corrélée avec le mode de propriété des bâtiments universitaires : plus d’autonomie dans la propriété des bâtiments n’est pas associé à une meilleure performance »

« Mais notre résultat principal n’est pas simplement que plus d’argent ou plus d’autonomie est bon pour les résultats de la recherche. Il est que l’argent a beaucoup plus d’impact lorsqu’il est combiné à l’autonomie budgétaire. Pour être plus précis : nous trouvons que le fait d’avoir l’autonomie budgétaire double l’effet des fonds supplémentaires sur les performances de la recherche universitaire ».

Dans un système d’éducation supérieur adapté à l’innovation, et devant se montrer performant dans toutes ses fonctions, les structures d’incitation jouent donc un rôle fondamental. Si l’autonomie interagissant avec la taille du budget affecté à chaque étudiant est décisive, encore faut-il que la structure d’incitations mise en place induise les comportements attendus. En particulier le système doit générer une recherche fondamentale de pointe (cette dernière est notamment mesurée par le nombre et l’impact des publications scientifiques) ; il doit être capable de se connecter à la recherche appliquée – au domaine industriel, notamment –, afin de permettre à l’économie dans son ensemble de suivre les nouvelles découvertes ; il doit produire conjointement, dans les premiers cycles comme dans les cycles supérieurs (Master et Ph D), un enseignement de qualité. Qualité favorisée par la mise en concurrence des enseignants chercheurs-établis et des jeunes générations ; enfin, le système doit être capable de se régénérer par la sélection des projets, des équipes de recherche, des étudiants et des jeunes enseignants-chercheurs les plus prometteurs. Cela suppose que les enseignants-chercheurs reconnus participent activement aux tâches administratives d’évaluation et de sélection.

Que la performance des enseignants-chercheurs soit multidimensionnelle, contrairement à celle des professeurs du secondaire, complexifie considérablement l’organisation du système d’éducation supérieure. L’enseignement ou la contribution de chaque enseignant-chercheur au « capital social » s’avèrent ainsi difficiles à mesurer et à récompenser au moyen des systèmes incitatifs simples adoptés par exemple dans le cas d’une entreprise produisant un seul bien standardisé. Si l’on récompense uniquement l’une des fonctions des enseignants-chercheurs (par exemple la recherche fondamentale), on les incite à négliger les autres (ce problème, dit de « multitâches », a notamment été analysé par Holmstrom et Milgrom, dans un ouvrage daté de 1988). En outre, comment récompenser par des primes financières des tâches aussi peu mesurables que la bonne citoyenneté au sein du département universitaire, ou encore la qualité de l’enseignement et de la direction des travaux d’étudiants ? L’existence de dimensions non mesurables dans la performance des enseignants-chercheurs impose également des limites à l’utilisation de ce que les anglo-saxons nomment les « high-powered incentives », c’est-à-dire de salaires monétaires fortement croissants avec la performance. Il s’agit en effet d’éviter que les universitaires ne concentrent leur attention sur ces seules tâches, au détriment des taches plus difficilement mesurables. Dans ce cas, il peut être utile de limiter la corrélation entre performance mesurable et salaire monétaire, tout en alliant aux incitations salariales des incitations non-salariales : les promotions internes permettant une progression dans la carrière, la réputation au sein de la communauté scientifique, la concurrence de l’établissement avec les autres universités, etc. Ces incitations non salariales correspondent à ce que la théorie des incitations nomme les « career concerns » (on verra à ce sujet l’étude de Dewatripont-Jewitt-Tirole datée de 1999). Préserver un bon équilibre entre les différentes fonctions mentionnées plus haut, tout en les maintenant chacune à un niveau de pointe semble tenir de la gageure. Le système universitaire nord-américain nous offre toutefois un « cadre» dont on peut certainement espérer tirer des enseignements. Ce système est notamment fondé sur :

  1. des éventails de salaires relativement larges ;

  2. un marché interuniversitaire avec des universités disposant d’une autonomie de décision et de moyens financiers pour recruter les talents académiques ;

  3. l’accès à des bourses, notamment à travers la National Science Foundation, dont l’attribution se fait sur la base d’une procédure de peer review ;

  4. un système de titularisation des enseignants chercheurs après une période probatoire de six à neuf ans, à l’issue d’une procédure soigneuse de sélection ;

  5. des passerelles entre universités et industries, notamment à travers les brevets universitaires et les activités de conseil de la part des universitaires ;

  6. des ressources financières importantes, à fois publiques et privées, et une autonomie des universitaires dans l’administration de leurs ressources. On doit cependant mentionner le fait qu’un nombre croissant d’universités américaines (pas les “ivy league”) rencontrent des problèmes financiers dus à une augmentation des coûts (notamment pour financer les nouveaux équipements de laboratoires, en biotechnologie par exemple), à l’arrivée de minorités à faibles ressources, et à l’exacerbation de la concurrence en matière de salaires pour attirer les universitaires les plus performants, ou faire en sorte qu’ils ne rejoignent pas le secteur privé.

Après avoir été longtemps interrogée la contribution de l’enseignement supérieur à la croissance n’est plus guère débattue, dès lors que des institutions appropriées sont mises en place. La performance des universités devient dès lors cruciale : le design organisationnel et le système d’incitations deviennent décisifs.

Ces résultats intervenant dans le contexte de l’avènement de la « nouvelle économie » vont avoir une grande influence sur la stratégie de Lisbonne adoptée par l’UE pour accélérer la transition vers l’économie de la connaissance.

 

L’autonomie des universités françaises avant la LRU

 

L’apport des économistes dans l’analyse du rôle rempli par les structures d’éducation et de recherche dans la croissance étant établi ; une étude socio-historique du fonctionnement de l’Université française permettra à présent de replacer la question de l’autonomie dans le temps long des débats ayant trait à l’organisation de l’Université française. Loin d’être inopinément apparue à l’occasion du vote de la Loi LRU, la quête de l’autonomie est au cœur de l’histoire de l’Université française. Mais que signifie au juste, pour un établissement d’enseignement supérieur, être « autonome » ? La notion d’autonomie peut en effet désigner trois réalités distinctes :

  1. l’autonomie scientifique et pédagogique d’une structure, notamment en matière d’organisation de cursus et de délivrance des diplômes

  2. l’autonomie financière, c’est-à-dire la gestion de l’ensemble des moyens financiers nécessaires à l’accomplissement des missions, y compris ceux correspondant à la concrétisation du principe d’égalité des chances (bourses, prêts…)

  3. enfin, l’autonomie de recrutement de l’ensemble des personnels supports (spécialement des étudiants et des enseignants-chercheurs).

Le principe d’autonomie est d’abord déclaré en 1968 par la Loi d’orientation sur l’enseignement supérieur, qui stipule que « les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel […] jouissent de la personnalité morale et de l’autonomie pédagogique, scientifique administrative et financière ». Dans les faits, la réglementation a considérablement atténué l’autonomie sous l’influence de la haute administration et des groupes de pression les plus divers. D’une part, parce que la gouvernance n’inspirait pas confiance, et que l’autonomie devait être mise sous tutelle (à travers notamment les diplômes nationaux). De l’autre, parce que l’autonomie des universités semblait contredire celles des universitaires et des « facultés ».

Si l’université en France est autonome depuis la Loi Faure, la quête d’autonomie est inséparable du processus de constitution des universités françaises depuis un siècle. L’Université française s’est montrée perpétuellement tiraillée entre, d’une part, une volonté de centralisation et, de l’autre, une quête renouvelée d’autonomie. C’est dire que la LRU ne procède pas de la transposition en France d’un modèle d’organisation importé des États Unis à la faveur du passage à l’économie de la connaissance, telle qu’elle est désormais promue.

Supprimées par la Convention (loi du 15 septembre 1793), les universités ne réapparurent institutionnellement en France qu’un siècle plus tard (loi du 10 juillet 1896). Entre ces deux dates, qui délimitent un siècle où la France crut pouvoir faire l’économie d’une institution qu’elle a contribué à inventer, l’environnement des universités avait été profondément transformé, du point de vue même de la production et de la transmission des savoirs : un autre enseignement supérieur était apparu et s’était largement développé, obéissant à de tout autres principes, pour le recrutement des étudiants comme pour les objectifs de la formation.

A partir de la Révolution, l’enseignement supérieur français s’est ainsi développé hors de l’Université. La Convention, en même temps qu’elle supprimait les universités, a repris le principe des écoles spéciales, légué par l’Ancien Régime, en instituant le Muséum d’histoire naturelle, l’École polytechnique, l’École centrale, l’École normale supérieure… Il a fallu attendre la IIIe République et la loi du 10 juillet 1896 pour que la notion même d’université réapparaisse dans le vocabulaire administratif français. Mais la vie culturelle et savante s’était d’ores et déjà développée en marge des universités, et la politique de la Troisième République n’est pas véritablement parvenue à ré-enraciner dans le terreau national l’idée d’Université.

Sous la Troisième République, et jusqu’à mai 1968, les universités gèrent les carrières universitaires, ce qui explique notamment que leur caractère disciplinaire se voie continuellement renforcé. De fait, elles se trouvent progressivement placées entre les mains des seuls universitaires, et sous le contrôle des doyens de faculté. Pour gouverner les facultés, l’État s’appuie en effet sur les structures facultaires, ce qui atomise en quelque sorte la structure universitaire. Pour Christine Musselin, auteur de La Longue marche des universités françaises, paru aux Presses Universitaires de France en 2001, « il n’existe [à cette époque] aucun lieu, aucune structure susceptible d’animer horizontalement les différentes communautés facultaires et de situer des projets transversaux entre facultés ».

L’étranger offrait alors à l’Université française des modèles attractifs. Au tournant du XIXe siècle, la Réforme Liard rétablit ainsi les universités en s’inspirant modèle allemand. Il s’agit d’importer en France le modèle humboldtien, fondé sur une organisation multifacultaire et un fonctionnement autonome. La recherche fondamentale y est articulée à la recherche appliquée, et les différents champs du savoir s’y voient rassemblés au sein d’une institution unitaire. Ainsi, les premiers décrets conçus par Louis Liard en décembre 1885 accordent la personnalité civile aux facultés, les habilitent à recevoir des dons et à créer des enseignements spécifiques. Dix ans plus tard, Raymond Poincaré, alors ministre de l’Instruction publique, signe les décrets qui constituent les universités en érigeant les facultés d’un même site en institution soudée (1896).

La tension persistante entre volonté centralisatrice et pouvoir facultaire réapparaît au moment de la loi Edgar Faure, promulguée en novembre 1968, quelques mois seulement après les événements de mai. Cette réforme confère, en théorie du moins, une autonomie forte aux universités, et place les établissements au-dessus de ces entités disciplinaires qu’étaient les facultés. Bien que l’administration centrale comme les facultés manifestent des réticences face à ce projet, la première effrayée par l’autonomie, les seconde, par le processus de constitution des universités, la loi Faure parvient à instaurer une triple autonomie pédagogique, gestionnaire et financière, tout en assurant l’indépendance de l’université par rapport au pouvoir facultaire. Malgré tout, l’autonomie n’est pas complètement acquise, et l’organisation universitaire demeure tributaire de filières verticales, ainsi que c’était le cas sous l’Empire. De fait, « alors que cette loi voulait, du jour au lendemain donner aux nouvelles universités les moyens institutionnels de devenir des établissements plus autonomes, capables de développer des projets collectifs, les processus d’apprentissage organisationnel au sein des nouvelles universités furent extrêmement lents et leurs modes de gouvernement restèrent faibles » (C.Musselin op cit). Par ailleurs, la loi Faure était marquée par un idéal de réunion des savoirs sous l’angle de la pluridisciplinarité, et par la volonté de faire gouverner l’université par tous ses acteurs plutôt que par les seuls professeurs. Or la réforme, engagée dans l’urgence à la suite des événements de mai, n’a pas véritablement été négociée entre les universitaires et le ministère. Elle souffrira du défaut de coopération entre les différents acteurs.

La loi Savary (1984) prolonge la dynamique lancée par la réforme Faure, mais c’est essentiellement la réforme Allègre (1988) qui crée les conditions de l’autonomie par la contractualisation et les réformes budgétaires. L’autonomie financière partielle, la contractualisation n’y sont pas conçus comme des outils de pilotage de la gestion, d’incitation à la performance ou de modulation des moyens en fonction de ladite performance ; en effet, la contractualisation tend plutôt à responsabiliser les acteurs en leur allouant des moyens supplémentaires autour de projets éducatifs spécifiques. Le rôle du président s’élargit considérablement dans son contenu, et sa « professionnalisation », puisque la préparation des contrats ainsi que le développement des relations avec les collectivités locales, sont désormais confiés au chef d’établissement, lequel devient en outre l’interlocuteur privilégié du Ministère. Dès lors, le Président d’université cesse d’être un simple gestionnaire : il se doit de porter un projet de manière volontariste. On assiste dès lors à l’émergence d’universités aux identités institutionnelles plus affirmées, au gouvernement plus fort, et au fonctionnement plus autonome, appelées à développer des relations – financières notamment – avec des partenaires extérieurs.

L’Université française telle que nous la connaissons est le fruit des réformes introduites au cours des quinze dernières années, période de rupture avec la République des facultés et la transition qui l’a suivie. En provoquant un remaniement des modes d’intervention de l’administration centrale et de ses relations avec les universités, l’introduction des contrats d’établissements a favorisé le passage du modèle centralisé uniforme et égalitaire à l’autonomie : « Contre toute attente, les universités françaises sont devenues possibles, écrit Christine Musselin. Les entités anomiques et sans leadership du début des années 80 ont développé leur capacité décisionnelle, se sont dotées d’équipes présidentielles actives qui ont renforcé leur identité collective ».

C’est donc sans véritable heurt que le mode d’organisation de l’Université française s’est vu singulièrement modifié. Pour preuve, le faible retentissement dans la presse, en 1988, de l’annonce de la contractualisation aux présidents d’universités par Lionel Jospin, alors Ministre de l’éducation nationale du gouvernement Rocard. Rien d’étonnant à cela, si l’on juge, avec Philippe Garraud, que la contractualisation obéit aux modèles de l’inscription silencieuse, notamment au « modèle de l’anticipation », archétypal de l’action publique volontariste, caractérisée par une absence de conflit, de controverse médiatique et d’exploitation partisane (on renverra à ce sujet à l’article « Politiques nationales, élaboration de l’agenda », in L’Année sociologique, n°40, 1990, p.17-41).

On le voit, la dynamique vers l’autonomie, lancée de longue date, est bien engagée depuis quinze ans. On peut donc se demander pourquoi la Loi Relative aux libertés et responsabilités des Universités (dite loi LRU ou loi Pécresse), adoptée en 2007, a suscité, avec retard, une contestation si vive, alors qu’elle ne faisait que renforcer des évolutions en cours. Cette loi, qui substitue à l’ancienne gestion interne des universités une « gouvernance », propose une double avancée du point de vue de l’autonomie financière (création de fondations, gestion de la masse salariale, transfert par l’État des biens immobiliers) et de l’autonomie de recrutement des enseignants-chercheurs et des personnels. Les premiers sont élus par un comité de sélection organisé sur d’autres critères que les anciennes commissions de spécialistes ; les second peuvent désormais être recrutés en CDI.

 

La mue de l’Université Française

 

Afin de déterminer pourquoi le gouvernement actuel a choisi de renforcer l’orientation vers l’autonomie par de nouvelles réformes, au risque de provoquer un affrontement avec les enseignants-chercheurs et les personnels de l’Université, il faut replacer la question de l’autonomie dans l’évolution du système universitaire français durant les vingt-cinq dernières années. Le système universitaire français a en effet connu pendant cette période une seconde massification à laquelle il a dû faire face en dépit d’une incroyable modicité de moyens. Non contente de se trouver parmi les Universités les moins dotées d’Europe, l’Université française apparaît comme le parent pauvre de l’éducation nationale, si l’on en juge par le coût comparé d’un collégien et d’un universitaire. Ainsi, la dépense moyenne par étudiant des universités s’élevait en 2001 à 6589 Euros, contre 7879 euros pour un élève du second degré. De plus, si la dépense moyenne par élève du premier degré à prix constants a pratiquement doublé entre 1975 et 2001, qu’elle a augmenté de moitié pour les élèves du second degré, elle a seulement progressé d’un quart en ce qui concerne les étudiants du supérieur.

Le système universitaire français a également pâti de la tripartion de l’enseignement supérieur, morcelé d’une part entre universités et les les grandes écoles, dotées à leur création d’importants moyens financiers en vue de la formation des élites ; entre l’enseignement et la recherche, confiée dans de nombreux domaines à des organismes ad hoc, tels que le CNRS, le CEA, le CNET, le CNES d’autre part ; entre recherche publique et recherche privée, enfin.

Si l’ensemble du système français d’enseignement et de recherche a si profondément évolué ces dernières années, c’est que les universités ont massivement répondu à la demande de formations professionnelles (notamment à travers le succès croissant des IUT, DUT et autres DESS), que le CNRS et l’Université ont multiplié les collaborations, et que s’est vue renforcée l’articulation entre recherche publique et recherche privée. D’autres bouleversements, tels que l’adoption du modèle des 3-5-8 (Bac+3, Bac+5, Bac+8) dit LMD, ou le PRES, ont accentué ces évolutions.

Concurrencée par des structures autrement plus sélectives, depuis les Classes Préparatoires aux Grandes Écoles jusqu’aux IUT, l’Université française traverse actuellement une crise profonde. En ouvrant ses portes à une majorité de lycéens, parmi lesquels les moins dotés ou les plus marginalisés des bacheliers, elle alimente une logique de sélection par l’échec. Ainsi le taux d’échec en premier cycle aboutit-il au renforcement de l’attractivité des formations sélectives. Afin de résister à la désaffection des étudiants, séduits par des écoles professionnelles payantes dont les performances demeurent discutables, l’Université développe de son côté les formations professionnalisantes, sans en avoir toutefois les moyens. Par là, elle contredit non seulement sa vocation première, mais accentue en outre les déséquilibres existants, les failles observées en premier cycle se voyant répercutées dans les cycles supérieurs.

Trois obstacles majeurs rendraient l’Université française moins performante que ses homologues étrangères, et manifesteraient donc son « retard » :

  • une organisation publique et centralisée lui interdirait de recruter les étudiants et les enseignants les plus compétents, et de valoriser ainsi leurs cursus.

  • l’Université ne tiendrait pas sa promesse d’égalité des chances. Par son refus de la sélection des entrants, elle amènerait des générations d’élèves à se fourvoyer, les attirant avant de les exclure au terme d’une sélection ex post d’autant plus dommageable qu’elle renvoie les exclus à leurs insuffisances supposées.

  • Enfin, dans un pays marqué tout à la fois par l’importance du secteur public, le vieillissement de ses cadres et le poids pris par les échelons administratifs locaux, l’Université ne pourrait ni diversifier ses sources de financement, ni renouveler ses effectifs enseignants aux conditions matérielles passées, ni rationaliser l’appareil universitaire, dans la crainte d’un affrontement avec les élites locales et les corporations.

Pourtant, on constate que l’Université française n’a cessé de s’adapter, de manière progressive et continue, à de nouvelles exigences la conduisant à l’autonomie. Cette dernière était en effet susceptible d’offrir une réponse fonctionnelle à la diversification des missions à laquelle l’Université a dû faire face au vu de la massification et de la professionnalisation du système. L’Université française s’est tout d’abord adaptée aux missions explicites qui lui ont été assignées : dispenser une formation générale supérieure de masse, pourvoir aux besoins de l’économie en compétences et qualifications professionnelles, se situer aux frontières de la recherche scientifique et technique dans les domaines de spécialisation industrielle du pays. Elle s’est ensuite pliée à des contraintes implicites sans cesse renouvelées : contribuer à la stabilité d’un système d’enseignement supérieur fondé sur la double coupure formations sélectives/université, organismes de recherche/université, s’ouvrir au plus grand nombre, tout en maintenant une apparence de centralité et d’homogénéité des cursus, des carrières et des statuts. Pourtant, des évolutions aussi profitables que la professionnalisation des filières ont paradoxalement contribué à affaiblir l’Université traditionnelle. En mettant l’accent sur des formations courtes, sélectives, et relativement onéreuses, les Universités ont dû arbitrer leurs moyens financiers en défaveur des cursus plus traditionnels, et plus longs.

Ce n’est donc que si l’on entend changer les missions de l’Université, revenir sur la double coupure fondatrice (éducation / recherche, formations sélectives / non sélectives) et tenter le pari d’une nouvelle spécialisation qu’il devient nécessaire de repenser l’organisation de l’enseignement supérieur.

A cet égard, il est intéressant de noter que, malgré des systèmes très différenciés, l’ensemble des grands pays européens affronte aujourd’hui des problèmes similaires. Voilà vingt-cinq ans que le Royaume-Uni tente de développer un système d’enseignement professionnel supérieur à même de hisser le pays au rang des champions en gains de productivité. À l’inverse, l’Allemagne, dont le système dual a fait longtemps l’admiration des britanniques, redécouvre les vertus de la formation générale dispensée par les universités et tente de promouvoir des universités d’excellence. Quant à l’Italie, que menace une « fuite des cerveaux », elle a proclamé l’autonomie des universités sans parvenir semble-t-il à accorder les textes et les réalités. Au delà des modalités techniques de ces réformes, se pose donc une même question : comment concilier accès démocratique à la connaissance et production des compétences requises par l’économie à un coût budgétaire maîtrisé ?

 

Réforme Pécresse et dynamiques à l’œuvre

 

En accentuant certaines évolutions, l’autonomisation accrue des universités françaises a mis au jour bon nombre de failles. Ainsi, dans un système hypersélectif, le premier cycle devient le réceptacle de tous les échecs et, paradoxalement, le reflet de l’échec de l’ensemble du système universitaire. En outre, avec l’autonomie, les écarts entre les universités se creusent. La réforme Pécresse accuse ces réalités acceptées lorsqu’elles étaient tues.

Dans sa nature, cette réforme repose sur une conception française de l’autonomie peu comparable à celle à l’œuvre dans les grandes universités étrangères. En France, la gouvernance des universités autonomes s’appuie sur la combinaison au sein d’une instance de gouvernance unique de deux pouvoirs – et de deux logiques – qui sont ailleurs dissociés : d’une part, un pouvoir gestionnaire, représenté ailleurs par le board of trustees, auquel est confiée la stratégie de gestion et de financement de l’université ; de l’autre, un Sénat académique, dont les compétences tiennent à la recherche, à l’enseignement, et au recrutement des nouveaux collègues. La réforme Pécresse est fondée sur le renforcement des pouvoirs du Président à l’égard de ses collègues et sur l’ancrage territorial, à travers l’intégration au Conseil d’Administration de personnalités qualifiées. Cohabitent ainsi au sein de conseils d’administration resserrés des personnels académiques et non académiques de l’Université, désignés selon une logique politico-syndicale, et des représentants extérieurs, lesquels s’investissent peu dans ces instances dont le mode de constitution privilégie les experts. Le fait d’accorder au Président de plus larges pouvoirs, en lui permettant de désigner les comités voués à élire les nouveaux enseignants, mais aussi de moduler la charge de travail des professeurs, ou de les récompenser, l’éloigne de ses pairs. La communauté académique s’en trouve, sinon scindée, du moins plus morcelée qu’au temps où les doyens trouvaient un relais naturel chez leurs collègues et chez les responsables des anciens comités de sélection. Ainsi, loin de cimenter la communauté universitaire, une présidence forte détache le président de la chaîne des pouvoirs académiques.

L’autonomie, telle qu’elle est prévue dans la loi Pécresse, peut impliquer la gestion des actifs immobiliers, des personnels, voire la quête de ressources complémentaires à travers des fondations permettant de développer des actions spécifiques à partir d’une stratégie universitaire de spécialisation. Mais peu d’universités possèdent les compétences juridiques, immobilières, financières susceptibles de soutenir un tel bouleversement. De ce fait, le système devrait favoriser la différenciation des universités, écueil que la généralisation de l’autonomie à l’ensemble des établissements devait justement éviter. En outre, la capture du projet campus par la direction du budget a entamé l’autonomie financière, point hautement stratégique. Il s’agissait à l’origine de distribuer 5 milliards d’euros obtenus à la suite de la privatisation partielle d’EDF à quelques grandes universités, afin qu’elles financent de manière autonome des projets, ou montent des partenariats avec des régions, des entreprises, des laboratoires. Mais ce capital a finalement été remplacé par des partenariats public-privés destinés à renouveler le bâti des universités. Bouygues ou Vinci ont par exemple été invités à entrer dans des consortia afin de bâtir des locaux universitaires avec de l’argent levé sur les marchés et de les louer contre des loyers payés par le budget de l’Etat. De ce fait, les financements publics priment toujours, et la majeure partie des universités autonomes n’a guère gagné en autonomie financière.

De manière générale, la réforme Pécresse ne fait qu’exaspérer les traits idiosyncrasiques du modèle français, dévoilant la logique d’évolutions souterraines, telle que la différenciation entre les universités pluridisciplinaires et celles spécialisées dans les sciences sociales, les grandes écoles atomisées et de grandes universités scientifiques etc… Hors des nécessaires relations nouées dans le cadre de certaines formations doctorales, les grandes écoles ne sont guère incitées à se rapprocher des universités. Enfin, outre qu’elle accentue les inégalités des structures devant l’accès aux fonds non étatiques, la loi Pécresse ne s’attaque pas à l’une des failles majeures du système français, à savoir l’échec généralisé en premier cycle. Elle ne favorise ainsi aucune avancée concernant la réforme de la licence, dont dépend l’attractivité future de l’Université face à ces formations sélectives que sont les Écoles et les IUT. Somme toute, cette loi accentue la différenciation et la hiérarchisation, recentralise le système, accuse le localisme, menant à terme à une plus grande différenciation régionale et de spécialisation. Elle a affaibli les hiérarchies universitaires légitimes sans donner une place réelle au Président, et a miné par des maladresses la possibilité d’une convergence entre les universitaires, les chercheurs et les entrepreneurs.

 

Les vertus comparées de la réforme incrémentale et de la réforme autoritaire

 

Finalement, au vu des réformes précédentes, on pouvait semble-t-il faire l’économie de la loi Pécresse. Pourquoi donc le gouvernement a-t-il pris le risque de susciter un conflit social en défendant cette loi, sinon par volonté politique d’exhiber son pouvoir réformateur ? Pour accélérer les évolutions allant dans le sens d’une différenciation et d’une hiérarchisation accrue du système, il aurait en effet suffi de permettre aux universités volontaires de devenir autonomes, sur le modèle de ce qui a été tenté à l’université de Dauphine, et de stimuler les établissements en les invitant à proposer des projets académiques et scientifiques de mise en commun de moyens ou de création d’entités nouvelles. Ces projets auraient été labellisés et financés par des agences crées afin de promouvoir conjointement des formations et une recherche d’excellence. Une autre réforme de l’Université – une réforme incrémentale, basée sur des incitations adaptées -, était donc possible. Si l’adaptation de notre enseignement supérieur à l’avènement d’une économie de la connaissance justifie un mouvement continu de réforme et d’adaptation, une remise en cause brutale du système ne peut pour autant être qu’improductive. Les évolutions intervenues ces quinze dernières années ont ouvert la voie d’une adaptation progressive, souterraine, constante. En témoignent le renforcement des universités au détriment des anciennes facultés et la définition de véritables politiques d’établissements qu’a suscitée l’introduction, à la fin des années quatre-vingt, de la contractualisation entre l’État et les universités. Le développement des cursus professionnels et, récemment, la réorganisation des cycles universitaires autour du système LMD, en fournissent également la preuve. Conjuguée à la mise en œuvre des crédits ECTS (European Credit Transfer System), cette nouvelle organisation a ménagé des ponts entre les universités européennes et contribué à les mettre en concurrence.

La méthode que nous avions proposé dans notre rapport suppose de jouer sur des leviers existants : utiliser la dynamique européenne pour favoriser la coopération entre universités françaises et étrangères ; inciter les universités à développer des formations qualifiantes et des diplômes professionnels dans le cadre de la formation permanente ; encourager les expériences d’intégration volontariste des élèves de milieux défavorisés, à l’image de celle menée par Science-Po Paris ; augmenter progressivement la dotation contractuelle, liée à des projets d’établissement, au détriment de celle allouée sur la base des structures existantes (dans le cadre du système dit « SANREMO »). Les moyens supplémentaires (0,5 % du PIB) que nous proposions de mobiliser dans notre rapport auraient pu être affectés à de nouvelles agences, destinées à introduire plus de concurrence et à inciter les acteurs à l’excellence. Une première agence, bâtie sur le modèle de l’Economic and Social Research Council au Royaume-Uni, aurait pour mission de sélectionner les meilleurs projets de recherche sur la base d’une procédure d’un examen par les pairs (« peer review »), de financer des bourses post-doctorales ainsi que la création de nouveaux centres de recherche, et d’encourager la création de réseaux, regroupements et alliances entre différentes équipes universitaires sur des sujets d’intérêt commun. Cette agence permettrait ainsi l’émergence de pôles d’excellence aux moyens diversifiés, dont l’activité serait régulièrement évaluée. Une seconde agence aurait pour mission d’aider les universités en difficulté (de par leur taille, ou un taux d’échec élevé) à se restructurer. Des financements contractuels pourraient être mis en place pour favoriser la lutte contre l’échec en premier cycle, des stratégies d’insertion sur le marché du travail, des spécialisations professionnelles en rapport avec le tissu économique local.

Cette méthode, qui n’est pas sans liens avec le « dual track aproach » mise en œuvre lors de la réforme chinoise du système des prix, compte à la fois sur la vertu des bonnes incitations et la transmission des bonnes pratiques. A l’heure de réformer le système des prix chinois, on a préféré à une libéralisation abrupte le maintien du système planifié tout en promouvant la libre détermination des prix pour les marchés villageois sur lesquels s’écoulaient les excédents agricoles réalisés au-delà des objectifs du Plan. De la même manière, en accordant des bourses à des post-doc ou à de jeunes créateurs d’équipes, on favoriserait une recherche de haute tenue, laquelle conditionnerait à son tour la qualité des candidatures aux postes d’enseignants du supérieur. En outre, en attribuant, via des agences de moyens fonctionnant par appels d’offres et sous le contrôle des pairs, des budgets de recherche renouvelables de 5 ans, on permettrait aux enseignants-chercheurs de privilégier tantôt l’enseignement, tantôt la recherche au cours de leur carrière. Enfin, en offrant à chacun, grâce à un régime de la propriété intellectuelle approprié, la possibilité de tenter l’aventure de la création d’entreprise on encouragerait la diffusion de l’innovation. Dans un tel système, la circulation entre la production (recherche), la diffusion (enseignement) et le transfert (innovation), c’est-à-dire entre les trois pôles de la connaissance, est en effet largement favorisée. L’égalité d’accès des étudiants est encouragée sur la base des compétences, la concurrence entre équipes vise l’excellence, l’évaluation est la condition du renouvellement des crédits et des équipes. Mais tout projet de réforme achoppe fréquemment en France sur la « querelle des préalables ». En effet, comment demander des moyens nouveaux à un Gouvernement en butte aux difficultés budgétaires, alors que les dysfonctionnements du système sont constatés publiquement, rapport après rapport ? De la même manière, comment exiger des personnels, qui vivent au quotidien les ravages de l’attrition de moyens, de commencer par faire le sacrifice de leurs statuts ?

 

Conclusion

 

La réforme de la gouvernance des Universités fournit une expérience naturelle sur les mérites respectifs de la réforme incrémentale et du big bang. Dans un article récent Daron Acemoglou et alii rappellent les termes du débat. Le consensus de la profession, après les échecs des réformes inspirées par les tenants du consensus de Washington, c’est-à-dire les stratégies de « big bang » débouche sur la promotion de réformes graduelles, inscrites dans les trajectoires institutionnelles des pays concernés. Daron Acemoglou s’inscrit en faux contre la thèse de Dani Rodrik pour qui les réformes inspirées de l’extérieur et appliquées d’en haut à des populations rétives ne pouvaient qu’échouer. Il établit en se fondant sur l’expérience des réformes napoléoniennes imposées à l’Europe occupée que la stratégie de big bang peut réussir.

Comment apprécier de ce point de vue la réforme Pécresse du statut des enseignants-chercheurs ? Daron Acemoglou verrait probablement dans cette réforme une démarche insuffisamment radicale, isolée, trop faible pour déstabiliser les élites anciennes dont on prétendait réformer les pratiques et dès lors vouée à l’échec. En tâchant d’imposer sa réforme, le gouvernement a ralenti voire paralysé, des évolutions à l’oeuvre de longue date. Il a discrédité l’autonomie, suscité la formation de coalitions inédites entre conservateurs et novateurs, sans parvenir à remettre en cause les compromis politico-syndicaux localistes.