“Santé, médecine, société”. Regards d’un sociologue

Séance du lundi 11 janvier 2010

par M. Jean Baechler

 

 

Dans l’énoncé de mon propos, le mot le plus important est ‘un’ sociologue. Je m’en tiendrai sans vergogne et sans remords à ‘mon’ regard, informé par ‘ma’ sociologie, dont je ne suis pas assuré qu’elle soit encore bien orthodoxe. Elle prétend suivre les traces de la tradition imprimée à la discipline par les grands maîtres, de Montesquieu à Pareto. Elle se propose ni plus ni moins de construire des explications plausibles du règne humain et de ses contenus. J’en suis arrivé dès longtemps à la conclusion que la prétention n’en pouvait être soutenue avec des arguments solides et avec des chances raisonnables de réussir ou de ne pas trop échouer, qu’à la condition de respecter deux maximes. La première porte que l’entreprise ne peut aboutir que si le règne humain et les matières qui le constituent sont l’objet d’une démarche scientifique conjoignant : l’analyse des concepts et des principes ou éléments – ta stoicheia –, qui relève de la philosophie ; l’examen des faits attestés et documentés, dont s’occupe l’histoire ; et la considération des variations intelligibles, qui est l’objet propre de la sociologie. La seconde maxime fait obligation au chercheur de prendre en compte toujours l’ensemble de l’aventure humaine, non pas à des fins encyclopédiques évidemment absurdes, mais de manière à ne jamais perdre de vue l’unité de l’espèce humaine, la diversité de ses expressions et l’importance de quelques mutations décisives intervenues dans le cours de l’aventure humaine.

C’est ce regard très idiosyncrasique que j’aimerais appliquer au thème retenu pour les travaux de notre Académie en 2007. Je souhaite que mon propos soit reçu comme un programme d’enquête éventuelle sur « les variations intelligibles en matière de santé humaine ». Ses grandes lignes sinon ses conclusions émergent spontanément de la considération logiquement enchaînée de points successifs, la santé, la maladie, la médecine, d’un côté, et la société, de l’autre, définie de telle manière que des corrélations intelligibles apparaissent entre ces deux dimensions de l’humain.

 

Variabilité et variations

 

Le propos est de faire apparaître des variations intelligibles dans la nature des concepts et notions, de telle manière que soit rendue possible l’actualisation de telle ou telle variation dans tel ou tel contexte culturel et social. De fait, la santé peut entretenir deux conceptions très différentes. Pour les discerner, on peut partir des deux mots qui, en grec et en latin, traduisent les mots « sain » et « santé ». En grec, sain se dit hygiès et santé hygieia. L’un et l’autre connotent la notion de bon état, ce que confirment tous les dérivés, dont le remarquable hygiotès, qui désigne la « justesse » logique. D’après Chantraine, l’étymologie du mot renvoie à un composé de zèn, qui veut dire « vivre », et de *su, un préfixe qui veut dire « bien ». En avestique, on trouve l’équivalent hu-jy_-ti, une « bonne manière de vivre ». Somme toute, hygieia est l’équivalent, en forçant un peu les choses, du eu zèn aristotélicien ! En latin, les mots correspondants sont sanus et sanitas, qui, comme tous leurs dérivés et en particulier sanare, expriment l’idée de « rendre sain », « guérir ». D’après Ernout, l’étymologie du mot est inconnue. Qui plus est, il semble appartenir exclusivement au latin, avec, peut-être, un équivalent ombrien. Ainsi, la conception latine de la santé semble reposer sur le couple santé-maladie et sur la commutation de l’une à l’autre, alors que la conception grecque ne retient qu’une seule branche de l’alternative et tient la santé pour un état désirable d’épanouissement et de plénitude. Quoi qu’il en soit de ces indications sémantiques, deux conceptions, visions ou perceptions sont effectivement possibles. Selon l’une, la santé est un état idéal des dotations humaines, un état dans lequel les humains peuvent donner toute leur mesure et accomplir leur métier humain dans la plénitude de leurs moyens. Selon l’autre, la santé est un état guetté par la non-santé ou maladie, un état fâcheux à de nombreux égards et qu’il convient de prévenir ou de guérir par des mesures appropriées.

La distinction peut paraître subtile, mais elle est assez réelle pour inspirer deux attitudes différentes. Pour l’une, la santé est un état de perfection et un idéal qu’aucun humain ne saurait atteindre et encore moins prolonger, si bien que tous les humains sont toujours en mauvaise santé, plus ou moins. Dans l’autre, la santé est un état réel de non-maladie, qui soit précède une chute dans la maladie soit est restauré hors de la maladie, de telle sorte que tous les humains sont distribués en sains et en malades, dont les proportions sont variables. Si l’on demande quelle est la bonne position, la réponse est évidente : toutes les deux, car elles ne se contredisent pas et ne sauraient être montrées comme des corruptions de l’une dans l’autre. La résolution de la divergence s’effectue, en posant que la santé est une fin de l’homme, au même titre que la vie, la paix, la justice, le bonheur, la prospérité, la béatitude… Une fin de l’homme est la solution d’un problème de survie ou de destination adressé à l’espèce humaine par sa nature et sa condition. La santé, de ce point de vue, peut être définie comme l’état des dotations humaines saisies dans leur état de perfection, un état qui, s’il pouvait être réalisé, mettrait à la disposition du métier humain un dispositif naturel en parfait état de marche. Mais, en tant que fin, la santé est aussi inaccessible que toutes les autres fins. Entre celles-ci et ce que les êtres humains peuvent atteindre, le décalage est toujours non-nul et la condition humaine toujours disgraciée. Mais les disgrâces sont aussi d’intensité variable, si bien qu’il est toujours possible de distinguer entre au moins deux états fondamentaux, l’un où elles sont compatibles avec une existence supportable, et l’autre où elles l’affectent de manière insupportable. La santé est un idéal, qui condamne les humains à deux états alternatifs de non-maladie ou santé et de non-santé ou maladie. Le premier peut à tout moment verser dans le second par une accentuation de l’écart par rapport à la fin, mais il n’est pas impossible à l’ingéniosité humaine de trouver moyen de prévenir ou de guérir les accentuations. On peut convenir d’appeler « médecine » la mise en œuvre des moyens de guérir ou de prévenir.

La maladie donne lieu à des variations plus nombreuses et plus délicates à mettre en évidence. Trois points d’origine des variations peuvent être distingués. Le premier est fixé par la définition de la maladie comme non-santé et de la santé comme non-maladie. Entre les deux états, la frontière est non seulement floue, mais encore mobile. Cette variabilité est d’abord subjective, en ce qu’il est possible de se sentir ou croire en bonne santé sans l’être, et malade sans l’être non plus. Les raisons peuvent en être l’absence de symptômes, les contraintes de l’existence, les stratégies appliquées à faire pression sur autrui… La variabilité est aussi objective, en ce sens que tous les maux n’ont pas la même gravité, que l’on prenne comme critère d’appréciation le pronostic vital, la capacité à remplir un emploi défini ou la satisfaction tirée de l’existence. La variabilité est, enfin, culturellement définie, car rien n’impose de tenir que les perceptions soient les mêmes partout. La variabilité objective introduit une complication supplémentaire. Dans tous les contextes culturels, il y a maladie et maladie et, par conséquent, aussi santé et santé. La gravité différentielle impose de l’apprécier à l’aide d’une échelle à cinq degrés, dont on peut poser la validité universelle, au moins à titre d’hypothèse heuristique. Le degré suprême est occupé par la santé idéale, dont bénéficie la perfection des dotations humaines. En dessous, le degré de la santé normale est un état compatible avec une existence satisfaisante et tenue pour normale. Cet état inclut des maux menus, passagers ou normaux, en ce sens qu’ils sont perçus comme inhérents à la condition humaine. Le degré de la santé anormale correspond à un état qui, sans compromettre l’existence, lui inflige des handicaps tels qu’elle en devient insatisfaisante pour qui en est affecté. Le degré suivant est celui de la maladie déclarée, qui compromet l’existence en lui infligeant des handicaps sensibles. Le dernier degré pourrait être celui de la maladie mortelle, qui met fin à la vie. La variabilité subjective, objective et culturelle s’applique aux transitions entre chacun des degrés, de telle sorte que l’échelle, quoique universelle, ne saurait être invariante, mais mobile.

Le deuxième point d’origine de variations est procuré par la maladie comme privation de santé et par les raisons de la privation. Elles peuvent être rangées sous quatre rubriques fondamentales. Les infirmités affectent l’effectuation des dotations dans un sens négatif et les privent à des degrés variables de leur capacité à remplir les fonctions qui leur sont destinées. Les traumatismes peuvent affecter des dotations normales et leur infliger des déficits temporaires ou définitifs. Des traumatismes définitifs dans leurs conséquences se confondent avec des infirmités. Les infections perturbent l’effectivité des dotations, qu’elles soient normales, infirmes ou traumatisées. Enfin, les dégénérescences frappent les dotations dans leur effectivité en la réduisant, qu’elles soient normales, infirmes ou traumatisées. Chaque rubrique est le siège de la plus grande variabilité, comme il apparaît, dès que l’on met en correspondance les raisons des privations de santé et l’échelle de la santé et de la maladie. Ainsi la vision. Elle peut être appréciée selon les cinq degrés, depuis la vision surhumaine du géant Argos jusqu’à la cécité du devin Calchas. Entre ces deux extrêmes, les différences sont sensibles entre une vision normale, une vision handicapante pour des emplois spécifiques — par exemple la myopie même modérée pour l’aviation de chasse —, et une vision à ce point perturbée qu’elle devient une gêne pour n’importe quelle existence. Tous les degrés situés en dessous de la vision parfaite peuvent être rapportés comme à leur raison d’être à des infirmités, des accidents, des infections ou des dégénérescences.

Le dernier point de variabilité est procuré par les dotations. Cette expression vague doit être précisée, mais l’exigence conduit à des conclusions inattendues. Une définition plausible fait des dotations humaines l’ensemble des dispositifs et des dispositions permettant aux êtres humains de gérer les problèmes que leur posent leur nature et leur condition et de leur trouver des solutions compatibles avec la survie de l’espèce et le contentement de ses représentants. Les problèmes sont des problèmes de survie et de destination. Les solutions, saisies à leur niveau conceptuel de réalité, sont les fins de l’homme. Celles-ci soulèvent à leur tour des problèmes d’effectuation, dont les solutions recourent par nécessité à trois activités distinctes. L’une traduit le binôme problème/solution en termes de fin/moyen. Appelons-la l’agir. Une autre le transcrit en termes de question/réponse et se nomme le connaître. Le faire, enfin, imprime des formes à des matières ou matérialise des formes. Le métier humain peut être défini comme la mise en oeuvre du faire, du connaître et de l’agir au service des fins de l’homme. Les dotations sont les dispositifs et les dispositions permettant aux humains de faire leur métier humain. Ce sont elles qui peuvent être affectées par des infirmités, des traumatismes, des infections et des dégénérescences, à des degrés variables de gravité. Cette conclusion intermédiaire impose de subdiviser le point de variabilité en deux sources distinctes de variations. La première est évidente, qui naît de la pluralité des pièces et des éléments composant les dispositifs et de la diversité des dispositions. Toutes les dotations, jusqu’aux plus menues, peuvent être affectées de diminution de santé et tomber malades, plus ou moins.

La seconde source est beaucoup moins apparente. Pour la mettre en évidence, le plus simple est de s’exprimer en termes de dimensions, au sens où les physiciens parlent d’espace à plusieurs dimensions. L’humain est un espace à quatre dimensions au moins, comme il ressort de la considération de la nature humaine. L’espèce Homo sapiens appartient au règne vivant, ce qui lui confère une dimension biologique. Ce n’est pas une espèce comme les autres, car son mode d’existence est culturelle, ce qui lui impose une dimension culturelle. Pour actualiser culturellement la nature humaine virtuelle, les humains mettent en oeuvre trois activités au service de fins. Ils en retirent une troisième dimension, que l’on peut convenir d’appeler anthropique. Enfin, l’humain a besoin d’une quatrième dimension, psychique, pour assurer la conversion du biologique à l’anthropique. Un seul exemple, même traité grossièrement, permet de saisir la réalité des quatre dimensions. Connaître, c’est répondre à des questions que l’on se pose. Les questions posées et les réponses avancées sont dans la dépendance la plus étroite du contexte culturel et ont toujours une teneur culturelle, ne serait-ce que la langue qui les exprime. Questions et réponses mettent en oeuvre des opérations intellectuelles, qui sont partout les mêmes. En tant qu’attributs humains, elles sont anthropiques et s’inscrivent dans une dimension anthropique. Pour s’effectuer, la raison humaine mobilise des dispositifs et des procédures psychiques appelées sensation, perception, mémorisation, imagination, classification, symbolisation, jugement… La dimension psychique ne peut pas être ignorée. Enfin, les procédures et les dispositifs psychiques mobilisent des dispositifs biologiques, ainsi conçus et sélectionnés par Dieu et/ou la Nature qu’ils permettent à la pensée psychique, anthropique et culturelle de quitter la virtualité pour entrer dans l’actualité. Le cerveau ne produit pas la pensée comme le pancréas l’insuline, il est la condition de son effectuation, à la manière dont le piano ou le quatuor fait entrer la sonate dans la réalité sonore.

Ainsi les dotations humaines sont simultanément, conjointement et distinctement biologiques, psychiques, anthropiques et culturelles. Il n’est pas impossible qu’une cinquième dimension, divine, doive être encore ajoutée, car la possibilité en est réservée par la raison et la réalité peut en être affirmée par la foi. Comme sa réalité ne peut être ni démontrée ni démentie et que la démarche anthropologique se réclame de la science, qui ignore et doit ignorer ce qui n’est ni démontrable ni réfutable, il faut mettre cette cinquième dimension entre parenthèses. La conséquence de toutes ces considérations est que, la maladie affectant les dotations, chaque dimension peut tomber malade, plus ou moins. Plus précisément, l’être humain peut tomber victime d’une privation de santé, de gravité variable dans chacune de ses dimensions et provoquée par une infirmité, un traumatisme, une infection ou une dégénérescence. Prenons l’exemple du langage. Il a été mis au point par Dieu et/ou la Nature, pour permettre aux humains de formuler et de communiquer ce qu’ils pensent. La dimension biologique peut être affectée par des infirmités congénitales, par des hémorragies cérébrales, par des virus ou par des dégénérescences neuronales. La dimension psychique peut souffrir de difficultés de formulation et d’expression langagières, en raison de blocages ou de chocs affectifs, de perturbations cognitives ou de confusion mentale. La dimension anthropique peut être diminuée dans ses performances par les limitations du lexique, par la langue de bois, par la censure politique. La dimension culturelle de la pratique langagière peut pâtir d’une éducation manquée, d’une instruction déficiente, d’une contrainte professionnelle, de la position dans la stratification sociale. Mais, objectera-t-on, la santé et la maladie ne concernent que la dimension biologique et peut-être la dimension psychique, que l’on a intérêt, au demeurant, à ramener au biologique, si on veut pouvoir la soigner. Mais l’affirmation est arbitraire, manifestement dans la dépendance de développements culturels modernes et résolument ignorée par la plupart des traditions. Elle doit aussi l’être par une « hygiologie » éventuelle, car l’analyse conceptuelle impose de tenir compte de tous les points de variation. En tout cas, elle en propose un supplémentaire.

La médecine est, par définition, l’activité humaine spécialisée dans le traitement de la privation de santé. Il n’est pas sans intérêt que la racine *med soit présente dans tout le domaine indo-européen, au sens de « penser, réfléchir », souvent avec des valeurs techniques spécialisées comme « mesurer, peser, juger », « soigner », « gouverner ». On y retrouve des dimensions de l’humain fort éloignées du biologique. Comme toute activité humaine, la médecine doit mobiliser, pour s’efforcer à ses objectifs, l’agir, le faire et le connaître. Les proportions de chacun pouvant varier du tout au tout, on peut poser en hypothèse qu’il peut y avoir plusieurs conceptions et pratiques de la médecine, les unes concentrées sur la connaissance, d’autre spécialisées dans la mise au point de produits susceptibles de combattre la maladie, d’autres encore appliquées à combiner des stratégies et des tactiques au service de la lutte pour la santé. On peut convenir d’appeler ‘médecin’ celui qui s’occupe de la médecine, mais, comme celle-ci peut subir des interprétations variées, il est tout aussi possible que des mots différents désignent dans différents contextes des spécialisations différentes, et que le médecin soit distingué du chirurgien, du dentiste, du pharmacien, de l’orthopédiste, du directeur de conscience, du faiseur de pluie, du tribun… Si l’on tient compte des variations repérées à l’occasion de la santé et de la maladie, on obtient une grande variabilité des conceptions possibles de la médecine et des médecins.

Un premier point de variations paraît devoir être la distinction entre prévention et cure, imposée par le statut de la maladie comme privation de santé, car il est logique et rationnel de chercher à prévenir la privation, pour s’éviter le souci d’avoir à l’annuler. La prévention repose sur des mesures que l’on peut convenir de regrouper sous l’étiquette de l’hygiène. Celle-ci donne lieu à deux classes d’opérations, les unes, positives, censées renforcer les assises de la santé, et les autres, négatives, chargées de la défense contre les assauts de la maladie, par exemple l’exercice physique, d’un côté, et l’adduction d’eau potable, de l’autre. Les mesures peuvent aussi être individuelles ou collectives. La cure suit spontanément deux voies distinctes. L’une traite les maladies et s’attaque, si la prévention a échoué, aux différentes rubriques de la nosographie. Celle-ci relevant du connaître et la connaissance visant la généralité, ce type de cure et de médecine a une inclination cognitive et généralisante marquée. L’autre traite les malades, des êtres humains qui ne se confondent jamais avec la maladie qui les frappe. L’orientation étant singularisante et totalisante, elle relève de l’agir et lui subordonne le faire et le connaître. Le médecin hygiéniste tend à l’homme politique, à l’administrateur, à l’ingénieur, au technicien. Le médecin de la maladie incline au chercheur et à l’expérimentateur. Le médecin du malade pratique un art qui rappelle celui de la guerre.

Un second point de variations intelligibles est procuré par les raisons de la privation de santé. Les infirmités peuvent être prévenues par l’avortement, l’infanticide ou l’eugénisme, soignées par des prothèses ou amorties par l’exploitation judicieuse du potentiel demeuré disponible. Les traumatismes peuvent être prévenus, en déconseillant ou en interdisant les prises de risque, en réparant et en remplaçant, ou en exploitant ce qui reste à disposition. Les infections peuvent être prévenues par l’hygiène, la vaccination, la quarantaine, et soignées par l’ingestion de médicaments ou le renforcement des défenses. Les dégénérescences peuvent être prévenues par une mort anticipée, ralenties ou modérées par l’activation de défenses ou de compensations et soignées par des prothèses.

Société’ est le mot le plus mal défini de la langue. Pour réussir à établir des corrélations avec la santé et la médecine, pourtant, il faut en retenir une définition précise et ainsi formulée qu’elle permette de repérer de nouvelles variations intelligibles. J’entends par ‘société’ un ensemble d’êtres humains ainsi constitué qu’il rend possible l’actualisation culturelle de la nature humaine virtuelle. La constitution de l’ensemble s’effectue dans trois directions. L’une est celle des ordres ou domaines d’activité, chacun consacré à la résolution d’un problème de survie ou de destination adressé à l’espèce et à ses représentants par leur nature et leur condition. J’en distingue précisément douze, dont le politique en charge de la paix par la justice, l’économique appliqué à la prospérité, le technique à l’efficacité, le religieux à la béatitude…, et l’hygiénique à la santé. La deuxième direction est celle des cultures, c’est-à-dire des modes et des modalités du traitement des problèmes soulevés par la mise en oeuvre des ordres et des moyens consacrés aux différentes fins. Les cultures sont soumises à un critère d’échelle, définie par le rayon du cercle à l’intérieur duquel la mise en oeuvre s’effectue. Il va du couple à la civilisation, dont l’échelle correspond, empiriquement, à cinq mille ans, cinq millions de kilomètres carrés et des centaines de millions d’individus acculturés. La troisième direction est celle de la stratification sociale, définie comme le rangement des individus, des groupes et des populations sur une échelle en fonction des parts de pouvoir, de prestige et de richesse détenues par ceux qui sont rangés sur les différents échelons. L’échelle a la même structure partout où elle s’installe. Elle range en trois strates : les élites, le peuple et les exclus.

La question posée par la sociologie et adressée au sociologue peut être formulée en termes assez précis, pour qu’il soit permis d’espérer des réponses : « quels rapports la santé, la maladie et la médecine entretiennent-elles avec les ordres, les cultures et la stratification sociale, qui permettent d’expliquer l’exploitation différentielle par les humains de la variabilité et des variations repérées ? ». La question ainsi formulée ouvre sur tout un univers à explorer et à expliquer. Cet univers est infiniment complexe, car tout s’y tient. Non seulement toutes les variations affectant les ordres, les cultures et la stratification doivent avoir des conséquences intelligibles sur les variations de la santé, de la maladie et de la médecine, mais il faut aussi considérer les incidences inverses, puisque la médecine, la maladie et la santé composent elles-mêmes un ordre. D’autre part, les explications exigent que les expérimentations chargées de tester les hypothèses soient conduites dans tous les états de l’humain, c’est-à-dire par la réunion d’un échantillon assez divers d’expériences humaines, saisies dans des histoires assez diverses, pour que l’on soit raisonnablement assuré de ne rien laisser échapper d’essentiel.

 

Les corrélations intelligibles

 

La corrélation la plus intelligible est celle qui rattache la bonne santé ou la moins mauvaise à la position dans la stratification sociale. Toutes choses égales par ailleurs, les élites doivent être et sont, en moyenne, en meilleure santé que le peuple qui compose la majorité d’une population, et le peuple, à son tour, est en meilleur état que les exclus. La corrélation est manifeste, mais quelle est sa nature ? La distinction doit être introduite entre les sociétés modernes et les sociétés traditionnelles et primitives. Au stade de la prédation pure, la stratification est absente et la question demeure sans objet. Les premières sociétés stratifiées se rencontrent chez les prédateurs de produits stockables, comme le gland ou le saumon fumé. Certains disposent de stocks plus importants que d’autres et s’en servent pour conquérir et conserver des positions de prestige. Il n’en résulte, semble-t-il, aucune différence dans l’état de santé moyen. Le prestige n’a donc aucune vertu discriminante en matière de santé, car il ne joue pas ou peu sur les conditions de vie. Celles-ci changent substantiellement avec le passage accompli à la production agricole. Elles peuvent influencer la santé par deux canaux principaux. La sédentarisation concentre des populations sur des espaces réduits, ce qui favorise la prolifération et la diffusion des germes. Toute population bénéficiant d’une moindre promiscuité, d’une hygiène moins compromise et de résidence à l’écart en tire indirectement une immunité plus grande. La prévention est encore renforcée par le fait que le propre des économies agraires est de subir la récurrence des disettes et des famines, auxquelles les élites échappent communément ou plus aisément. Or les germes triomphent sur les organismes affaiblis, si bien que disettes et épidémies sont liées. C’est, semble-t-il, la richesse qui est le facteur principal. Mais la richesse, dans ces sociétés traditionnelles, est, pour l’essentiel, un bénéfice du pouvoir, qui est le moyen le plus efficace de concentrer des ressources par l’entremise aléatoire du pillage ou plus sûr de la fiscalité. Dans le monde moderne, le privilège hygiénique des élites paraît ne dépendre que très indirectement du pouvoir, du prestige et de la richesse. La position sociale joue, sans doute, mais elle exerce son influence par l’accès au savoir, non pas aux savoirs spécialisés dans les questions de santé, mais aux conseils d’hygiène préventive et aux renseignements fiables en matière de cures efficaces. Ce changement fondamental est lié à deux développements modernes récents. L’un est la cérébralisation croissante, qui favorise de toutes manières les mieux cérébralisés. L’autre est le statut de biens publics des mesures préventives les plus efficaces, comme l’accès à l’eau potable, le tout-à-l’égout, la vaccination, et l’effondrement des coûts des traitements les plus largement efficaces, rendu possible par le développement économique.

Plus intéressant et plus délicat à vérifier serait la réciproque, à savoir les incidences de la santé sur la composition de la stratification sociale. La corrélation est flagrante pour la strate des exclus, dont le recrutement s’opère parmi les infirmes biologiques, les dérangés psychiques, les incompétents anthropiques et les inadaptés culturels. C’est le recrutement des élites qui mériterait une étude de ce point de vue. L’hypothèse à tester est facile à énoncer. La position élitaire est soit conquise soit héritée. Si elle a été conquise, c’est grâce à des succès dans des concurrences et des compétitions. Il est raisonnable de poser qu’une meilleure santé dans les quatre dimensions de l’humain est un avantage sur une santé plus mauvaise. En moyenne et toutes choses égales par ailleurs, les élites devraient être en meilleure santé pour avoir réussi à accéder à ce statut. Une meilleure santé moyenne est transmissible à la génération suivante, qui, bénéficiant d’atouts non seulement sociaux mais aussi de santé, peut mettre au service de la reproduction sociale des chances en moyenne plus grandes que ses concurrents issus du peuple, sans parler des exclus, dont les chances sociales sont quasi nulles. L’hypothèse est plausible. Sa vérification sur les sociétés prémodernes serait difficile à conduire faute de documents. Elle devrait probablement se concentrer sur les sociétés modernes.

Les corrélations culturelles sont beaucoup plus nombreuses et variées. Contentons-nous de repérer la piste la plus prometteuse, la piste cognitive, signalée par une spécialisation possible de la médecine dans le traitement de la maladie, une spécialisation qui doit l’attirer préférentiellement du côté du connaître et la pousser dans deux directions, la mise au point de traitements et l’élaboration de théories sur la santé et la maladie. Une dichotomie fondamentale s’impose entre savoir empirique et savoir scientifique. L’empirisme procède par l’observation, la mise en série, l’induction et l’inférence. Avec le temps, l’accumulation de conclusions et leur transmission continue au sein de cercles culturels stables, la démarche peut réussir à et finit toujours par repérer des traitements efficaces, à base de simples, de manipulations ou d’incantations à effets psychosomatiques, pour des maladies biologiques, des malaises psychiques, des déficiences anthropiques et des défaillances culturelles. Dans le monde primitif, en particulier, toutes les sociétés ayant laissé des traces dans la documentation, révèlent des pratiques empiriques pour traiter les maux de l’individu et de la société. Le bon sens suggère qu’il serait stupide de tenir toutes ces pratiques pour nulles et non avenues, sous le prétexte qu’elles ne sont pas scientifiques, car ce serait croire l’humanité prémoderne disposée à conserver des pratiques dont l’efficacité serait constatée nulle d’âge en âge ! Tous les témoignages contrôlables confirment, au contraire, que les traitements sont efficients, grâce à des substances appropriées, à des effets psychosomatiques, à des déblocages psychiques, au cours normal de la maladie… Par contre, les développements théoriques permis par l’empirisme sont très limités. Il peut constater, sans jamais pouvoir expliquer. Les théories sont fantaisistes du point de vue de la connaissance scientifique, mais elles trouvent toujours des justifications sensées dans le cadre de référence cognitif de la culture considérée. Elles sont non- scientifiques, mais logiques. Leur impertinence par rapport aux pratiques empiriques rend possible et explique la séparation complète entre les deux entreprises du traitement médical et du savoir médical. Elle a été poussée très loin en Europe, peut-être à cause des incitations à l’intempérance spéculative venues de la réflexion philosophique.

La science procède par hypothèses, déductions, expérimentations, explorations par des communautés de pairs et conduit à des explications. Son application au règne vivant produit les sciences biologiques, comme son application au règne physique a permis de développer la chimie et la recherche de substances curatives et la technologie la mise au point d’appareillages efficaces. Il en résulte, avec une accélération remarquable en ce moment même, des succès cumulés dans les théories avancées et dans les traitements appliqués. Manifestement, l’humanité n’en est encore qu’au début de la mutation médicale induite par les sciences. Elle est déjà notable dans le domaine de l’hygiène préventive et dans celui de la pharmacie. Il faut s’attendre à des développements inédits dans le domaine des prothèses. La perspective de prothèses neuronales commence à s’éloigner de la science-fiction grâce à la nanotechnologie. Il n’est plus impensable que l’on puisse fabriquer des neurones fonctionnels et réussir à les implanter dans le cerveau, pour remplacer des neurones déficients.

Mais la faillibilité de l’espèce humaine lui permet de toujours trouver le moyen de s’infliger des disgrâces renouvelées. On peut plaider que les succès de la science doivent s’accompagner de développements concomitants de l’irrationalité. Une raison est circonstancielle, liée au fait que l’exploration et l’explication du réel par les sciences sont en cours et ne seront accomplies qu’à la fin. D’ici là, toute proposition scientifique est provisoirement vraie au mieux, peut être et doit même être contestée, et laisse toujours un pan du réel encore inexploré. Ces deux circonstances sont propices à la production et à la réception de théories non-scientifiques alternatives, des gnoses ou des idéologies, qui prétendent au définitivement vrai et à la complétude du savoir. Or cette raison circonstancielle est aussi définitive, car le réel n’est scientifiquement explicable qu’à l’intérieur de l’horizon cognitif humain et dans les limites de l’explication scientifique. E = MC_, disent les compétents. Pourquoi pas MC ou MC3 ? On peut les supposer capables de répondre, mais répondront-ils encore à la question portant sur la réponse, et ainsi de suite ? Il faut très vite renoncer et affirmer abruptement « parce que ! », ce qui ouvre la voie à des développements irrationnels de nature gnostique ou idéologique. La et les sciences y poussent pour une seconde raison, moins perçue et plus inattendue. Certaines cognitions ne sont ni rationnelles ni irrationnelles, mais non-rationnelles, au sens où les propositions énoncées ne sont pas absurdes mais plausibles, sans être ni démontrables ni réfutables. Ainsi en va-t-il de tous les énoncés portant sur l’Absolu et donnant lieu à des développements religieux et à des actes de foi. Or la et les sciences, qui sont ennemies originelles de l’irrationnel, ne le sont pas et ne peuvent pas l’être du non-rationnel, car les modes cognitifs mobilisés sont différents et portent sur des objets ou des niveaux d’existence distincts. Mais la science peut être l’occasion et le prétexte de la confusion du non-rationnel dans l’irrationnel et de la disqualification du religieux, de la religion et des religions. Par la méconnaissance de la nature de l’homme et de la science, les rationalistes en ont tiré la conclusion que, à terme du moins, la rationalité devait en bénéficier exclusivement par la dissipation de la superstition. La raison indique, bien au contraire, que l’élimination du non-rationnel doit bénéficier avant tout à l’irrationnel, ce que les développements intellectuels depuis le XVIIIe siècle illustrent surabondamment. La médecine scientifique n’en est pas exemptée, qui est incessamment accompagnée par les divagations des médecines douces, alternatives, sectaires et autres.

D’autres limites au triomphe de la médecine scientifique peuvent être repérées. Certaines sont opposées par la complexité du vivant et par le fait qu’il est de nature systémique, ce qui a pour effet qu’une avancée dans un sens peut déséquilibrer le système et imposer un recul ailleurs. Une illustration curieuse en est procurée par l’hypothèse que l’hygiène préventive dans les sociétés modernes riches a pu priver les défenses immunitaires de germes à combattre, les incitant à devenir auto-immunes et à s’attaquer au soi. L’hypothèse est avancée pour expliquer l’incidence croissante de l’asthme et des allergies. Une limite plus apparente est révélée par la dimension cognitive et scientifique prise par la médecine. La conséquence mécanique de l’accentuation au bénéfice du traitement des maladies doit être une négligence relative du traitement des malades et, plus généralement, de tout ce qui est individuel. Est-il plus efficace et plus humain de traiter un Alzheimer ou un vieillard ? Une autre conséquence négative est l’inclination à négliger ce que la science ne permet pas de traiter efficacement. On ne peut pas guérir une trisomie, mais on peut, en y mettant de l’amour, du temps, de la patience et du savoir-faire, conduire une personne trisomique à son point d’épanouissement, défini par ses dotations naturelles. Une conséquence bien plus grave et d’application plus générale résulte de ce que, jusqu’ici, la science a surtout progressé en biologie, que ses progrès sont visibles et que, en conséquence, la médecine scientifique s’est consacrée préférentiellement à la dimension biologique. La négligence des trois autres dimensions non seulement par la médecine, mais encore par toutes les expressions légitimes de la raison et de la non-raison, ne peut que favoriser puissamment les expressions de l’irraison. Les témoignages en sont innombrables et les ravages constatables, dans la dimension psychique par la prolifération des « psy », dans la dimension anthropique par la diffusion de la religiosité et du syncrétisme religieux et dans la dimension culturelle par le succès des sectes, des gnoses et des idéologies. Notons une dernière limite. La santé étant un idéal et tout humain étant plus ou moins malade, les succès mêmes de la médecine à prévenir et à combattre la maladie doivent avoir pour conséquence de rendre de plus en plus sensible aux maux résiduels. On doit se sentir plus mal à mesure que l’on est mieux !

La théorie des ordres postule qu’ils s’influencent les uns les autres et que tout état de l’un d’eux trouve des traductions dans tous les autres, aussi minimes soient-elles. Un théorème de la théorie pose que chaque ordre est caractérisé par une valence — sa capacité à influencer les ordres — et par sa sensibilité — son aptitude à être influencé par les autres. La santé définissant un ordre, la théorie prédit que la santé, la maladie et la médecine sont simultanément causes et effets de développements survenant dans chacun des onze autres ordres. Cette problématique simple ouvre sur les enquêtes les plus variées. Une vérification en forme d’énumération devrait réussir à en persuader, même en s’en tenant au seul énoncé des objets à considérer. À chaque fois, il apparaît que les corrélations s’établissent dans les deux sens. On négligera cette complication décisive que, tout se tenant, aucun phénomène humain ne dépend jamais d’un facteur unique, mais des contributions de plusieurs ordres directement et de tous indirectement.

Le politique est, à tous égards, l’ordre central dans le dispositif humain, celui qui a la valence et la sensibilité les plus élevées. Dans le monde traditionnel dominé par la guerre, le déplacement des troupes est, avec la navigation, le vecteur principal des épidémies, directement par le transport et la diffusion des germes et indirectement par la nécessité où sont les troupes, faute d’intendance, de vivre sur le pays, d’épuiser des réserves trop maigres et de déclencher disettes et famines. En sens contraire, les guerres modernes, contemporaines des développements techniques et économiques, ont été l’occasion de progrès foudroyants de la chirurgie. Dans un ordre d’idées tout différent, le caprice d’un président américain et sa décision de vaincre le cancer par tous les moyens ont privé de crédits des projets de recherche biologique et prévenu des percées et des progrès. Plus subtilement, les moyens sont allés aux programmes appliqués à la cellule, à la tumeur et aux cancers localisés, alors que le phénomène de la métastase, peut-être plus décisif, n’a reçu que moins de 1 % des crédits. Une explication plausible de ces disparités est qu’il est plus facile de monter un projet bien ficelé sur tel cancer que sur la migration des cellules cancéreuses. Les progrès de l’hygiène et des traitements ont permis une augmentation spectaculaire de l’espérance de vie. Combinée à une baisse de la fécondité moyenne, ils ont déterminé un vieillissement de la population et donc de l’électorat. Les enfants, les bébés et encore moins ceux qui ne sont pas encore nés, ne votant pas, leurs intérêts sont systématiquement ignorés par les groupes de pression et les décideurs politiques, ce qui doit contribuer à l’implosion démographique actuelle. Cette situation se ressent dans l’industrie pharmaceutique, qui a, jusqu’ici, complètement négligé d’adapter ses produits aux besoins et aux goûts des enfants, par exemple à l’occasion des traitements contraignants du VIH. Les mesures d’hygiène collective sont très efficaces pour prévenir des maladies, à condition d’être appliquées généralement et respectées largement, ce qui ne peut être obtenu que par la mobilisation des pouvoirs publics. Celle-ci peut entrer en contestation avec les libertés des citoyens.

L’économique vérifie facilement la thèse des influences réciproques. L’état de santé moyen d’une population est une variable importante de ses performances économiques, quels que soient le mode et le régime économiques, mais peut-être plus encore dans une économie moderne, plus exigeante sur la qualité du capital humain et sur son dynamisme. Inversement, les performances économiques et le niveau de développement permettent d’améliorer la santé moyenne par l’entremise de l’alimentation et de mesures hygiéniques et curatives. En matière de coûts de santé, il faut se méfier des idées reçues et ne pas confondre les niveaux absolu et relatif des dépenses de santé. Elles ont atteint des sommets en termes absolus et consomment, en termes relatifs, aux alentours de 10 % du PNB. C’est à peu près le niveau plausible des dépenses de santé entre le XIe et le XIIIe siècle, estimé en fonction de la dîme et des fondations hospitalières ! En sens inverse, le développement économique explosif de l’âge moderne dans sa phase récente a été payé, en termes de santé, par les accidents du travail, la promiscuité des villes et des banlieues industrielles, le travail des enfants et des mères, la pollution ubiquitaire provoquée par l’illusion de la gratuité de la nature.

Le religieux a entretenu des relations d’élection avec la santé et la maladie dans toutes les sociétés traditionnelles issues de la néolithisation et avant l’émergence de la modernité. Il est probable que la sédentarisation et la production agricole ont entraîné une détérioration de l’état moyen de la santé, par le fait de la promiscuité, d’une alimentation déséquilibrée et des épidémies. Il en a résulté une augmentation concomitante de la demande médicale. Dans un contexte préscientifique, l’offre médicale ne pouvait provenir que de trois quartiers : l’empirisme et sa pharmacopée, la magie et la sorcellerie, la religion. Celle-ci offre un recours naturel. En effet, le religieux a rapport à l’Absolu, qui est à la fois l’antinomie et la résolution de la contingence, dont une expression marquante est la fragilité du vivant et la prévalence de la maladie. L’Absolu se présente donc comme le secours le plus sûr pour échapper à toutes les disgrâces humaines. Toutes les religions ont donné lieu à des développements en ce sens, ce qui a favorisé, en particulier, le rapprochement sémantique entre ‘salut’ et ‘santé’, jusqu’à confondre en un même mot, ‘salute’, les deux notions en italien.

Une hypothèse audacieuse peut être avancée, qui pose que les soucis de santé induits par la néolithisation ont pu contribuer puissamment à l’émergence du polythéisme. En fait, celui-ci est très mal nommé, car le phénomène n’est pas tant marqué par la multiplication des entités divines que par la différenciation et la spécialisation d’une entité numineuse unique. Celle-ci dominait exclusivement dans les sociétés les plus archaïques de prédateurs. Au contraire, la démultiplication de l’Absolu est la règle dans les sociétés traditionnelles. Même sur les aires gagnées à une version de l’Absolu unique, qu’il soit transcendant, créateur et personnel à l’ouest de l’Indus ou immanent, émanateur et impersonnel à son orient, la demande paraît tellement forte et irrésistible que les saints et les bodhisattvas prennent la place des anciens dieux. Dans tous les cas, on observe des localisations favorables au contact rapproché et au pèlerinage et des spécialisations convenant à des cures spécifiques. On a le sentiment que les gens éprouvaient le besoin d’un contact personnel et de proximité avec une entité numineuse, assez individualisée et personnalisée, pour pouvoir être ressentie comme un secours aussi effectif qu’un guérisseur ou un sorcier. L’hypothèse « hygiénique » des origines du polythéisme n’est certainement pas toute la réponse. Les contributions politiques et morphologiques sont certaines, les unes et les autres en rapport avec les besoins en référents et en garants de l’identité et de l’unité d’entités politiques et lignagères. Un exemple actuel d’influence inverse, de la religion sur la santé et la maladie, pourrait être la protection relative que la circoncision procure contre l’infection par le VIH, à moins que l’on ne préfère souligner les conséquences fâcheuses pour la santé des enfants de certaines convictions religieuses soulignant la suréminence de la volonté divine et le sacrilège qu’il y a à vouloir s’y opposer par le recours à des mesures humaines contre les maladies.

Le démographique, l’ordre de la vie et de la perpétuation biologique de l’espèce, a des affinités manifestes avec celui de la santé. Des ethnographes se sont attachés, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, à comprendre pourquoi, en Afrique Équatoriale Française, certaines ethnies étaient frappées d’une stérilité persistante, alors que d’autres manifestaient une grande exubérance. Toutes les explications culturelles ont échoué, jusqu’au jour où le rapprochement a été établi entre la stérilité féminine et l’endémie de certaines maladies sexuelles dommageables à l’appareil reproducteur féminin. Un phénomène de bien plus grande ampleur a été l’effondrement de la mortalité infantile, sous l’effet d’une alimentation mieux assurée, de la vaccination et de l’adduction d’eau potable, entre autres. Il a entraîné une explosion démographique, d’abord en Europe au XIXe siècle, puis dans le monde entier au XXe, une explosion d’une telle ampleur qu’elle a nourri et nourrit encore en certains quartiers attardés la terreur de la surpopulation, alors qu’un retournement complet est en cours depuis près d’un demi-siècle, qui peut susciter la terreur inverse du vieillissement et de l’extinction de l’espèce. Dans la phase présente, le vieillissement comme phénomène démographique et l’inversion de la pyramide traditionnelle des âges commence déjà à développer des conséquences en matière de santé. Le vieillissement, d’un côté, multiplie les dégénérescences et l’inversion, de l’autre, compromet le recrutement d’un personnel assez nombreux pour les prendre en charge.

Le ludique est l’ordre en charge de la détente exigée par la tension imposée par l’accomplissement du métier humain. Pour assurer son office, il recourt à différents moyens, dont le jeu et le spectacle. Des liens avec la santé sont établis dans toutes les sociétés et dans les deux sens. La bonne santé profite des exercices physiques et de la pratique du sport et la mauvaise des séances devant la télévision, accompagnées de moeurs alimentaires déconseillées par la diététique et favorables à l’obésité, au diabète et aux accidents cardio-vasculaires. Le stress est le contradictoire de la détente. On peut plaider que sinon la modernité, du moins la modernisation, c’est-à-dire la phase séculaire de transition entre le monde néolithique et le monde moderne, malmène le ludique et compromet la gestion efficace de la détente, dont résultent des niveaux anormaux de tension ou stress. Ils ne peuvent pas demeurer sans conséquences sur la santé. Pendant longtemps, l’ulcère de l’estomac est apparu comme la maladie emblématique du stress, jusqu’à ce que l’on découvre, récemment, qu’il faut l’attribuer à une bactérie, dont la pharmacopée a facilement raison. En fait, un bien meilleur candidat au rôle de maladie typique de la modernité est la dépression nerveuse. Elle mérite le rôle par son extension ubiquitaire et par ses expressions dans les quatre dimensions de l’humain. Or la corrélation la plus plausible s’établit entre des terrains génétiques propices et leur mise en valeur par les occasions de stress que la modernisation multiplie, du fait que la transition accélérée entre deux mondes déstabilise toutes les références et intensifie les compétitions. Dans une autre direction, la transformation du sport en spectacle le transforme en une activité professionnelle. Or la structure de ce système d’action est ainsi faite que seuls les meilleurs en retirent les plus grandes récompenses. C’est une incitation vive à chercher à tricher par tous les moyens, dont l’ingestion de produits dopants dangereux pour la santé.

 

Conclusion

 

Il suffit. Ce ne sont que quelques exemples tirés de quelques ordres. Je n’ai fait qu’effleurer le sujet, faute de temps et surtout de compétence. J’espère avoir réussi à persuader que la santé et la maladie ne relèvent pas seulement du règne vivant et de la biologie, mais qu’elles sont aussi des objets intégraux du règne humain et de l’anthropologie. Celle-ci reposant sur la collaboration constante de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire, j’espère avoir réussi également à convaincre que, en s’occupant de ces questions, on ne peut pas faire autrement que de passer sans cesse de l’une à l’autre de ces trois disciplines. Quant à la médecine, elle fait le pont entre la biologie et l’anthropologie en tant qu’elle se réclame de la connaissance, mais aussi et surtout en tant qu’elle met les savoirs au service de la lutte contre la maladie et pour la santé, par des mesures de prévention et des traitements curatifs ou palliatifs. Pour le sociologue, elle peut devenir un objet d’étude parmi d’autres, et, avec la médecine, les médecins aussi. Pour les malades que nous sommes ou serons, la médecine et les médecins sont devenus des recours privilégiés, pour le meilleur et pour le pire !