La démocratie sous le regard d’un anthropologue

Séance du lundi 18 janvier 2010

par M. Philippe Laburthe-Tolra,
Anthropologue,
Professeur émérite et doyen honoraire de la faculté des sciences humaines et sociales de l’Université de Paris V Sorbonne-René Descartes

 

 

On me permettra, en début de cette séance de commencer par remercier M. le Président Mesnard, à qui je dois cette invitation à parler au sein de votre Compagnie. Son fidèle soutien remonte à ses visites à l’Université Fédérale du Cameroun, .J’ai eu l’honneur de le rencontrer là dès 1966. J’avais en même temps la chance de travailler à Yaoundé avec pour Vice-Chancelier le regretté Recteur Imbert, qui m’a amené par la suite à nouer des liens avec nombre de vos confrères à présent disparus, depuis Jean Cazeneuve qui avait contribué à mon élection en Sorbonne jusqu’au voisin de Normandie Pierre Chaunu, en passant par le Ministre Triboulet, le Premier Ministre Chancelier Messmer, le cher et profond Roger Arnaldez, ainsi que bien d’autres immortels, que j’espère retrouver toujours dans l’éternité du cœur.

La question qui m’a été posée est la suivante : qu’est-ce que la démocratie aux yeux d’un anthropologue ?

Tentons de traiter cette question selon trois aspects, en trois points :

  1. un anthropologue ne peut ignorer ni l’histoire, ni la sémantique. Le mot de Démocratie vient du grec : il désigne un système politique où le pouvoir appartient au peuple et est exercé par le peuple.

  2. Deuxième point : si l’anthropologue examine la démocratie à travers les époques et les lieux, il y constate une oscillation continuelle entre moments démocratiques et systèmes autoritaires.

  3. Troisième point : partout persiste la nostalgie du communisme idéal ou de l’anarchisme « primitif », Pourquoi et comment cela ne marche-t-il pas ? Quelles seraient les conditions d’une « réussite » ?

Conclusion : nous trouvons peut-être ici en filigrane un aspect du difficile problème des rapports de l’Un et du Multiple…

 

I

 

Vous voudrez bien m’excuser de redire des banalités devant cette Académie, La démocratie, qui consiste à attribuer l’autorité au peuple, est historiquement athénienne, attribuée à Solon, l’un des sept sages de la Grèce (-648, -558). Les décisions politiques (c’est-à-dire concernant la cité) sont prises par l’assemblée des citoyens libres et égaux sur l’agora.

Émettons tout de suite deux remarques ou réserves.

a) cette démocratie, enviée et imitée par nombre de peuples, dont la République romaine, exclut de la vie politique le plus grand nombre des habitants d’une ville. Du temps de son apogée sous Périclès, on a estimé que le nombre d’habitants d’Athènes était de 400.000 ; mais ce nombre inclut les esclaves, évalués à 200.000, et dans les 200.000 restant, les femmes et les enfants ont-ils été recensés ? (Songeons aux recensions parodiques de Rabelais, qui précise toujours « sans compter les femmes et les petits enfants »). Si oui, seraient finalement réduits à quelques milliers les acteurs réels de la vie politique. À Rome, sous réserve d’inventaire, le Sénat évoque pour moi le conseil des anciens de lignage ou de tribus que nous trouvons en Afrique. Le découpage ensuite en ordres (clergé, noblesse, tiers) instaurera une inégalité qui se maintiendra en France et ailleurs, ou bien d’une autre façon quand c’est l’argent qui détermine la capacité politique, avec le suffrage censitaire du 19° siècle.

La démocratie directe ne sera pérenne que dans certains cantons suisses, qui pouvaient réunir sur la place de leur chef-lieu l’ensemble des hommes (les femmes étant exclues de vote jusqu’en 1971).

La démocratie indirecte ou représentative, déjà en germe dans les Diètes médiévales et les États Généraux ou provinciaux, ne s’impose comme émanation de la nation qu’à la fin du 18 °siècle. Comme le remarque Benjamin Constant, la démocratie antique ne s’occupait gère que du partage des pouvoirs politiques, tandis que la démocratie moderne vise avant tout la protection des libertés individuelles et la sécurité des jouissances privées. Son étude sera approfondie par De la Démocratie en Amérique de Tocqueville.

Lincoln a dit que la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Cette dernière expression ouvre sur un abîme : ne rappelle-t-elle pas la formule du despotisme éclairé. “Tout pour le peuple, rien par le peuple” ? En effet, en jouant tant soit peu sur les mots, on ne voit pas pourquoi un gouvernement choisi par le peuple et issu d’un milieu populaire ne prétendrait pas œuvrer pour le peuple sans plus jamais prendre en compte son avis. C’est la dictature du prolétariat, c’est aussi la formule des “démocraties populaires”, c’est aussi la devise des fascismes et des tyrannies, ou sans aller jusque là, la suffisance de ceux “qui savent”, savants, planificateurs, fonctionnaires, vis-à-vis du public ordinaire…

b) une autre réserve s’impose dans l’Antiquité, celle justement de l’irruption des tyrans et des tyrannies, et ce au sein même d’Athènes, avec Pisistrate qui pourtant en améliore sensiblement les conditions de vie. Mais avec ses deux fils Hipparque et Hippias, la tyrannie se discrédite. En -514, le complot d’Harmodios et d’Aristogiton tenta d’assassiner les deux frères. Hipparque fut tué, qui pourtant protégeait et diffusait la poésie, et son ennemi Harmodios en même temps. Aristogiton périt sous la torture.

Ce qui est remarquable, c’est que, malgré les réserves exprimées par Thucydide, pour qui l’attentat est fondé sur des intérêts privés et des motivations sordides, l’opinion publique fit de ces deux comploteurs des héros morts pour la liberté (Il est vrai que par la suite le tyran Hippias dut s’exiler, se réfugia à la cour de Darius, se rangea du côté des Perses dans la bataille de Marathon, où il disparut en – 490).

Périclès a alors cinq ans, et 53 ans plus tard fera rayonner de tous ses feux la démocratie athénienne. Mais que s’écoule encore un demi-siècle, et Platon fera de la démocratie réduite à la démagogie l’antichambre même de la tyrannie.

Sommes-nous loin de l’anthropologie ? Non. Nous sommes dans le balancement continuel dont je vais m’aventurer à parler, entre la revendication de la liberté individuelle, essence de la démocratie, et la soumission à l’autorité, portée à l’incandescence dans l’arbitraire de la tyrannie. Ce balancement, nous le retrouverons à travers l’espace et la diversité de sociétés contemporaines, mais d’abord à travers le temps, au fil même de l’histoire, voire de l’histoire sainte. Dans la Bible, Yahvé s’oppose d’abord à la monarchie, mais il y s’y résigne finalement et un grand roi, David, fera l’unité du royaume autour de sa capitale, Jérusalem (selon un temps peut-être mythique fixé au dixième siècle avant J.C.) . Malgré les faiblesses humaines de ce roi (je n’ose dire à cause d’elles) les rois chrétiens exigeront tous d’être sacrés comme David l’avait été.

 

II

 

Le caractère de cette alternative à travers le temps se comprendra peut-être mieux si l’on regarde l’antithèse de la démocratie, la tyrannie donc, et la constance concomitante de la révolte contre les tyrans et les oppresseurs, Cette révolte est toujours soutenue, voire glorifiée par la réflexion intellectuelle et par l’opinion publique.

Dans la Bible, Madame Jahel tue durant son sommeil le général Sisara en lui enfonçant un clou dans la tête, Madame Judith enivre le général Holopherne pour le décapiter. Le prince Jéhu massacre allègrement le roi Achab, la reine Jézabel, et leur fils Joram. Bon.

Chez les Grecs, Xénophon, Platon, Isocrate, Aristote, Démosthène rejoignent l’opinion populaire quant à l’héroïsme vertueux du tyrannicide.

À Rome, le sage centriste Cicéron exalte Brutus et Cassius pour avoir tué le dictateur César, mais Brutus est vaincu par Octave, qui fait exécuter Cicéron pour avoir contre lui pris le parti d’Antoine.

En Europe plus tard, ce peut être aussi un devoir que se révolter contre le tyran : voilà de quoi encourager Lorenzaccio à tuer son cousin Alexandre de Médicis, duc de Florence.

En 1610, le livre De rege du P. de Mariana, traduit en français, légitime le régicide, et inspire peut-être Ravaillac. On brûle le livre en Sorbonne.

À la fin du siècle des Lumières, on invite les tyrans à descendre au cercueil tandis que paraît enfin le manuel de la démocratie, la charte de la liberté que constitue la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Elle avait des précédents, comme la Magna Carta de 1322 qui limitait l’arbitraire du roi d’Angleterre, mais seulement à l’égard des Barons. La Déclaration proclame pour chacun le droit, voire le devoir d’insurrection de l’homme contre le despote. Ainsi rejoint-elle les sages de l’Antiquité, les moralistes chrétiens, les juristes de la Renaissance, les esprits modernes avancés, pour déclarer que l’on peut, et même que l’on doit, éprouver respect et vénération pour l’auteur d’un tyrannicide justifié.

Cependant, si nous passons à l’ethno-histoire, l’Afrique compte un siècle d’avance sur l’Europe de la Magna Carta, et davantage sur celle des Droits de l’Homme explicités.

En effet, une confrérie initiatique des Chasseurs, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours chez les Mandingues ou Malinké, en gros au Sud-Ouest du Mali actuel, cette confrérie dis-je, suit une Charte du Mandé, dont les traces écrites remontent à l’arrivée de l’islam, avec cet axiome « Tout tort causé à une âme demande réparation », qui fut la devise prise par le premier Empereur du Mali, Soundjata Keita, à l’instigation de sa mère Sanéné, toujours vénérée.

Or, il est affirmé que l’élaboration et la diffusion de la charte en question eut lieu au temps d’une belle comète, qui ne peut être que la comète de Halley, visible au Mali d’après l’Observatoire de Paris entre octobre 1222 et mars 1223.

Cette longue charte exige l’abolition de l’esclavage et la liberté pour tout homme, en particulier par ces paroles « L’homme (…) fait d’os et de chair (…) se nourrit d’aliments et de boissons, mais son esprit vit de trois choses : voir ce qu’il a envie de voir, dire ce qu’il a envie de dire, faire ce qu’il a envie de faire. Si une seule de ces choses venait à manquer à l’âme, elle en souffrirait… ».

Dix années plus tôt déjà, la confrérie des Chasseurs aurait constitué des brigades anti-esclavagistes, tant contre l’esclavage domestique que contre la déportation qui était le fait des Arabes à travers le Sahara. Ces brigades libèrent des esclaves maison par maison, jusqu’en 1222, quand, dans tout le Mali, l’esclavagisme est déclaré passible de mort immédiate.

On connaît au Mali sept sociétés initiatiques (dont certaines célèbres comme le komo). Celle des Chasseurs jusqu’à nos jours impose une initiation complexe (donso), qui exige de chacun qu’il se libère de sa famille, de sa race et de sa nation pour n’avoir plus comme frères que les autres Chasseurs initiés.

L’empire de Keita constituait une fédération où chaque village rallié conservait son chef, et où cependant la charte s’imposait à tous. On voit naître ici le problème et la volonté de concilier le général et le particulier.

Les Beti du Cameroun, chez qui j’ai vécu, avaient pour principe de respecter la totale souveraineté du chaque chef de village. « Un seul coq doit chanter sur sa cour », « On ne met pas deux têtes d’éléphants dans la même marmite. »

En outre, chaque fils de chef est chef. C’est en soi très démocratique au sens antique du mot (les seuls dépositaires du pouvoir politique étant les nantis, mais chacun sur pied de parfaite égalité avec ses homologues). En particulier, chacun aura droit à une part égale d’héritage.

Or, au niveau des frères, qui inclut les cousins en ligne agnatique, une décision entre ces personnes souveraines ne s’impose que si elle est prise à l’unanimité… On conçoit les difficultés ; elles sont du même ordre que pour l’Europe des 25… Il y a généralement l’un de ces souverains qui se lève en disant ‘matep’, ‘je refuse’ et qui quitte dignement l’Assemblée.

Certes, nous connaissons au moins un cas historique d’unanimité entre Beti. Ce fut en 1897, quand ils décidèrent de s’insurger contre les abus du colonisateur germanique. Or, les militaires européens eurent le plus grand mal à venir à bout de cette guerre d’embuscade et de pièges menée par de parfaits connaisseurs du terrain et les Allemands durent faire des concessions pour restaurer la paix.

Par la suite, avec l’instauration de la puissance coloniale comme instance d’appel, l’une des faiblesses du système est que le souverain qui quitte dignement la place utilise souvent la possibilité d’alerter l’administrateur. Je n’insiste pas sur l’aubaine pour ce dernier. Inutile de diviser pour régner : la division se fait toute seule.

Ce schéma de société sans État ni hiérarchie paraît assez répandu en Afrique centrale. Il est d’habitude incompréhensible, ou scandaleux, aux yeux de l’Européen, surtout militaire ou fonctionnaire.

Inutile de dire que les choses ont changé avec la sacralisation générale du pouvoir politique autoritaire.

Par contraste subsiste à cent kilomètres à l’ouest des Beti toute une société, dite (à tort) Bamiléké, dont les structures ont résisté à l’érosion coloniale en réussissant à s’inscrire dans la modernité.

Cette société très nombreuse est constituée de plus d’une centaine de communautés que les Blancs s’obstinent à nommer ‘chefferies’, mais qui sont en réalité de petits royaumes, tels qu’étaient aux temps antiques les royaumes grecs. Se trouve en effet à leur tête un roi sacré, qui a subi une longue initiation et que personne ne doit voir à un certain jour de la semaine – semaine de cinq jours et non de sept comme la nôtre.

Pourquoi évoquer ces royaumes à propos de démocratie ? C’est que comme souvent en Afrique traditionnelle, de puissants contre-pouvoirs sont institués (comme ils existaient en Europe — notre démocratie n’est-elle pas née de la lutte entre l’église et le pouvoir royal ?).

Chez les Bamilékés, pour commencer, qu’il s’agisse des princes ou des familles particulières, nul ne sait du vivant du père qui sera son unique héritier. Le père est censé en instruire en secret ceux qui vont déclarer sa volonté après son trépas (les neufs notables du kamvé pour le roi). Situation qui engendre des conséquences comme l’exigence pour chaque enfant de se débrouiller seul très tôt — et du coup d’acquérir des aptitudes commerciales fort jalousées des autres Camerounais.

Mais le nouveau roi va lui-même subir une longue formation aux coutumes, en particulier une réclusion durant laquelle il doit rendre enceinte une épouse. Il va se trouver obligé d’assister aux réunions de sociétés dites à tort secrètes, et qui sont en réalité des syndicats ou groupes de pression avec droit de remontrance : il en existe pour les différents types d’activités, policiers, serviteurs, femmes, dont la présidente est la mère du chef. Il existe une société des nobles et une autre des notables roturiers. La noblesse est transmise à l’héritier, mais peut être conférée par le roi à titre vénal, en particulier celle qui donne droit au masque dit éléphant. Or l’achat de ce titre compte beaucoup pour les Bamiléké, enrichis maintenant dans les transports, la téléphonie ou l’informatique. Ils entretiennent ainsi le roi et les cérémonies traditionnelles, tandis que les rois de grandes villes (Bafoussam, Bangangté, etc.) deviennent éventuellement des ministres, voire des dynasties de ministres : Tandem Muna, Mme Muna Tutu, les Fotso. Il y aurait beaucoup à dire actuellement sur « le Retour des Rois », titre d’un livre de Claude-Hélène Perrot. Le relais de l’État moderne défaillant est bien assumé par ces rois, qui ont eu souvent l’expérience de petits métiers, comme, au Bénin, le roi yoruba de Kétou, ex-pompiste dans une station d’essence de Ouidah.

On pourrait s’interroger : le meilleur régime n’est-il pas celui qui fournit le meilleur niveau de vie ?

Il se trouve que le même terrain volcanique constitue au Cameroun le massif de l’Adamaoua au centre et celui du pays bamiléké à l’Ouest. Dans le premier cas, nous avons _ habitant au kilomètre carré. Dans le second, jusqu’à 300… Pourquoi ?

La réponse émane d’un géographe autrichien, Schramm.

Indépendants et libres, les Beti pratiquaient l’agriculture itinérante sur brûlis, ravageant l’éco-système. Une fois les terres devenues infertiles, les ruisseaux vidés de poisson et les forêts de gibier, ils allaient une quinzaine de kilomètres plus loin. « L’antilope ne vieillit pas sous le même feuillage », constate le proverbe local, ou, comme le regrettait Condominas à propos du Laos : « Nous avons mangé la forêt ». Dans l’Adamaoua, la latérite s’est durcie en carapace lisse infertile.

Les Bamiléké, eux, ont créé « le plus froid des monstres froids » : l’État (ou bien l’ont conservé). Avec l’appui de ses sociétés, le roi interdit la divagation des chèvres, exige l’élévation de barrières le long des chemins, sauvegarde ainsi les plantations et fait pratiquer l’assolement.

Faut-il préférer l’indépendance et la mort, ou la dépendance et la vie ?

 

III

 

C’est la fable du Loup et du Chien. Mais en réalité, nous tenons à la fois à la vie et à la liberté ! La société idéale est sans doute impossible. Il semble que le rêve de liberté absolue ait besoin d’être tempéré par une autorité légitime et que ces deux pôles antagonistes animent toute société de façon d’autant plus satisfaisante qu’ils s’établissent et s’équilibrent dans un respect réciproque.

Cependant, pourquoi les auteurs de tyrannicides bénéficient-ils d’un préjugé favorable ? Sans doute subsiste-t-il la croyance que la liberté absolue n’engendre par la terreur, au contraire, si s’établissent l’égalité totale, le partage de tous les biens, engendrant le rêve d’une communion affective et sociale effervescente. D’où la nostalgie rousseauiste de l’anarchisme primitif et du communisme intégral.

Après dix ans d’Afrique, j’ai découvert à l’Université de Haute-Bretagne à Rennes plusieurs groupes d’étudiants et étudiantes imitant les « communes » des USA. Je leur demandais : « Pouvez-vous ce qui se passe ici ? » C’était ouvrir la porte à l’observation participante. Je fus chaleureusement invité. Or, l’un de mes premiers hôtes se lamentait : la communauté qu’il avait créée venait de se dissoudre au bout de deux ans ; il restait seul dans une vieille ferme avec sa jeune compagne. Je le félicitais au contraire de sa longévité, puisque d’après les études américaines, la durée moyenne de telles communautés est de trois mois La communauté égalitaire ne se maintient que grâce à un animal Alpha leader, qui peut être inconscient, mais nanti d’une supériorité en matière d’intelligence, d’éloquence, de charme, de dons artistiques de musicien, ou pratiques de bricoleur, etc.. Cette communauté suppose en outre le maintien persistant d’une idéologie commune.

Or, très semblables par leurs rêves ambitieux à ces soixante-huitards, nous connaissons des moines, des religieux, des fondateurs d’ordre, qui ont été étudiés par Jean Séguy.

Au départ se présente un utopiste charismatique tel S. François d’Assise ou, moins connu, le Supérieur spiritain Libermann, qui suggère à ses confrères envoyés à Dakar, de pratiquer « l’absolu missionnaire », donc de se faire wolof avec les wolof, c est à dire de ne plus parler que la langue locale ou le latin, de ne manger que la nourriture indigène. Sous la houlette de Mgr Truffet, les quatre envoyés meurent ou démissionnent.

Comme pour François d’Assise mis à l’écart de son ordre, le successeur de l’évangélique Libermann sera un administrateur réaliste (le P. alsacien Schwidenhammer) qui précise les règles, qui impose le maintien d’usages et d’aliments européens et qui interdit aux PP. du St Esprit tout excès de zèle imprudent. C’est ce que J. Séguy appelle la nécessaire « routinisation du charisme ».

On voit que les sociétés africaines égalitaires ne subsistent qu’avec les mêmes exigences réalistes : la première est la communauté de religion, et de croyances diverses en la justice immanente, qui fait par exemple qu’il suffit chez les anciens Beti de mettre une tige en travers la porte pour interdire l’accès de la maison au voleur : celui-ci serait mortellement châtié par les génies ou par les dieux. D’autre part, la coutume instaure un chef souverain dans chaque unité familiale. Son autorité dépend pourtant de ses aptitudes personnelles : certains hommes en manquent, et il existe dans la langue un équivalent de l’expression française “la cour du Roi Pétaud”.

Mais il faut noter également l’importance des interdits communs et et des maximes de conduites, ou proverbes, servant d’axiomes de droit, que l’on respecte par fidélité à l’héritage des ancêtres et par crainte de leurs éventuelles mesures de rétorsion depuis l’au-delà.

Moyennant ces diverses conditions, on peut faire l’économie du coûteux système étatique, comme dans les “sociétés contre l’État” étudiées par Clastres chez les Amérindiens à la suite de Lévi-Strauss.

Concluons rapidement : l’anthropologie nous met en présence de la dialectique de l’unité et de la pluralité, de la centralisation et de la diversité. Or, pour Hegel, c’est la modernité même qui consiste en ce que l’État reconnaisse l’individu, donc protège sa liberté, et qu’en retour l’individu reconnaisse dans l’État (c’est-à dire dans les lois) sa propre universalité. C’est pourquoi les sociétés peut-être les plus démocratiques sont celles où la nécessaire unité s’incarne dans un symbole, comme la reine d’Angleterre ou les rois subsistant en Europe, tout en laissant gouverner les parlements issus du peuple aux prises avec les vicissitudes multiples du concret. Mais sans doute le sens du symbole s’effrite-t-il dans ces derniers temps.

Je vous remercie de votre bienveillante attention.

Texte du débat ayant suivi la communication

Bibliographie élémentaire

Aboubakar FOFANA, La charte du Mandé, Editions Albin Michel, Paris 2003.

Dominique ZAHAN, Religion, spiritualité et pensée africaines, Paris 1980.