Séance du lundi 29 mars 2010
par M. François Terré
Je remercie M. le président Jean Mesnard de la finesse et aussi de la pertinence embarrassante avec laquelle il a libellé la présente communication. Lorsque nous nous en étions entretenus, je croyais qu’il s’agissait plus généralement des rapports démocratie et autorité. Et puis, à la lecture du libellé final, le mot dans était de nature à contraindre davantage.
Paresseusement, mais aussi rationnellement, je ne m’étendrai pas sur une définition acceptable de la démocratie. En attendant que, à l’issue de toutes les communications de l’année 2010, on parvienne à une vision aussi claire que si possible renouvelée — et déjà de remarquables communications ont été présentées et discutées —, je m’en tiendrai à une approche difficilement discutable (Descartes), empruntée à une récente communication de M. Marcel Gauchet, dans le cadre des activités de la Société française de philosophie.
De cette approche et comme par choix d’une méthode, on retiendra plusieurs composantes : a) – la démocratie est une « mise en forme de l’autonomie » ; b) – elle « répond à la question de l’origine et de la signification de la démocratie des modernes » par rapport à la démocratie des anciens. C’est dire qu’on situe le régime démocratique dans ses liens avec son environnement historique « qu’il s’agisse de son inscription dans la forme politique Etat-nation ou de son association avec la société de l’économie » ; c) – c’est dans ce cadre que l’on éclaire la raison d’être du mécanisme représentatif, ce qui conduit à délaisser les considérations tenant aux cas de démocratie directe ; d) – c’est une vision qui permet d’articuler approche normative et approche réaliste en déterminant les conditions d’un rapprochement de la démocratie effective par rapport à son idéal.
Je m’en tiendrai là pour ce qui est de la démocratie envisagée comme point de départ de la présente réflexion relativement à l’autorité dans la démocratie ainsi cernée.
Les difficultés sont autrement plus grandes quand on s’interroge sur l’autorité. Et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que le mot est, du moins dans le lange polysémique et polyvalent de notre temps, utilisé pour désigner des réalités très diverses. Le mot peut servir à désigner une institution ou un organe dans le système juridique. C’est ainsi que l’on parle des autorités administratives indépendantes (les AAI) ou encore de l’Autorité des marchés financiers. Les situations sont très diverses, les désignations évolutives : la Commission des opérations de bourses est devenue l’Autorité des marchés financiers. Ailleurs, on a créé des Hautes autorités comme la Halde. Au moins faut-il se rassurer sur ce point. Il n’y a pas de basses autorités, pas plus qu’on ne peut trouve de bas fonctionnaires. Mais il y a des Autorités sans qualificatif. Ainsi, créée par ordonnance du 22 janvier 2009, l’Autorité des normes comptables, ni haute, ni basse.
Exclue l’approche institutionnelle, la perplexité subsiste. En effet, le concept d’autorité peut servir à désigner une valeur reconnue à une personne ou à une institution, hormis toute insertion particulière de cette personne, à un titre ou à un autre, dans le groupe social, ou même dans la société tout entière. Il existe une autorité du héros, du saint, du génie, qui se passe de toute consécration officielle, ou même officieuse. A l’inverse, il arrive que l’autorité d’une personne insigne vienne à disparaître par l’effet de circonstances nouvelles ou du fait de son comportement. Plus généralement, un recul plus général, tenant à ce que l’on constate, voire l’on dénonce par l’expression de crise de l’autorité, relève de la même démarche sémantique.
L’on retrouve cette dernière observation lorsque l’on envisage l’autorité dans ses diverses manifestations à l’état pur. Aux temps sombres de l’occupation, Alexandre Kojève avait écrit sur « la notion de l’autorité » (1942, éd. 2004). Il s’étonnait en 1942 que « le problème et la notion de l’autorité aient été si peu étudiés ». Kojève décomposa le phénomène « en dégageant quatre types purs d’autorité humaine », qu’il met en corrélation avec des théories philosophiques : a) l’autorité du père (ex. des parents, des personnes âgées, voire d’un mort, du fait de son testament, etc… ; b) l’autorité du maître (sur l’esclave), notamment celle du noble sur le vilain, du militaire sur le civil, de l’homme sur la femme, du vainqueur sur le vaincu, etc… ; c) l’autorité du chef (dux, duce, führer, leader) sur la bande, notamment du supérieur sur l’inférieur, du maître sur l’élève, du savant, du technicien, du devin, du prophète, etc… ; d) l’autorité du juge, qui comporte des variantes chez l’arbitre, le contrôleur, le censeur, le confesseur, l’homme juste et honnête, etc…
Ce n’est pas en se référant à toutes ces catégories que l’on est conduit à se référer lorsqu’il s’agit de l’autorité dans la démocratie. On verra que c’est plutôt à une certaine d’entre elles plus qu’à d’autres, quoique la confrontation à la démocratie empêche une analyse uniforme.
De quelque côté qu’on aborde l’analyse, il apparaît bien que l’autorité atteste, caractérise, par son prestige même, une force particulière, dont la signification et la porté appellent une analyse spécifique dans la société politique et par rapport aux pouvoirs que celle-ci aménage.
Penser l’autorité dans la démocratie, ce peut être à partir d’une hypothèse — celle d’un concept saisissable dans cette perspective — envisager un essor, un déclin et une nostalgie. C’est sur cette trajectoire incertaine qu’il est peut-être possible de s’orienter. En bref, les chemins de l’autorité dans la démocratie.
L’essor
L’autorité en politique n’a pas attendu la démocratie moderne pour faire entendre sa voix. La genèse de l’autorité peut être perçue en trois étapes.
a) – D’abord, l’essor d’un concept. Où situer sa naissance ? L’étymologie souligne une dimension magico-religieuse. On fait couramment état de la puissance divine, la force du sacré, la monnaie d’or, le roi-soleil, l’onction, le sacré et le sceptre des rois ou encore le fils du ciel.
Parmi les analyses les plus élaborées, souvent reprises, disons récurrentes, au cours de l’histoire, l’origine romaine est bien éclairante. Développée avec éclat par Mommsen, reprise et approfondie par le grand romaniste français André Magdelain, elle a suscité ultérieurement la réflexion de Giorgio Agamben (Etat d’exception, Homo sacer, éd. Seuil, 2003, spéc. p. 124 s.).
Ce dernier auteur fait état, dans la ligne de réflexion évoquée, du pouvoir reconnu au Sénat « de suspendre le droit par le senatus consulum optimum et la proclamation du justitium qui s’ensuivait » (p. 124). La division est prise « ex auctoritate patrum ». Et cette prérogative « la plus propre au Sénat » n’est ni imperium, ni potestas, mais auctoritas. Elle abouti à déclarer le justitium, c’est-à-dire une véritable suspension de l’ordre juridique.
Une formule d’Agamben résume un état malaisé des questions : « L’auctoritas semble agir comme une force qui suspend la potestas où elle avait eu lieu et la réactive là où elle n’était plus en vigueur. C’est un pouvoir qui suspend ou réactive le droit, mais n’est pas en vigueur formellement en tant que norme » (p. 133). Il y a une relation « à la fois d’exclusion et de complémentarité » entre auctoritas et postestas. Auctoritas vient d’augere, qui veut dire augmenter.
De là une distinction de la potestas et de l’auctoritas. La potestas, c’est « le pouvoir juridique d’un magistrat ; la seule antithèse est l’auctoritas que revendique l’empereur Auguste ; c’est, pour lui, « le fondement du statut de princeps ». Le nom Auguste, que le Sénat lui donne en 27 av. J.C., correspond à une telle revendication. Le mot provient de la racine d’augeo et auctor. Il ne signifie pas une potestas… mais montre la splendeur de l’auctoritas ».
La distinction est désormais consolidée. Le principat romain « n’est pas une magistrature, mais une forme extrême de l’auctoritas » (p. 138). Lisons encore : « Toute magistrature est une forme préétablie dans laquelle entre l’individu et qui constitue la source de son pouvoir ; au contraire, l’auctoritas provient de la personne comme quelque chose qui se constitue à travers elle, subsiste seulement en elle et disparaît avec elle » (p. 138 ; Heinz, 356). On dira encore que l’auctoritas était inhérente à la personne vivante du princeps.
b) – L’on peut discerner dans la suite des temps le développement d’une valeur propre à l’autorité. Hannah Arendt a été à l’essentiel en s’interrogeant et en observant, à la lumière de l’histoire, tous « les contresens » suscités par le concept (Coq. P. 99, in Repenser l’autorité, Actes de l’Assoc. Des philosophes chrétiens, 2005, p. 99).
Hannah Arendt présente lumineusement le débat. Elle oppose l’autorité à la fois au pouvoir et à la persuasion. « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant, l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté » (Coq. 99). Et c’est probablement à tort que les juristes font parfois état de l’argument d’autorité. Pour que l’argumentation soit légitime, il faut que les sujets soient égaux.
c) – C’est bien là que l’on voit en quoi se manifeste dans une troisième étape intellectuelle, après l’essor d’un concept, puis d’une valeur, l’essor d’une construction « dans le lien social et politique » (Coq., p. 100).
Dans ce cadre, on doit bien admettre que l’autorité se manifeste rarement à l’état pur. On ne la constate le plus souvent que dans des situations intermédiaires. C’est un rêve qu’une autorité sans pouvoir dans la démocratie, mais le contraire l’est aussi : l’État démocratique ne peut durer en se bornant à user de la seule force.
En d’autres termes, c’est à travers une coexistence variable qu’il faut discerner l’équilibre constamment remis en question d’une construction. C’est une question de coopération entre pouvoir et autorité. « L’institution tient à la fois par le libre consentement d’une partie de ses membres et par la soumission des autres à la contrainte de la répression, par la crainte du pouvoir » (Coq., p. 101). Au-delà de ces considérations, c’est inéluctablement d’une légitimation de l’autorité qu’il s’agit. Mais c’est précisément là que la persistance de l’autorité dans la démocratie a été singulièrement contrariée.
Le recul
C’est une observation courante, généralisée dans la seconde moitié du XXème siècle : il y a une crise généralisée des autorités : dans la famille, dans l’éducation, dans l’entreprise, et plus largement dans la société. Ce n’est pas nécessairement un mouvement vraiment nouveau dans l’aventure des hommes. Souvenons-nous de Catilina.
Les raisons du mouvement peuvent néanmoins être renouvelées. Ses effets aussi, tout comme le désarroi qui en résulte. Et il ne suffit pas, pour appréhender le phénomène, de faire état d’une « désinstitutionalisation des pouvoirs et de la potestas ». L’évolution est plus profonde. Elle affecte l’autoritas.
a) – Des causes, tout d’abord, disons aussi des causes de cette évolution. Hannah Arendt en a principalement retenu deux, non sans retenir un lien entre un recul de la liberté et un recul de l’autorité.
La première cause résulte, dans son analyse, du fait que, traditionnellement, « l’autorité reposait sur une fondation dans le passé qui lui tenait lieu de constante pierre angulaire (et qui) donnait au monde la permanence et le caractère durable dont les êtres humains ont besoin précisément parce qu’ils sont les mortels… » (p. 126). « Sa perte équivaut à la perte des assises du monde ».
Il faut bien admettre que ce changement ne date pas d’hier. « On ne peut nier » écrit encore Hannah Arendt (p. 125) « que la disparition d’une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a plusieurs siècles) ait mis en péril toute la tradition du passé ». Dans le « contexte essentiellement politique, le passé était sanctifié par la tradition » (p. 163).
A cette première cause s’en est ajoutée une autre, écrit Hannah Arendt, à savoir « la perte de la religion » (p. 125). « Depuis la critique radicale des croyances religieuses aux XVII et XVIII siècles, la mise en doute de la vérité religieuse n’a pas cessé de caractériser l’époque moderne et cela vaut pour les croyants comme pour les non-croyants ». Un grand merci à Pascal ou à Kierkegaard. « Ce n’est pas la foi chrétienne en tant que telle, mais le christianisme (et le judaïsme, bien sûr) qui, à l’époque moderne, sont hantés par les paradoxes et par l’absurdité ».
Que l’autorité en ait subi les contrecoups, c’est l’évidence. Et ce recul a même été de pair, à une époque plus récente, avec un renouveau des réflexions sur l’autorité que les totalitarismes du XXème siècle ont entraîné dans leur sillage, notamment chez ce grand esprit qu’a été Carl Schmitt, d’ailleurs admiré par Kojève.
b) – Les effets du recul de l’autorité sont maintes fois décrits. On lasserait vite en les recensant. Il semble ici préférable d’évoquer un comportement qui, à notre époque, retient beaucoup plus l’attention que dans les derniers siècles, y compris à la faveur de thèses de remarquable qualité (ex. Sophie Turenne). Il s’agit de la désobéissance civile (v. not. La désobéissance civile, Approches politique et juridique, dir. D. Hiez et Bruno Villalba, éd. PU Septentrion, 2008). L’aventure judiciaire de l’écrivain américain Thoreau (1818-1862), emprisonné en 1846 parce qu’il refusait de payer l’impôt, contestant la politique en matière d’esclavage et la guerre contre le Mexique, sert traditionnellement de référence. Tolstoï a repris l’idée. Mais c’est surtout à Gandhi et à Martin Luther King que l’on doit son rayonnement contemporain. La désobéissance civile a aussi été invoquée aux Etats-Unis contre la guerre du Vietnam. En France, nous avons José Bové. Il existe une certaine histoire de la transgression.
La pensée, disons la philosophie politique, n’a pas, aux Etats-Unis, négligé cette question. Et parmi les auteurs, et non des moindres : Rawls, Dworkin, Arendt, ailleurs Walser et Habermas ont considéré — il est vrai suivant des itinéraires différents — qu’il était possible, suivant Hannah Arendt, de faire une place à la désobéissance civile dans le fonctionnement de nos institutions publiques (Arendt, 1994, p. 107). A la limite, observe H. Arendt, « la pratique de la désobéissance civique n’est pas autre chose que la forme la plus récente de l’association volontaire ».
On voudra bien penser que la démocratie en France n’est pas la démocratie en Amérique. Observons pourtant certains comportements attestant l’existence de dérives significatives : « fauchage » de champs d’OGM, « déboulonneurs » de panneaux publicitaires, actions du réseau « Education sans frontières » pour soustraire à l’expulsion des enfants de « sans papiers »… (p. 49). Tout cela n’est pas indifférent.
N’est pas non plus indifférente dans cet ordre d’idées – outre la théorie des « baïonnettes intelligentes…. » la littérature suscitée au sujet des heures sombres de l’Occupation, par la désobéissance au régime de Vichy, le hiatus entre légalité et légitimité et la réflexion si éclairante de Jean Carbonnier, au Dalloz de 1946, sur ce qu’a bien signifié, à la Libération, le mot « rétablissement de la légalité républicaine ».
Même si l’on s’en tient à la Vème République et à l’extension de ses pouvoirs décidée en 1971 par le Conseil constitutionnel — cette juridiction d’exception qu’un développement du referendum d’initiative populaire pourrait peut-être calmer un jour —, il faut, là encore, relire les textes et s’apercevoir un jour qu’il y a, dans la Déclaration de 1789, une affirmation intéressante sur le droit de résistance à l’oppression (pas seulement syndicale). Il y a quelques jours, au sujet des pouvoirs du Parquet, dans un projet de réforme de la procédure pénale, notre Ministre de la Justice a fait état d’un « devoir de désobéissance » du Parquet… (Le Monde, 10 mars 2010).
c) – Reste, au demeurant, un désarroi possible quand on envisage ce recul de l’autorité dans la démocratie. Pour faire suite à une précédente et riche communication présentée par Simone Goyard-Fabre, je suis incité à me référer à ce que cet auteur écrit ailleurs, constatant « vingt cinq siècles après Platon, le vertige anéantissant de la contestation et du refus de l’autorité » Citons : « … Les hommes de notre époque sont avides d’un nombre de plus en plus grand de libertés et sont tout près de croire que, dans un monde désenchanté, tout est permis ». D’où même un « antijuridisme obsessionnel »… Or, c’est en cela que culmine l’aberration de la contestation prétendument démocratique de l’autorité » (p. 145). A telle enseigne qu’évoquant la pensée de Sartre — oui, de Sartre —, la philosophe observe ceci : « l’anti-monde que secrète l’imagination est sans consistance et sans point d’appui : l’opposition « veut détruire le pouvoir » ; « elle se meut dans le vide et la « liberté du vide » qu’elle engendre ne peut être qu’une liberté libertaire » (v. aussi J.-P. Sartre, L’imaginaire, p. 23 s.).
Encore faut-il aussitôt ajouter que, dans des rapports avec la démocratie, l’autorité est en relation non seulement avec la liberté, mais aussi avec l’égalité, ce qui alimente aussi une nostalgie légitime, en un temps d’égalitarisme excessif.
La nostalgie
Il est difficile de s’orienter, ainsi qu’on l’a vu, face aux défaillances de l’autorité dans la démocratie, qu’il s’agisse d’ailleurs de ses défaillances ou de ses excès. Car on ne saurait négliger ceux-ci. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si un mouvement tendant à réveiller les analyses de l’autorité dans la démocratie a accompagné, entre les deux guerres mondiales, l’étude des totalitarismes (C. Schmitt).
Pour l’heure, c’est plutôt dans trois directions que la réflexion semble devoir être menée : en termes de législation, de communication et d’éducation.
a) – Un premier chemin de réflexion a trait aux évolutions de la législation. L’inflation législative entretient l’idée que l’autorité de la législation — au sens large —, incluant la réglementation de type administratif classique, favorise à ce sujet un recul de la force obligatoire des normes. Cela n’est pas prouvé, même si cette opinion est souvent partagée dans des Etats de même évolution sociale et économique. C’est l’instabilité des lois, plus que leur multiplication qui est en cause.
Plus significative peut être une concurrence des autorités et une discussion renouvelée sur le rôle grandissant de l’autorité judiciaire. Le pouvoir de la loi, expression de la volonté générale, seul pouvoir légitime dans la démocratie moderne, a été, dans l’autorité qui l’accompagne, l’objet d’une mise en cause. Non pas qu’il s’agisse de gouvernement des juges, mais parce que l’on a vu se renforcer l’idée que l’autorité judiciaire était un pouvoir au même titre que le pouvoir législatif.
Dans un article mémorable, publié en 1981 dans la Revue Pouvoirs (n° 16, 1981, p. 17 s.) et intitulé « La justice : histoire d’un pouvoir refusé », notre confrère Jean Foyer a bien montré le choix, dans la constitution de 1958, de l’expression Autorité judiciaire, et il en savait quelque chose. « La psychologie du peuple français et le régime politique qui exprime cette psychologie sont tels que la décision judiciaire ne sera point supportée si elle paraît émaner de l’arbitraire du juge et non de l’application de la loi générale ». Tant il est vrai que le politique a besoin du judiciaire, mais qu’il en est jaloux, comme l’a si bien montré un brillant universitaire publiciste, il y a cinquante ans, Georges Lavau.
En prolongeant la réflexion sur la crise de l’autorité normative — je dis l’autorité, je ne dis pas la force —, on en vient à s’interroger sur un approfondissement de la compréhension du droit détaché de la considération exclusive de la sanction comme condition du juridique dans la démocratie. Une règle n’est pas juridique parce qu’elle est sanctionnée ; elle est sanctionnée parce qu’elle est juridique. Il est donc naturel d’observer les degrés variables de la force normative, la signification et les nuances de celle-ci et, ce faisant, un renouveau d’une autorité bien comprise.
b) – En attendant, c’est d’une autorité de la communication qu’il paraît nécessaire de discuter. Admettons qu’il ne s’agisse pas seulement de la société politique, mais de ce qu’on appelle, à tort ou à raison, la société civile. Reconnaissons qu’un besoin accru de communication en appelle à une autorité, non pas en termes d’institution, mais en termes de valeur, d’authenticité, sinon de vérité.
Le vide se comble bien souvent. En revenant à Rome, non sans se souvenir de la distinction de la potestas et de l’auctoritas, on s’interroge sur la manière avec laquelle notre époque tend à satisfaire les exigences de la communication. C’est là que l’on envisage nécessairement la puissance des médias. La liberté dont elles se réclament, cette liberté qu’admettait, même à regret, Châteaubriand, dans un célèbre discours, sempiternellement cité, a fondé une tradition, largement mais nécessairement confirmée, la reconnaissance de ce que l’on appelle volontiers un quatrième pouvoir. Mais la liberté dont celui-ci se réclame est, en tous points, réfractaire à une institutionnalisation dans la démocratie. Ce n’est pas une potestas et, faute d’une auctoritas qui ne pourrait lui venir que d’elle-même, toutes censures abolies, on ne peut que s’interroger sur l’influence qu’elle exerce, à coup de procédés, au demeurant des plus déprimants : les sondages et les palmarès souvent des plus lassants, ces manifestations inconsciemment avilies de l’autorité.
Nécessairement, le passé revient à la mémoire. A côté, disons plutôt à l’écart, mais pas très loin, de la potestas et de l’auctoritas, la potentia n’était pas inconnue de la pensée romaine. A Rome, le mot potentia est appréhendé dans une vision exempte de juridicité, par exemple lorsqu’il est fait état d’une épouse, par Virgile, d’un écrivain, par Salluste et par Tacite, d’un avocat par Cicéron. Chaque fois, pourtant, l’usage du mot n’est pas exempt d’une charge péjorative, ce qui refoule l’idée même de potestas. Plus nettement encore, la potentia est considérée comme une puissance abusive. Ainsi en était-il des abus commis par Verrès.
Un mot nous manque qui exprimerait la signification exacte de potentia. Pouvoir et puissance étant annexés par le mot potestas, c’est de potentia qu’on a parlé. Tant il est évident qu’il s’agit sans doute d’une influence, fût-elle véhiculée par la force et même par la violence, cette force des faibles, mais qu’il y a une différence essentielle entre une influence et une autorité. Une influence peut résulter d’une autorité, mais ne la créé pas.
Une vision aussi pessimiste, quant à l’usage, voire aux dérives de la liberté, ne doit pas, a priori, être retenue, quant au rôle des médias dans la démocratie de notre temps. Qu’ils soient fondamentaux quant aux progrès des libertés, cela se passe de commentaires. Mais il n’est pas dans leur essence même de se prévaloir d’une autorité qui pourrait nuire à leur indépendance. Reste que, pour se référer à un essai percutant de Régis Debray, les médias exercent une « emprise » qui affecte les embarras de l’autorité. « L’autorité, écrit Régis Debray, est inéliminable, et qui en renverse une en inaugure une autre, non protocolaire et dépourvue des prestiges de l’ancienne » (L’emprise, p. 45). Reste que l’autorité relève, qu’on le veuille ou non, du spirituel. « Autant le temporel se définit par la relation hiérarchique de commandement et de coercition, autant il doit lui-même sa seule autorité à l’assentiment que suscite l’idée capitale d’une époque » (p. 39).
Voilà où est le siège, aujourd’hui, de la crise de l’autorité en termes de communication et d’information : « Un gouvernement démocratique tient sa légitimité du suffrage populaire. Mais comment se forme le suffrage, sinon à partir d’une opinion ? Et comment se forme une opinion, sinon à partir de la réalité telle que le public peut l’appréhender ? Et qui est le ministre de cette réalité ? » Réponse : les médias, à l’aide de ses outils. L’omerta est là. Adieu autorité. Voilà où conduisent certains excès lorsque la liberté se transforme non pas en esprit de libertariens, école de pensée américaine de philosophie politique et juridique, mais conduit à ce point extrême où la liberté démocratique se détruit elle-même et se transforme en « libertude ». Or, ce qui est vrai de la liberté est vrai aussi de sa sœur ennemie : l’égalité. Par l’effet de leur alliance, l’autorité souffre.
c) – Il faut bien en revenir à l’essentiel, cet essentiel qui inspirait la philosophe antique : l’éducation. Il y a va alors des assauts constants qu’elle a subis au XXème siècle, tout simplement parce que son autorité repose sur une relation nécessairement inégalitaire. Ce propos paraîtra insupportable à beaucoup, aujourd’hui. Il peut pourtant se recommander de la leçon de Hegel. Une philosophe de grande envergure, Marguerite Léna, dans son livre éclairant sur L’esprit de l’éducation (éd. 1981, p. 100) s’y réfère expressément : « La relation éducative est une relation foncièrement inégale, imposée par les faits et d’abord par le fait biologique de l’enfance. C’est la différence d’âge qui détermine la situation éducative élémentaire, en mettant successivement, comme le note Lévi-Strauss, chaque génération dans une décision de subordination ou de dominance avec celle qui la précède ou qui la suit » (Anthropologie structurale, I, 1958, p. 343). Hegel l’avait dit, contestant en cela une tendance déplorable de la pédagogie. « La pédagogie présente aux enfants l’élément puéril comme quelque chose de valable en soi, le présente aux enfants comme tel et rabaisse ce qui est sérieux et elle-même à une forme puérile peu considérée par les enfants » (Principes de la philosophie du droit, § 175).
Marguerite Léna observe en conséquence : « Il n’est guère sain qu’un pouvoir politique prenne les attributs de la paternité pour réclamer l’obéissance ou l’affection des citoyens : il confère du même coup aux gouvernés ceux de l’enfance, et change son autorité en tutelle. A l’inverse, il n’est pas plus légitime de transposer les catégories du rapport politique au domaine de l’éducation, soit pour durcir la relation éducative en un affrontement entre individus ou entre générations, soit pour l’aligner sur le modèle d’une démocratie égalitaire et libérale, d’un contrat entre sujets qui décideraient d’un commun accord et par libre choix de former société » (p. 100).
À un mauvais usage de la liberté s’ajoute en conséquence un mauvais usage de l’égalité, disons plutôt un ravage de l’égalitarisme qui se recommande d’un esprit démocratique dévoyé. Un retour à la leçon de la philosophie antique porte à penser que l’éducation, alors au cœur de la pensée grecque, s’impose aujourd’hui, quand on s’interroge sur l’autorité en démocratie. La réflexion affecte tout le devenir de la pensée contemporaine pour qui s’attache à la recherche de l’autorité perdue.