Séance solennelle du lundi 15 novembre 2010
par M. Michel Albert,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Monsieur le Grand Chancelier de l’Ordre de la Légion d’honneur,
Monsieur le représentant du chef d’État-major de l’Armée de l’Air,
Monsieur le Président du Conseil supérieur de l’Audiovisuel,
Messieurs les recteurs d’Académie,
Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Madame et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
L’an dernier, en 2009, l’évènement majeur de notre vie académique avait été la création, par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, du Prix Claude Lévi-Strauss, Prix dont la gestion a été confiée à notre Académie et dont la remise aura lieu, pour sa seconde édition, le 29 novembre, dans ce Palais de l’Institut.
En 2010, l’évènement important de notre vie académique a été la signature d’une convention avec le ministère de l’Éducation nationale, dont je salue ici les représentants. Par cet engagement, l’Académie des sciences morales et politiques a scellé les liens organiques, naturels et anciens qu’elle entretient avec l’Éducation nationale. Liens organiques et anciens, puisque, pendant plus d’un siècle et demi, l’Académie, que François Guizot, ministre de l’Instruction publique, avait fait rétablir en 1832, a bénéficié de la tutelle bienveillante du ministère de l’Éducation.
C’est dans cet esprit et en coordination avec la Direction générale de l’enseignement scolaire, que s’est constitué, autour de François Terré, un groupe de travail sur l’introduction de l’enseignement du droit dans les lycées, souhaitée par le Président de la République.
De même, Yvon Gattaz, entouré de Marcel Boiteux, de Bernard Bourgeois et de Bertrand Saint-Sernin, est en train d’achever un rapport sur les avantages de la formation en alternance école/entreprise, rapport dont les conclusions seront prochainement communiquées aux pouvoirs publics concernés.
François Terré, déjà cité, a par ailleurs dirigé également un groupe de travail qui vient d’achever un rapport sur le droit de la responsabilité, volet majeur des réformes envisagées par le ministère de la Justice.
François Terré toujours, mais cette fois avec la collaboration de Renaud Denoix de Saint Marc, a pris la succession du regretté Roland Drago à la tête d’un groupe de travail portant sur les agences et autorités administratives indépendantes et leurs compétences, particulièrement dans le domaine de la santé.
Dans un autre domaine, Raymond Boudon, en collaboration avec les chercheurs du GEMASS, le Groupe d’Études de l’Analyse Sociologique de la Sorbonne, a mené une vaste enquête, inédite dans notre pays, sur les inégalités et le sentiment d’injustice.
Enfin, je terminerai cette énumération non exhaustive en citant le groupe de travail que vient de constituer Bernard d’Espagnat pour étudier les apports de la physique contemporaine à la théorie de la connaissance.
Mais les groupes de travail ne sont pas les seuls lieux de réflexion et de confrontation d’idées. L’activité de l’Académie se manifeste aussi par des colloques, volontairement peu nombreux et le plus souvent discrets, organisés pour répondre à un besoin précis et réunissant les meilleurs experts. Ainsi, pour traiter du sujet majeur de la régulation financière, nous avons fait appel, le 4 octobre dernier, à nos confrères Jean-Claude Trichet, Jacques de Larosière et Michel Pébereau, mais aussi à Mario Draghi, le gouverneur de la Banque d’Italie.
Une semaine plus tard, en collaboration avec l’Académie des sciences, nous avons examiné la question des risques financiers à travers les liens qu’entretiennent les mathématiques et l’économie. Mon confrère Marcel Boiteux, déjà cité, avait réuni pour ce faire trois éminents économistes-mathématiciens qui nous ont exposé leurs vues sur ce brûlant sujet.
Dans trois semaines, à l’occasion d’un colloque qui réunira des personnalités allemandes et françaises, j’aurai moi-même l’honneur de parler de l’actualité et des perspectives d’avenir du modèle économique rhénan après que le vice-président de l’Université Goethe de Francfort-sur-le Main aura évoqué le Chancelier Ludwig Erhard, père du libéralisme dans l’Allemagne d’après-guerre.
Je pourrais continuer cette énumération des travaux académiques en citant tous les confrères qui, par leurs publications ou par leurs interventions dans des colloques, en France comme à l’étranger, contribuent au renom de notre Académie. Mais je craindrais trop d’en oublier et la lecture d’une telle liste, même incomplète, allongerait excessivement mon propos.
Je tiens cependant à citer un nom, celui de mon successeur. En effet bien que le Secrétaire de l’Académie soit toujours qualifié de « perpétuel », il n’exerce plus, en vertu d’un admirable oxymore, qu’un mandat à durée déterminée de six ans non renouvelable. Le mien expirant le 31 décembre prochain, notre Compagnie a préparé l’avenir en élisant unanimement un homme de grande expérience et de haute culture. Il s’agit de Xavier Darcos, ancien Ministre de l’Éducation nationale et ancien Ministre du Travail et des Relations sociales, qui sera donc le seizième Secrétaire perpétuel de notre Académie.
Quant à moi, au moment de choisir le thème de ma dernière intervention à cette tribune, du moins dans ma qualité actuelle, j’ai été saisi par la puissance évocatrice de l’allitération formée par les deux mots Coupole et couple. La Coupole dont Mazarin a décidé la construction il y a 350 ans et qui, dans sa puissance architecturale, traduit la puissance politique de la France unitaire face à l’émiettement qu’elle impose à son ennemi, l’Allemagne. Et le couple franco-allemand, cette expression si insolite dans le vocabulaire des relations internationales, mais si courante dans notre pays, avec une nuance chaleureuse de romantisme germanique qui peut aller jusqu’à suggérer ce que Valéry Giscard d’Estaing a désigné comme de l’intimité, l’intimité d’un vieux couple arrivé à ses noces de diamant.
De l’émiettement de l’Allemagne obstinément voulu par la France pendant des siècles à l’intimité du couple franco-allemand, c’est un prodigieux moment d’histoire que je suis fier de pouvoir évoquer devant vous en cette année 2010 qui offre plusieurs occasions de commémorations :
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il y a vingt ans, en 1990, advenait le grand événement de la réunification allemande.
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Il y a soixante ans, le 9 mai 1950, Robert Schuman lançait la Communauté européenne du charbon et de l’acier, tendant une main fraternelle à l’Allemagne cinq ans après la défaite du Troisième Reich.
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Et pourquoi pas rappeler qu’il y a juste deux cents ans, en 1810, Mme de Staël écrivait son fameux éloge intitulé De l’Allemagne, dont Napoléon fit interdire la publication en France ?
I
Puisque notre vocation est de prendre de la hauteur, je vous propose de porter le regard vers les hauteurs de cette coupole.
Mazarin avait choisi cette citation d’Ezéchiel : « Sedebit sub umbraculo ejus in medio nationum ». « Il siégera à son ombre au milieu des nations ». « Les nations » étaient ces quatre territoires que l’habile diplomatie du cardinal avait apportés au royaume de France. « L’ombre » est celle d’un grand arbre évoqué par Ezéchiel – et pour Mazarin, la métaphore du pouvoir de son roi, Louis XIV. Le grand arbre, c’était donc la France. Ce n’était pas l’Europe. L’Europe de Mazarin, est celle des traités de Westphalie de 1648. Plus que jamais, la politique de la France est alors fondée sur le maintien de la division du Saint-Empire en plusieurs centaines d’Etats, qui manifeste l’affaiblissement des Habsbourg, au bénéfice des Bourbon. Plus que jamais, de l’autre côté du Rhin, l’unité culturelle et le morcellement politique caractérisent le monde germanique. Plus que jamais, le roi de France est « empereur en son royaume ».
Et pourtant, nulle haine nationale n’oppose alors les Français et les Allemands. Il ne faut pas commettre d’anachronisme. Si l’Etat-Nation, en France, s’est construit contre l’idée impériale, portée historiquement par les Allemands, il ne s’est pas traduit par un choc des nationalismes avant le XIXe siècle, c’est-à-dire à l’époque de l’unification allemande.
Comme par un retour de balancier, l’unité nationale allemande s’est faite contre cet Etat-Nation qui avait porté la Révolution dans tout le continent et s’était, par deux fois, transformé en Empire. Le Premier Empire français avait simplifié la carte de l’Allemagne ; et l’Allemagne s’est unie victorieusement contre l’Empire. Le Second Empire, à son tour, a cru devoir faire bon accueil aux aspirations de l’Allemagne à l’unité ; et l’Allemagne, habilement manipulée par Bismarck, s’est unie victorieusement contre l’Empire français. Au point que, symboliquement, on s’en souvient, Guillaume 1er a été proclamé empereur d’Allemagne au château de Versailles en 1871.
Si l’hostilité entre Français et Allemands est, en fait, beaucoup plus récente que l’hostilité entre Français et Anglais – puisqu’elle ne date, pour faire simple, que de Bismarck –, il faut reconnaître qu’elle a été beaucoup plus violente. C’est alors que s’impose dans le vocabulaire le mot « boche ». Dans sa dernière édition, le Dictionnaire de l’Académie française précise que le mot « boche » est « péjoratif et vieilli » ! Aujourd’hui, il a même disparu, alors que s’imposait au contraire, pour désigner les relations franco-allemandes, l’expression de « couple », ce qui est, me semble-t-il, sans précédent dans l’histoire et sans équivalent dans la géographie.
La naissance de l’Union européenne est le fruit d’une véritable vie nouvelle dans les relations entre la France et l’Allemagne. Cette naissance est datée, je l’ai dit, du 9 mai 1950 et l’acte qui en fait foi s’appelle « la déclaration Schuman ». Si bref soit-il, ce texte n’en constitue pas l’un des évènements les plus étonnants, voire des plus beaux, de toute l’Histoire. Où donc, en effet, avait-on vu, au terme de trois guerres implacables, deux nations, se convertir subitement au dessein d’un monde nouveau où le vainqueur renonce à humilier le vaincu pour lui proposer sans arrière-pensée le pardon, la réhabilitation et la coopération institutionnalisée dans la communauté européenne ?
Cette communauté était fondée sur un double déséquilibre né après la guerre et qui s’est maintenu jusqu’à la réunification allemande. D’un côté, une Allemagne dont la primauté économique s’affirmait dès les années 50 à l’époque du traité de Rome ; de l’autre côté, une prépondérance politique française se maintenait, fondée sur les droits du vainqueur reconnu après la guerre, mais aussi sur le siège de membre permanent au Conseil de sécurité et bientôt sur l’arsenal nucléaire. C’est ce que, à sa manière, le général de Gaulle disait à Alain Peyrefitte peu après la signature du traité de l’Elysée de 1963 : « En réalité, nous tiendrons les rênes de cette Europe parce que nous aurons la bombe et une influence mondiale que les Allemands n’ont pas. Dans notre attelage, ils ne sont pas le cheval de tête. C’est un pauvre pays qui a une jambe de bois ; Il en sera ainsi tant qu’il ne sera pas réunifié. »
Le traité de l’Elysée fut un résultat de ce double déséquilibre. Il créa un système de consultations régulières entre les deux pays et contribua efficacement à pérenniser l’entente, qui a offert aux relations franco-allemandes une étonnante capacité d’adaptation qui a continué jusqu’à aujourd’hui. Mais il serait naïf de croire que ces relations ont toujours été sereines. Au contraire, Jean François-Poncet, l’ancien ministre des affaires étrangères qui connaît mieux que personne les relations franco-allemandes constate, je le cite, « que les rapports entre les deux pays n’ont jamais été durablement sereins. Ils ont connu autant de bas que de hauts, autant de brouilles que de réconciliations, autant de phases de tensions que de périodes euphoriques (…). Ce qui les caractérise le mieux dans la durée n’est pas leur constante harmonie mais leur résistance aux chocs, leur étonnante aptitude à la guérison, leur constante adaptation aux évolutions de l’environnement international ». Elles ont même résisté à la réunification.
L’heure de la réunification a sonné en 1990, dans des circonstances qui ont surpris tout le monde, et dans des conditions qui laissèrent bien peu de place au couple franco-allemand. En effet après la chute du Mur, un vent de panique souffla sur la France. Invité à Berlin par le Chancelier Kohl pour partager la joie des Allemands, le Président Mitterrand fila à Kiev dans les derniers jours de 1989 pour inciter Gorbatchev à ralentir la réunification. Alors que la France se déclarait officiellement favorable à cette réunification, son crédit était entamé par un sarcasme attribué à François Mauriac et qui depuis longtemps avait fait le tour de l’Allemagne : « la France aime tellement l’Allemagne qu’elle préfère qu’il en existe deux plutôt qu’une seule ».
Ce qui a permis la réunification telle qu’elle s’est faite, en quelques mois, entre novembre 1989 et septembre 1990, c’est un axe entre Bonn et Washington. Pendant ces événements, comme l’a montré notre confrère Georges-Henri Soutou, Bush et Kohl ont marché ensemble, pour obtenir, par les reculs successifs de l’URSS et la levée progressive des réticences de la France, le rattachement des Länder de l’Est à la RFA, formant une Allemagne entièrement intégrée dans l’OTAN et désormais pleinement souveraine.
La réunification modifiait en profondeur l’équilibre en Europe. La réponse de la France fut de resserrer les liens avec l’Allemagne notamment par le traité de Maastricht et qui a créé l’Euro.
II
Quel chemin parcouru depuis l’après-guerre ! Cette histoire est celle d’une réconciliation réussie, devenue le socle d’une alliance unique en son genre. Ce « couple » n’est pas une fin en soi, mais un moyen : depuis l’origine, il est au service d’une cause, la construction de l’Europe. Ni la fin de la Guerre froide, ni la réunification ne l’ont mise à mal. Mais les temps ont changé, les générations de dirigeants politiques se sont succédé. La chancelière Merkel n’avait que 3 ans lors de la signature du Traité de Rome en 1957. Elle ne peut éprouver avec l’Europe les liens émotionnels qu’avaient ses prédécesseurs. L’Union européenne compte aujourd’hui 27 membres.
Dans ce contexte, il va de soi que les relations franco-allemandes se sont profondément modifiées : elles se sont relativisées. L’Allemagne développe des relations privilégiées avec le Sud et l’Est de l’Europe, et n’est plus seulement tournée vers le Rhin, comme dans l’Europe des six, des neuf ou des douze. Il est alors tentant de voir le couple franco-allemand comme un axe parmi d’autres dans l’Europe élargie, d’autant plus que le poids relatif de l’Allemagne et celui de la France ont diminué, dans le Parlement, au sein du Conseil et à la Commission.
Les relations franco-allemandes se sont aussi en quelque sorte inversées : l’Allemagne qui compte 82 millions d’habitants est devenue la première puissance en Europe et peut-être la seule à pouvoir prétendre y exercer un leadership. Elle est devenue plus exigeante car elle est aussi désormais une puissance politique autonome, capable de défendre ses intérêts, d’employer ses moyens militaires, de prendre place au plus haut niveau dans la diplomatie mondiale.
En même temps, les relations entre les deux puissances rhénanes se sont distanciées, voire banalisées : sur le plan culturel, la connaissance de la culture et de la langue de l’autre, longtemps considérées comme prioritaires, sont en très net recul. Certes, il existe aujourd’hui un réseau d’une densité inégalée d’institutions binationales, d’associations et de jumelages. Deux exemples parmi bien d’autres : la chaîne de télévision ARTE et le manuel d’histoire franco-allemand édité en 2006 par Nathan en France et Klett en Allemagne. Néanmoins il subsiste un risque réel de méconnaissance réciproque, voire d’indifférence, dans une Europe où coexistent tant de cultures différentes, et dans un monde globalisé où la tentation est grande de regarder loin, beaucoup plus loin que de l’autre côté du Rhin. Et dès 2002, le Chancelier Schröder déclarait au Bundestag : « désormais les questions essentielles concernant l’Allemagne se décideront à Berlin et nulle part ailleurs. »
À bien des égards, le couple franco-allemand a paru fragilisé dans les dernières années. De nouveau, les Français sont prompts à évoquer « le retour des vieux démons qui hantent l’âme allemande » et les Allemands non moins prompts à dénoncer les prétentions de la « Grande Nation » qui « veut voyager en première classe avec un billet de seconde » !
C’est dans ce contexte qu’est intervenu, le 29 mai 2005, le rejet par les Français du projet de constitution européenne préparé sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.
Pour mesurer la portée de ce « Non » français, permettez-moi de citer ce qu’écrivait l’hebdomadaire britannique The Economist aussitôt après, le 3 juin 2005, sous le titre « L’Europe qui est morte » : « Ce n’est peut-être pas faire preuve d’un grand tact que de le souligner, mais le rejet par la France de la Constitution européenne est à plusieurs titres un triomphe pour la Grande-Bretagne. Depuis au moins 50 ans les Britanniques ont eu deux objectifs principaux en Europe : le premier était d’entraver la marche vers une union politique de l’Europe ; le second était d’éviter une domination franco-allemande sur la politique européenne. La mort de la Constitution permet de faire d’une pierre deux coups ».
Pour autant, les relations franco-allemandes sont restées indispensables à l’Europe, parce qu’elles sont irremplaçables. Une décision prise à la fois par Paris et Berlin n’est sans doute plus suffisante pour susciter une décision de l’Union européenne, mais elle est toujours nécessaire. La France et l’Allemagne restent, de manière privilégiée, les deux pays qui peuvent entraîner l’ensemble européen. Il n’existe aucune solution de rechange au couple franco-allemand : cette responsabilité reste le propre des gouvernants français et allemands. Les exemples récents n’en manquent pas : la bonne coopération franco-allemande a été décisive en 2007 pour définir le traité simplifié (devenu traité de Lisbonne) ; et qu’auraient été les présidences allemande puis française du Conseil de l’Union européenne, en 2007 et 2008, sans le soutien réciproque entre les deux gouvernements face à la crise économique ?
À quoi cette capacité d’entraînement du couple franco-allemand tient-elle ? Bien sûr, il y a la puissance du symbole historique de la réconciliation. Mais la vraie raison est ailleurs. Paradoxalement, la singularité du couple franco-allemand ne résulte pas de la proximité des intérêts ou des identités, mais tout au contraire de leurs différences. À elles deux, la France et l’Allemagne paraissent ainsi résumer et assumer la plus grande partie de la diversité européenne. L’axe franco-allemand n’est pas fondé sur des intérêts a priori convergents, mais sur la capacité de synthèse d’intérêts a priori divergents. Là est toute sa force d’entraînement : le couple franco-allemand, riche d’une longue habitude des compromis, offre très souvent le chemin le plus court vers la conciliation des intérêts à l’échelle de toute l’Europe.
L’efficacité du couple a culminé avec la création de l’Euro. Ici même, en juin 2003, lorsqu’il a reçu le Grand Prix de l’Académie des sciences morales et politiques, le chancelier Kohl a rappelé qu’à son arrivée au pouvoir, en 1982, le maître mot était « eurosclérose » : « Qu’un Allemand, disait-il, proposât à ses compatriotes d’abandonner le Deutsche Mark, la première monnaie stable de l’histoire moderne de l’Allemagne, passait pour de la folie douce et, de surcroît, ruineuse. » C’est pourtant ce que fit ce Chancelier, au terme d’une longue et profonde résolution qui, dès 1984, l’avait conduit à faire un singulier cadeau à la France : à l’époque, il fallait nommer un nouveau président de la Commission européenne. C’était normalement le tour d’un Allemand. Or le Chancelier Kohl choisit alors de faire élire Jacques Delors ! Et l’on comprend encore mieux ce que signifiait alors l’amitié franco-allemande si l’on se souvient qu’en réponse au don de Kohl, il y eut un contre-don de Mitterrand lequel exprima personnellement son accord pour que le siège de la Banque Centrale Européenne fût symboliquement établi à Francfort, juste à côté de celui de la Bundesbank et cela, sans aucune contrepartie, étant donné, précisa Mitterrand, « l’énormité du sacrifice qui était demandé à l’Allemagne » pour l’abandon du deutsche mark.
Aujourd’hui encore, la plupart des Allemands estiment avoir fait avec le don du mark à l’Europe, une immense libéralité consentie par un peuple vertueux à des voisins plus ou moins intempérants. Il faut avoir ce sentiment à l’esprit pour comprendre certaines péripéties de la crise financière et monétaire du printemps dernier.
Au départ, face au problème grec, le Président Sarkozy veut intervenir vite et fort pour vaincre les spéculateurs en pleine solidarité avec la Grèce. Madame Merkel au contraire, portée par son opinion publique, veut punir les Grecs coupables de mensonge et de laxisme. La crise atteint son paroxysme le 7 mai 2010, « le jour où l’Euro a failli mourir », selon le titre de l’éditorial d’un grand journal du soir. Les spéculations contre les dettes grecque, espagnole et portugaise, avaient en effet entraîné une perte de confiance des marchés financiers. L’Europe était au bord de l’abîme. Mais elle n’a pas sombré. Le 9 mai, soixante ans jour pour jour après la déclaration Schuman, les gouvernements ont fait face, et ils ont créé un fonds de stabilisation de 750 milliards d’Euros. La France a joué un rôle moteur, mais rien ne pouvait se faire sans l’Allemagne. Les deux puissances, à elles seules, représentent la moitié des ressources du fonds de stabilité. Ce jour-là, en un acte historique, Paris et Berlin ont repris en main, ensemble, la stabilité monétaire et financière de l’Europe.
La crise grecque aura remis en valeur l’orthodoxie économique à l’allemande, principe qui inspire toutes les conditions imposées à la Grèce. Mais elle aura aussi fait évoluer l’Allemagne sur un projet porté depuis longtemps par la France, celui du gouvernement économique en Europe, même si le débat continue entre le « gouvernement économique » de la zone euro à la française et la « gouvernance » de l’Union européenne à l’allemande.
Le 1er juin, le président de la BCE, notre confrère Jean-Claude Trichet, le plus récent élu de notre Compagnie, déclarait : « Nous sommes une fédération monétaire. Nous avons besoin d’avoir l’équivalent d’une fédération budgétaire en termes de contrôle et de surveillance de l’application des politiques en matière des finances publiques. » Je ne peux qu’applaudir à cet appel. J’ajouterai que c’est à la France et à l’Allemagne de porter, ensemble, ce projet de fédération budgétaire. Comme c’est à la France et à l’Allemagne de proposer, ensemble, une vision économique et sociale qui ne soit pas le libéralisme anglo-saxon, mais un nouveau modèle de type rhénan.
Un sondage récent révèle d’ailleurs que 70 % des Allemands ainsi que 79 % des Français sont convaincus que le moteur franco-allemand est indispensable à l’Union européenne.
Mesdames, Messieurs, chers confrères, L’Europe n’est pas faite seulement pour les temps de crises. L’Union européenne est nécessaire pour combattre les crises ; chacun sait que la construction européenne a progressé en réaction aux crises successives. Mais pour être reçue comme légitime, elle ne doit pas obéir seulement à la nécessité : elle doit aussi être portée par une volonté. Une volonté de promouvoir l’identité européenne chez les Européens eux-mêmes. Quand la présente crise sera passée et en attendant la suivante, la France et l’Allemagne devront encore donner l’exemple, en ne se contentant pas de défendre l’Europe nécessaire, mais en construisant l’Europe volontaire.
Dans l’un des derniers chapitres de son traité De L’Allemagne, Mme de Staël comparait il y a deux siècles l’esprit français et l’esprit allemand. A propos de la littérature, elle disait des Allemands et des Français qu’ils lui rappelaient « cette fable de La Fontaine où la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard boire dans la bouteille. »
Sans doute cette fable n’a-t-elle pas perdu sa pertinence. Pourtant, vous me permettrez d’être moins pessimiste que Mme de Staël. Je ne mets pas en doute les différences entre Français et Allemands – car si l’on veut unir, ne faut-il pas d’abord distinguer ? Je ne veux pas non plus faire croire naïvement qu’il a existé dans le passé un « âge d’or » des relations franco-allemandes, un « état de grâce » mythique, un bonheur conjugal perdu qu’il faudrait retrouver. Si j’ai souhaité faire entrer, aujourd’hui, le couple franco-allemand sous notre Coupole, c’est pour de plus simples et de plus fortes raisons d’abord. Pour que la France et l’Allemagne assument la singularité et, j’ose le mot, l’exemplarité nouvelle de leur double destin ; ensuite pour qu’elles n’oublient pas à quel point leur réconciliation d’hier et leur alliance d’aujourd’hui peuvent être érigées en modèle ; et pour qu’enfin ces deux pays « siégent, parmi les nations, à l’ombre du grand arbre », de ce grand arbre qui, dans notre nouveau siècle, n’aura plus d’autre nom que celui d’Europe.