Deux conceptions modernes de l’égalité : Voltaire et Rousseau

Séance du lundi 8 novembre 2010

par M. Sylvain Menant,
Professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne

 

 

Dans l’Introduction de La Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville demande aux hommes de « reconnaître que le développement graduel et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir de leur histoire [1] », ce qu’il appelle une « révolution irrésistible [2] ». Nietzsche de son côté dénonce avec une ironie cinglante «la doctrine de l’égalité [3] », dont il accuse Rousseau, « avorton campé sur le seuil des temps modernes » avec sa « double nature d’idéaliste et de canaille »,  « gagnant à sa cause tout ce que l’humanité compte de plat et de médiocre ».

Le rôle de Rousseau dans le consensus moderne sur « l’égalité en droits [4] » de tous les hommes n’est pas contesté.  Mais si l’influence de Voltaire est moins visible que la sienne, elle n’en est pas moins profonde et peut-être plus effective. Ses combats pour défendre les victimes d’injustices sont aujourd’hui son principal titre de gloire. Or, qu’il prenne fait et cause pour le protestant Calas, pour l’esclave mutilé de Candide ou pour les serfs du Mont-Jura, il apparaît comme le champion d’une certaine conception, plutôt de nature juridique, et toujours vivante, de l’égalité entre les hommes.

Je rappellerai d’abord les bases de ces deux conceptions de l’égalité, mais je m’arrêterai surtout sur des aspects plus concrets de la question : les rapports de l’égalité avec le bonheur d’une part, les conditions d’une hypothétique réalisation de l’égalité d’autre part.

* * *

Avec Voltaire et Rousseau, le XVIIIe siècle nous invite à faire l’histoire de l’égalité dans l’histoire de l’humanité. C’est dans cette démarche historique que la définition, variable, de l’égalité va se préciser. Un dialogue s’instaure d’ailleurs à ce sujet entre les deux auteurs : les œuvres de chacun sont écrites, pour une bonne part, en écho aux œuvres de l’autre. Voltaire, né en 1694, parle et se fait écouter le premier, notamment dans un poème philosophique retentissant publié en 1738, « De l’égalité des conditions ». Né en 1712, Rousseau, quand il publie en 1755 son « Discours sur les fondements de l’inégalité parmi les hommes », s’adresse à un public nourri des idées de Voltaire, déjà illustre. Le dialogue, du côté de Voltaire, se poursuivra jusqu’à sa mort dans l’Essai sur les mœurs, le Dictionnaire philosophique, les Questions sur l’Encyclopédie. Rousseau développera ses thèses dans La Nouvelle Héloïse et le Contrat social. Sans qu’aucun des deux écrivains ne propose une synthèse complète de sa pensée sur l’égalité, chacun fournit des éléments suffisants pour qu’un lecteur attentif saisisse les conceptions qui sous-tendent un échange souvent allusif.

Voltaire ne se soucie pas de prouver l’égalité de principe qui caractérise tous les hommes. Il l’affirme comme une évidence universelle. À la fin de sa vie, il résume énergiquement cette attitude dans une variante de l’article « Égalité » des Questions sur l’Encyclopédie : « Il est clair que tous les hommes jouissant des facultés attachées à leur nature sont égaux ; ils le sont quand ils s’acquittent des fonctions animales, et quand ils exercent leur entendement […] Tous les animaux de chaque espèce sont égaux entre eux [5] ». L’égalité naturelle, liée à la condition de l’homme, aux limites de ses sens, à ses communes souffrances, à son destin de mortel, suscite chez Voltaire un lyrisme amer :

Les mortels sont égaux ; leur masque est différent.[…]
C’est du même limon que tous ont pris naissance ;
Dans la même faiblesse ils traînent leur enfance.
Et le riche et le pauvre, et le faible et le fort,
Vont tous également des douleurs à la mort [6].

Cette égalité profondément ressentie crée moins des droits qu’une solidarité spontanée, qui s’exprime dans la « bienfaisance » voltairienne, une des formes de l’activité de l’écrivain.

La forte intuition de l’égalité de tous les hommes, plus ou moins bien soutenue par le raisonnement, produit un autre effet chez Voltaire : elle est le fondement d’une assurance sans faille dans la conquête sociale. Dès son séjour en Angleterre, au début de sa carrière, il note dans ses Carnets [7] : « En ayant bien dans le cœur que tous les hommes sont égaux et dans la tête que l’extérieur les distingue, on peut se tirer d’affaire ». Se « tirer d’affaire », c’est-à-dire réussir dans le monde, faire une carrière brillante. Le respect des inégalités sociales est fondé sur une connaissance des conventions ; il aide à cacher une conviction nécessaire pour n’être intimidé par personne, la conviction d’une égalité de principe—qui sera souvent chez l’ambitieux Arouet, roturier et bâtard, la conviction d’une supériorité personnelle. Utile donc chez les hommes supérieurs comme lui, l’idée d’une égalité de tous les hommes est au contraire « une vérité dangereuse » quand elle anime des êtres ordinaires, sans ressources et sans avenir. À propos des anabaptistes d’Allemagne, qui créent le désordre au xvie siècle et s’attirent une dure répression en se révoltant contre leurs maîtres, l’historien Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs, écrit : « Une vérité dangereuse qui est dans tous les cœurs, c’est que les hommes sont nés égaux [8] ». L’égalité de naissance justifie des revendications que Voltaire juge irréalistes, car elle recouvre des différences considérables, tout aussi naturelles qu’elle. Il y a même dans la nature de l’homme des éléments qui condamnent le rêve d’une égalité réelle : « tout homme », écrit Voltaire dans l’article « Égalité » du Dictionnaire philosophique, « tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs [9] ». Ce sont donc les passions naturelles de l’homme qui créent l’inégalité. Universelles et éternelles, elles sont invincibles, l’égalité sociale n’est donc qu’une chimère.

D’autres facteurs encore réduisent le champ de l’égalité. Au début de l’Essai sur les mœurs, Voltaire souligne « la différence sensible des espèces d’hommes qui peuplent les quatre parties connues de notre monde ». Par exemple, les Albinos, « une nation très petite et très rare » du « milieu de l’Afrique », « n’ont d’homme que la stature du corps », et s’ils possèdent « la faculté de la parole et de la pensée », c’est « dans un degré très éloigné du nôtre [10] ». Quant aux Nègres, ce qui met « entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses », ce n’est pas seulement leur apparence, mais « la mesure de leur intelligence [11] ».

Le sujet même que traite Rousseau dans son célèbre discours, « Sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes », suggère que l’égalité est première, et l’inégalité un avatar de l’histoire.  La base de l’égalité est en réalité un consensus : « Les hommes […], d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-uns les variétés que nous y remarquons [12] ». Mais cette égalité primitive souffre dès le début d’imperfections, chez Rousseau comme chez Voltaire : si l’inégalité morale ou politique, fondée sur la richesse, l’honneur, ou le pouvoir, apparaît comme une usurpation, il existe déjà dans l’état de nature, avant même l’organisation de la société, une inégalité « naturelle ou physique », liée à l’âge, à l’état de santé, aux forces du corps, aux « qualités de l’esprit ou de l’âme » . C’est alors que l’égalité disparaît progressivement, à mesure que la société s’organise. « On comprendra, écrit Rousseau, combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution [13] ».

Cette sombre histoire de l’égalité ne conduit pas Rousseau aux mêmes conclusions pragmatiques que Voltaire. Elle entraîne  tout au contraire le rejet d’un état de fait illégitime, et conduit à ne reconnaître comme acceptable qu’une autorité fondée sur une libre convention. « Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes [14] ». On le voit, la disparition de l’égalité dans le monde moderne n’éteint nullement l’exigence d’égalité, la soif d’égalité dans la pensée de Rousseau. Elle conduit simplement à un effort d’imagination politique pour remédier à une situation insupportable. Il s’agit d’inventer un « pacte social »: dans ce pacte, fondateur d’un nouvel État, tous les citoyens renoncent à faire valoir leur volonté ou leur intérêt personnels, et s’en remettent pleinement à la volonté générale. Cet acte solennel permet de retrouver l’égalité depuis longtemps perdue, grâce à « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » ; «chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ». Cette égalité rétablie est un état désirable car « la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt à la rendre onéreuse aux autres [15] », c’est-à-dire pesante, difficile à supporter.

Mais Rousseau ne prétend pas que l’avenir de l’humanité sera illuminé par le triomphe de l’égalité. Les obstacles sont multiples et presque infranchissables. La conquête de l’égalité par l’adhésion de tous à un pacte social héroïque, fondé sur le sacrifice de l’intérêt individuel, a plutôt le caractère d’un rêve philosophique que celui d’un programme politique. Le poids de l’histoire réduit à peu de chose ses chances de réalisation en Europe. Et au premier rang des freins à la libération par l’égalité, Rousseau place le christianisme. Il écrit : « Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance […] Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux [16] ». Rousseau, dans sa critique politique du christianisme, rejoint Voltaire, mais c’est pour des raisons opposées. Pour Rousseau, le christianisme rend indifférent à l’égalité en ce monde, pour Voltaire, il inspire au contraire des idées d’égalité tout à fait dangereuses pour l’ordre social. Les chrétiens sont-ils des électeurs conservateurs par indifférence pour les choses de ce monde, ou de la graine de démocrates ? La question que soulèvent les analyses contradictoires de Voltaire et de Rousseau reste sans doute posée aujourd’hui aux politologues.

* * *

Mais plus qu’à des projets politiques, la réflexion des deux écrivains sur l’histoire de l’égalité me paraît liée à une réflexion sur le bonheur. On sait que cette notion, peu théorisée aujourd’hui tant elle paraît liée à la subjectivité de chacun, est au contraire centrale dans la philosophie du XVIIIe siècle ; elle est le sujet de nombreux traités de toutes tendances, et un sujet poétique privilégié. L’égalité est-elle nécessaire au bonheur des hommes ? Peut-on concevoir un parfait bonheur sans égalité ? C’est la question à laquelle Voltaire et Rousseau ont cherché à répondre, soulevant un vif intérêt chez leurs contemporains.

Voltaire, nous l’avons vu, ne croit pas que l’égalité ait jamais existé parmi les hommes, et il ne juge pas souhaitable qu’elle s’y développe. Il a souvent soutenu l’idée que l’inégalité est elle-même source de bonheur, en ce qu’elle apporte à une petite partie de l’humanité les moyens de jouir des plaisirs les plus raffinés, d’échapper aux laideurs et à l’ennui des vies ordinaires, de développer les arts et la littérature qui font les grandes civilisations.  C’est ce qu’il proclame notamment dans son fameux poème intitulé Le Mondain, où il fait le tableau d’une vie heureuse, celle d’un privilégié de la fortune, de la naissance et de l’intelligence. L’inégalité y apparaît comme la condition nécessaire d’un parfait bonheur, bonheur païen et amoral qui résonne des échos de la Régence.

[…] Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce.
[…] Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ah ! le bon temps que ce siècle de fer [17].

« Ce siècle de fer » est celui d’une inégalité abyssale, qui seule permet l’épanouissement d’une civilisation raffinée et le rassemblement des richesses du monde entier entre les mains d’une petite élite. Mais le philosophe ne se contente pas de cette justification culturelle de l’inégalité. Il développe une réflexion sur l’égalité qui permet de compenser le caractère désespérant, pour les masses, de sa philosophie des civilisations. Dans le premier des sept « discours en vers sur l’homme », « De l’égalité des conditions », il commence par reconnaître avec éloquence l’inégalité régnante. Mais c’est pour montrer aussitôt que le bonheur n’est pas lié à la condition sociale :

« Être heureux comme un roi » dit le peuple hébété :
Hélas ! pour le bonheur que fait la majesté ?
En vain sur ses grandeurs le monarque s’appuie ;
Il gémit quelquefois, et souvent il s’ennuie [18].
La véritable égalité se définit comme le droit égal au bonheur.
Avoir les mêmes droits à la félicité,
C’est pour nous la parfaite et seule égalité [19].

Les gens heureux sont ceux qui, par leur activité et leur regard positif sur l’existence, savent tirer parti de ces « droits à la félicité » égaux pour tous.

C’est Pierrot, c’est Colin, dont le bras vigoureux
Soulève un char tremblant dans un fossé bourbeux.
Perrette au point du jour est aux champs la première.
Je les vois haletants et couverts de poussière,
Braver, dans ces travaux chaque jour répétés,
Et le froid des hivers, et le feu des étés.
Ils chantent cependant […]
La paix, le doux sommeil, la force, la santé,
Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté [20].

Voici l’égalité rétablie. Le pouvoir et la richesse jettent le roi dans les soucis et dans l’ennui. La peine et la pauvreté donnent au journalier agricole la paix du cœur et la santé. La balance ne penche donc pas du côté que l’on croit, et il s’établit, à la réflexion, un équilibre entre des sorts bien dissemblables. Mais il est des sorts pires que celui de ces jeunes paysans allègres, celui par exemple du plus affreux des mendiants :

Mais quoi ! cet indigent, ce mortel famélique
Cet objet dégoûtant de la pitié publique
D’un cadavre vivant traînant le reste affreux,
Respirant pour souffrir, est-il un homme heureux [21] ?

« Non sans doute » répond Voltaire. Mais le malheur frappe aussi les grands et les riches.
Tout état a ses maux, tout homme a ses revers […]
Tout est égal enfin[…]
Le malheur est partout, mais le bonheur aussi […] [22].

L’égalité n’a donc nullement besoin d’être conquise : elle existe entre tous les hommes, mais à l’état caché. Cette philosophie consolante suggère que chacun doit tirer le meilleur parti de ce sort secrètement égal pour tous. Il s’agit de transformer les possibilités en réalités, à force de travail, d’intelligence, de vertu ou de sagesse. On voit combien Voltaire propose une conception de l’égalité adaptée à l’essor d’une économie libérale : il mérite l’autorité et le prestige qu’il a eus dans la bourgeoisie entreprenante du XIXe siècle.

Ceux pour qui l’égalité reste purement virtuelle trouvent, aux yeux de Voltaire, leur consolation dans une sorte d’inconscience. Comme il l’écrit dans l’article « Égalité » du Dictionnaire philosophique [23], « tous les pauvres ne sont pas absolument malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation ». On voit que Voltaire n’est pas un apôtre de la civilisation des loisirs pour tous. On sait qu’un de ses thèmes de campagne était la lutte contre la multiplicité des jours fériés et même contre le repos du dimanche. Car le risque est la prise de conscience, dans ces loisirs, de la cruelle inégalité des conditions. « Quand ils la sentent, conclut Voltaire, alors on voit des guerres [24] ». Encore un méfait de la religion et de ses jours de fête : le risque des révolutions, des révoltes, des guerres sociales.

Chez Rousseau, le lien entre égalité et bonheur est tout différent. C’est la conscience d’être égaux qui peut conférer aux individus une profonde satisfaction. Il y a un bonheur propre à l’égalité. Il croit l’avoir expérimenté dans sa Genève natale. Une longue dédicace, au début du Discours sur l’origine de l’inégalité, s’adresse « à la république de Genève [25] ». Il y vante le bonheur qu’apporte à tous les citoyens « un gouvernement démocratique, sagement tempéré [26] » qui sauvegarde autant que faire se peut une certaine égalité.  L’égalité est en effet, dans l’état de société qui a succédé à l’état de nature, le seul moyen de se délivrer d’une hantise insupportable, celle du jugement des autres, chacun cherchant à affirmer sa supériorité en rabaissant autrui. « Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait que vivre dans l’opinion des autres, et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence [27] ». On sait combien Rousseau a souffert lui-même de cette dépendance psychologique, longuement analysée dans les Dialogues. La solution qu’il a trouvée personnellement, c’est de fuir dans la solitude : la solitude est le substitut de l’inaccessible égalité. Le bonheur dans la solitude, tel que Rousseau le décrit avec lyrisme dans les Rêveries du promeneur solitaire, réside avant tout dans un soulagement, celui d’échapper au regard réducteur des autres. C’est le même bonheur qu’apporterait une égalité effective entre les hommes, en rendant sans objet toutes les manœuvres de chacun pour mettre l’autre en son pouvoir (au moins psychologique).

Rousseau s’est plu à évoquer la sérénité qu’engendrent des relations égalitaires. Il fait un portrait idéal de son propre père, un artisan genevois, dans une société genevoise elle-même idéalisée. « Mon père, je l’avoue avec joie, n’était point distingué parmi ses concitoyens: il n’était que ce qu’ils sont tous […] [28] » et, s’adressant aux magistrats de la ville, il rappelle : « des hommes de cette trempe » sont « vos égaux par l’éducation ainsi que par les droits de la nature et de la naissance [29] ». Cette égalité promet le « bonheur commun des citoyens [30] » : c’est du moins « l’espoir [31] » qu’exprime Rousseau. Cet espoir du bonheur par l’égalité, il l’a évoqué aussi par des images romanesques. Dans un récit inachevé esquissé en 1756, Les Amours de Claire et de Marcellin [32], Rousseau présente ses héros, deux jeunes paysans à la psychologie complexe sous des apparences ordinaires :

Il y a des âmes dont la place n’est dans aucun rang parce qu’elles sont supérieures à tous, et telles étaient celles de Claire et de Marcellin. Les princes, les paysans et même les philosophes pensent et sentent de même. L’éducation change les noms et les apparences, mais le fond des cœurs ne change jamais. Or la nature n’a point de moules différents pour les rois et les laboureurs [33].

On sent l’hésitation de Rousseau entre deux extensions de l’égalité : l’extension à tous les  hommes (« les princes, les paysans et même les philosophes pensent et sentent de même ») et une extension restreinte à des êtres d’élite choisis dans toutes les conditions (« il y a des âmes dont la place n’est dans aucun rang parce qu’elles sont supérieures à tous »).

L’invention romanesque permet évidemment de ne réunir que des âmes d’élite, et de résoudre ainsi, au moins dans la fiction, cet embarrassant dilemme dont nous ne sommes pas sortis aujourd’hui encore. Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau rassemble à Clarens, autour de M. et de Mme de Wolmar, des domestiques qui révèlent des qualités de cœur et d’intelligence insoupçonnées jusqu’alors. «  L’on dirait qu’une partie des lumières du maître et des sentiments de la maîtresse ont passé dans chacun de leurs gens tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnêtes et supérieurs à leur état ! [34] ». Sans que la différence des conditions soit abolie ni même oubliée, les sentiments de dépendance et de supériorité passent au second plan, créant ainsi l’atmosphère heureuse qui caractérise Clarens.

En somme Voltaire et Rousseau esquissent des thèmes essentiels pour les siècles qui vont suivre. Voltaire montre comment l’inégalité crée du bonheur, quand « l’émulation » met en valeur les supériorités de chacun ; il montre qu’il suffit, pour parler d’égalité, de constater que tous les destins sont mêlés de chances et de malchances. Rousseau, lui, met en vedette la souffrance liée à l’inégalité, surtout la souffrance morale ; il place le bonheur dans l’expérience de relations égalitaires, bien que rares soient les situations où elles peuvent s’établir.

* * *

Quelles pourraient être ces situations ? Sur cette question essentielle, il existe à première vue une convergence entre les deux écrivains-philosophes. Ni l’un ni l’autre ne prévoient une conversion progressive du monde entier, conversion morale, intellectuelle et politique, celle que suggère la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui créerait partout les conditions, au moins juridiques, de l’égalité. Pour l’un comme pour l’autre, l’égalité ne peut se réaliser que dans des cercles restreints, des petites sociétés qui prennent leurs distances avec le commun des mortels. Ce sont comme des îles, des refuges où l’impossible devient possible, et où les transformations dont on rêve peuvent s’opérer dans un cadre magique.

Les récits voltairiens multiplient les réunions limitées où s’établit l’égalité. C’est souvent le mauvais sort qui crée, ironiquement, les conditions favorables au triomphe de l’égalité. On songe au souper des rois, vers la fin de Candide : Voltaire a imaginé la réunion à Venise, pendant le carnaval, de six rois détrônés, qui se retrouvent là et soupent ensemble par hasard. Voilà comment l’égalité vient, par malheur, se substituer à la plus grande des inégalités, celle qui sépare le monarque des simples sujets. Et c’est par malheur aussi que les principaux personnages se trouvent, à la fin du conte, réunis dans une petite communauté égalitaire : tous égaux dans l’échec de leurs plans de vie, tous égaux dans l’abandon de leur rang social, tous égaux dans le partage des tâches matérielles pour survivre, la fille du pape et la servante Pâquette, l’orgueilleux hobereau westphalien et le bâtard errant, le moine mendiant et la noble héritière [35].

Le véritable lieu d’une égalité vécue, c’est pour Voltaire la bonne société, du moins la bonne société des gens d’esprit. Il n’a cessé d’opposer « les sots », qui constituent l’immense majorité, et, comme il l’écrit par exemple dans une lettre de 1759, « un petit nombre de gens d’esprit [36] ». C’est dans ce cercle restreint, mais international, qu’une véritable égalité s’instaure, au-delà des différences de rang social et de fortune. Un célèbre tableau de Menzel, peint en 1850, représente « la table ronde de Frédéric II à Sans Souci [37] » : à Potsdam, dans le palais du roi de Prusse, sont réunis autour d’une table ronde pour un souper familier le souverain et ses amis philosophes, dont Voltaire fait partie. La table ronde est le symbole d’un rêve d’égalité par la philosophie dont l’Histoire a révélé la fragilité et l’irréalisme. Une fois que les privilégiés sont sortis du cercle étroit et chaleureux de la table ou du salon, l’égalité peut disparaître ; Voltaire n’en attache pas moins un prix infini à cette sociabilité égalitaire. On la retrouve dans le cercle des correspondants fidèles avec lesquels l’écrivain entretient des échanges épistolaires : François Marie Arouet s’y trouve sur un pied d’égalité avec la marquise Du Deffand, avec le comte et la comtesse d’Argental, avec le duc de Richelieu, et même avec l’impératrice de Russie. Les traits d’esprit, les confidences, la familiarité de lettres à bâtons rompus sont autant de signes d’une égalité de privilégié.

Rousseau a été tenté et séduit par les délices de ce type de relations. Les Confessions révèlent qu’il  a cru trouver des rapports d’égalité dans les cercles aristocratiques qui l’ont accueilli aimablement, parfois amicalement.  Le fils de l’horloger, l’ancien apprenti graveur croit sentir que les distances sont abolies par l’effet de la sympathie, de la bonhomie, de la sensibilité, des échanges intellectuels. Mais bientôt un incident, un refroidissement, des intrigues dissipent cette flatteuse illusion. Ne citons qu’un exemple. Retiré à Montmorency, Rousseau est l’objet des attentions du Maréchal duc de Luxembourg et de la duchesse, qui séjournent dans leur château non loin de là. Bientôt il ne doute pas, écrit-il,  « du tendre intérêt qu’ils prenaient à moi tous les deux » et il jouit sans réticence de « cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs ». Il met « une confiance entière » dans la duchesse, et commentant  «les extrêmes bontés de M. le Maréchal », il résume : » Rien de plus surprenant , vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d’égalité où il voulut se mettre avec moi ». « Alors, continue-t-il, me voyant fêté, gâté, par des personnes de cette considération, je passai les bornes et me pris pour eux d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux ». Mais ce que Rousseau appelle ses « bêtises », ses « balourdises » entraîne une dégradation du climat, et Mme de Luxembourg sait faire sentir à Rousseau la différence des rangs [38]. A la mort du Maréchal, Rousseau rappellera avec nostalgie les quelques temps d’illusion heureuse où il a pu croire à une relation égalitaire avec lui: « la douceur de son caractère était telle qu’elle m’avait fait oublier tout à fait son rang pour m’attacher à lui comme son égal ». Rétrospectivement, à propos de cet épisode, Rousseau parle d’ « aveuglement [39] ». On comprend qu’il ait voulu théoriser sur le plan politique une société égalitaire dont les réunions et les relations mondaines ne sont qu’une image précaire et miroitante. C’est le projet, on l’a vu, du Contrat social. Or l’égalité ne peut exister que dans un petit État, « celui dont chaque membre peut être connu de tous [40] ». Difficile condition qui cantonne l’égalité à de petits territoires.

Le siècle des Lumières a mesuré la difficulté, l’impossibilité peut-être, de mettre en œuvre à l’échelle du monde réel les projets qu’échafaude  la raison. Tantôt il les a présentés comme des utopies en s’en riant, tantôt il a cherché à limiter leur réalisation à des espaces fermés, espaces de la vie mondaine ou espace d’une maison de campagne, îlots d’une égalité le plus souvent pratiquée comme un jeu  dans un univers hostile à cette idée. La question de l’égalité de l’homme et de la femme, qui reste chez les deux auteurs très secondaire, trouve sa réponse dans ce contexte : ni l’un ni l’autre ne remettent en question la suprématie masculine dans l’espace public, et c’est dans le cadre domestique qu’une sorte d’égalité peut se rétablir,  quand la femme exerce son charme ou son ascendant moral sur l’homme. Vouée exclusivement chez Rousseau à son rôle d’épouse et de mère, c’est en tant que telle qu’elle influence la société à travers son mari et ses fils. Pour Voltaire, seules des femmes d’exception comme la savante Mme Du Châtelet ou la tsarine Catherine II égalent les hommes ; mais les autres, insinue-t-il malignement, parviennent à contrebalancer par leur finesse le pouvoir masculin, car

Il faut toujours que la femme commande :
C’est là son goût, si j’ai tort qu’on me pende [41].

* * *

En conclusion, je poserai la question que soulève le titre de mon intervention : les conceptions de l’égalité que proposent Voltaire et Rousseau sont-elles modernes ? Ou, pour réduire la complexité de cette question, sont-elles encore vivantes aujourd’hui autrement que comme des souvenirs historiques? Il me semble que les idées qu’elles rassemblent continuent à alimenter notre pensée et nos orientations. Avec Rousseau les sociétés occidentales pensent collectivement l’égalité comme un idéal politique et comme le statut naturel de tous les hommes. Mais avec Voltaire elles trouvent juste, naturel et efficace de vivre dans l’inégalité. Avec Rousseau les sociétés occidentales affectionnent les moments et les lieux où l’on peut jouir de relations de parfaite égalité, associations, rassemblements, sites sociaux de la toile électronique. Mais avec Voltaire, elles encouragent une compétition qui creuse les différences et procure de profondes satisfactions à ceux qui réussissent le mieux. Avec Rousseau, nous supportons difficilement le regard réducteur d’autrui, créateur d’un insupportable sentiment d’infériorité ; pour y échapper, avec lui nous nous tournons vers la solitude de l’individualisme. Mais avec Voltaire nos sociétés occidentales privilégient l’impertinence, la contestation et la critique qui rétablissent, au moins dans l’imaginaire, l’égalité entre les petits et les puissants. Les contradictions que nous assumons tant bien que mal, ce sont celles mêmes qui ont fait s’affronter, il y a deux siècles et demi, Voltaire et Rousseau.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, éd. de François Furet, Paris, Flammarion, 1981, t. I, p. 61.

[2] Ibid.

[3] Frédéric Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1988.

[4] « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1948.

[5] Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, art. « Égalité » dans Œuvres, éd. Louis Moland, Paris, Hachette, 1875, t. XVIII, p. 470-473.

[6] « De l’égalité des conditions », dans Voltaire, Mélanges, éd. Jacques Van den Heuvel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 211.

[7] Voltaire’s Notebooks, éd. Th. Besterman, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1953, V, 82, p. 590.

[8] Voltaire, Essai sur les mœurs, Paris, Lequien, 1820, t. II, p. 136.

[9] Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Christiane Mervaud et coll., Oxford, Voltaire Foundation, « Œuvres complètes de Voltaire », t. II, 1994, p. 46.

[10] Voltaire, Essai sur les mœurs, éd. cit., t. I, p. 8.

[11] Ibid., p. 7.

[12] Ibid., « Préface », p. 18.

[13] Ibid., p. 49.

[14] Jean-Jacques. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres politiques, éd. cit., p. 253.

[15] Ibid., p. 258 (Livre I, chapitre VI, « Du pacte social »).

[16] Ibid., p. 355 (Livre IV, chapitre VIII, « De la religion civile »).

[17] Voltaire, Le Mondain dans Mélanges, éd. cit., p. 203.

[18] Ibid., p. 212.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 213.

[21] Ibid., p. 213, 214.

[22] Ibid., p. 214.

[23] Éd. cit., p. 45.

[24] Ibid.

[25] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Dédicace, Œuvres politiques, éd.cit., p.7.

[26] Ibid., p. 10.

[27] Ibid., p. 78.

[28] Ibid., Dédicace, p. 13.

[29] Ibid., p. 14.

[30] Ibid., p. 15.

[31] Ibid.

[32] Édition critique par F.S. Eigeldinger : http://un2sg4.unige.ch/athena/rousseau/jjr_clai.html

[33] Ibid. 5r°.

[34] Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IVe partie, chapitre 10, éd. Jean Goulemot, Paris, Le Livre de poche classique, 2002, p. 532.

[35] Voltaire, Candide dans Contes en vers et en prose, éd. Sylvain Menant, Paris, Classiques Garnier, t. I, 1992, p. 300 sq. et 313 sq.

[36] Voltaire, Correspondance, éd. Théodore Besterman, annotation traduite et adaptée par Frédéric Deloffre, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. V, p. 445 (D 8240).

[37] Sur ce tableau de 1850, voir Le Siècle de Voltaire, Frankfurt, Édition Kaiser, 1995, p. 167.

[38] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, éd. Alain Grosrichard, Paris, GF, 2004, livre X, p. 277 sq.

[39] Ibid., livre XII, p. 387-388.

[40] Ibid., livre II, p. 286.

[41] Voltaire, « Ce qui plaît aux dames », dans Contes en vers et en prose, éd. cit., t. I, p. 340.