Séance solennelle du 17 octobre 2011
par M. Jean Tulard
Que l’Institut national des Sciences et des Arts était beau en 1799 !
À la classe des sciences physiques et mathématiques on apercevait Lagrange, Laplace, Delambre, Monge, Prony, Lalande, Mechain, Cassini, Coulomb, Berthollet, Fourcroy, Guyton-Morveau, Vauquelin, Chaptal, Lamarck, Jussieu, Cuvier, Lacepède, Pelletan et Parmentier.
À la classe de littérature et des beaux-arts siégeaient David, Houdon, Chalgrin, Méhul, Gossec.
À la section des sciences morales et politiques on remarquait Volney, Cabanis, Sieyès, Merlin de Douai, Bernardin de Saint-Pierre, Mercier, Daunou, Cambacérès et Talleyrand.
Allaient y entrer par la suite Ampère, Arago, Gay-Lussac, Geoffroy Saint-Hilaire, Fontaine, Vivant Denon, Destutt de Tracy et Chateaubriand. Et comme correspondants : Canova, Appiani, Salieri, Paisiello… Et l’on hésite à parler d’un siècle de Napoléon !
Dans cet Institut les regards se portent surtout sur la classe des sciences morales et politiques où siègent les Idéologues, héritiers des philosophes des Lumières. À dire vrai, ils se notent eux-mêmes les idéologistes. Cabanis, Volney, Garat, Destutt de Tracy se réunissent à Auteuil chez la veuve du philosophe Helvétius. C’est le groupe d’Auteuil.
Que veulent-ils? Donner aux sciences sociales la même solidité qu’aux sciences dites exactes. Ils souhaitent éliminer de la philosophie, de l’économie politique, de la politique tout court, voire de la médecine, toute influence d’une religion, d’une doctrine révélée. La démonstration doit être fondée sur l’expérience; la rigueur est indispensable. Les idéologues croient au progrès, à l’idée de perfectibilité. L’idéal est pour eux de fondre toutes les connaissances en un vaste ensemble, peut-être àpartir du sensationnisme de Condillac.
Simplifier la pensée des Idéologues serait réducteur. Les idées de Destutt de Tracy ne se confondent pas avec celles de Garat, Volney n’est pas Cabanis. Mais Volney résume bien dans Les ruines en 1791 leur idéal commun: “L’égalité et la liberté, affirme-t-il, sont deux attributs essentiels de l’homme, deux lois de la Divinité, inabrogeables et constitutives comme les propriétés physiques des éléments. L’idée de liberté contient essentiellement celle de justice qui naît de l’égalité.”
Une autre étape reste à franchir : confronter toutes les diversités religieuses en sorte que la superstition laisse la place au rationalisme. “Ôter tout effet civil aux opinions théologiques, voilà la condition de toute paix sociale.” Les Idéologues font de l’Institut national des Sciences et des Arts créé par l’article 298 de la constitution de 1795 leur bastion, leur place forte. L’Institut n’est-il pas chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences, bref d’œuvrer dans le sens du progrès ? Répartis en trois classes, l’Institut ne regroupe-t-il pas les représentants de toutes les sciences réunis en un seul corps à l’inverse de l’Ancien Régime où savants et artistes étaient répartis dans des académies (académie française, académie des sciences…) qui s’ignoraient ?
De cette place forte ils rayonnent grâce à leur organe, leur revue, dirions-nous aujourd’hui, la Décade philosophique créée par Ginguené en l’an III. Y collaborent Amaury Duval, Andrieux et surtout l’économiste Jean-Baptiste Say sous le pseudonyme d’Atticus et qui fait la synthèse entre le libéralisme économique d’Adam Smith, objet de son admiration, et la philosophie des Lumières.
D’emblée les Idéologues ont compris l’importance de l’enseignement, de là la création de ces écoles centrales dont Stendhal est issu, le 25 octobre 1795. L’enseignement de la philosophie y est fondé sur la pensée de Condillac, l’histoire dédaigne le Moyen-âge trop obscurantiste, toutes les matières scientifiques sont traitées sous une forme pratique, dans des cabinets d’histoire naturelle ou des laboratoires de chimie. “Vous devez écarter tout ce qui appartient aux dogmes et aux rites des cultes et sectes philosophiques.” Enfin les Idéologues participent activement à la vie politique. Sieyès entre au Directoire, Cabanis est député de la Seine au Conseil des Cinq Cents, Garat au Conseil des Anciens.
Les idéologues représentent donc une puissance intellectuelle et politique avec laquelle il faut compter.
Un jeune général ambitieux en mesure vite l’importance: Bonaparte, de retour d’Italie, décide de se présenter à l’Institut, le fief des Idéologues. Il s’est déjà lié à Monge et Berthollet et les a chargés de porter au gouvernement le texte de la Paix de Campo-Formio. Fourcroy en a communiqué la nouvelle à l’Institut et a fait applaudir le vainqueur des Autrichiens. Or une place est vacante à la section de mécanique, celle de Carnot qui a été fructidorisé lors du coup d’État.
S’y portent candidats le ci-devant marquis de Montalembert, ancien membre de l’académie des sciences et auteur de la fortification perpendiculaire, et Dillon, ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées. C’est Bonaparte qui est élu le 25 décembre 1797, plus pour ses victoires en Italie que pour ses connaissances en mathématiques qui ne dépassaient pas le manuel de Bézout. Il ouvre une tradition, celle de l’élection de grands militaires, ainsi le maréchal Pétain, le 12 avril 1919 puis, en 1951, le général Koenig à notre académie.
Une alliance est scellée entre Bonaparte et les Idéologues. Pendant son séjour à Paris le général assiste à toutes les séances de l’Institut. Assiduité payante.
Bonaparte s’est rendu compte qu’un coup d’État contre le Directoire en ce début de 1798 serait hasardeux, car celui-ci a repris la situation en main depuis le 18 fructidor. Une tentative de débarquement en Angleterre serait presqu’aussi incertaine. Mais ne rien faire c’est se faire oublier. La gloire est éphémère. C’est alors que Talleyrand, son confrère à l’Institut, lui suggère de prendre la tête d’une expédition en Égypte. La conquête, assure le consul de France en Alexandrie, serait facile. Mais n’est-ce pas une folie ? Envahir un pays sans déclaration de guerre pour y combattre les Anglais qui n’y sont pas installés, vouloir libérer de la domination des mamelouks des fellahs qui n’ont rien demandé, surtout embarquer les meilleurs soldats de la République sur des navires qui risquent d’être coulés par la flotte anglaise et alors que la guerre peut reprendre sur le continent. Une folie, à moins que l’Institut lui donne une justification scientifique. Or Volney a mis à la mode avec ses Ruines les vieilles civilisations et notamment l’Égypte. Monge et Berthollet sont associés au projet et dès lors le Directoire ne peut s’y opposer, tant est grand le poids de l’Institut.
Il saute aux yeux que la campagne d’Égypte répond à des calculs de politique intérieure, mais la caution scientifique de l’Institut (un Institut d’Égypte sera créé au Caire sur le modèle de l’Institut national) suffit.
On sait ce qu’il advint de l’entreprise (mais les résultats scientifiques sont incontestables). De retour en France, en compagnie de Monge et Berthollet, en octobre 1799, Bonaparte juge que l’heure du coup d’État a sonné. De Talleyrand à Cabanis les complicités sont nombreuses au sein de l’Institut. Les Idéologues donnent leur accord.
Et le soir du 19 brumaire, c’est Cabanis qui harangue les députés rassemblés après la dispersion des opposants par l’armée : “Pour sauver la Révolution, il n’est qu’un moyen: réformer les lois organiques en confiant ce soin à un gouvernement provisoire qui puisse élaborer l’œuvre avec sagesse. C’est la suprême expérience à tenter !”
L’approbation de l’Institut légitime le coup d’État ; elle vaut récompense. Entrent au Sénat Cabanis, Destutt de Tracy, Garat, Berthollet, Monge, Volney, Lagrange, Laplace, Sieyès et Vien.
Siègent au Tribunat, outre Benjamin Constant, Andrieux, M.-J. Chénier, Daunou et Ginguené, tous également de l’Institut, ainsi que Say, l’économiste des Idéologues.
Se retrouvent au Conseil d’État Chaptal, Fourcroy et Roederer, également de l’Institut. N’oublions que Laplace est un bref moment ministre de l’Intérieur, Cambacérès de la Justice et Talleyrand des Relations extérieures où il remplace Reinhard.
L’Institut est partout, les Lumières chères aux idéologues triomphent. Jamais l’emprise de ceux que nous appelons les intellectuels n’aura été aussi forte. Joubert s’amuse : “Il est fâcheux de sortir de l’horrible règne des avocats pour passer sous celui de la librairie.” Pourtant les choses vont rapidement se gâter. Bonaparte, devenu Premier Consul, continue de combler de faveurs ses confrères de l’Institut mais n’écoute guère leurs avis. La dictature se profile mais, comme l’écrit Gaulmier dans sa biographie de Volney, la dictature d’un collègue de l’Institut ne leur semble pas redoutable et se confond à leurs yeux avec la dictature du bon sens. Les Idéologues se défient des passions populaires qu’ils viennent d’éprouver, de la démocratie mal comprise où les masses se substituent aux élites.” Je suis la République, dit Fauriel, à condition qu’il n’y ait pas de républicains.”
Toutefois les Idéologues vont s’inquiéter lorsque s’ouvrent les pourparlers en vue de la signature d’un concordat avec Rome. Un homme comme Volney entre alors en opposition déclarée avec Bonaparte. Voici le récit qu’en donne Besnard. Il illustre la brusque rupture de l’Idéologie avec Bonaparte : “Le Premier Consul, en s’entretenant avec Volney, lui ayant dit qu’il était dans l’intention de rétablir le culte et de salarier le clergé, celui-ci blâma hautement ce dessein, alléguant qu’il suffirait de rétablir la liberté des cultes et de laisser à chacun le soin et la charge de payer les ministres de celui qu’il professe. Mais, dit Bonaparte, la France me demande l’un et l’autre. – Eh bien, répliqua Volney (peut-être avec cette morgue qui lui était familière) si la France vous demandait les Bourbons, les lui accorderiez-vous ? À ces mots Bonaparte ne se possédant plus et livré à un deces accès de colère auxquels il se laissait, dit-on, aller assez fréquemment, frappa du pied le ventre de Volney assez rudement pour le renverser, puis, ayant sonné pour qu’on le relevât, il donna froidement l’ordre de le reconduire à sa voiture.” Stendhal et d’autres ont repris l’histoire, mais elle n’est pas prouvée. Les manifestations d’opposition de la part des Idéologues vont se multiplier L’un d’eux ne va-t-il pas jusqu’à s’exclamer : “Je jure que Dieu n’existe pas.”
Le 22 novembre 1801, le Corps législatif élit pour président Dupuis, membre de l’Institut, auteur de L’origine de tous les cultes où il explique les religions par l’astronomie. C’est une forme de défi à la volonté de Bonaparte de restaurer le catholicisme.
En décembre 1801, le Tribunat s’en prend aux premiers articles du Code civil. Daunou et Andrieux sont à la pointe du combat. La riposte de Bonaparte est rapide.
Le 18 mars 1802, lors du renouvellement du Tribunat qui devait se faire par tirage au sort, Bonaparte fait décider que seront désignés par sénatus-consulte les députés qui ne seront pas repris. Les Idéologues sont tous écartés.
La presse est muselée. Bientôt les lycées vont remplacer les écoles centrales avec des programmes modifiés.
Il frappe enfin l’Institut, la place forte des Idéologues. Sa réorganisation est décidée le 23 janvier 1803.
Il comprend désormais quatre classes. La première est celle des sciences physiques et mathématiques : 63 membres répartis en onze sections. Deux secrétaires perpétuels.
La deuxième classe s’intitule langue et littérature françaises : 40 membres et un secrétaire perpétuel.
La troisième classe se consacre à l’histoire et à la littérature anciennes : 40 membres; un secrétaire perpétuel.
La quatrième classe enfin est vouée aux beaux-arts et compte 28 membres répartis en cinq sections et un secrétaire perpétuel.
Il saute aux yeux que cette réorganisation ressuscite les académies de l’ancien Régime : académie des sciences, académie française, académie des inscriptions et belles lettres et réunion des académies de peinture et d’architecture dans une académie des beaux-arts.
Et les sciences morales et politiques ? La deuxième classe, celle des Idéologues est supprimée. Elle est punie pour son opposition au Concordat. Le Premier Consul s’en défend : il n’y avait pas d’académie des sciences morales et politiques avant 1789 et l’on ne saurait parler d’épuration puisque les membres de cette classe sont répartis dans les quatre classes de 1803. Garat n’en fut pas dupe. En répartissant les Idéologues dans plusieurs classes on les réduisait au silence : “Le but des premiers changements de l’Institut était d’en exclure les sciences morales et politiques pour exclure plus facilement ensuite la République de France.” Bien que dispersés, les Idéologues, avec l’appui des savants, auraient pu continuer la lutte si l’Institut avait continué àne former qu’un seul corps. En 1795 les classes n’étaient pas cloisonnées, n’avaient pas de secrétaires perpétuels distincts et votaient ensemble. La réforme de 1303 crée ou ressuscite quatre académies – le mot ne reparaîtra que sous Louis XVIII, il faisait encore trop “ancien régime” en 1803 – autonomes et indépendantes. Certes elles forment l’Institut et doivent se réunir quatre fois par an à l’occasion de séances extraordinaires. Une commission administrative examine les problèmes communs. Mais une hiérarchie va s’établir en fonction de l’ancienneté des académies.
Le rêve des Idéologues s’effaçait. Comme l’écrit Marc Fumaroli, “l’utopie d’un corps encyclopédique dont tous les organes eussent travaillé de concert à un rythme incessant s’est évanoui.”
À travers les Idéologues l’Institut est brisé par Bonaparte. Il perd la puissance qu’il avait lorsque Monge, Volney et David parlaient d’une seule voix. Certes les Idéologues conservent le Sénat, bien que noyés par les nouvelles nominations de Napoléon. Ils prendront leur revanche en avril 1814 lorsqu’ils proclameront la déchéance de Napoléon. Mais il est trop tard et ils vont perdre cet ultime bastion. La résurrection en 1832 de l’Académie des Sciences morales et politiques n’y pourra rien. Les Idéologues sont emportés par le mouvement romantique, laminés, démodés, méprisés. Ils auront été pourtant les premiers intellectuels à vouloir imposer leurs idées aux politiques. Héritage de 1803, l’Institut de France est la juxtaposition de cinq académies autonomes et ne parlant pas d’une seule voix.
Que l’Institut national des sciences et des arts était beau en 1799 !