Séance du lundi 24 octobre 2011
par M. Gilbert Guillaume,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Le développement de l’individualisme dans les sociétés occidentales a conduit à une multiplication des droits reconnus aux uns et aux autres. Aux droits civils et politiques proclamés par les révolutions américaine et française, se sont ajoutés les droits économiques et sociaux nés de la révolution industrielle et de la pensée marxiste. Puis sont apparus les droits dits de troisième génération tendant à la préservation et à l’amélioration de la qualité de la vie. L’univers des droits de l’homme est devenu, comme l’univers lui-même, un monde en expansion accélérée dont les limites sont chaque jour repoussées par des textes foisonnants au prix de contradictions croissantes. Au droit à la vie pourrait demain s’ajouter le droit à la mort. Le droit à l’enfant est revendiqué en même temps que le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Du droit aux soins on est passé sans crier gare au droit à la santé, du droit au travail au droit de travailler au pays natal et du droit de grève au droit au retrait. Le droit de chacun de « vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » a même trouvé sa place dans la constitution française qui a consacré à cet effet le principe de précaution [1].
Proclamer des droits est aisé, en assurer le respect est plus difficile. Deux étapes sont en effet nécessaires à cet effet :
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Tout droit implique des obligations dont il convient en premier lieu de définir le bénéficiaire, le contenu et le redevable. Encore faut-il que ce dernier dispose des moyens matériels et financiers lui permettant de s’acquitter de ses obligations. Soucieux de contraindre la puissance publique à tenir ses promesses, les défenseurs des droits de l’homme en sont venus à forger le concept de droit opposable (ce qui paradoxalement pourrait impliquer que ceux qui ne sont pas qualifiés d’opposables ne créent aucune obligation juridique). Ainsi le droit à un « logement décent et indépendant » est-il devenu en France opposable aux collectivités publiques par loi du 5 mars 2007 [2].
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Mais une fois un droit proclamé et garanti, il convient d’en assurer le respect et, en cas de manquements, de sanctionner de tels manquements. C’est là qu’intervient le juge et par voie de conséquence un nouveau droit, le droit au juge.
Ce recours au juge reflète le rôle croissant que nos contemporains entendent lui donner dans nos sociétés. Cette juridictionnalisation des rapports sociaux a de multiples causes: régression des religions traditionnelles ; développement de l’économie de marché ; progrès de l’instruction ; vieillissement des populations ; pression des moyens de communication de masse ; action enfin de juristes devenus « marchands de droit » friands de procès.
Le concept même de droit au juge a été forgé par la Cour européenne des droits de l’homme qui y a vu un moyen d’étendre son contrôle sur l’organisation et le fonctionnement de la justice dans les pays membres du conseil de l’Europe. Il demeure cependant difficile d’en fixer les contours. Chacun y trouve en fait ce qu’il y a amené, comme autrefois dans les auberges espagnoles. Je chercherai donc dans un premier temps à préciser le contenu de ce droit, avant de tenter dans un second temps d’en apprécier les mérites.
Le droit au juge peut a priori être défini de manière stricte comme le droit d’accéder au juge, le droit de s’adresser à lui. Mais un tel droit, pour être réel, doit être effectif. Du droit au juge, on passe alors au droit au « vrai » juge, et, pourquoi pas, au droit au « bon» juge. Le droit au juge peut aller même jusqu’au droit au jugement, voire au droit à l’exécution du jugement. Derrière le droit au juge, se profile ainsi l’aspiration, sinon le droit à la justice.
Le droit à l’accès au juge
Le noyau dur du droit au juge est incontestablement le droit à saisir le juge. Ce droit d’agir en justice constitue en fait la conséquence nécessaire du fait que l’Etat s’est arrogé le monopole du pouvoir légitime et qu’il interdit au citoyen de se faire lui-même justice. L’abolition de la justice privée suppose l’accès à la justice étatique.
Sous cette forme minimale, le droit au juge a toujours été reconnu dans son principe en France, quel que soit l’ordre juridictionnel compétent. Le Conseil d’Etat en a rappelé les exigences dans sa décision Salan du 11 mai 1962 en suivant les conclusions de son commissaire du gouvernement selon lequel «Tout individu a le droit d’obtenir un juge ». C’est sur ce terrain qu’il s’est reconnu compétent pour connaître du recours dirigé par le général Salan contre le décret le renvoyant devant une juridiction d’exception [3]. Le droit pénal reconnaît, lui aussi, à l’auteur présumé d’une infraction le droit « de voir sa situation examinée par un juge de l’ordre répressif [4] ». Enfin l’article 30 du code de procédure civile donne à l’auteur d’une prétention « le droit d’être entendu par le juge pour qu’il la dise bien ou mal fondée », et à son adversaire, « le droit de discuter le bien-fondé de cette prétention ».
Aussi bien le Conseil constitutionnel lui-même a-t-il rappelé que, selon l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de constitution ». Il en a déduit que la loi ne saurait porter d’« atteintes substantielles au droit des intéressés d’exercer un recours effectif devant une juridiction [5] ».
Ainsi le juge français reconnaît au citoyen le droit de saisir le juge. Depuis des décennies, il proclame ainsi le droit au juge, sans user de ces termes, comme M. Jourdain faisait autrefois de la prose sans le savoir.
Le concept apparaît par ailleurs dans de nombreuses constitutions européennes sous des formes variées. L’article 24 §1 de la constitution espagnole consacre le droit de toute personne à « une protection effective de la part des juges et des tribunaux dans l’exercice de ses droits ou la défense de ses intérêts légitimes » et ce droit peut même être invoqué à l’occasion du recours d’amparo [6]. L’article 24 de la constitution italienne précise que « tout citoyen peut ester en justice pour la protection de ses droits et intérêts légitimes ». L’article 19 §4 de la constitution allemande garantit le droit à recours juridictionnel contre tout acte des pouvoirs publics et le Cour de Karlsruhe a déduit du principe constitutionnel de légalité une obligation générale de garantir le droit d’agir en justice.
Les textes constitutionnels ainsi rappelés vont même au-delà, pour tenter d’éviter la constitution de juridictions d’exception. Ainsi la constitution espagnole garantit en matière pénale le droit « au juge ordinaire déterminé préalablement par la loi » et l’article 101 de la constitution allemande ajoute que « nul ne peut être soustrait à son juge légal » (le juge compétent devant être déterminé à l’avance et ne pouvant être établi ad hoc ou ad personam). Quant à la constitution italienne, elle dispose en son article 25 que « Nul ne peut être distrait de son juge naturel préalablement désigné par la loi [7] ». Enfin la constitution belge prévoit que « Nul ne peut être distrait contre son gré du juge que la loi lui assigne [8] ».
Le droit d’avoir accès au juge est enfin garanti par les traités européens dans les domaines couverts par ces derniers. La convention européenne des droits de l’homme dispose en son article 6, §1 que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal établi par la loi », tant en matière civile qu’en matière pénale. L’article 13 ajoute que « toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours… devant une instance nationale [9].
Les traités régissant l’Union européenne ne comportaient pas à l’origine de disposition comparable. L’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union a comblé récemment cette lacune en précisant que « toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal [10] ». Plus généralement, la Cour de justice de l’Union a estimé que le principe de protection effective constitue un principe général du droit communautaire, découlant des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne des droits de l’homme et réaffirmé par l’article 47 de la charte [11].
La cause parait ainsi entendue. Explicitement ou implicitement, le droit à l’accès au juge est reconnu par le droit français comme par le droit européen.
Les limites du droit à l’accès au juge
Ceci ne signifie cependant pas que ce droit soit sans limite. Mais des pressions nombreuses s’exercent aujourd’hui pour repousser ces limites. Certaines sont justifiées ; d’autres le sont moins.
Observons tout d’abord que, s’il a toujours existé un droit d’accès au juge national, un tel droit n’existe pas en ce qui concerne le juge international au niveau mondial. C’est qu’en l’état de la société internationale, seul l’Etat détient le monopole de la contrainte légitime. Dès lors le renoncement par le citoyen à la justice privée n’a pas pour contrepartie nécessaire l’accès à la justice internationale.
Aussi les particuliers ne peuvent-ils se présenter devant la Cour internationale de justice, le Tribunal du droit de la mer ou les organes de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce. Ils ne peuvent davantage saisir les juridictions pénales internationales.
Mais une évolution se dessine à cet égard. Dans certains cas, les personnes physiques ou morales ont été admises par le juge à faire valoir leur point de vue devant le juge interétatique en tant qu’amici curiae [12]. Par ailleurs, dans le cas de la Cour pénale internationale, si les victimes des infractions ne peuvent saisir la Cour, cette dernière a le pouvoir, selon le statut de Rome, de les entendre et, en cas de condamnation de l’accusé, de leur accorder des réparations [13].
Il n’est pas certain que ces évolutions soient heureuses. L’intervention des groupes de pression dans les contentieux interétatiques risque en effet de durcir ces contentieux. Quant à la participation des victimes au procès pénal international, elle a jusqu’à présent généré des coûts excessifs et des lenteurs regrettables.
Au niveau régional, la situation est toute différente. Après épuisement des voies de recours interne, les particuliers sont en effet recevables à se plaindre devant la Cour européenne des droits de l’homme des violations de la convention par les Etats. Il en est de même devant le juge communautaire pour ce qui est des décisions prises par la Commission des Communautés portant atteinte à leurs droits (par exemple dans le domaine de la concurrence ou des aides d’Etat). En outre les plaideurs peuvent devant le juge national se prévaloir du droit communautaire et obtenir ainsi que des questions préjudicielles soient posées à la Cour de Luxembourg. Ces possibilités ne sont cependant que le fruit de la construction européenne et se justifient comme telles.
Passant du droit international aux droits internes, relevons que le droit au juge n’implique en principe dans les droits nationaux ni le droit de choisir librement son juge, ni celui de s’adresser à plusieurs juges à travers l’appel ou la cassation.
Choisir son juge est le rêve du plaideur à la recherche du magistrat qui lui serait a priori le plus favorable. Une telle recherche n’est en principe pas possible en droit français. La compétence des tribunaux est fixée par la loi et les plaideurs ne sauraient y échapper, sauf entre commerçants [14]. Certains tentent cependant de le faire en usant du droit de récusation ou en présentant des requêtes en suspicion légitime contre le juge qu’ils souhaitent écarter. Des abus ont été constatés récemment en ce domaine. Ils doivent être condamnés.
En revanche les justiciables peuvent plus aisément parvenir à leurs fins dans les affaires dans lesquelles les tribunaux de plusieurs pays ont compétence en se réclamant du droit au juge dans chacun de ces pays. La course aux tribunaux, le forum shopping est devenue de ce fait le sport favori des avocats internationaux, par exemple en cas d’accident aérien. Il connaît cependant ses limites, notamment en Common Law du fait que le juge, même compétent, peut se dessaisir d’une affaire au profit d’un autre juge considéré comme plus approprié (forum non conveniens). Bien plus il est à l’inverse des cas dans lesquels il n’existe aucune juridiction nationale compétente pour juger d’une affaire. Un tel déni de justice étant difficile à accepter, certains ont imaginé que sous diverses conditions le juge incompétent se déclare compétent. La Cour de cassation s’y est résolue dans une affaire dans laquelle l’Etat iranien avait tenté avec succès d’échapper à ses obligations [15]. Mais il s’agit là d’affaires rarissimes. En ce domaine, c’est le trop plein et non le vide qui est à craindre [16].
Une question plus discutée a été de savoir si le droit au juge implique ou non le droit d’accéder à plusieurs juges. En d’autres termes existe-t-il un droit au juge d’appel et un droit au juge de cassation ?
Cette question appelle une réponse négative en droit international comme en droit comparé. Pour ce qui est de l’appel, la Cour européenne des droits de l’homme en a jugé ainsi à deux reprises dans des affaires concernant la Belgique et la Suisse [17], tout en ajoutant par la suite que, lorsqu’un double degré de juridiction est établi, les justiciables doivent bénéficier à l’occasion de l’appel des garanties fondamentales de l’article 6 de la convention [18]. La Cour de Karlsruhe en a décidé de même en précisant que l’article 19 de la constitution allemande garantit la protection juridique par le juge et non contre le juge. La cour de cassation belge a adopté une solution identique [19].
En droit français, la situation est plus complexe. Il existe certes des jugements non susceptible d’appel tant en droit pénal (pour les tribunaux de simple police) [20] qu’en droit commercial (pour le redressement et la liquidation judiciaire) [21]. Mais ces exceptions ont été en se réduisant et la loi du 4 juin 2000 a supprimé la plus importante d’entre elles en établissant des cours d’assise d’appel [22].
L’évolution est comparable en ce qui concerne le recours en cassation. En effet le Conseil d’Etat a jugé ce recours d’une telle importance qu’il en a reconnu l’existence dans tous les cas où la loi ne l’exclut pas expressément [23] Dans l’affaire Canal, il a en outre annulé en 1962 l’ordonnance créant la Cour militaire de justice, compte tenu des atteintes graves et importantes apportées par ce texte aux « principes généraux du droit pénal, et notamment la procédure prévue et l’exclusion de toute voie de recours [24] ». Certains commentateurs y ont vu la consécration d’un droit constitutionnel au recours en cassation auquel le législateur ne saurait apporter exception, tandis que d’autres ont été plus réservés [25].
Le droit au juge ainsi défini connaît cependant, comme tout droit, de légitimes limitations. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le droit d’accès aux tribunaux appelle par sa nature même une réglementation par l’Etat, qui peut varier dans le temps et l’espace. Selon la Cour, ces limitations ne sauraient cependant restreindre ce droit d’une manière ou à un point tels qu’il s’en trouverait atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations doivent poursuivre un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé [26].
De telles restrictions sont traditionnelles en droit français comme dans tous les autres droits. Elles ont été consacrées en ce qui concerne la France par le Conseil constitutionnel [27]. Elles n’en sont pas moins contestées par certains défenseurs des droits de l’homme et certains professionnels du droit.
Elles visent en premier lieu l’intérêt et la qualité à agir et sont à cet égard variables selon la nature de l’action, selon que l’on se trouve par exemple en droit pénal ou en droit administratif.
S’agissant du droit pénal, on sait qu’en droit français, les victimes d’une infraction peuvent déposer une plainte avec constitution de partie civile et déclencher ainsi l’action publique. Cette procédure propre à la France et à la Belgique a pour but de permettre aux intéressés de faire reconnaître la réalité de leur préjudice et d’obtenir la condamnation de l’auteur de l’infraction au paiement de dommages- intérêts. Les victimes en ont cependant aujourd’hui une perception toute différente, en particulier en cas d’accident aérien, de drame sanitaire ou de catastrophe industrielle. Elles cherchent avant tout à identifier un responsable qui sera condamné à la fois au civil et au pénal.
Une affaire tranchée en juillet dernier par le Conseil d’Etat illustre cette dérive. L’auteur d’un assassinat s’étant pendu dans sa prison, le parquet agissant conformément à l’article 6 du code de procédure pénale, abandonna les poursuites contre le mort. Les parents de la victime s’en plaignirent en soutenant qu’elles jouissaient en tant que telles d’un droit au procès pénal et que le décès de l’assassin présumé n’avait pu les priver de ce droit. Le Conseil d’Etat a écarté ces prétentions en soulignant que « si le procès pénal peut avoir pour effet de répondre aux attentes des victimes », tel n’est pas son objet. Ce dernier est de permettre à l’Etat (et à lui seul) « par la manifestation de la vérité et le prononcé d’une peine, d’assurer la rétribution de la faute commise par l’auteur de l’infraction et le rétablissement de la paix sociale [28] ». Cette décision me semble, pour parler vulgairement, remettre les pendules à l’heure : le droit d’accès au juge pénal disparaît si le juge pénal ne peut prononcer de sanction.
Le droit d’accès au juge administratif s’est, quant à lui, élargi progressivement au cours des cent cinquante dernières années et le recours pour excès de pouvoir est aujourd’hui très largement ouvert contre toutes les décisions administratives. Seules y échappaient traditionnellement les mesures d’ordre intérieur et les actes de gouvernement.
Les premières ont été en se réduisant comme peau de chagrin. C’est ainsi qu’aujourd’hui peuvent être déférées au juge administratif les punitions infligées aux militaires [29] comme l’ensemble des mesures prises au sein des établissements pénitentiaires [30]. La même évolution doit être notée en ce qui concerne les actes de gouvernement non susceptibles de recours contentieux. De nos jours ces derniers ne couvrent plus guère que les décisions qui ne sauraient être détachées des relations internationales, telles par exemple la reprise des expériences nucléaires dans le Pacifique ou l’autorisation donnée aux avions anglais et américains de survoler le territoire national durant la guerre d’Irak [31].
La bonne administration de la justice implique en outre que la saisine du juge soit soumise à des conditions de délai et de forme qui d’ailleurs ont tendu à se réduire dans les dernières décennies. Celles-ci sont indispensables, mais ne doivent évidemment pas être fixées de manière telle qu’elles interdiraient en fait tout recours [32].
Ajoutons que le droit d’agir en justice comporte le droit de ne pas agir et l’on comprend par suite que le juge puisse se refuser à reconnaître la recevabilité d’actions de groupe visant en fait des décisions individuelles. Ces actions ont tendu à se multiplier dans les dernières décennies et la loi américaine a favorisé la présentation de telles actions dénommées « class actions ». On a beaucoup plaidé en France en faveur de telles actions, mais le législateur est heureusement resté prudent. Aussi bien l’expérience américaine a-t-elle peut-être atteint aujourd’hui ses limites et l’on doit noter avec intérêt que la Cour suprême des Etats-Unis a en juin dernier déclaré irrecevable une telle action présentée par trois salariées de Wal-Mart se plaignant de discriminations sexistes au nom d’un million cinq cent mille employés de cette firme géante [33].
Si les limites juridiques de l’accès au juge ont en définitive été en se réduisant progressivement avec le temps, restent les limites matérielles. Le procès a en effet un coût qui peut dissuader de s’adresser aux tribunaux. Ce coût n’est bien entendu pas celui des juges. Le temps des épices est révolu et les juges, contrairement aux arbitres, ne sont pas rémunérés par les parties. Ce coût est celui des conseils.
A cet égard deux courants de pensée se sont toujours manifestés. Selon certains, le meilleur moyen d’ouvrir la justice à tous est de dispenser les justiciables du ministère d’avocat. Dès 1912, le Conseil d’Etat, constatant avec son commissaire du gouvernement Pichat que « l’obligation de ministère d’avocat aboutirait à la suppression du recours pour excès de pouvoir » déclarait recevable ce type de recours, même en l’absence d’avocat [34]. Une telle dispense existe plus rarement devant le juge judiciaire, mais il en est des cas, par exemple devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation ou en matière prudhommale.
Selon d’autres, un plaideur ne recourant pas à ministère d’avocat serait nécessairement dans une situation moins favorable qu’un plaideur bénéficiant d’un tel ministère. Aussi, d’après la Cour de cassation, l’exercice effectif de la défense exige-t-il que « soit assuré l’accès de chacun, avec l’assistance d’un défendeur, au juge chargé de statuer sur sa prétention [35] ».
Il n’est probablement pas de vérité absolue en ce domaine. Le fonctionnaire présentant un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative le concernant est généralement à même de défendre ses intérêts aussi bien qu’un professionnel du droit. A l’inverse, l’assistance d’un avocat apparaît indispensable en assises tant pour l’accusé que pour la partie civile.
On comprend par suite que la Cour européenne des droits de l’homme ait estimé que l’article 6 § 1 de la convention impose à chaque Etat de mettre en place un système d’assistance judiciaire [36]. Un tel système a cependant des limites financières. Il ne peut concerner que les plus démunis et, à mon opinion, devrait laisser certains frais à la charge des plaideurs. De ce fait, l’assurance de protection juridique dont les modalités pourraient être améliorées a certainement, elle aussi, un rôle à jouer en ce domaine.
Le droit au « vrai » juge
Au-delà du droit à saisir le juge, on peut s’interroger sur les garanties qu’offre une telle saisine. Du droit au juge, on glisse alors au droit à un « vrai » juge et l’on est amené à rechercher quelles sont les conditions d’une véritable justice.
Ce glissement a été favorisé dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme par le libellé même de l’article 6 §1 de la convention, selon lequel toute personne a droit à ce que sa cause soit non seulement entendu par un tribunal établi par la loi, mais qu’elle le soit « équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable » par un tribunal « indépendant et impartial ». L’article 13 de la convention exige, quant à lui, un « recours effectif ».
Une exigence analogue a été posée par la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci a certes constaté qu’ « il appartient à l’ordre juridique interne de chaque Etat de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire ». Mais elle a ajouté que « ces modalités ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne » et qu’elles ne doivent pas aboutir « à rendre en pratique impossible l’exercice de droits que les juridictions nationales ont l’obligation de sauvegarder [37] ».
Le concept d’instance équitable inscrit dans la convention européenne des droits de l’homme est évidemment de ceux qui laissent place à interprétation. La Cour de Strasbourg en a déduit que « chaque partie doit avoir la possibilité raisonnable d’exposer sa cause dans des conditions qui ne la désavantage pas de manière appréciable par rapport à la partie adverse [38] ». Le concept de procès équitable se confond ainsi avec celui d’égalité des armes cher aux juristes anglo-saxons.
Pour être effectif, un recours doit en outre être examiné dans un délai raisonnable. Une telle exigence que la Cour européenne des droits de l’homme applique au juge national sans d’ailleurs être en mesure de la respecter elle-même, est essentielle : une justice tardive n’est plus une véritable justice. Y parvenir implique cependant qu’une organisation judiciaire satisfaisante soit mise sur pied et que les tribunaux disposent des moyens nécessaires pour remplir leurs fonctions. Les justiciables doivent en outre pouvoir obtenir des décisions rapides en cas d’urgence.
Reste l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial. Dans cette perspective, la Cour européenne des droits de l’homme prend en compte le mode de désignation et la durée du mandat des membres des tribunaux, comme les garanties offertes contre les pressions extérieures. Mais elle se demande aussi, suivant la conception britannique, ce qu’il en est de l’apparence d’indépendance du tribunal [39]. « Justice must not only be done, it must be seen to be done”.
Ainsi, pour la Cour de Strasbourg, les tribunaux doivent en premier lieu être « subjectivement » impartiaux : aucun de leurs membres ne doit avoir manifesté de parti-pris ou de préjugé personnel [40]. Mais ils doivent en outre être « objectivement » impartiaux, c’est-à-dire avoir une apparence telle que tout doute légitime puisse être écarté [41].
Cette jurisprudence qui se déclare « objective » a cependant quelque mal à le rester, car les doutes qu’elle évoque ne peuvent être que ceux de chacun en son for intérieur (ou dans son système juridique). C’est ainsi que la Cour de Strasbourg a commis une regrettable erreur d’appréciation en ce qui concerne le rôle des avocats généraux près la Cour de cassation. Ceux-ci, on le sait, ne sont nullement parties à l’instance. Ils se bornent à faire connaître leur point de vue à la Cour en toute indépendance. La Cour de Strasbourg n’en a pas moins estimé que l’Avocat général pouvait être perçu par les Parties comme leur allié ou leur adversaire « objectif » et que de ce fait il ne pouvait avant l’audience avoir communication du projet d’arrêt sans que ce dernier soit également communiqué aux plaideurs (ce qui à l’évidence est exclu). Ce jugement a conduit à une complète séparation entre le Parquet général et la Cour et, comme l’observait récemment le procureur général Marin lors de son audience d’installation, a ruiné une institution séculaire qui fonctionnait à la satisfaction générale [42].
Cette orientation de la jurisprudence strasbourgeoise traduit les progrès de l’impérialisme juridique anglo-saxon. Mais elle correspond en outre à l’incompréhension de l’opinion publique, orientée par les moyens de communication de masse, à l’égard d’organisations trop complexes pour pouvoir être comprises sans effort. Le vocabulaire à cet égard a son importance et il est heureux que les commissaires du gouvernement près le Conseil d’Etat, qui ne sont ni « commissaires », ni représentants du « gouvernement » soient devenus « rapporteurs publics », sans changer de fonction. Les juges doivent aujourd’hui se soucier davantage qu’hier de leur image, puisque dans le monde contemporain, comme au regard de la Cour européenne des droits de l’homme, l’image importe autant, sinon plus que la réalité.
Le droit au « bon » juge
Faut-il étendre encore le concept de droit au juge et, approfondissant encore l’analyse, passer du droit au « vrai » juge au droit au « bon » juge ?
Certains ont été tentés de le faire et le glissement de l’un à l’autre peut être insensible. Ainsi a-t-on pu soutenir, en ce qui concerne le recours pour excès de pouvoir, que « l’idée d’accès n’est rien sans l’étude des cas d’ouverture » et que « ceux-ci font à leur tour référence à la portée du contrôle du juge [43] ». Le droit au juge de l’excès de pouvoir impliquerait en d’autres termes non seulement que ce dernier puisse être saisi de tous les actes administratifs, sans exception, mais encore qu’il exerce en toutes circonstances un contrôle approfondi sur ces actes. Un bon juge devrait renoncer aux concepts de pouvoir discrétionnaire ou d’erreur manifeste d’appréciation.
Dans une perspective analogue, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé qu’une protection adéquate du droit au juge impliquait une indemnisation satisfaisante des victimes d’une violation du droit communautaire. Elle s’est par voie de conséquence interrogée sur la conformité à ce droit des régimes de réparation existant en droit allemand et en droit britannique [44].
Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur cette dernière jurisprudence, on peut avoir les plus grands doutes sur le raisonnement qui consiste à justifier les solutions adoptées en invoquant le droit au juge. En effet, en pareille hypothèse, ce concept prend une dimension telle qu’il finit par absorber l’ensemble du droit processuel, voire matériel.
Ce droit serait alors conçu dans l’intérêt exclusif du justiciable. Ce dernier doit certes être pour le juge une préoccupation première et le « bon » juge ne saurait rendre des décisions incompréhensibles pour le justiciables ou ne l’écouter que de manière distraite au cours d’audiences portant à la somnolence. Mais le service public de la justice est un service régalien institué dans l’intérêt de tous et non au bénéfice de « clients » se réclamant des normes de l’économie de marché. Le concept de droit au juge ne saurait être étendu de telle sorte que l’on risquerait d’aboutir à un tel résultat.
Le droit au jugement
Le droit au juge n’en implique pas moins, me semble-t-il, un autre droit qui lui est intimement lié, à savoir le droit au jugement. En effet, il ne servirait à rien de pouvoir saisir un juge si ce dernier n’était pas dans l’obligation de rendre une décision (que celle-ci tranche ou non le fond du litige).
Ce droit est reconnu traditionnellement en France puisque l’article 4 du code civil dispose depuis l’époque napoléonienne que « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
Il l’est aussi par la Cour de Strasbourg. L’article 6 §1 de la convention européenne des droits de l’homme précise en effet que le tribunal saisi « décidera » des contestations ou accusations dont il a à connaître et la Cour en a déduit l’existence pour l’application de la convention d’un principe de droit international qui prohibe le déni de justice. Elle a ajouté que tout jugement doit non seulement comporter un dispositif précisant la solution retenue, mais encore des explications permettant de comprendre les motifs de cette solution [45].
Le droit à l’exécution du jugement
Faut-il cependant franchir encore une étape supplémentaire et passer du droit au jugement au droit à l’exécution du jugement ?
Un tel droit existe en France en ce qui concerne les jugements ayant force exécutoire. Mais l’existence d’un double degré de juridiction retarde fréquemment l’exécution des jugements rendus en première instance. En effet si l’appel n’est pas suspensif devant le juge administratif, il l’est devant le juge civil, ce qui ne va pas sans poser certains problèmes.
Par ailleurs, il est des circonstances dans lesquelles les risques que l’exécution d’un jugement fait courir à l’ordre public peuvent conduire les autorités administratives à refuser le concours de la force publique [46]. Mais dans ces cas la responsabilité de l’Etat est engagée, comme l’a précisé la loi du 9 juillet 1991 reprenant en ses articles 16 et 17 la jurisprudence traditionnelle du Conseil d’Etat.
Quoiqu’il en soit, cette jurisprudence et cette législation se rattachent difficilement au droit au juge. En effet le juge a pour tâche de rendre un jugement et il appartient aux autorités publiques d’assurer, si nécessaire, l’exécution forcée de ce jugement. Le différend qui peut naître en cas d’inexécution est différent de celui que le juge avait initialement tranché et peut d’ailleurs relever d’un autre juge. Dans cette perspective, le droit au juge n’est pas le droit à exécution du jugement, mais le droit à saisir le juge en cas de non exécution.
Conclusion
Le droit au juge apparaît en définitive comme ayant de multiples facettes. Il comporte un noyau incompressible : le droit de saisir le juge et d’en obtenir un jugement. Il permet de regrouper sous un concept unique de multiples autres droits concernant des matières aussi diverses que l’aide judiciaire, la composition des tribunaux, la procédure à suivre devant eux ou l’exécution des jugements. A mesure que l’on s’éloigne du noyau central, le concept devient plus incertain. En réalité, il s’agit d’un concept balai qui a permis à la Cour européenne des droits de l’homme d’étendre son contrôle sur les juridictions nationales par une extension tous azimuts de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme. Sa valeur scientifique n’en est pas moins douteuse et son utilisation n’en pose pas moins des problèmes sérieux. Plutôt que d’un droit au juge, il conviendrait, me semble-t-il, de parler d’un droit au recours, comme le fait d’ailleurs le Conseil constitutionnel.
Le développement du droit au juge et ses conséquences
Le recours universel au juge soulève de toute manière des difficultés qu’il serait dangereux d’ignorer. Ceux-ci concernent à la fois l’organisation et le fonctionnement de la justice et sa place dans la société.
La multiplication des recours au nom du droit au juge conduit en premier lieu à un encombrement des tribunaux. Pendant des décennies le législateur et le juge ont rendu plus aisée l’accès au prétoire et cette politique a réussi au-delà de toute espérance. En 2010, les tribunaux administratifs ont été saisis de 183.283 recours, les cours administratives d’appel de 27.774 et le Conseil d’Etat de 10.268. Un nombre comparable de décision a été rendu chaque année. Les juridictions civiles ont rendu plus de 2.600. 000 jugements en 2009 et les juridictions pénales près de 1.200.000. La Cour de cassation a rendu 28.386 arrêts en 2010. La Cour de justice de l’Union européenne a été saisie de plus de 600 requêtes et la Cour européenne des droits de l’homme a plus de 150.000 dossiers en souffrance, alors qu’elle juge au mieux 3.000 affaires par an. Dans certains cas, il devient difficile de rendre dans des délais raisonnables des jugements convenablement motivés. Le juge travaille à la chaine et le plaideur déçu est amené à se demander si l’accès à la justice qui lui a été libéralement reconnu n’est pas devenu illusoire.
Diverses solutions ont été évoquées pour résoudre ce problème. La première consiste à sanctionner l’abus du droit au juge. Le droit français contient des dispositions à cet égard, tant en droit civil et pénal qu’en droit administratif [47]. Ces dispositions sont compatibles avec le droit international [48]. Toutefois elles sont d’un maniement délicat et le juge hésite à y recourir. On peut espérer qu’il le fera davantage dans l’avenir, mais il serait illusoire de voir là une panacée.
Le problème doit à l’évidence être traité en apportant les améliorations nécessaires à l’organisation et au fonctionnement de la justice, en vue notamment d’améliorer les procédures d’urgence et de désengorger les juridictions suprêmes. On pourrait également songer à promouvoir les modes alternatifs de règlement des différends, aujourd’hui très populaires aux Etats-Unis.
Mais en tout état de cause le droit au juge a un coût pour l’Etat, comme pour le plaideur. Le budget de la justice atteint cette année près de 7 milliards 200 millions d’euros, l’assistance judiciaire a coûté au contribuable 350 millions d’euros et le chiffre d’affaire des avocats représente au moins 8 milliards d’euros. Ces coûts peuvent être répartis de manière variable entre les pouvoirs publics et les particuliers. Ils demeurent et pourraient, si nous n’y prenons garde, poser demain un problème social analogue à celui soulevé aujourd’hui par le droit aux soins. Un avant goût de ces difficultés nous est dores et déjà fourni par la réforme de la garde à vue en France. En effet la présence de l’avocat dès le début de cette procédure entraînera nécessairement un accroissement des dépenses d’assistance judiciaire. Compte tenu de la situation budgétaire de l’Etat, le législateur a entendu financer une partie de ces dépenses en établissant au profit des avocats et avoués un droit de timbre de 35 euros dans la plupart des procès [49]. Les protestations n’ont pas tardé au nom du droit au juge et le Conseil constitutionnel risque d’en être saisi.
La multiplication des recours au nom du droit au juge créée des problèmes pour la justice. Elle conduit en outre à confier au juge un rôle nouveau dans nos sociétés. Du fait du développement des droits garantis et des interventions accrues du législateur, il est en effet demandé aujourd’hui au juge de statuer dans des domaines qui lui étaient autrefois étrangers. Deux exemples le montreront.
Le premier concerne les rapports de la science et de la religion. Dans les années 1920 est né aux Etats-Unis un mouvement dit « créationniste » prônant une interprétation littérale de la Bible et rejetant la théorie de l’évolution. Dans plusieurs Etats du sud des Etats-Unis, des lois intervinrent pour prohiber l’enseignement de cette théorie ou pour imposer l’enseignement du créationnisme en même temps que celui du darwinisme. Ces lois furent contestées devant les tribunaux comme contraires au premier amendement à la Constitution selon lequel « Le Congrès ne fera aucune loi au profit d’une religion établie ». La Cour suprême du Tennessee, dans un jugement célèbre de 1927, estima une telle loi conforme au premier amendement [50]. La bataille judiciaire se poursuivit pendant des décennies jusqu’à ce qu’en 1968 [51], puis en 1987 [52], la Cour suprême des Etats-Unis en décide autrement en ce qui concerne les législations de l’Arkansas, puis de la Louisiane. Il n’est pas sans intérêt de noter qu’au cours de ces divers procès, il fut savamment discuté de la question de savoir si le récit biblique de la création ne pouvait pas être interprété comme compatible avec la théorie de l’évolution.
La justice australienne a eu à connaître plus récemment d’une affaire analogue concernant l’arche de Noé. Elle opposait un professeur de géologie et un missionnaire protestant qui prétendait avoir découvert près du mont Ararat les restes fossilisés de l’Arche et multipliait les écrits et les conférences pour faire partager ses convictions, avec l’aide d’une association pour la recherche de l’arche de Noé. La question était de savoir, si en procédant de la sorte, il n’avait pas méconnu une loi locale sanctionnant pénalement les sociétés engagées dans des activités commerciales qui auraient un comportement de nature à tromper le public. La requête fut rejetée par la Cour fédérale australienne [53], mais là encore, le juge n’hésita pas à entrer en matière en plaçant en exergue de son arrêt une citation de Darwin reconnaissant l’œuvre divine.
Dans un ordre d’idée tout différent, on observera que la justice a de plus en plus à prendre parti sur des faits historiques et à les caractériser.
Cette évolution a été favorisée par la tendance du droit contemporain à rendre imprescriptibles certaines infractions particulièrement graves. Elle l’a été aussi, dans le cas de la France, par la multiplication des lois dites « mémorielles », avec la loi Gayssot de 1990 sur la shoah [54], les deux lois de 2001 reconnaissant, pour la première, le génocide arménien [55] et condamnant pour la seconde la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité [56], enfin la loi de 2005 sur l’enseignement du fait colonial [57]. La conformité à la constitution de certaines de ces lois a été contestée en justice. La Cour de cassation a rejeté le recours concernant la loi Gayssot [58], tandis que le Conseil constitutionnel a annulé certaines dispositions de la loi de 2005 [59].
Mais il est encore plus intéressant de se pencher sur l’évolution de la jurisprudence en ce qui concerne la « légitimité » du gouvernement de Vichy. En 1952, le Conseil d’Etat avait estimé que la République ne pouvait être tenue pour responsable des agissements de ce gouvernement « de fait » dont les lois avaient d’ailleurs été, pour la plupart, abrogées rétroactivement à la Libération [60].
A la suite de la condamnation de Maurice Papon en 1998, ce dernier s’était cependant retourné contre l’Etat en soulignant qu’il avait été tenu pour pénalement et civilement responsable pour des actions qu’ il avait engagées en exécution des lois de Vichy en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde. Il demandait à être garanti par l’Etat des condamnations pécuniaires prononcées à son encontre. En 2002, le Conseil d’Etat lui a donné partiellement satisfaction en faisant la part de la responsabilité encourue par l’intéressé pour fautes personnelles et de la responsabilité de l’Etat du fait de l’organisation des déportations par le gouvernement de Vichy [61]. Puis dans un avis contentieux de 2009, il a confirmé la responsabilité de l’Etat « en raison des dommages causés par les agissements [du gouvernement de Vichy] qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites ». Il a ajouté que la réparation due aux victimes de cette déportation appelait non seulement des mesures d’ordre financier, déjà adoptées, mais encore le « souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles ». Ainsi était reconnue l’existence d’un « devoir de mémoire [62] ».
Quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur le bien-fondé d’un tel « devoir », l’évolution est nette. Le juge a été amené à changer le regard qu’il portait sur l’histoire et par là-même à contribuer à la reconstruire.
Conclusion générale
Il existe un droit au juge ou plutôt un droit au recours : celui du citoyen à saisir le juge et d’en obtenir un jugement. Ce droit doit être garanti par l’Etat qui doit organiser de manière satisfaisante le service public de la justice.
Mais ce droit, comme tout droit a ses limites. Il ne saurait être transformé en slogan susceptible des pires abus.
En outre et surtout, le droit au juge ne saurait être érigé en absolu. N’oublions pas que le droit ne saurait régir l’ensemble des rapports sociaux. N’oublions pas davantage que le procès est un phénomène pathologique et même, comme le reconnaît la sagesse orientale, l’aveu d’un échec.
Le droit n’est pas une marchandise comme une autre et la justice n’est pas un service public comme un autre. Il convient d’en demeurer conscient si l’on veut que le droit au juge ne tue pas le droit au juge.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Loi constitutionnelle n° 2005 – 205 du 1er mars 2005 relative à la charte de l’environnement
[2] Loi n°2007 – 290 du 5 mars 2007 instituant un droit au logement opposable
[3] Conseil d’Etat, Section, 11 mai 1962, Recueil p.317, Conclusions Henry à la revue de droit public 1962 – 542
[4] Jean Pradel, Le droit au juge dans la procédure pénale française (Dans « Le droit au juge dans l’Union européenne », L.G.D.J. p. 24)
[5] Conseil constitutionnel, – décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, §38 (pour la récupération des sommes dues au titre de la couverture maladie universelle) ; décision n° 2004-492 du 2 mars 2004 (pour le port du bracelet électronique par les condamnés en fin de peine) ; décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006 (pour la réquisition de données électroniques ) ; voir aussi la décision n° 96 – 373 DC du 9 avril 1996 §83 (pour les procédures de recours en Polynésie française).
[6] Article 53.2 de la Constitution espagnole
[7] Cette référence au juge naturel a pour but d’exclure la constitution de juridictions d’exception. Elle figurait dans la Charte de 1815 qui avait conservé le souvenir des tribunaux révolutionnaires et avait été reprise en 1830 et 1848, mais a disparu par la suite des constitutions françaises.
[8] La Cour de cassation belge en a déduit que toute personne doit être jugée suivant des règles de compétence et de procédure objectivement fixées et ne peut être citée devant une juridiction autre que celle prévue par la loi.
[9] La Cour européenne des droits de l’homme a estimé que l’article 6 ne s’opposait pas à la « création de tribunaux arbitraux afin de juger de certains différends de nature patrimoniale opposant des particuliers ». En revanche, selon la Cour, cet article exclut le recours forcé à l’arbitrage si la procédure arbitrale ne remplit pas les exigences fondamentales de l’article 6 (tribunal établi par la loi et publicité des débats) (Suda c. République tchèque, 28 octobre 2010)
[10] Journal officiel des Communautés européennes, 18 décembre 2000 – C364/20
[11] Cour de justice de l’Union européenne, Unibet c. Justitiek Auslerrn, 13 mars 2007, §32. La Cour a admis que ce principe était conciliable avec l’existence de procédures de conciliation sous certaines conditions (Alassini c. Telecom Italia Spa ; 18 mars 2010). Elle a estimé aussi que ce principe ne lui permettait pas d’élargir sa compétence en ce qui concerne les recours individuels au delà de ce qui est prévu dans les traités (Union de pequenos agricultores c. Conseil de l’Union européenne, 25 juillet 2002, § 173 – 184.
[12] Brigitte Stern, L’intervention des tiers dans le contentieux de l’OMC, Revue générale de droit international public, 2003, N° 2, p. 219-264
[13] Statut de Rome, article 68
[14] Article 48 du code de procédure civile
[15] Cour de cassation, Première Chambre civile, 1er février 2005, Gazette du Palais, 27-28 avril 2005, p. 3, Note Lazareff
[16] H. Gaudemet-Tallon, Le « droit au juge » à l’épreuve des règles de compétence judiciaire internationale, Mélanges en l’honneur de Philippe Léger, Pedone, 2006, p. 173 et suivantes
[17] Cour européenne des droits de l’homme, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, série A n°11 ; Sutter c. Suisse, 22 janvier 1984, série A, n°74
[18] Cour européenne des droits de l’homme, Boulougouras c. Grèce, 27 août 2004
[19] Cour de cassation, arrêt du 16 août 2004 (moyen n°19)
[20] Loi du 26 janvier 2005 modifiant l’article 546 du code de procédure pénale
[21] Article L 661 du code de commerce
[22] Loi du 4 juin 2000, voir les articles 382 et suivants du code de procédure pénale
[23] Conseil d’Etat, Assemblée, d’Ailliéres, 7 avril 1947 ; L’Etang, 12 juillet 1969, recueil p. 388.
[24] Conseil d’Etat, Assemblée, 19 octobre 1962, recueil p.552
[25] Bernard Stirn, Les sources constitutionnelles du droit administratif, L.G.D.J. p. 112 ; Long, Weil, Braibant, Delvolvé, Genevois, Les grands arrête de la jurisprudence administrative, Dalloz, 18 ème édition, p.397
[26] Cour européenne des droits de l’homme, 28 mai 1985, Ashingdane, série A, n° 93, § 571 ; A. c. Royaume-Uni, 17 mars 2003 §74 (à propos de l’immunité de juridiction des parlementaires lors des débats au Parlement britannique). Voir aussi Waite et Kennedy c. Allemagne, 18 février 1999 (à propos de l’immunité des Organisations internationales).
[27] Conseil constitutionnel, décision 2011-631 DC du 9 juin 2011, §26 (pour les audiences par communication audiovisuelle) ; décision n° 93-335 DC du 21 janvier 1994, §4 (pour les restrictions au droit de recours en matière d’urbanisme) ; décision n°2004-492 du 2 mars 2004 (pour les recours administratifs préalables)
[28] Conseil d’Etat, 19 juillet 2011, affaire n° 335625, Regnis – On observera que la Cour de cassation belge s’était prononcée dans le même sens dès 1928 (22 mai 1928, Pasicrisie, I, p.164).
[29] Conseil d’Etat, Hardouin, 17 février 1995
[30] Pour les sanctions prises à l’encontre des détenus, Marie, 17 février 1995 ; pour la mise à l’isolement, Section française de l’Observatoire international des prisons, 17 décembre 2008 ; pour les fouilles corporelles, E.S., 14 novembre 2008
[31] Pour le premier cas, voir Conseil d’Etat, Association Greenpeace – France, 29 septembre 1995 ; pour le second, voir Conseil d’Etat , Comité contre la guerre en Irak, 30 décembre 2003
[32] Pour des cas de ce genre, voir Cour européenne des droits de l’homme, Vodarensko Akciova Spa bcmost c. République tchèque, 24 février 2004 ; Bilès et autres c. République tchèque, 12 avril 2002 ; AEPI SA c. Grèce , 11 avril 2002.
[33] Cour suprême des Etats-Unis, Wal-Mart Stores inc. v. Dukes et al, 20 juin 2011. Voir aussi la décision AT&T Mobility LLC v. conception et Ux. du 27avril 2011 excluant les actions de groupe dans les procédures d’arbitrage.
[34] Conseil d’Etat, Lafage, 8 mars 1912, recueil p. 348, avec les conclusions Pichat
[35] Cour de cassation, 30 juin 1995, Dalloz, 1995- 513
[36] Cour européenne des droits de l’homme, 9 octobre 1979, Airey, Série A, n°32
[37] Cour de justice des Communautés européennes, 16 décembre 1976, Rewe, Zentralfinanz et Rewe Zentraal – Affaire n°33/76, recueil p. 1989 ; Comet, affaire n° 45/76, recueil p. 2034
[38] Cour européenne des droits de l’homme, Delcourt c/ Belgique, 17 janvier 1970, série A, n° 11 ; Berger c. Belgique, 30 octobre 1991, série A, n°214 ; Ernst et autres c. Belgique, 15 juillet 2003
[39] Cour européenne des droits de l’homme, 24 octobre 1984, Sramek, série A, n°77
[40] Cour européenne des droits de l’homme, Cianetti c. Italie, 10 novembre 2004
[41] Cour européenne des droits de l’homme, comparer les décisions concernant les cours martiales britanniques de l’armée de l’air (Cooper c . Royaume-Uni 16 décembre 2003) et celles de l’Amirauté (G.W. c. Royaume-Uni 15 septembre 2004)
[42] Cour européenne des droits de l’homme, Slimane Said, 22 février 2004
[43] Jean-Marie Rainaud, Le droit au juge devant les juridictions administratives (Dans « Le droit au juge », L.G.D.J. p.33)
[44] Cour de justice des Communautés européennes 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, affaires jointes C-46/93 et C-48/93, recueil p. 1 – 1029, points 70 à 73
[45] Cour européenne des droits de l’homme, Taxquet c. Belgique, 16 novembre 2010 (pour la motivation des décisions d’assises)
[46] Conseil d’Etat, Couitéas, 30 novembre 1923, recueil p. 789 ; Cartonnerie Saint Charles, 3 juin 1938, recueil p. 521
[47] code de procédure civile (Articles 31-1, 559-560, 581 et 628) ; code de procédure pénale (Articles 177-2, 212-2, 392-1 et 472) ; code de justice administrative (Article R-741-12)
[48] Cour européenne des droits de l’homme, Rio c. France, 2 juillet 1991
[49] Loi du 14 avril 2011 et décret du 28 septembre 2011 relatif au droit affecté au fonds d’indemnisation de la profession d’avoué près les cours d’appel et à la contribution pour l’aide juridique
[50] Supreme of Tennessee, John Thomas Scopes v. The State, 17 janvier 1927
[51] Supreme Court of the United States, Susan Epperson et al. v. Arkansas, 12 novembre 1968
[52] Supreme Court of the United States, Edwin W. Edwards, etc et al. v. Don Aguillard et al, 19 juillet 1987
[53] Federal Court of Australia, New South Wales District Registry, N° 942 of 1992, 2 juin 1997
[54] Loi du 13 juillet 1990
[55] Loi du 29 janvier 2001
[56] Loi du 21 mai 2001
[57] Loi du 23 février 2005
[58] Cour de cassation, 7 mai 2010. La Cour a refusé de renvoyer la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel en estimant qu’aucun doute sérieux n’existait à cet égard.
[59] Conseil constitutionnel, décision du 31 janvier 2006 constatant le caractère réglementaire de la disposition contestée. A la suite de cette décision, le gouvernement a, par décret du 15 février 2006, adopté une nouvelle rédaction concernant le contenu des programmes de recherche universitaire.
[60] Epoux Giraud, 4 janvier 1952 ; Demoiselle Remise, 25 juillet 1952
[61] M. Maurice Papon, 12 avril 2002
[62] Avis contentieux du 16 février 2009, Mme Hoffman-Glemane .Voir Bernard Stirn, l’Histoire, le droit et les juges, Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, p.594