Chine et Inde : des diasporas, entre puissances émergentes et mondialisation

Séance du lundi 1er octobre 2012

par M. Thierry Sanjuan,
Professeur à l’Université de Paris 1

 

 

Les diasporas chinoise et indienne présentent d’évidentes similitudes. Elles relèvent de grands pays émergents, dont le développement ouvert à la globalisation, rapide et massif depuis une trentaine d’années, bouleverse l’ordre mondial sur les plans tant économique que géopolitique. Elles véhiculent aussi des cultures originaires des deux plus grands foyers de civilisation de l’Asie orientale et méridionale. Enfin, elles ont connu des flux de migrations parallèles voire communs au cours de l’histoire.

Pour autant, elles se distinguent tant en nombre que dans leurs inscriptions politico-territoriales, et leurs rapports avec le pays de départ en ont profondément été affectés. Hong Kong, Taiwan et Macao ont joué un rôle majeur dans l’intégration de la Chine littorale à la globalisation. Hong Kong reste une plaque tournante dans les liens entre la Chine et les populations chinoises outre-mer. L’Union indienne n’a pas bénéficié d’un tel dispositif.

L’attitude des États envers leur diaspora a aussi été différente en raison des conceptions nationales qu’ils ont historiquement d’eux-mêmes. L’Union indienne a ainsi longtemps ignoré sa diaspora dans un souci de construction nationale postcoloniale, alors que le lien entre la diaspora chinoise et Pékin, un temps en concurrence avec Taipei, a toujours été revendiqué et instrumentalisé par le pouvoir continental.

Aujourd’hui, les investissements vers le pays de référence et les retours de jeunes diplômés sont des atouts fortement valorisés par la Chine et l’Inde. À l’étranger, les entreprises chinoises peuvent privilégier, dans un premier temps, l’emploi de Chinois d’outre-mer afin de mieux s’intégrer aux logiques du pays où elles s’installent. Enfin, les rapports entre grands entrepreneurs d’outre-mer et les États d’origine varient grandement, comme peuvent l’illustrer les exemples chinois de Henry Fok ou Li Ka-shing.

Notre propos est d’analyser les rapports entre les grands pays émergents et leurs populations outre-mer, et d’identifier en quoi les diasporas chinoise et indienne participent aujourd’hui de l’émergence des nouvelles puissances mondiales que sont la République populaire de Chine et la République indienne. En sont-elles des outils ou des partenaires de puissance ?

À partir des trajectoires historiques des diasporas chinoise et indienne, nous apprécierons ainsi le rôle déterminant que jouent envers elles les politiques des États d’origine et enfin leurs stratégies propres en termes identitaires et de rayonnement mondial.

 

Des trajectoires historiques comparables et une distribution géographique d’échelle mondiale

 

Les trajectoires des diasporas chinoise et indienne sont similaires dans leurs temporalités, et les raisons de leur départ sont le plus souvent économiques. Pour autant, les populations diasporiques diffèrent en nombre et elles ont eu des traductions politico-territoriales opposées.

En Chine, les foyers de départ privilégiés sont les provinces méridionales du Guangdong, du Fujian et du Zhejiang. Ils sont à l’origine de migrations économiques très anciennes, orientées vers l’Asie du Sud-Est dès la dynastie des Song (960-1279).

Plusieurs vagues d’émigrations vont succéder à ces premières mobilités, et en nombres plus importants, avec : les migrations des travailleurs sous contrat vers les pays neufs des colonies européennes au XIXe siècle, à la suite de l’abolition britannique de l’esclavage en 1833-1834, puis français en 1848 ; les migrations économiques vers les pays industrialisés lors de la Première Guerre mondiale pour aider à l’effort de guerre à l’arrière du front et le début des migrations de populations venant de la région de Wenzhou à Paris ; les migrations provoquées par l’arrivée au pouvoir du régime communiste sur le Continent dans les années 1940 et 1950 ; la reprise des migrations depuis les foyers traditionnels avec l’« ouverture » dans les années 1980 ; les migrations liées aux réformes des entreprises d’État dans le Nord-Est chinois dans les années 1990 ; et aujourd’hui les migrations – a priori temporaires mais aussi souvent définitives – d’étudiants à l’étranger depuis le milieu des années 1990.

Au total, les chiffres avancés sont de 35 à 40 millions de Chinois outre-mer, dont une vingtaine de millions de personnes seraient citoyens de la République populaire. Leur répartition géographique dans le monde suit des modalités variées et emboîtées.

Les « compatriotes » (tongbao), pour reprendre la terminologie continentale, comptent les populations chinoises des anciennes colonies de Chine méridionale, aujourd’hui régions d’administration spéciale de Hong Kong et Macao, ainsi que celles de l’île de Taiwan.

Les Chinois d’outre-mer proprement dits (huaqiao) peuplent le territoire de Singapour et sont très présents dans les pays d’Asie du Sud-Est, où ils jouent souvent un rôle majeur dans les circuits commerciaux. Ils descendent aussi des travailleurs sous contrats dans les anciens pays neufs et se retrouvent dans les chinatowns des métropoles occidentales.

De nos jours, les implantations chinoises se multiplient, renforçant parfois une première présence embryonnaire, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine.

L’Inde a également connu des migrations historiques de marchands vers l’Asie du Sud-Est, l’Asie centrale, le Moyen-Orient et les côtes orientales de l’Afrique.

Comme pour la Chine, des migrations de travailleurs sous contrat ont eu lieu au XIXe et au début du XXe siècle, originaires des provinces du littoral oriental de l’Inde, vers les pays neufs des colonies européennes. Ces mouvements ont notamment touché l’île Maurice, la Guyane britannique et la Malaisie occidentale. Parallèlement, des migrations étaient liées aux empires : présence de soldats ou policiers indiens dans les colonies britanniques ; émigrations de marchands, le plus souvent du Gujarat, qui accompagnaient les flux de travailleurs sous contrat ; enfin, embauche de fonctionnaires indiens dans les territoires sous administration française en péninsule indochinoise.

Plus récemment, les décolonisations africaines ont forcé des populations indiennes déjà émigrées à migrer à nouveau. Ces migrations des « deux fois déplacés » ont eu lieu au Kenya en 1967 et en Ouganda en 1972. L’Inde a alors refusé de les accueillir en totalité et ils ont dû se réfugier au Royaume-Uni surtout, puis au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande.

S’ajoutent enfin des migrations plus récentes : celles, pour des raisons économiques, qui mènent des Indiens, souvent des musulmans de la province du Kerala, vers les pays producteurs de pétrole au Moyen-Orient et les « tigres » de l’Asie du Sud-Est dans les 1970 et 1980 ; et celles qui sont motivées par la recherche d’emplois qualifiés (universitaires, scientifiques, ingénieurs et gestionnaires) ou pour des études vers les pays occidentaux, et essentiellement les États-Unis – 14 % des étudiants étrangers étaient indiens dans les années 2000.

Au total, on estime à environ 20 millions les personnes ethniquement indiennes résidant hors de l’Inde.

Les populations chinoises et indiennes outre-mer sont fortement implantées dans les villes et le secteur des services. Elles s’intègrent souvent sans s’assimiler. Les Indiens ont une plus grande facilité d’intégration grâce à leur connaissance de la langue anglaise et bénéficient des solidarités entre les pays du Commonwealth.

Chinois comme Indiens sont aussi des diasporas qui n’entretiennent pas le même rapport entre anciens colonisés et anciens colonisateurs, entre populations venant de pays en développement et celles de pays développés, avec leurs pays d’accueil que des populations issues notamment du continent africain. Les écarts avec les populations d’accueil sont moins chargés de tensions mémorielles, et les valeurs de leurs aires culturelles de référence sont mieux valorisées par les pays d’accueil.

Cela ne les protège cependant pas des crises internes aux pays d’accueil, dont elles peuvent devenir les boucs émissaires comme lors de phases de décolonisation (Kenya, Ouganda ou péninsule indochinoise dans les années 1960 et 1970) ou lors de crises politiques ou économiques en Indonésie en 1965 et 1998.

 

Le rôle déterminant des politiques des États d’origine envers leurs diasporas

 

Les pouvoirs chinois et indiens se sont historiquement toujours opposés à l’émigration de leurs populations. Ces mondes culturels, qu’ils fussent politiquement unis dans le cas de la Chine ou structurés en principautés dans l’Inde précoloniale, tenaient officiellement pour un échec que leurs fils partent construire leur vie au-delà des mers.

En Chine, l’émigration était perçue comme un manque de respect à l’égard tant des ancêtres familiaux que de l’Empereur et elle fut punie théoriquement par la peine capitale jusqu’en 1893. Les foyers traditionnels d’émigration en Chine sont restés géographiquement concentrés et situés dans des provinces méridionales, éloignées de la centralité politique et culturelle que représente la Grande Plaine du Nord, marginalisées et donc logiquement abandonnées – sous un inégal contrôle du pouvoir central – aux contacts avec les étrangers, qu’il s’agisse de marchands japonais ou du Sud-Est asiatique, de commerçants arabes à Canton à l’époque des Tang (618-907) ou des Européens sous les Ming (1368-1644), puis les Qing (1644-1911).

La construction des nationalismes modernes chinois et indien a été paradoxalement une première étape dans la mise en valeur des populations outre-mer. Les mouvements politiques opposés à la présence étrangère en Chine – qu’elle soit mandchoue, occidentale ou japonaise – et anglaise en Inde ont été portés par des figures ou des réseaux diasporiques. Le « père » fondateur de la Chine républicaine, Sun Yat-sen, est ainsi originaire du district de Xiangshan (aujourd’hui Zhongshan) dans le delta de la rivière des Perles, mais il a fait ses études et construit sa carrière hors du Continent, il s’est appuyé sur ses liens avec la diaspora chinoise pour participer à la chute de la dynastie mandchoue régnante en 1911 ; le « père » du nationalisme indien, Gandhi, a lui séjourné plus de vingt ans en Afrique du Sud.

Les politiques étatiques chinoise et indienne n’ont cependant pas été identiques dans la deuxième moitié du XXe siècle vis-à-vis de leurs diasporas. Des raisons fortes opposent dans ce domaine la Chine et l’Inde, qui sont à la fois historiques, politiques et culturelles : la Chine s’est construite dans une unité civilisationnelle portée par un État unique qui a dû en cela compenser l’immensité du territoire chinois et sa diversité humaine depuis 221 avant J.-C. – l’emblématique date de la fondation de l’Empire –, quand l’Union indienne, puis la République d’Inde, est un État beaucoup plus récent, né en 1947, issu de la décolonisation et de la fusion d’États princiers déjà unifiés matériellement par les Indes britanniques.

L’État chinois a historiquement un projet d’universalité politique et culturelle, il a constamment mené une politique d’unification des Chinois, au-delà des différences régionales, qu’il s’agisse de territoires continentaux – construction d’un État unitaire en interne, revendications d’une souveraineté sur les territoires des « compatriotes » (Hong kong, Macao, Taiwan) – et des communautés outre-mer.

La notion de patriotisme (aiguozhuyi) a en permanence été instrumentalisée par les pouvoirs continentaux pour rappeler aux Chinois de l’extérieur leur devoir vis-à-vis du pays de référence. La Chine a fait un appel constant à l’aide des Chinois d’outre-mer pour le développement du pays, en dehors du bref temps de refus de tout lien avec l’extérieur auquel a correspondu la Révolution culturelle : sous la République (1912-1949) ; au début du régime communiste à la fin des années 1940 et au début des années 1950. À cette période, le Comité consultatif du peuple chinois (CPCC) a symboliquement été fondé pour représenter l’ensemble du peuple chinois au-delà des frontières de la République populaire.

Dès la fin des années 1970, l’ouverture de la Chine et la décentralisation administrative en matières économiques ont amené les pouvoirs locaux – du littoral méridional notamment – à faire appel aux Chinois de l’extérieur originaires du lieu pour des investissements et des délocalisations via Hong Kong. Les commissions locales de liens avec les « compatriotes » et les Chinois d’outre-mer, les zones franches, les partenariats économiques se sont multipliés.

Les Chinois outre-mer ont ainsi joué un rôle déterminant dans le développement de la Chine du Sud dès le début des réformes, dans le delta de la rivière des Perles, l’arrière-pays de Hong Kong, et le Fujian méridional, avec la Zone économique spéciale de Xiamen, en lien avec Taiwan. Depuis les années 1990, les investissements des populations chinoises extérieures au Continent gagnent préférentiellement Shanghai, et plus largement le delta voire le bassin du Yangzi, jusqu’à Chongqing. La zone franche de Kunshan, à l’ouest de la municipalité de Shanghai, située dans celle de Suzhou, est en cela un bel exemple de concentration de capitaux, d’activités industrielles et de personnels expatriés venant de Taiwan, en lien direct avec la métropole tertiaire et portuaire de Shanghai.

Parallèlement, de nouvelles strates d’émigrations chinoises se sont ajoutées à celles de l’époque précommuniste : les migrations et les flux de marchandises depuis la région de Wenzhou ont été réactivés ; Pékin a mené une politique d’encouragement au retour des jeunes Chinois diplômés à l’étranger – des zones d’accueil dans des campus liant recherche et développement ont aussi été créées pour les Chinois nationaux et ceux d’outre-mer qui reviennent au pays.

L’Inde ne possède pas une telle tradition de construction étatique assortie d’un paternalisme d’État à l’égard des populations d’outre-mer. Avec la création de l’Union indienne, la stratégie de Nehru, puis de sa fille, Indira Gandhi, a au contraire été de consolider l’unité nationale du jeune État indien, d’entretenir de bonnes relations avec ses voisins et les pays du tiers-monde. Par là-même, leur politique a été d’encourager les populations indiennes outre-mer à s’intégrer à leur pays d’accueil.

Cette politique a poussé le gouvernement indien à des positions extrêmes comme celle de refuser d’accueillir les populations indiennes menacées par les politiques postcoloniales en Afrique.

La reconnaissance de la diaspora indienne par New Dehli est en conséquence très récente. Trois dates clés, 1984, 1991 et 2003, en ont été les principaux jalons.

En 1984, le volume des retours financiers des migrants indiens au Moyen-Orient est devenu suffisamment important pour le développement du pays pour que Rajiv Gandhi reconnaisse officiellement l’existence de la diaspora indienne.

En 1991, l’Inde se lance dans des réformes libérales et une ouverture au système économique mondial. Dans la foulée, une Haute Commission à la diaspora indienne est créée. L’État met en place deux catégories de populations indiennes outre-mer : les Indiens non résidants (INR) et les Populations d’origine indienne (POI). L’ouverture de comptes bancaires de non-résidants en Inde, en roupies et en devises, est autorisée par le gouvernement indien. De nouveaux organismes d’État visent à l’insertion des Indiens revenus au pays, avec en parallèle l’action intégratrice d’associations sectorielles comme celles de médecins ou de pharmaciens, ou bien régionales comme celle de l’Indus. En 1998, la carte de POI permet de voyager en Inde sans visa. Enfin, en 2001, le Premier ministre indien inaugure la 6e convention de la Global Organization of People of Indian Origin (GOPIO) à New Dehli.

Un nouveau tournant a lieu en 2003. Une Journée des Indiens d’outre-mer (Pravasi Bharatiya Divas) est alors créée et invite annuellement aussi bien des investisseurs d’outre-mer que des personnalités d’origine indienne mondialement connues comme l’écrivain Naipaul. Parallèlement, l’autorisation de la double nationalité est annoncée. L’année suivante, un ministère des Affaires indiennes d’outre-mer est créé.

 

Les diasporas, entre indépendance, valorisation identitaire et instruments d’émergence pour leur pays de référence

 

En retour, les diasporas chinoise et indienne ont développé des stratégies variées par rapport à leur pays d’origine et se sont impliquées progressivement dans leur processus d’émergence économique, souvent dans des logiques d’intérêts réciproques.

Des figures éminentes des diasporas chinoise et indienne peuvent ainsi être évoquées. L’interdépendance humaine, économique et géographique, qui s’est créée entre Hong Kong et le delta de la Rivière des Perles à l’occasion de l’« ouverture » de la Chine dans les années 1980 a pris le visage de grands capitalistes chinois de la colonie britannique, qui ont singulièrement profité de cette conjoncture historique pour s’implanter dans les régions côtières chinoises à développer. Leur implantation régionale et leur soutien négocié à Pékin leur ont permis d’acquérir une véritable influence politique et sociale à l’échelle du Continent. Courtisés parfois à l’égal de chefs d’État, ils y sont devenus des acteurs décisifs du développement.

Étant souvent des self-made men qui ont construit leur empire financier à l’occasion de la croissance de Hong Kong, ils font figure de parangons de la réussite pour les jeunes générations de Continentaux. En lien avec leurs affaires, ces nouveaux évergètes chinois promeuvent leur image par des dons symboliques à leur pays d’origine, dans le domaine de l’enseignement, de la santé ou d’infrastructures indispensables à l’amélioration de la vie quotidienne des populations locales.

Henry Y. T. Fok – Huo Yingdong en mandarin –, né à Hong Kong en 1923 et mort à Pékin en 2006, a ainsi eu une forte influence dans la région cantonaise. Originaire du district de Panyu, au cœur du delta, Henry Fok s’est créé lui-même sa fortune. Ses principales activités étaient dans les années 1980 l’immobilier, l’import-export et l’armement maritime. La rumeur veut que ses premiers succès aient été dans le commerce d’armes avec la Chine populaire pendant la guerre de Corée. La chose certaine est qu’il était mêlé aux affaires du régime actuel bien plus étroitement que le très capitaliste Li Ka-shing.

Il a activement œuvré pour le rapprochement des hommes d’affaires chinois d’outre-mer avec le Continent et, en tant que président de la Chambre de commerce chinoise de Hong Kong, il organisa, dans la colonie, la seconde Conférence internationale des entrepreneurs chinois en 1993. À cette Conférence participaient Zhou Nan – le directeur de l’Agence Xinhua à Hong Kong, l’ambassade officieuse de Pékin dans la colonie –, Lee Kuan-yew de Singapour, Li Ka-shing, Cheng Yu-tung – le directeur de la compagnie New World Development – et Sir Run Run Shaw – le directeur exécutif de Television Broadcasts. La conférence réunit au total 800 grands entrepreneurs chinois et fut prolongée par une visite d’affaires dans le delta de la Rivière des Perles.

En retour, Henry Fok collectionnait les honneurs de la République populaire, jusqu’au rang de vice-président de la Conférence consultative politique du peuple chinois.

Localement, Henry Fok était membre du Bureau permanent de l’Assemblée populaire de la Province du Guangdong. Principal actionnaire du semi-officiel hôtel White Swan, il investissait également dans son pays natal et cofinançait la création d’un ensemble urbain au cœur même du delta, Nansha, pour les plans duquel il avait fait appel à l’architecte Ricardo Bofill.

Henry Fok menait surtout une politique active de développement économique et social dans le delta de la Rivière des Perles. Son action philanthropique concernait aussi bien les infrastructures de base (ponts, routes…) que le sport ou l’enseignement. Président de l’Association de football de Hong Kong, il était le premier évergète chinois dans le domaine sportif. Il a construit de nombreux stades et piscines, ainsi que le premier golf de Chine à Zhongshan. En 1984, la Fondation Henry Fok reçut un milliard de dollars de Hong Kong pour promouvoir l’éducation, l’athlétisme, les aides médicales et sociales, le tourisme. Dans le delta, cette Fondation a construit des écoles et fondé l’Institut de gestion des affaires de Canton.

Enfin, suppléant alors aux carences de l’État (bâtiments, livres, salaires), Henry Fok s’est délibérément attaché parmi les meilleurs éléments intellectuels de Canton en faisant de l’Université Sun Yat-sen un lieu privilégié pour son action. Plus décisive que la construction de la nouvelle salle des sports ou du court de tennis de l’Université, la fondation en 1991 du Centre d’études sur l’administration et le développement économique du delta de la Rivière des Perles lui a permis de réunir les meilleurs chercheurs sur la région, toutes disciplines confondues, et de disposer ainsi d’une base d’experts qu’il consultait ou employait au gré de ses projets.

Li Ka-shing, le premier des milliardaires hongkongais, présente un autre cas de self-made man mais historiquement beaucoup moins lié avec le régime communiste chinois. Parti de rien, il a constamment investi dans les secteurs émergents et su se délester d’activités en perte de vitesse ou au sommet de leur valorisation.

Originaire de Chine, tôt orphelin à Hong Kong, il crée à 21 ans son entreprise d’objets en plastique. Jusqu’en 1957, Li Ka-shing végète avec dix salariés. Mais, apprenant qu’en Europe, la mode est aux fleurs en plastique, il part en Italie pour apprendre la technique de fabrication. Il joue ensuite de son atout : des prix de revient cinq fois inférieurs à ceux de l’Europe. Très vite, croulant sous les contrats, il achète une usine. Cinq ans plus tard, tout Hong Kong connaît « le Roi de la fleur en plastique ».

Li Ka-shing élargit ensuite le spectre de ses activités. Il remarque aussi que la valeur de son usine a doublé en deux ans. En 1964, il se lance dans l’immobilier. Li construit des logements et des bureaux dans les Nouveaux Territoires. En 1967, lorsque la Révolution culturelle chinoise provoque un krach immobilier, il achète 40 parcelles dans des quartiers chics de la colonie. Fin 1977, sa société loue 800 000 m2 d’appartements et de bureaux, et héberge l’hôtel Hilton de Hong Kong.

Devenu milliardaire, Li achète en 1979 à la banque HSBC l’un des principaux conglomérats hongkongais, Hutchison Whampoa (activités portuaires, finance, import-export, textile, agroalimentaire, électronique). C’est à cette époque que Li Ka-shing se rapproche des dirigeants communistes, qui le nomment membre de la Citic, l’organisme qui gère les investissements étrangers en Chine. Il en profite pour créer des joint-ventures avec des firmes continentales.

Li diversifie ensuite ses investissements vers d’autres pays : il finance un programme immobilier géant à Vancouver, prend une participation dans une firme pétrolière canadienne, puis acquiert des immeubles à Manhattan. Il s’intéresse aux télécoms : il s’aventure dans le téléphone mobile et devient l’un de principaux leaders dans les portables de troisième génération en Europe et en Asie. Il s’est également implanté dans les ports de Rotterdam ou du Havre et a investi massivement dans le commerce des produits d’hygiène et de beauté – rachetant Marionnaud en France.

Outre une activité de strict capitaliste en Chine continentale, avec l’aide des autorités publiques comme à Pékin, où il est par exemple favorisé dans une gigantesque opération immobilière en plein centre de la ville au niveau de Wangfujing et de l’avenue Chang’an dans les années 1990, Li Ka-shing est aussi l’homme fort de la région de Chaozhou-Shantou : les investissements des compagnies Cheung Kong Holdings et Hutchison Whampoa y sont décisifs et, « citoyen d’honneur de Shantou », la zone économique spéciale fondée en 1980, il a fait don de 600 millions de dollars de Hong Kong pour la construction et le fonctionnement de l’Université de la ville.

Parmi les grandes figures de la communauté indienne résidante outre-mer, il est également possible d’évoquer : Lord Rajkumar, qui a été président entre 1993 et 2003 de la Bourse des métaux non ferreux de Londres ; ou le Dr Sudhir Gupta, le président d’Amtel, une société spécialisée dans les pneumatiques et fondée à Singapour, qui est aujourd’hui très présente en Russie et aux Pays-Bas ; ou bien Lakshmi Mittal.

La Zone industrielle sino-singapourienne de Suzhou offre un autre cas de partenariat et d’ouverture économique de la Chine continentale en lien direct avec sa diaspora. Ce parc industriel a été créé avec les autorités de Singapour en avril 1994. Il abrite une centaine d’entreprises sur 70 km2 dans les années 2000. Celles-ci occupent plus de 15 000 salariés dans les domaines de l’électronique, la chimie, la pharmacie, les industries légères, l’agro-alimentaire. La zone a attiré des capitaux états-uniens, européens, taiwanais et japonais. Elle est aujourd’hui confrontée à des coûts de revient comparativement élevés, et redistribue ses activités industrielles en périphérie, privilégiant les activités de services et de commerce en son centre avec un essor de l’immobilier à vocation résidentielle : tours, zones pavillonnaires, lieux récréatifs (lac, espaces de loisirs, golf). Depuis 2001, le partenariat à égalité avec Singapour a fait place à une participation continentale majoritaire (65 %).

En Amérique du Nord, une partie de la population d’origine indienne participe de l’élite économique et qualifiée. En 2000, aux États-Unis, 38 % des médecins, 12 % des scientifiques, 36 % des employés de la Nasa, 36 % de ceux de Microsoft, 28 % de ceux d’IBM, seraient d’ascendance indienne. Le revenu moyen des Indiens au Canada est supérieur de 20 % à la moyenne nationale.

Les communautés chinoise et indienne outre-mer, à l’occasion structurées en associations pour défendre leurs intérêts propres à l’étranger, peuvent ainsi constituer des interlocuteurs pour les États de référence.

Dans le secteur des technologies de l’information, plusieurs diplômés indiens sont devenus d’importants chefs d’entreprises de la Silicon Valley : 7 % des entreprises technologiques y sont dirigées par des Indiens. Certains sont d’anciens ingénieurs installés dans la Silicon Valley, devenus ensuite chefs d’entreprises ou cadres supérieurs, et qui investissent aujourd’hui en Inde. The Indus Entrepreneurs (TiE) est un réseau mondial d’entrepreneurs et de professionnels fondé dans la Silicon Valley dès 1992. Il comptait au total 6 000 membres en 2006, avec une quarantaine de branches dans le monde entier. Un Memorandum of understanding (MoU) a été signé en 2004 entre 15 associations et chambres de commerce de la diaspora indiennes situées aux Antilles, en Europe, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord, en Asie du Sud-Est et de l’Est. Enfin, il faut également citer l’Action India, une association créée par des Indiens résidant à Chicago, ou le Returned NRI’s Association of India (RNIA), une association qui siège à Bangalore pour aider au retour et à l’installation en Inde de populations expatriées.

Aujourd’hui, la diaspora indienne est surtout le premier investisseur « étranger » en Inde. Les fonds investis totalisaient 23 milliards de dollars en 2005.

Au bout de cette logique, l’émergence de la Chine et de l’Inde comme acteurs majeurs de la mondialisation influe aussi sur l’identité voire la redécouverte de leur identité d’origine par les populations outre-mer. La montée en puissance de ces grands pays émergents revalorise à leurs propres yeux leurs identités et leurs cultures. Les nouveaux moyens de communications (CCTV, ZEE TV, radios, presse) et culturels (cinéma, littérature) permettent aussi la diffusion de la langue nationale (mandarin ou hindi) auprès de populations usant souvent de dialectes régionaux à l’étranger.

Enfin, ce phénomène s’accompagne d’une redécouverte des racines, de voyages dans les pays d’origine par des générations nées à l’étranger, par le développement éventuel de liens économiques et la perception du pays d’origine comme une occasion de trouver un emploi ou de faire des affaires dans un monde globalement en crise.

Au total, des populations souvent étrangères à leur pays d’origine s’approprient dorénavant un référencement national.

Les États mènent en cela des politiques actives pour se ré-appropier les communautés outre-mer. Le cas de la République populaire est le plus évident et son développement économique lui a permis dorénavant de gagner en légitimité sur son ancienne concurrente, la République de Chine basée à Taiwan, aux yeux de la diaspora chinoise. Pékin a engagé une politique active en termes de médias, de services (banques), de commerce à l’étranger. La diffusion de la culture chinoise, via notamment les instituts Confucius, participent de sa diplomatie de soft power. Plus que jamais, la République populaire entretient une politique de nature « paternaliste » vis-à-vis des communautés chinoises de l’extérieur.

Les entreprises chinoises à l’étranger ne sont pas en reste. Elles recrutent souvent en priorité des Chinois d’outre-mer pour apprendre les modalités de fonctionnement d’un pays, ce qui leur permet à la fois de s’implanter plus efficacement à l’étranger mais aussi de rapatrier de nouveaux savoir-faire professionnels en Chine même.

Au total, les populations d’origine chinoise et indienne ne sont pas de simples instruments de puissance pour les États, même si elles jouent un rôle certain dans l’émergence de leurs pays de référence comme partenaires économiques, relais voire promoteurs de leurs valeurs culturelles. Elles sont avant tout des communautés aux trajectoires historiques et économiques variées, aux origines régionales diverses. Une large partie d’entre elles sont initialement, par le jeu des générations nées outre-mer, étrangères à leurs pays de référence. Nous pourrions ainsi dire qu’elles ne sont ainsi pas a priori des diasporas, mais des communautés éparses, parfois concurrentes, souvent clairement intégrées aux identités nationales de leurs pays de résidence, et qu’au contraire, ce sont les émergences elles-mêmes de la Chine et de l’Inde qui leur donnent aujourd’hui unité dans une identité culturelle revalorisée et aujourd’hui chargée d’une définition nationale qui leur était hier étrangère.

Texte des débats ayant suivi la communication

 

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