La mondialisation de l’inégalité

Séance du lundi 8 octobre 2012

par M. François Bourguignon,
Directeur de l’Ecole d’économie de Paris

 

Une mondialisation généralisée des échanges entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents ne peut qu’entraîner finalement partout dans les pays développés: chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes.

Maurice Allais, L’Europe en crise: que faire ?, p. 13, Editions Clément Juglar,  2005

 

En matière d’inégalité mondiale des niveaux de vie, une évolution apparemment contradictoire  a eu lieu au cours du dernier quart de siècle. D’une part, l’inégalité mondiale, c’est-à-dire entre les citoyens du monde a diminué très significativement.  D’autre part, l’inégalité  a augmenté dans un grand nombre de pays, et en particulier les pays développés.

Dans les deux cas, il s’agit d’une rupture historique. L’inégalité dans le monde a cru continument depuis le début du 19ème siècle lorsque la révolution industrielle a provoqué le décollage des pays aujourd’hui dits “développés”.  Bien que la hausse se soit ralentie dans l’après-seconde guerre mondiale, l’inégalité dans le monde avait alors atteint un niveau qui n’avait probablement jamais été observé au sein d’une communauté nationale, même la plus inégalitaire.  Or, c’est à un véritable retournement que l’on assiste aujourd’hui. En 25 ans, l’économie mondiale a pratiquement effacé la hausse de l’inégalité des niveaux de vie enregistrée dans les 60 années précédentes.

Au sein des nations, c’est le contraire qui se passe.  Dans une majorité d’entre elles l’inégalité s’est mise à augmenter après des décennies de stabilité.  Le cas des Etats-Unis et du Royaume-Uni est fortement documenté. Mais on observe aujourd’hui le même phénomène, dans des proportions diverses, en Allemagne, en Italie, au Canada, même en Suède, pays à tradition fortement égalitariste, et plus récemment, et plus modestement, en France. Selon les chiffres de l’OCDE,  l’inégalité des niveaux de vie, la meilleure approximation du bien-être matériel individuel, a augmenté dans plus des deux tiers des pays développés entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2000. Certains pays émergents et en développement ne sont pas en reste. Les écarts de revenus explosent en Chine,  en Inde et dans la plupart des pays asiatiques. Ce phénomène est aussi présent  dans plusieurs pays africains et même certains pays latino-américains, bien que déjà très inégalitaires.

Qu’y a-t-il derrière cette évolution ? D’une part, un formidable phénomène de rattrapage Sud-Nord.  Et d’autre part, les effets de mutations structurelles de première grandeur au sein des économies du Nord comme celles du Sud.

Les réformes entreprises en Chine au tournant des années 1980 mais surtout l’ouverture délibérée aux investissements étrangers et au marchés mondiaux décidée un peu plus tard ont projeté un milliard de personnes dans un processus accéléré de rattrapage  vis à vis du reste du monde. Il en est de même, quoiqu’à un rythme moins rapide, de l’Inde  après les réformes entreprises au début des années 1990 et la décision d’ouvrir aux échanges internationaux cette économie traditionnellement très fermée. Au total ce sont plus de deux milliards de personnes dont le niveau de vie a commencé d’augmenter à une cadence inconnue jusque là, et surtout beaucoup plus rapide que dans les pays riches, d’où la diminution de l’inégalité dans le monde.  En 20 ans, le nombre de pauvres dans le monde, tentant de survivre avec moins d’un euro par personne et par jour en pouvoir d’achat des pays développés,  a diminué d’un demi-milliard après avoir crû pendant plusieurs siècles.

Bien sûr, il reste encore beaucoup, beaucoup trop, de pauvres dans le monde (plus d’un milliard) mais ils sont de moins en moins en Asie. Les pays pauvres d’aujourd’hui sont en Afrique ou en Asie centrale. Quelques-uns sont même parfois plus pauvres qu’étaient les chinois ou les indiens il y a 25 ans, ce qui fait dire à certains que l’inégalité a augmenté dans le monde.  Mais, leur poids démographique est trop faible pour annuler l’effet de la croissance des géants asiatiques sur la chute des inégalités mondiales. En outre, un effet d’entraînement des grands pays émergents sur ces pays pauvres est apparu récemment. Après 15 ans de stagnation et même de récession dans un grand nombre d’économies africaines on observe depuis le tournant du siècle une croissance du Produit Intérieur par habitant qui dépasse souvent 3% par an.

La baisse de l’inégalité mondiale est donc avant tout le résultat d’une baisse de l’inégalité “entre” pays, et en particulier entre les pays riches et les grands pays émergents, et plus récemment pratiquement l’ensemble des pays en développement.  Ce processus de rattrapage n’est même pas affecté par la crise qui sévit dans l’économie mondiale depuis 2008. La croissance est plus lente partout, mais l’écart en faveur des pays en développement reste  à peu près constant.

Le revers de la médaille, c’est que ce bouleversement de l’économie mondiale s’est accompagné d’une hausse substantielle et inattendue de l’inégalité “au sein” des pays. On a ainsi le sentiment  d’être confronté à un mécanisme de vases communiquant dans lequel la baisse de l’inégalité entre pays,  en partie  liée à l’ouverture des géants asiatiques à l’économie mondiale, se verrait compensée par une montée des inégalités nationales.  La compensation n’est, heureusement, que partielle. La hausse de l’inégalité au sein des pays n’a jusqu’à présent eu que peu d’impact sur l’inégalité entre tous les habitants de la planète.  Par ailleurs, même s’il est tentant de le penser du fait de la concomitance de ces évolutions,  il n’est pas dit que les deux phénomènes aient la mondialisation pour seule et unique cause. Certes, la mondialisation explique une partie du rattrapage Sud-Nord et peut expliquer aussi une partie de la hausse des inégalités nationales au Nord ou au Sud. Mais d’autres facteurs sont également présents dont certains ne sont qu’indirectement liés à la mondialisation et d’autres spécifiques à certains pays.

S’agissant des pays développés, d’abord, il est clair que l’extension des échanges mondiaux y est responsable de mutations structurelles de première grandeur. L’irruption de plus d’un demi-milliard de travailleurs asiatiques peu qualifiés dans la capacité mondiale de production a entraîné la relocalisation de certaines activités vers les pays du Sud, une nouvelle implantation géographique des multinationales et une fragmentation accrue de la chaîne d’opérations qui mettent les biens manufacturés à la disposition des utilisateurs finaux. S’en est suivie dans les pays du Nord une baisse de la demande de main d’œuvre moins qualifiée et donc de sa rémunération relative et/ou de son taux d’emploi contribuant potentiellement à une hausse de l’inégalité des revenus et/ou du chômage. Plus récemment, cette tendance s’est étendue à certains services à travers la sous-traitance par télétraitement de tâches telles que la comptabilité, le suivi statistique, les développements informatiques, ou les relations avec la clientèle (call centers). La concurrence des pays émergents touche à présent une main d’œuvre  beaucoup plus qualifiée. Il faut noter aussi que cette extension de la production de biens manufacturés et la sous-traitance dans les pays du Sud s’est trouvée renforcée par la concurrence accrue entre les entreprises du Nord et leur recherche effrénée de gains de compétitivité, un autre aspect de la mondialisation.  En tout cas, le résultat est que la répartition des revenus dans les pays développés a eu tendance à se déformer en faveur du haut de la distribution et au détriment du bas et de la partie médiane.

Cette hausse de l’inégalité, principalement salariale, en faveur de la main d’œuvre la plus qualifiée a été renforcée par une hausse des profits et  de la rémunération du capital majoritairement détenu par des personnes se situant en haut de la distribution des niveaux de vie. Le ralentissement de la hausse des salaires d’une partie de la main d’œuvre a mécaniquement contribué à un gonflement des profits. Par ailleurs, le redéploiement géographique de la production a avant tout obéi à un impératif d’augmentation des profits des entreprises multinationales, clairement les inspiratrices initiales de la mondialisation. Il n’est guère étonnant que, in fine, il ait profité à leurs propriétaires.

Plusieurs autres facteurs ont contribué à l’aggravation des inégalités dans les pays développés. Citons-en  trois. Le progrès technique rapide de ces dernières décennies a permis des économies de main d’œuvre peu qualifiée et a augmenté la demande d’équipement et de main d’œuvre qualifiée dans les activités de production.  Il a donc pu avoir des effets similaires à celui de l’extension des échanges sur la rémunération relative de ces facteurs.  En permettant des économies d’échelle de plus en plus considérables, il a également concentré les revenus de certaines activités dans les mains d’un petit nombre d’acteurs. On pense ici à la multiplication de l’audience des vedettes du cinéma, de l’opéra, du rock, ou du sport à travers les moyens modernes de communication. L’augmentation de la taille des grandes entreprises opérant à l’échelle mondiale peut de son côté expliquer (en partie) la croissance des rémunérations des dirigeants et le volume croissant des portefeuilles financiers celle des revenus et bonus des traders.  Bien sûr cet élargissement de l’échelle d’un certain nombre d’activités n’est pas seule responsable des rémunérations stratosphériques de certains PDGs ou stars. Il démultiplie en fait des rentes de situation naturelles, comme le talent des artistes et sportifs,  ou artificielles comme des ententes, des collusions, ou des asymétries informationnelles.

La libéralisation et la dérégulation des marchés est un second facteur. Initiées par l’administration Reagan  et le gouvernement Thatcher au début des années 1980 et imitées progressivement par d’autres pays développés, certaines de ces réformes ont créé des rentes de situation lorsque la dérégulation n’a pas conduit à des situations concurrentielles. Il en a été ainsi de la dérégulation des marchés financiers qui a aboli la distinction entre banque de dépôt et banque d’affaire en donnant aux grandes banques généralistes un pouvoir de marché considérable à travers leurs dépôts et de chantage au “too big to fail” en situation de crise. Si l’on considère la baisse du taux de syndicalisation comme une dérégulation endogène du marché du travail, on a là un autre exemple de l’effet inégalitaire de certaines dérégulations.

Le troisième facteur, c’est évidemment l’impôt et le recul continu de sa progressivité. Au motif de l’efficacité économique et de la mobilité internationale du capital et de ses propriétaires, les taux marginaux supérieurs d’imposition ont été drastiquement réduits dans bon nombre de pays.  Au Royaume-Uni ce taux est passé de plus de 80% à moins de 50% en trois décennies. La baisse a été tout aussi spectaculaire aux Etat-Unis et même, dans une moindre mesure, en Suède.  Une autre modalité observée dans plusieurs pays est  le découplage entre l’imposition des revenus du travail et celle des revenus du capital et le relatif alignement international, à un niveau plus faible,  des taux d’imposition des revenus du capital.

Ces trois facteurs sont-ils vraiment indépendants de la mondialisation ? Pas nécessairement. Plusieurs des réformes qui viennent d’être citées avaient pour objet d’augmenter la compétitivité des économies concernées, et l’on peut penser que, d’une certaine façon, elles répondaient à la concurrence accrue issue de la mondialisation. Même le progrès technique, souvent considéré comme exogène, est en partie le résultat des dépenses de recherche et innovation engagées par les entreprises pour relever le défi de la concurrence.

Certains des facteurs précédents sont communs avec les économies en développement, là où on observe une montée des inégalités, mais d’autres sont spécifiques. Au début du processus de réforme lancé par Deng Xiaoping, par exemple, la Chine était un pays socialiste comparable du point de vue de l’inégalité aux économies d’Europe de l’Est ou scandinaves. Libéraliser l’économie même partiellement c’était libérer les initiatives et les talents individuels et introduire des différences précédemment gommées par le système économique socialiste. La  même évolution a pu être observée au Vietnam et, dans une moindre mesure, en Inde. Cela étant, le fait que l’inégalité en Chine ait atteint 30 après les réformes un niveau très supérieur à celui des ex-pays socialiste, y compris la Russie aujourd’hui, et s’approche des économies latino-américaines, les plus inégalitaires du monde, suggère que d’autres forces sont à l’œuvre.

Il y a des raisons de penser que, dans un premier temps,  l’inégalité croît avec le développement.  La population est initialement concentrée dans un secteur de subsistance ou, dans les économies socialistes, employée dans des entreprises d’Etat. L’inégalité y est faible. Avec le développement et la libéralisation apparaissent des opportunités de gains qui sont saisies par un petit groupe d’individus entreprenants. Les paysans migrent vers les villes qui s’industrialisent mais la pression concurrentielle des campagnes pèse sur le salaire qu’ils peuvent obtenir. Le produit du développement est donc accaparé par les entrepreneurs, les détenteurs de capitaux et la main d’œuvre très qualifiée en offre limitée. L’inégalité croît inévitablement, d’autant plus qu’apparaissent avec le développement des rentes croissantes de situation  qu’une gouvernance, souvent déficiente, ne permet pas toujours de contrôler.

Ce processus de développement et d’inégalité croissante a été décrit par deux prix Nobel d’économie, Simon Kuznets et Arthus Lewis, il y a une cinquantaine d’années. Ils avaient cependant prédit que ce processus devait se retourner à un certain stade, au moment  où  la réserve de main d’œuvre serait épuisée provoquant une hausse des salaires et une baisse des profits.

La Chine est proche ou a même passé ce seuil de retournement. Il y aurait maintenant pénurie de main d’œuvre et, selon certains, l’on devrait voir dans les années qui viennent les salaires progresser plus rapidement, l’inégalité régresser et la structure de l’économie se déformer en faveur de secteurs technologiquement plus avancés. Cette étape paraît plus distante pour les autres puissances émergentes d’Asie.

Plusieurs facteurs peuvent cependant contrecarrer une telle évolution. En premier lieu, la transmission intergénérationnelle peut faire que la hausse récente de l’inégalité qui touche la génération courante est en passe de s’enraciner dans la société, une éventualité que redoutent les dirigeants chinois.  En second lieu, la contagion internationale des hauts revenus par laquelle, du fait de la forte mobilité internationale de cette main d’œuvre très qualifiée, les rémunérations des patrons d’entreprise, des banquiers et de leurs états-majors dans les économies en développement s’égalisent à celles des pays riches est présente partout dans le monde. En troisième lieu, il est à craindre que l’explosion de l’inégalité ne produise une élite qui prenne progressivement le contrôle de l’économie. Sur tous ces plans, l’exemple de l’Amérique Latine où une telle élite, a souvent bloqué  à son profit le processus de développement peut faire réfléchir.

Dans ce même continent, la baisse de l’inégalité au Brésil, l’un des pays les plus inégalitaires du monde il y a une douzaine d’années,  est un exemple à méditer. Elle résulte de la combinaison d’un ensemble de forces y compris une politique ambitieuse de redistribution, le résultat de politiques d’éducation étalées sur trois décennies, d’une croissance accélérée et des effets de la transition démographique dans les familles à bas revenu. La distribution des niveaux de vie reste certes très inégalitaire mais l’exemple brésilien montre que les économies émergentes ont la capacité d’influencer l’évolution de l’inégalité sans handicaper leur potentiel de rattrapage des pays riches.

Si l’on se tourne à présent vers l’avenir, que peut-on anticiper de l’évolution de l’inégalité dans le monde et de quels leviers dispose-t-on au niveau international et au niveau des nations pour éventuellement infléchir ou au contraire renforcer cette évolution?

Pour ce qui est de l’inégalité dans le monde, il y a beaucoup de raisons de penser que le processus historique d’égalisation à l’œuvre depuis un peu plus de 20 ans devrait se prolonger, sauf  accident majeur dans l’économie mondiale ou certaines grandes économies nationales telles qu’ une séquence de catastrophe naturelles amenant le monde à décider une diminution drastique des émissions de CO2, une transition démocratique violente paralysant l’économie chinoise pour plusieurs années, une guerre majeure ou un désastre financier issu d’une mauvaise gestion de la crise actuelle de la dette européenne.  En revanche, il faut noter que les économies émergentes et en développement ont la capacité de croître même si la stagnation ou la croissance lente des économies développées doit se prolonger.  Elles peuvent en effet se reposer sur le développement de marchés intérieurs d’une taille considérable et approfondir plus encore qu’elles ne le font à présent les échanges Sud-Sud.

Une plus grande incertitude entoure le sort de l’Afrique. Les opinions diffèrent quant aux raisons de l’embellie observée dans sa croissance au cours de la dernière décennie – et pour certain pays depuis un peu plus longtemps.  S’agit-il des effets d’une meilleure gouvernance et de politiques et stratégies plus rigoureuses de développement? Ou faut-il simplement y voir les conséquences d’une envolée des prix des matières premières dopés par la croissance mondiale, et tout particulièrement la croissance des pays émergents?  Bien sûr, la réponse à cette question peut différer entre pays. Si la seconde prévaut dans une majorité de pays, cependant, alors, le risque existe qu’un ralentissement de la croissance mondiale dans les années qui viennent  affecte le développement de pays pauvres et paralyse un moteur puissant de diminution des inégalités dans le monde.  Il faut bien voir, par ailleurs que, dans le long terme, un développement africain basé avant tout sur la rente issue des matières premières, d’origine minérale ou agricole, n’est pas réaliste au regard d’une croissance démographique qui ne ralentira pas avant quelques décennies.  Il est n’est donc pas improbable que le développement africain constitue dans le futur la zone de faiblesse d’un développement mondial proprement inclusif et que les efforts d’aide au développement soient à maintenir, si ce n’est à renforcer, pour éviter que la baisse de l’inégalité mondiale ne se heurte à cet écueil.

L’évolution probable de l’inégalité au sein des pays dépend en premier lieu des politiques qui seront mises en place pour la contenir ou la diminuer.  On peut néanmoins penser que, dans les pays développés, certaines des forces qui expliquent la hausse de ces dernières décennies resteront en place. On ne voit pas en effet comment la concurrence mondiale baisserait d’intensité, notamment avec des économies émergentes en plein essor. Dans ces conditions, la recherche de la compétitivité, l’innovation technologique pour la minimisation des coûts de production, la concentration accrue des forces de production et, si l’on n’intervient pas de façon énergique,  la domination croissante de la finance maintiendront une pression ascendante sur l’inégalité. Ces tendances ne seront d’ailleurs pas nécessairement affectées par le ralentissement des économies occidentales dont on peut au contraire penser qu’il exacerbera la concurrence mondiale. Dans les économies émergentes, par ailleurs, on ne peut pas exclure que l’accès au seuil de retournement de Kuznets-Lewis imprime un temps d’arrêt  ou même le retournement à la progression des inégalités primaires et, par ailleurs, que les stratégies d’accumulation de capital humain entraînent elles aussi une certaine égalisation des revenus.

Bien entendu, cette vision prospective de l’évolution de l’inégalité au sein des nations ignore les actions que pourraient prendre les gouvernants pour remédier à l’inégalité existante aujourd’hui ou pour empêcher qu’elle ne continue à croître. De ce point de vue, trois grands types d’intervention sont possibles: la redistribution des revenus courants par les impôts et les transferts de diverses natures,  la “redistribution des chances” assurant une meilleure répartition du capital humain (éducation), un accès plus égalitaire à certains services ou facilité telles que le crédit, et finalement la régulation de certains marchés jugés importants tel que le marché du travail ou les marchés financiers.

La théorie économique insiste sur les coûts éventuels de distorsion qu’entraîne la redistribution des revenus courants en modifiant les incitations des agents économiques à l’effort, à l’épargne et au risque.  Dans un monde en voie de globalisation, la mobilité des personnes et plus encore celle des capitaux, est un bon exemple des couts de distorsion qui seraient associés à une fiscalité trop sévère par rapport à d’autres pays.  De ce point de vue, il est probable que la marge de manœuvre  dont dispose les pouvoirs publics pour égaliser les revenus, dans les pays développés comme dans les pays en développement, à travers une taxation progressive des revenus a des limites. Cela étant, les baisses d’imposition pratiquées dans certains pays développés au cours des 20 ou 30 dernières années laissent tout de même penser qu’une certaine marge est disponible. Ceci semble a fortiori le cas dans les économies émergentes dans lesquelles l’imposition progressive du revenu est encore marginale malgré la capacité croissante de contrôle des Etats liée au développement des services bancaires.

Distribuer de façon plus égalitaire le capital éducatif ou faciliter l’accès à des moyens permettant l’accumulation d’autres actifs productifs (entrepreneuriat, crédit, …)  ne présente pas en principe les mêmes coûts. Bien au contraire, en permettant à des individus d’exprimer complètement leur talent plutôt que d’être contraint à des emplois et des qualifications non désirées, une telle redistribution améliore l’efficacité de l’économie tout en générant, à terme, une distribution plus égalitaire de ses produits.   Même si une telle stratégie n’est pas à proprement parler une réponse directe aux causes de la montée des inégalités observée ces dernières années, elle est néanmoins susceptible d’en gommer un peu les conséquences. Cela étant, elle réclame aussi d’être financée au départ par une augmentation des ressources fiscales et n’évite pas non plus complètement les coûts de distorsion.

Intervenir directement sur les marchés en régulant leur fonctionnement peut toucher plus directement les causes mêmes de la montée récente des inégalités. Mais là aussi, il s’agit d’être prudent dans la mesure où il faut éviter de rendre les marchés inefficaces. Les réguler de façon  rétablir une véritable concurrence et éliminer des rentes de situation est évidemment idéal dans la mesure où cela permet justement de rétablir en même temps de l’équité et de l’efficacité. Comme on l’a vu plus haut, des opportunités de ce type existent probablement dans le secteur financier. Sur le marché du travail, le débat n’est pas vraiment tranché parmi les économistes à propos de l’effet négatif sur l’emploi de règlementations comme celle du salaire minimum, qui, sans nul doute contribue à contenir les inégalités qui pourraient apparaître dans le bas de la distribution des salaires.  Tout dépend d’une certaine façon du niveau auquel est fixé ce salaire minimum. Les autres grandes interventions comme la protection de l’emploi auraient en revanche des effets négatifs sur la distribution, en créant un dualisme entre les “insiders” protégés par la législation et les “outsiders” exploités par des employeurs temporaires, et aussi sur le taux d’emploi.

Un type d’intervention fréquemment discuté dans les économies développées ces derniers temps consisterait à introduire une dose de protectionnisme dans nos échanges extérieurs, notamment à l’égard des pays à bas coût de main d’œuvre. Que faut-il en penser?

Une telle politique contribuerait probablement à rehausser les salaires et l’emploi du travail moins qualifié, mais elle comporte aussi plusieurs coûts majeurs, à commencer par la diminution inévitable des exportations vers les pays dont on se protège et la baisse d’emploi et de rémunération dans les secteurs correspondants. D’autres coûts et obstacles ne sont pas moins importants. Premièrement, si la protection doit s’exercer vis-à-vis des économies émergentes, elle doit être multilatérale. Or il n’est pas sûr que tous les partenaires commerciaux d’une zone de libre échange, on pense évidemment à l’Union Européenne, puissent se mettre d’accord sur une liste de produits à protéger. Deuxièmement, beaucoup des produits en provenance des économies émergentes sont des biens de consommation de masse –habillement, chaussures, jouets, électronique grand public, … –  qui représentent une part importante du budget des ménages à bas-revenu. Ceux-ci gagneront peut-être en emploi et en salaire mais ils perdront en coût de la vie. Il n’est même pas sûr que leur gain réel total soit positif. Troisièmement, les chaines de valeur qui conduisent  à des produits finaux dans le monde d’aujourd’hui sont longues, complexes et, de plus en plus, internationales. L’exemple des I-phones est bien connu. Il associe une valeur d’innovation et de distribution essentiellement américaine à un contenu électronique fabriqué en Asie. Se protéger contre la production asiatique ce serait alors renchérir et donc handicaper les ventes de ce type de produit. Quatrièmement, reconquérir des marchés aujourd’hui pratiquement abandonnés tels que l’habillement, les jouets ou la vaisselle exigerait des tarifs tellement élevés que les consommateurs nationaux seraient très probablement perdants. La protection devrait alors se concentrer sur les produits où se concurrencent aujourd’hui pays développés et économies émergentes, soit l’automobile, les produits pharmaceutiques ou, même, l’aéronautique. Mais il s’agit de secteurs qui sont aujourd’hui encore largement exportateurs dans les pays développés.   Finalement, dans une perspective dynamique, il faut souligner que les gains de productivité et compétitivité d’une économie sont en partie liés à sa dynamique exportatrice et importatrice. Se protéger de la concurrence internationale dans une gamme de produits reviendrait à s’y enfermer et renoncer aux bénéfices de l’innovation.

Au total, l’hypothèse qu’une inflexion protectionniste de la politique commerciale pourrait permettre de corriger la perte de revenu relatif de la part la moins qualifiée de la main d’œuvre dans un certain nombre de pays développés est  peu réaliste car son coût risque d’être tout simplement exorbitant.  Il existe d’autres moyens de lutter contre l’inégalité, bien moins coûteux, à commencer par la fiscalité, les politiques d’éducation et de formation, ou la régulation de certains secteurs sensibles comme le secteur financier. Utilisons-les !

En conclusion, la vision apocalyptique d’un monde archi-globalisé, où les écarts de niveaux de vie au sein d’un pays seraient les mêmes que ceux que l’on observe aujourd’hui entre citoyens du monde, n’est heureusement pas à l’ordre du jour. Bien sûr, on a vu que l’inégalité avait augmenté dans une majorité de pays, notamment les pays développés. Mais, même dans les pays où elle est la plus élevée, comme aux États-Unis, l’écart avec ce que l’on observe au niveau mondial reste, à quelques rares exceptions près, abyssal. On a vu aussi que, si la mondialisation des échanges et les mouvements de main-d’œuvre et de capitaux avaient une responsabilité dans la hausse des inégalités, ils ne l’expliquaient pas totalement. Il y a donc une composante autonome dans l’évolution de l’inégalité, dont on peut penser qu’elle est, au moins en partie, sous le contrôle des États.

Au niveau mondial, la bonne nouvelle est que l’inégalité décroît grâce au processus historique de rattrapage dans lequel sont lancées les grandes économies émergentes d’Europe de l’Est, d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique australe. Dans cette perspective, il faut seulement craindre que les pays pauvres ne continuent d’accumuler du retard par rapport aux économies émergentes, risquant à terme d’interrompre la baisse de l’inégalité mondiale. À ce titre, on peut se féliciter que la réduction de l’inégalité mondiale figure au premier rang des préoccupations internationales, comme en témoignent les « objectifs du millénaire pour le développement » de l’ONU.

Dans les pays développés, les instruments sont disponibles et la redistribution a déjà lieu. Le problème est que la mondialisation et la concurrence internationale inciteraient plutôt ces pays à réduire la redistribution et plus généralement la protection sociale, au motif qu’ils doivent défendre leur compétitivité et que la protection sociale grève le coût du travail. Cette tendance s’observe dans plusieurs pays et elle n’est pas indépendante du processus de mondialisation. De même, il faut bien convenir que, dans un monde globalisé, l’autonomie fiscale d’un pays se voit limitée. Une hausse trop massive du taux marginal supérieur d’imposition sur le revenu risque de faire fuir les talents, le capital ou les entreprises vers un pays voisin. Il reste cependant une marge d’intervention non négligeable en matière d’imposition et  des progrès considérables sont encore à faire dans nombre de pays  en matière d’égalisation des chances parmi les citoyens et aussi de correction des imperfections de marché qui conduisent simultanément à trop d’inégalité et des économies inefficaces.

Les pays émergents constituent un cas à part. La hausse des inégalités en leur sein tient aux mécanismes mêmes du développement économique et à une capacité, pour l’instant limitée, de favoriser la redistribution des revenus, d’égaliser les chances et de promouvoir une gouvernance adaptée. Espérons-le, cette capacité augmentera avec le temps et le développement économique lui-même. De ce point de vue, la baisse des inégalités observée au Brésil sur les dix dernières années est exemplaire, même s’il lui reste encore à parcourir un chemin considérable pour se rapprocher de la moyenne mondiale.

Au total, la question est essentiellement politique. Au niveau national, la volonté existe-t-elle dans les pays où l’inégalité a fortement augmenté d’intervenir pour prévenir cette tendance ou l’inverser?  Au niveau international, si la volonté semble exister de s’assurer que les pays pauvres ne s’écarteront pas du trend de croissance de l’économie mondiale, tirée par les économies émergentes, la perspective semble encore éloignée en ce qui concerne la lutte contre les inégalités au sein des nations et l’harmonisation, même grossière, des fiscalités.  A terme, une telle harmonisation risque cependant de devenir une condition nécessaire à la poursuite de la mondialisation et à la préservation des gains qu’elle peut engendrer.

Texte des débats ayant suivi la communication