Séance publique du lundi 26 novembre 2012
par M. Jean Tirole, Membre de l’Académie
ALLOCUTION de Marianne BASTID-BRUGUIÈRE
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
LA VIE ET LES TRAVAUX DE MAURICE ALLAIS par Jean TIROLE
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
ALLOCUTION de Marianne BASTID-BRUGUIÈRE
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mes chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,
Cher Confrère,
C’est un plaisir pour moi de vous introduire à cette dernière étape du rite d’initiation au sein de notre Académie : la lecture d’une notice sur la vie et les travaux de votre prédécesseur, Maurice Allais.
La Section d’Économie est de fondation dans notre compagnie.
Maurice Allais siégeait dans cette section sur un fauteuil de financier, celui d’Adolphe Vuitry, gouverneur de la Banque de France. Vuitry avait été élu à la nouvelle section dite Politique, administration, finances, créée par le Second Empire en 1855 en vue de doter l’Académie des sciences morales et politiques d’un effectif égal à celui des autres académies. Lorsque cette section fut supprimée en 1866, ses membres furent distribués entre les sections existantes et Vuitry passa dans la Section d’Économie politique, dite dès lors « Économie politique, finances, statistique » – l’ordre actuel des termes date de 1888. Son fauteuil s’illustra d’ailleurs surtout par des financiers ou penseurs des finances : son gendre Henri Germain, président-fondateur du Crédit Lyonnais, Jacques Rueff. La monnaie était au cœur des recherches de Maurice Allais, mais le champ de ses investigations s’étendait avec autorité à l’ensemble des domaines de l’économie, et même bien au-delà, puisque certains de ses travaux touchaient aussi à des questions intéressant la physique. Il a été le premier Français lauréat du prix Nobel d’économie.
Le prestige de cette personnalité imposante rendait difficile de lui trouver un successeur. Heureusement, notre regretté confrère Pierre Tabatoni, toujours à l’affût des percées nouvelles et des jeunes talents, avait repéré depuis longtemps le travail original qui se faisait à Toulouse, à l’Institut d’économie industrielle fondé par Jean-Jacques Laffont en 1990. Il s’était rendu sur place pour juger sur pièces, m’a-t-il confié un jour. Il avait évidemment attiré l’attention de ses confrères sur ce fleuron de la recherche universitaire. Les années n’avaient fait qu’accroître la réputation mondiale de cette École d’économie de Toulouse dont vous êtes un maître incontesté. Il était naturel que la Section d’Économie, statistique et finances vienne vous solliciter de rejoindre ses rangs. Du reste, elle vous avait attribué le prix Charles Dupin dès 1996, et le prix Zerilli-Marimo en 2004. Vous étiez jeune, attaché au terroir provincial et familier du vaste monde, savant illustre et inventif : l’académicien idéal.
Vous êtes né à Troyes en 1953. Vous avez fait vos études à Nancy. Vous êtes entré à l’École polytechnique. Là, Roger Guesnerie a donné un sens nouveau à votre passion innée pour la mathématique en vous insufflant la vocation de l’économie. Vous avez intégré le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui vous a procuré, dites-vous, les moyens d’accomplir votre passion de la recherche. En 1978, vous soutenez à l’Université de Paris IX-Dauphine un doctorat de 3e cycle en Mathématiques de la décision, intitulé Essai sur le calcul économique public et sur le taux d’actualisation. C’est au Massachusetts Institute of Technology que vous obtenez en 1981 un doctorat d’économie, sous la direction d’Eric Maskin, prix Nobel d’économie en 2007.
Vous aviez rencontré Jean-Jacques Laffont et noué amitié en 1980, lors d’un congrès de la Société d’économétrie à Rio de Janeiro. En 1981, vous revenez en France élaborer avec lui de nouvelles théories de l’information et de l’économie industrielle au sein du CERAS (Centre d’enseignement et de recherche en analyse socioéconomique) de l’École nationale des Ponts et Chaussées et du CNRS. En septembre 1984, le MIT vous offre une chaire, que vous quittez en 1992 pour vous établir à Toulouse et prêter main-forte à Jean-Jacques Laffont qui y construit un nouveau pôle de la recherche économique. Vous y devenez directeur scientifique de l’Institut d’économie industrielle, lancé en 1990 et financé en majeure partie par les entreprises industrielles, tout en poursuivant vos recherches personnelles au sein du GREMAQ (Groupe de recherche en économie mathématique et quantitative). Au décès prématuré de votre ami Jean-Jacques Laffont en 2004, vous avez accepté de prendre la relève.
C’est grâce à votre travail intense sur tous les fronts, des ingrates et multiples besognes administratives aux conceptions théoriques nouvelles, grâce à votre vision dynamique de l’avenir, grâce à l’esprit pionnier et d’émulation que vous avez su perpétuer au sein des équipes logées à la vieille Manufacture des Tabacs, qu’a pu prendre corps en 2007 l’École d’économie de Toulouse, plus connue sous le signe de TSE (Toulouse School of Economics). Elle fédère l’Institut d’études industrielles et trois laboratoires de pointe – votre GREMAQ, le LERNA (Laboratoire d’économie des ressources naturelles) et l’ARQADE (Atelier de recherches quantitatives appliquées au développement économique) – autour d’un projet comportant la formation des étudiants dès la licence dans une filière d’excellence, mais ouverte, associée à un pôle de recherches d’avant-garde, le tout soutenu par les fonds publics et privés de la Fondation scientifique Jean-Jacques Laffont que vous présidez. TSE, qui compte plus de cent chercheurs et plus de cent cinquante doctorants, dont les deux tiers étrangers, a déjà gagné le 11e rang mondial et le 3e rang européen pour les études économiques, après la London School of Economics et la faculté d’économie d’Oxford.
Depuis trente ans, vous avez en réalité un pied de chaque côté de l’Atlantique. Vous continuez au MIT un enseignement régulier comme visiting professor et vous êtes invité par les meilleurs centres mondiaux à donner des cours et des conférences à un rythme qui s’accélère : deux fois par an avant 2000, sept fois par an aujourd’hui. Vous croisez sans cesse les réseaux pour suivre exactement le mouvement des recherches, pour repérer et tester les nouveaux acquis en vue d’inaugurer des pistes d’enquêtes plus subtiles et originales, ou encore pour recruter les meilleurs talents.
Votre vocation est la recherche, mais vous la pratiquez comme un ingénieur, que vous aimez être, attentif au concret, à l’utilité, même si votre prédilection est l’élaboration de modèles théoriques. Il en résulte une œuvre protéiforme. Dans les institutions que vous avez su construire, l’esprit qui les anime contribue autant au succès que les modalités d’organisation. Votre concours est sollicité par de très nombreuses instances, savantes ou très techniques, nationales et internationales. Vous avez siégé au European Research Council Panel aussi bien qu’à la commission de tarification de l’électricité.
Vos publications comptent plus de 220 articles, dont 180 parus en anglais à l’étranger, et 11 ouvrages, la plupart publiés d’abord aux États Unis, mais avec aussi une version française, et invariablement une traduction japonaise et chinoise. Votre Théorie de l’organisation industrielle, parue en 1988 est devenue un classique universel pour guider la régulation à mettre en place à la suite de l’ouverture à la concurrence des industries de réseau, télécommunications, électricité et autres. La réglementation prudentielle des banques de 1994, Financial Crises. Liquidity and the International Monetary System, et The Theory of Corporate Finance publiés à Princeton en 2002 et 2006, hélas sans version française, ont achevé de vous élever aux premiers rangs mondiaux des spécialistes de l’économie.
Vos recherches, dont je ne puis ici que tracer une esquisse succincte, sont parties de l’économétrie, qui régnait en déesse suprême à l’époque de vos études, afin d’en corriger les apories à la lumière des questionnements d’autres disciplines. Votre maître Eric Maskin a attiré votre attention sur la fécondité de deux théories : la théorie des jeux, qui décrit des choix de stratégie par des acteurs qui sont en situation d’interdépendance et ont des intérêts divergents ; et la théorie de l’information, dite aussi, selon l’application que l’on en fait, théorie des incitations, théorie des contrats, théorie du signal, théorie du principal-agent. Elle consiste dans l’utilisation stratégique d’informations privilégiées par des acteurs. Vous avez développé des outils très pointus pour décrire, analyser et surtout prévoir les stratégies de différents acteurs économiques dépendant les uns des autres, dans des situations très complexes. Et notamment lorsque la situation entre ces acteurs se reproduit dans le temps.
On vous doit aussi des avancées fondamentales pour modéliser les situations où les protagonistes ne disposent pas tous de la même information. Vos travaux offrent aux entreprises et aux autorités des outils précieux pour faire les bons choix et anticiper ceux des autres. Vous avez vous-même appliqué vos modèles à une multitude de problèmes concrets : la pollution, le chômage, la finance, avec une indomptable alacrité. Dans les travaux que vous menez actuellement dans le champ d’une économie comportementale, où vous convoquez non seulement la sociologie et la psychologie, mais les acquis des neurosciences, vous déployez une fois de plus cette « intelligence rare, capable d’inventer mais aussi de retenir et de structurer une somme hallucinante de travaux scientifiques », ainsi que vous définit très justement un de vos collègues.
Vous êtes inondé de prix et d’honneurs dont l’énumération serait trop longue. Parmi les distinctions étrangères je ne citerai que le doctorat honoris causa de l’Université libre de Bruxelles dès 1986, suivi par bien d’autres, la présidence de la Société d’économétrie en 1998, le prix de la Fondation BBVA (Banco Bilbao Vizcaya Argentaria) en 2008, et en 2010 le Prix d’applications quantitatives innovantes du Chicago Mercantile Exchange et de l’Institut de recherches en sciences mathématiques de Berkeley. En France, je me bornerai à rappeler la médaille d’argent du CNRS en 2002, la médaille d’or en 2007 et le Prix Lévi-Strauss en 2010.
Malgré toute cette gloire, vous demeurez modeste, et malgré vos charges, vous savez rester disponible pour les causes savantes et curieux d’apprendre. Depuis votre élection le 27 juin 2011, nous avons apprécié de vous écouter lors d’une communication et d’interventions à des colloques, notamment celui à la mémoire de Maurice Allais, votre regretté prédécesseur. Nous nous réjouissons de compter en vous un esprit tout aussi vigoureux et original que le sien, bien que sur un mode très différent.
Je vous laisse maintenant la parole pour la lecture de votre notice sur la vie et l’œuvre de Maurice Allais.
LA VIE ET LES TRAVAUX DE MAURICE ALLAIS
par Jean TIROLE
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Madame le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Monsieur le Chancelier de l’Institut, Mes chers confrères, Mesdames et Messieurs de la famille de Maurice Allais, Mesdames, Messieurs, La réputation et l’influence d’une Académie, aussi prestigieuse soit-elle (et la nôtre n’a pas à rougir en la matière) ne tient qu’à la qualité de ses membres et à l’alchimie complexe des interactions entre ces derniers. Nous sommes aujourd’hui réunis pour honorer l’œuvre d’un des membres de notre Académie, qui fut aussi l’un des plus grands savants français du XXe siècle. Je me dois d’évoquer sa vie et son œuvre avec humilité, eu égard à la personnalité et aussi au fait que d’autres, y compris certains de nos confrères comme ses étudiants, Marcel Boiteux et Thierry de Montbrial, l’ont fait beaucoup mieux que je ne pourrai le faire [1]. Si ses écrits m’ont profondément influencé, je n’ai pas été son étudiant ; de fait je n’ai jamais rencontré Maurice Allais, ce que bien évidemment je regrette. J’ai presque eu cette opportunité lorsqu’en octobre 1998 j’acceptai de commenter son article de 1947 sur l’économie du ferroviaire lors d’un colloque à l’École des Mines. Malheureusement, il fut retenu par d’autres obligations et m’envoya une gentille lettre pour s’excuser. Je voudrais évoquer différentes facettes de sa vie et de son œuvre : l’homme, l’enseignant, l’autodidacte et savant universel, sa philosophie de la recherche, ses contributions à la science économique et à la politique économique, et enfin l’Académicien.
L’homme
Maurice Allais est né en 1911 dans une famille modeste, qui tenait une crèmerie dans le XIVe arrondissement de Paris. Son père décéda dans un camp de prisonniers en 1915.
Pupille de la nation, il vécut chez ses grands-parents à Bourg-la-Reine entre son douzième et son dix-neuvième anniversaire. Passionné d’histoire dans ses études secondaires au lycée Lakanal, il voulut faire l’École des Chartes, mais finalement opta, sur le conseil de son professeur de mathématiques, pour des études scientifiques et fit sa taupe à Lakanal, puis à Louis-le-Grand. Son admission à l’École Polytechnique, qu’il avait préparée en couchant sur un lit de fer déplié dans la petite boutique de bonneterie de sa mère, fut un moment très important dans sa vie.
Admis à l’École polytechnique en 1e année de classe préparatoire, il redoubla pour rentrer mieux classé, puis sortit major de l’École dans le corps des mines, et fut affecté au service des mines de Nantes en 1937. Marqué par un voyage dans une Amérique en pleine dépression lors de sa scolarité à l’X, Maurice Allais entreprit une lecture solitaire de ce qu’il appela ses maîtres à penser, Walras, Pareto et Fisher, et, dans l’année suivant la démobilisation de juin 1940, commença à rénover des pans entiers de la théorie économique.
Déjà, nous rencontrons ici le trait d’un personnage hors-norme, dont l’exploit est quasiment impensable de nos jours : seul dans une ville de province, ayant un service non-académique à remplir (même si de la guerre avait résulté un allégement administratif) et doté de peu de connaissances en économie, il conçoit son ouvrage de 1943, À la recherche d’une discipline économique, 900 pages reprographiées au duplicateur à alcool, et jette les bases d’Économie et intérêt, paru en 1947 et dédié à Irving Fisher. Ces ouvrages, qui sont les deux principales œuvres citées par le Comité Nobel en 1988, ne furent à l’époque publiés que grâce à une souscription auprès de contributeurs individuels.
Et s’ils restèrent longtemps inconnus de la communauté scientifique internationale – nous y reviendrons –, ils influencèrent plusieurs générations d’économistes français, indirectement ou plus directement comme dans le cas de ses étudiants Gérard Debreu (qui reçut le prix Nobel pour ses contributions à la théorie de l’équilibre général, sujet du livre de 1943) et Edmond Malinvaud (auteur en 1953 d’un remarquable article sur la théorie du capital, sujet du livre de 1947).
Je ne peux ici résister au plaisir de rappeler cette anecdote relatée dans l’autobiographie de Marcel Boiteux, Haute tension, qui, ceci dit en passant, y fait un vibrant hommage à Maurice Allais. Juste après la guerre, deux étudiants d’Allais, Marcel Boiteux et Gérard Debreu, étaient en concurrence pour une bourse Fulbright permettant un séjour aux États-Unis (Allais en avait demandé deux, mais n’en obtint qu’une) et décidèrent de tirer à pile ou face pour choisir le gagnant. Gérard Debreu remporta le tirage au sort, et la suite fait partie de l’histoire, dit-on. Gérard Debreu fit une longue carrière à Berkeley, prit la nationalité américaine, et reçut le prix Nobel, tandis que Marcel Boiteux, après avoir fait des contributions décisives au calcul économique, dirigea EDF de 1967 à 1987. Péripétie que Marcel Boiteux relate avec facétie, mais non sans justesse : « À pile ou face. Le destin ne tient-il qu’au hasard de la retombée d’une pièce de monnaie ? Il est vain de réécrire l’histoire. Mais je ne serais pas resté quarante ans à enrichir patiemment la mathématique du modèle de l’optimum. Et je vois mal mon camarade Debreu, avec son caractère tranché, négocier avec des délégations syndicales pendant des journées entières pour aboutir à un résultat. Toujours est-il que Debreu parti, je devins l’assistant de Maurice Allais à l’École des Mines (…) ».
Maurice Allais entra en 1944 comme professeur à l’École des Mines, et au CNRS comme chercheur en 1946 (où il restera jusqu’à 1980), deux institutions qui surent détecter son talent.
Sa future épouse, Jacqueline, économiste elle-même, fut son étudiante, puis sa collaboratrice dès le début des années cinquante et, par la suite, participa à tous ses travaux au cours de leurs quarante-trois années de mariage (1960 – 2003). Leur fille Christine fit graver sur la tombe de Maurice Allais et à la demande de ce dernier l’inscription, après la mention de la médaille d’or du CNRS et du Prix Nobel : « Avec le soutien efficace et permanent de Jacqueline Allais, sa collaboratrice de toujours ».
Même si la plupart de ses travaux demeurèrent longtemps méconnus, Maurice Allais jouit assez tôt d’une notoriété internationale, comme en témoignent par exemple ses élections à plusieurs sociétés savantes étrangères, lui qui n’écrivait pratiquement qu’en français (par exemple il fut élu fellow de la prestigieuse Société d’Économétrie dès 1949 et devint membre de l’Institut international de Statistique en 1951).
La consécration suprême vint tard. Il reçut la médaille d’or du CNRS en 1978, puis le prix Nobel dix ans plus tard, à 77 ans, après même le Nobel de son étudiant Gérard Debreu en 1983. Même s’il eut la chance de pouvoir continuer une vie scientifique intense tard dans sa vie, une reconnaissance plus précoce n’aurait été que méritée.
Plusieurs facteurs ont contribué à cet oubli du Comité Nobel, et au désintérêt de la communauté économique plus généralement. Son usage de la langue française lui coupait la majeure partie de son lectorat potentiel ; de fait, mis à part ses travaux, les dernières grandes contributions à la science économique écrites dans une langue autre que la langue scientifique internationale sont un article en français de Marcel Boiteux en 1956 et, en 1965, un article en allemand de Reinhard Selten, théoricien des jeux et prix Nobel 1994. Il faut aussi admettre que ses écrits pouvaient être difficiles d’accès du fait de notations non conventionnelles ou de choix d’emphase discutables : sa découverte du modèle à générations imbriquées se trouve dans un appendice de 141 pages commençant à la page 631 de son livre de 1947 ! Il n’est pas surprenant que ce modèle maintenant classique, utilisé par exemple pour étudier la viabilité de la dette de l’État ou les transferts intergénérationnels par les régimes de retraite, ait été attribué à un article de Samuelson de onze ans postérieur. Dans le chapitre 8 du même livre, il invente le modèle de demande transactionnelle pour la monnaie, généralement attribué à Baumol et Tobin pour leurs contributions des années cinquante, et de façon caractéristique développe cette théorie dans deux notes de bas de page ! Il fallut attendre les années 1980 et Bertrand Munier pour établir la précédence, gracieusement reconnue par les deux chercheurs américains, comme Samuelson l’avait d’ailleurs fait pour le modèle à générations imbriquées.
L’enseignant
Maurice Allais enseigna à l’École des Mines, à Paris X, et à l’Institut de la Statistique. Il enseigna également à l’Institut des Hautes Études Internationales de Genève de 1967 à 1970. Il fut professeur invité à l’Université de Virginie à Charlottesville en 1958-1959. Il refusa en 1970 une offre alléchante de cette dernière université, allant contre l’avis de son épouse Jacqueline et faisant suite à une réflexion approfondie de plusieurs mois concrétisée notamment par un devis de déménagement.
L’enseignement fit l’objet chez lui d’une passion aussi dévorante que la recherche. Le nombre et les réalisations de ses étudiants font que je ne pourrai aborder ce sujet ici, faute de temps. Je ne peux que vous renvoyer aux nombreux témoignages de ses étudiants et amis dans le livre Un savant méconnu paru en 2002. Non seulement ses travaux attirèrent de nombreux étudiants français talentueux vers l’économie (Jacques Lesourne et Marcel Boiteux, par exemple, renvoient leur choix de carrière à la lecture de l’ouvrage de 1943), mais il forma aussi des générations d’ingénieurs-économistes qui partirent dans la recherche (comme Gérard Debreu), dans l’entreprise et la haute fonction publique, ou souvent passèrent de l’un à l’autre ( Jacques Lesourne, Marcel Boiteux, Thierry de Montbrial, Hubert Levy-Lambert, Edmond Malinvaud, Lionel Stoleru, etc.).
Un point noir dans sa carrière d’enseignant, cependant : en 1959, un fonctionnaire habitué des cabinets ministériels lui fut préféré pour enseigner l’économie à l’École Polytechnique. Pour comble d’insulte, le Conseil de perfectionnement de l’X reconnut unanimement que le classer second n’était pas raisonnable eu égard à sa stature et… décida de classer second un troisième candidat (de telles pratiques subsistent ; par exemple, j’ai observé une stratégie analogue il y a une quinzaine d’années lorsqu’un grand économiste nord-américain fit l’erreur de vouloir s’installer en France). Maurice Allais fut profondément blessé par cette décision très injuste d’une école qu’il vénérait et qui avait été pour lui un tremplin social.
L’autodidacte et le dernier savant universel
Un des paradoxes d’Allais, dont il tira d’ailleurs une certaine fierté, est qu’il fut un autodidacte et un savant universel à une époque où les connaissances nécessitaient déjà un apprentissage et une spécialisation intenses.
La norme scientifique est en effet aujourd’hui une extrême spécialisation au sein même de chaque discipline scientifique. Même en prenant quelques décennies de recul, le parcours de Maurice Allais sort complètement de l’ordinaire. Non seulement il fut un touche-à-tout génial de l’économie, mais il s’adonna à sa première passion, l’histoire et la politique, écrivant des livres sur les inégalités et la civilisation, sur les origines des deux guerres mondiales, sur Les bouleversements à l’Est, sur L’Algérie d’Évian, ou encore un Essor et déclin des civilisations (non publié). Il consacra aussi beaucoup de son temps de recherche à la physique et à la recherche opérationnelle, disciplines pour lesquelles il obtint des prix scientifiques (par exemple, aux États-Unis le prix de la Gravity Foundation ou le Lanchester Prize). Il s’intéressa jusqu’aux mathématiques, passant beaucoup de temps dans les années soixante à rechercher la démonstration du dernier théorème de Fermat, qui ne fut finalement prouvé qu’en 1994 par Andrew Wiles. Pour des raisons de compétence, je ne commenterai bien sûr que ses travaux en économie.
Je ne conseillerai à aucun étudiant de poursuivre la stratégie de carrière de Maurice Allais et l’on peut se demander comment elle put mener à un parcours aussi accompli. La réponse à cette question est double : une intelligence hors norme et une soif de savoir, qui d’ailleurs le conduisit à rester très actif en recherche tout près du centenaire. Son Autoportrait d’un autodidacte est de fait le sous-titre d’un livre intitulé La passion de la recherche.
Philosophie de la recherche
Dans son Autoportrait, Maurice Allais décrit une vision très moderne de la recherche. Disciple de Poincaré, il se donne pour but d’introduire de l’ordre et de dévoiler des relations stables, des lois invariantes. En opposition à certaines vues populaires dans les milieux intellectuels français, il insiste sur l’invariance des données psychologiques des individus en tout temps et tout lieu et embrasse l’individualisme méthodologique.
Pourfendeur de vérités établies, dont les défenseurs furent représentés par une hydre sur son épée d’académicien, il se fait l’apôtre de théories basées sur des postulats solides et jugées à la fois sur la plausibilité de leurs hypothèses et sur la validité de leurs prédictions. Il adopte une vision épistémologique basée sur trois piliers : formulation précise des hypothèses théoriques, déduction des conséquences de ces hypothèses, et analyse des données de l’observation (avec, chez lui, plutôt une analyse préalable des données qu’une confrontation ex post avec les prédictions de la théorie).
Dans le registre plus spécifique à la recherche en sciences économiques, il distingue entre les objectifs, données issues de la politique, et les moyens, objet d’une véritable science et permettant d’atteindre ces objectifs au moindre coût. Il anticipe aussi l’évolution de ces vingt dernières années en encourageant les économistes à se rapprocher des autres sciences sociales et en travaillant lui-même sur la notion de rationalité face à l’incertitude ou sur une approche comportementaliste de la théorie de la monnaie.
Contributions à la science économique
Paul Samuelson [2], un des grands économistes du XXe siècle, dont les travaux et ceux de Maurice Allais se sont chevauchés, lui rendit en 1988 sans doute le plus beau des hommages :
« Allais est une source de découvertes inédites et originales. Si ses premiers ouvrages avaient été écrits en anglais, toute une génération de théorie économique aurait connu une évolution différente ».
Ce n’est pas l’occasion de traiter en détail des contributions de Maurice Allais, mais il est utile d’en esquisser l’étendue et l’importance.
Contraint par ses statuts de récompenser des travaux spécifiques plutôt qu’une œuvre, le Comité Nobel couronna Maurice Allais pour ses « travaux de pionnier sur la théorie des marchés et l’utilisation efficace des ressources », c’est-à-dire pour ses ouvrages de 1943 et 1947.
Le livre de 1943 porte sur la théorie de l’équilibre général. Il démontre avec beaucoup plus de généralité que ses prédécesseurs l’équivalence entre équilibres de marché et « optima de Pareto » (c’est-à-dire des allocations des ressources qui ne peuvent faire l’objet d’améliorations pour tous étant donné les contraintes sur les ressources de l’économie). L’intuition est que les consommateurs, dans leurs choix de consommation et d’épargne, internalisent le coût marginal pour les entreprises de leurs décisions, tandis que ces dernières continuent de produire jusqu’à ce que leur coût marginal excède la propension à payer des consommateurs ; en d’autres termes, les « signaux prix » sont les bons. Concrètement, cet ouvrage amena Allais à prendre position pour une séparation entre l’efficacité et la redistribution. L’efficacité est obtenue au niveau de la production par une tarification au coût marginal (impliquant un financement par l’État en cas de rendements d’échelle croissants), et au niveau de la consommation par un taux de TVA unique. La redistribution, elle, est assurée par l’impôt sur le revenu. La version moderne de cette idée de séparation entre efficacité économique et redistribution est le théorème d’Atkinson-Stiglitz de 1976.
Le résultat d’équivalence entre équilibres concurrentiels et optima de Pareto, qui est une version rigoureuse de l’idée d’Adam Smith de main invisible du marché, nécessite des hypothèses fortes, dont le relâchement a fait l’objet de beaucoup de recherches depuis lors : les agents économiques ne doivent pas avoir de « pouvoir de marché » (ils sont petits par rapport aux marchés et donc incapables de manipuler les termes de l’échange), donc les marchés ne peuvent être oligopolistiques ; les agents doivent être parfaitement informés et rationnels ; et il ne peut y avoir d’effets externes ou de rendements d’échelle dans la production. C’est un peu le modèle des gaz parfaits de l’économie, sur lequel se greffent aujourd’hui des recherches plus fines sur les défaillances de marché.
Ce livre contient aussi le premier traitement de la stabilité du tâtonnement walrasien à partir des méthodes de Lyapounov, quinze ans avant les célèbres travaux d’Arrow et Hurwicz.
Plus important encore est son ouvrage de 1947, au sujet duquel je commencerai par une anecdote : en 1985-1986, alors que j’enseignais au MIT, mon collègue Peter Diamond (prix Nobel 2010) vint me voir ; grand spécialiste entre autres du modèle à générations imbriquées, sur lequel il avait fait une contribution fondamentale en 1965, il découvrait Allais et s’apprêtait à relater sa contribution au Comité Nobel ; son français appris au lycée était selon lui « rusty » et il ne pouvait croire à ce qu’il était en train de lire. Il s’avéra que son français était tout à fait adéquat. L’appendice dont Peter Diamond me parla et qu’à ma grande honte, je découvris également, contenait de nombreux trésors cachés dans ses 141 pages très denses :
- le modèle à générations imbriquées (dit « de Samuelson-Diamond ») et son implication que l’équilibre, même concurrentiel, peut être inefficace en raison d’une suraccumulation de capital si le taux d’intérêt est plus faible que le taux de croissance de l’économie ;
- la règle d’or (dite de Phelps, suite à un article de 1961), qui détermine le taux d’épargne maximisant le taux de croissance soutenable d’une économie, montrant que ceci est réalisé quand le taux d’intérêt est égal au taux de croissance de l’économie ;
- l’absence d’équivalence ricardienne (en particulier l’idée selon laquelle l’émission de dette publique affecte l’efficacité économique, l’équivalence ricardienne voulant qu’un accroissement de la dette publique soit neutre, car compensée par une augmentation de l’épargne des consommateurs afin de payer les impôts futurs résultant de l’émission de dette publique) ;
- l’accroissement des taux d’intérêt dû à la rente foncière ;
- et enfin la possibilité d’indétermination de la valeur de la monnaie.
Il est intéressant de noter que ce livre ne fit l’objet d’aucune recension dans des revues économiques françaises.
Après cette exploration de la théorie du capital, Maurice Allais présenta en 1952 à un colloque d’économétrie à Paris, puis en 1953 dans un article dans « Econometrica », une contribution beaucoup plus remarquée sur la théorie des choix en avenir risqué. Il utilisa une approche expérimentale pour montrer que les postulats de rationalité bayésienne de von Neumann-Morgenstern et Savage ne sont pas satisfaits en réalité : les individus exhibent une préférence marquée pour la certitude. Quarante ans avant la « cumulative prospect theory » des psychologues Kahneman et Tversky, il apporte les éléments méthodologiques de la transformation non linéaire des probabilités [3]. L’aspect comportementaliste de ces travaux, ainsi que son introduction ultérieure dans sa théorie monétaire de la notion de mémoire imparfaite ou d’oubli en font un des précurseurs de l’économie comportementaliste moderne.
Maurice Allais consacra aussi beaucoup de son énergie à construire une théorie monétaire. Il affina la théorie quantitative de la monnaie (selon laquelle la demande de monnaie est proportionnelle à la dépense des agents économiques et dépend aussi de leur anticipation du taux de croissance) en y introduisant des aspects comportementalistes : premièrement il distingue le temps physique du temps psychologique. Ensuite il suppose que les agents économiques ont une mémoire imparfaite du passé et que leur oubli augmente avec le temps ; de plus, le taux d’oubli est plus important quand les variables économiques évoluent plus rapidement (par exemple lors d’une hyperinflation ou – serait-on tenté d’ajouter aujourd’hui – dans les années suivant l’introduction de l’Euro). Cette fonction complexe de la demande de monnaie juxtaposée à une fonction d’offre de monnaie est alors introduite dans un modèle dynamique donnant naissance à des cycles, dus à des décalages dans les réactions des agents. Côté offre de monnaie, il recommanda alors une forme extrême de l’évolution actuelle des régulations de Bâle : la séparation entre banques de prêt, financées long, et banques de dépôt, la création monétaire étant l’apanage de l’État.
Contrairement aux autres travaux évoqués ici, cette théorie reste aujourd’hui méconnue. Il faut dire que la notion de mémoire imparfaite ne fait pas vraiment partie du registre macroéconomique. Une exception à cette règle est un article [4] de 2002 de Sendhil Mullainathan, professeur à Harvard, qui utilise les développements ultérieurs en psychologie pour décrire plus finement les mécanismes d’oubli et en tire les implications pour la dynamique de la consommation agrégée ; cet article ne cite pas les travaux d’Allais. Malgré leur grande originalité, ces travaux de Maurice Allais eux aussi passèrent inaperçus dans la communauté scientifique internationale. Comme le remarque Roger Guesnerie, professeur au collège de France, dans son introduction d’un ouvrage en l’honneur de Maurice Allais paru en 2010, l’isolement relatif d’Allais lui fit ignorer la révolution en théorie macroéconomique de la problématique des anticipations, tournées vers l’avenir et non seulement vers le passé.
Ceci rendait difficilement recevable sa théorie, qui modélisait des comportements entièrement tournés vers le passé.
Enfin, Maurice Allais revint souvent sur la théorie des surplus qu’il avait développée dans le livre de 1943 et qui avait inspiré des articles importants de Gérard Debreu et de Marcel Boiteux au début des années cinquante. Son livre La théorie générale des surplus, paru en 1981, expose une théorie très générale de la notion de surplus, tout en anticipant la théorie de microstructure de marché et la possibilité de marchés non-centralisés où coexistent des prix multiples. Dans sa recension du livre, Roger Guesnerie utilise d’ailleurs un aphorisme d’Edgar Morin pour caractériser les travaux de Maurice Allais sur le surplus :
« Un grand esprit fore avec des idées fixes.»
De fait, sur ce sujet comme sur d’autres, Maurice Allais n’aura de cesse de revenir sur ses travaux originaux et de les améliorer.
La contribution au débat économique
Si dans un moment de doute en 1978 il écrit qu’il « est plus soucieux de comprendre ce que font les hommes que d’essayer de les convaincre », Maurice Allais fut pour autant toujours animé par « la conviction que l’homme de science ne peut se désintéresser des problèmes fondamentaux de son temps, et qu’il peut légitimement intervenir dans les grands débats de la société où il vit ». Il voyait une connivence avec un parti politique comme une corruption de l’activité intellectuelle.
Évidemment marqué par le décès de son père lors de la première guerre mondiale, Maurice Allais fut un Européen convaincu. Il participa à différentes instances comme l’Union Européenne des fédéralistes (organisation œuvrant à la création d’une Fédération européenne dotée d’institutions supranationales et de pouvoirs souverains limités), le Mouvement pour l’Union Atlantique, ou la Communauté Économique du Charbon et de l’Acier. En 1949, il argue qu’il est « impossible de surmonter des obstacles mettant en jeu des intérêts nationaux opposés autrement qu’en créant un gouvernement supranational ayant compétences pour toutes les questions susceptibles de créer des oppositions d’intérêt entre les États membres [5] » et que «l’union économique n’est réalisable que s’il y a fédération [6] ». Il énonce alors les champs de décision devant faire l’objet d’une subsidiarité.
Partisan donc d’un abandon de nombreux droits souverains et de la construction d’une union politique, il préconisait aussi une monnaie unique, mais préférait qu’elle soit précédée par une union fédérale. Il avertit cependant en 1960 dans son ouvrage L’Europe unie, route de la prospérité, qu’une union monétaire impliquait certaines contraintes, telle que l’impossibilité de monétiser les dettes souveraines, et créait certains dangers, telle qu’une montée du chômage dans les pays en perte de compétitivité du fait de la mobilité limitée du facteur travail. Il s’opposa en 1992 au traité de Maastricht. Par ailleurs, il recommanda le contrôle du taux de croissance de l’offre de monnaie afin d’en assurer la stabilité.
Comme le rappelle Thierry de Montbrial, un épisode malheureux de Maurice Allais homme public est sa classification comme protectionniste, suite à des articles publiés dans la presse nationale après son prix Nobel. Sa pensée, même si je ne la partage pas ici, était beaucoup plus subtile et intéressante que le protectionnisme primaire qu’on a voulu lui attribuer : elle était fondée sur une analyse fine des facteurs pouvant réduire l’efficacité du libre-échange, telle que l’instabilité excessive des taux de change ou l’existence de forts différentiels salariaux [7]. Il s’inquiétait des conséquences des échanges entre pays de compétitivité trop différentes, et plaida pour un tarif européen commun.
Bertrand Munier dans Commentaire retrace sa vision de l’État (libre et donc difficilement classifiable). Ami de Pierre Massé, Maurice Allais croit en une synthèse entre libéralisme et socialisme par la voie d’un « socialisme concurrentiel » et se définit comme un « social-libéral ». Walrasien, il pourfend les rentes (rente foncière, rentes éducatives empêchant la promotion sociale) et considère que la démocratie se doit de promouvoir la « capillarité sociale » ; il s’oppose à la taxation des « gains justifiés » (en particulier à l’impôt sur le revenu). Il prit en 1943 position en faveur de la nationalisation des terres, et revint dessus par la suite en proposant de limiter les rentes non plus par la nationalisation, mais par un impôt sur le capital, assis sur la valeur de tous les biens physiques durables. Sa proposition de nationalisation lui valut un conflit avec Hayek et une non-adhésion à la société du Mont Pèlerin qu’il avait pourtant contribué à créer. Opposé à la retraite par capitalisation pure, il insista sur le rôle de l’État dans la provision des retraites.
Allais appartient aussi à la longue tradition des ingénieurs-économistes français, celle des Dupuit, Cournot et bien d’autres. À ce titre, il a formé des étudiants, comme Marcel Boiteux ou Jacques Lesourne, qui à la fois contribuèrent au calcul économique ainsi qu’à la tarification dans les secteurs régulés et eurent des responsabilités importantes à EDF, Charbonnages de France ou autres entreprises du secteur paraétatique. Lui-même contribua à la tarification des transports et aux critères de choix des investissements miniers. Ses recommandations de 1949 sur la fermeture de mines de charbon très inefficaces et la substitution par du charbon importé furent adoptées plus tard après un long débat.
L’article de 1947 sur « Le problème de la coordination des transports et la théorie économique [8] » que je mentionnais dans mon introduction, capture un certain nombre d’idées clefs de la pensée d’Allais dans le domaine, qui soixante-cinq ans après, sont toujours d’actualité. Tout d’abord, il exprime une confiance limitée dans la planification centrale et, par là même, dans la demande faite par la SNCF d’une régulation du fret :
« La pression des faits a amené les esprits à penser que la concurrence ne menait qu’à des désordres et à envisager des solutions d’autorité par voie de planification centrale… Mais une telle orientation… ne pouvait que conduire à de graves pertes de rendement social. »
Allais avait compris bien avant Stigler en 1971 que la régulation est là le plus souvent pour protéger les entreprises contre la concurrence plutôt que pour protéger les consommateurs, sa raison d’être.
Selon lui, pour le transport des marchandises, la route est naturellement concurrentielle et doit juste être soumise à une taxation des externalités (le transport routier des voyageurs, par contre, doit faire l’objet d’une concession révocable au moins-disant). Il adopte un point de vue incitatif pour la gestion de la SNCF : découpage en unités indépendantes et concurrence par étalonnage entre ces unités, agents fortement intéressés financièrement à la réduction des coûts et absence de subventions de l’État.
Sur la tarification, il part de la notion de coût marginal, ou plus précisément de tarification en heure de pointe que lui et Boiteux parviendront plus tard à mettre en œuvre (la tarification bleu-blanc-rouge à EDF et à la SNCF). Il fait quelques remarques prémonitoires sur le traitement de la dépréciation économique, sujet qui sera repris dans les débats sur les coûts échoués dans la régulation des télécoms cinquante ans plus tard. Il recommande une tarification au coût marginal assortie d’une couverture du déficit par le budget de l’État.
Il insiste néanmoins sur le danger d’une telle politique en l’absence d’incitations pour les personnels de la SNCF à minimiser les coûts moyens. Et il constate que ces conditions ne sont pas réalisées et il se prononce, « dans l’état actuel des choses », pour l’équilibre budgétaire de la SNCF, c’est-à-dire pour une tarification au coût moyen.
Pour couvrir les coûts fixes, il propose alors des marges proportionnelles aux coûts marginaux : c’est la règle d’Allais de prix proportionnels aux coûts marginaux. C’est ce dernier aspect qui a peut-être le plus vieilli. Jusqu’à récemment, les péages au-dessus des coûts marginaux basés sur les élasticités de la demande (c’est-à-dire la notion de capacité contributive due à Marcel Boiteux) étaient jugés irréalistes car très manipulables ; l’avènement dans les années quatre-vingt-dix de la régulation par la méthode des prix plafonds permit enfin la mise en œuvre de la tarification de Ramsey-Boiteux.
L’académicien
Élu membre de notre Académie en 1990, il se fit remettre son épée d’Académicien en Sorbonne en 1993. Celle-ci est décrite dans son Autoportrait. Les initiales gravées sur cette épée sont à elles seules un résumé de sa vie et de ses passions : familiale (J et C, initiales de son épouse et de sa fille gravées sur le fourreau), institutionnelles (M pour « Mines » et X pour « Polytechnique », malgré la blessure de 1959), philosophiques (IC pour « imagination créatrice » et S pour « synthèse ») et bien sûr N pour « Nobel ». Son appétit pour la science en général est traduit sur une face de son épée : « Ma passion pour la recherche : Économie, Histoire, Physique ».
Pour conclure
Cet hommage ne fait qu’ajouter aux nombreux autres que Maurice Allais a reçus. Mais même ses proches ne connaissent pas tous les aspects de sa pensée. Un fonds de documents, lettres, manuscrits, ouvrages annotés de sa main, inédits et couvrant une période de soixante-dix ans, fut laissé par Maurice Allais à son domicile de Saint-Cloud. Sa fille Christine a décidé de mettre entre parenthèses sa carrière au Sénat et au Conseil d’État pour consacrer une année sabbatique au traitement de ce fonds d’archive. Gageons qu’elle y trouvera de nombreux trésors cachés !
Permettez-moi de conclure par deux citations qui me semblent bien illustrer la personnalité de Maurice Allais. La première est d’Albert Einstein et fut reprise par Maurice Allais lui-même :
« C’est une heureuse destinée que d’être envoûté par le travail jusqu’à son dernier souffle. Dans le cas contraire, on souffrirait trop de la bêtise et de la folie des hommes. »
La seconde, due à Henri Poincaré, auquel Maurice Allais aimait tant se référer, est gravée sur les médailles du CNRS :
« La pensée n’est qu’un éclair au milieu de la nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout. »
Maurice Allais a connu beaucoup de ces éclairs, et a su les faire partager. Mes chers confrères, dire qu’il a honoré notre Académie est manier la litote. Occuper son fauteuil me rend humble, fier et profondément heureux.
[1] Je recommande vivement la lecture des deux tomes La passion de la recherche : autoportraits d’un autodidacte et Un savant méconnu : portraits d’un autodidacte », parus en 2002 chez Clément Juglar, « The many other Allais paradoxes » (Journal of Economic Perspectives, 1991 : 179-199) de Bertrand Munier, le « Rapport sur les travaux scientifiques de Maurice Allais » de Jean-Michel Grandmont (Annales d’Économie et de Statistique, 14 : 27-37), qui lui-même emprunte au chapitre 1, écrit par Bertrand Munier, de Marchés, capital et incertitudes (éditions Economica), édité par Marcel Boiteux, Bertrand Munier et Thierry de Montbrial en 1986, c’est-à-dire avant le prix Nobel de Maurice Allais.
[2] Prix Nobel de Sciences économiques 1970, dans le Wall Street Journal du 19 octobre.
[3] Cf. Munier (2010) “Maurice Allais, précurseur et devancier de l’analyse du risque contemporaine », chapitre 4 du livre coédité par Arnaud Diemer et Jérôme Lallement, Maurice Allais et la science économique, avec un hommage de Paul Samuelson, une préface d’Yvon Gattaz et une introduction de Roger Guesnerie, Paris, Clément Juglar, 2010.
[4] “A Memory Based Model of Bounded Rationality”, Quarterly Journal of Economics, 117(3), 2002: 735-774.
[5] Arnaud Diemer, « Du fédéralisme européen aux combats pour l’Europe », chapitre 14, p. 233 – 252, in Diemer A., Lallement J., Munier B. (eds), Maurice Allais et la Science économique, Clément Juglar. Cet article discute plus généralement des idées d’Allais en matière de fédéralisme.
[6] Lors d’un Congrès des économistes de langue française.
[7] Ou encore l’inconsistance intertemporelle des politiques dont les choix futurs pourraient invalider l’optimalité d’une spécialisation aujourd’hui.
[8] Bulletin du PCM, octobre 1947.