Forum des juges, 3-4 décembre 2012
par M. Mireille Delmas-Marty,
Professeur au Collège de France, Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
On oppose parfois l’intégration européenne à l’identité nationale. Pourtant, l’Europe les inclut, l’une et l’autre, dans la perspective d’un pluralisme qui n’est pas une simple juxtaposition de nos différences mais l’élaboration d’un ordre pluriel, ou d’un pluralisme ordonné, qui ménage des marges nationales sans renoncer pour autant à imposer un ordre autour de principes communs
Pour résoudre la contradiction apparente entre l’ordre et la pluralité des systèmes, l’un et le multiple, le rôle des juges est essentiel et la Cour de justice est évidemment en première ligne. Elle a néanmoins besoin de la coopération des juges nationaux qui sont non seulement gardiens de l’identité nationale, mais aussi, à leur manière, garants de l’intégration européenne.
Essentiel, le rôle des juges est néanmoins difficile car l’intégration européenne implique une métamorphose de la souveraineté des Etats, de sorte que la raison juridique, étroitement liée à la raison politique, est évolutive et parfois contradictoire. C’est sans doute pourquoi l’histoire européenne ne ressemble guère au parcours d’un long fleuve tranquille, coulant vers une intégration progressive, mais évoque une histoire chaotique et discontinue, dans laquelle on pourrait distinguer trois phases : l’époque des pionniers, le retour des Etats, enfin le temps des contradictions.
L’époque des pionniers : une dynamique de l’intégration (1952- 1992)
Cette première phase est caractérisée par une extension des compétences communautaires, résultant largement de la jurisprudence de la Cour de justice, car les premiers traités, y compris le traité de Rome, étaient peu explicites.
Soucieux de pragmatisme et de souplesse, les pionniers qui les avaient rédigés ne souhaitaient pas figer la dynamique communautaire. C’est pourquoi ils raisonnaient plus en termes d’objectifs communs que de compétences strictement délimitées. Le principe d’attribution, qui régit la délimitation des compétences, est alors assoupli par la référence qui suit aux « objectifs qui lui sont assignés par le présent traité ». En introduisant la dynamique fonctionnelle des objectifs à atteindre, le traité CE (art. 5) ouvrait la voie d’une interprétation large de la compétence d’attribution.
Et l’article 308 du traité CE (art. 352 TFUE) semble justifier une telle interprétation : « Si une action de la Communauté apparaît nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté, sans que le présent traité ait prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, prend les dispositions appropriées ».
La pratique consacrant une utilisation extensive de l’article 308, la Cour, dans un effort de clarification, distingue deux types de compétences qui deviendront l’archétype de l’ordre juridique européen : les compétences exclusives et les compétences partagées. Mais la ligne de séparation restait incertaine et les compétences communautaires ont pu s’étendre selon plusieurs mécanismes, notamment celui des compétences implicites, et celui de l’harmonisation des législations nationales tendant à l’achèvement du marché intérieur.
Même si la Cour se montre vigilante, le champ recouvert par les compétences communautaires deviendra très vaste. C’est alors que de nombreux partenaires, agriculteurs, chasseurs, artisans et consommateurs, commencent à dénoncer la « furie réglementaire » de la commission [1], amorçant « un réel mouvement de décrue dans l’extension des compétences communautaires ». Ce mouvement passera par une interprétation plus stricte de la Cour et par un nouvel usage de la subsidiarité.
Inscrite dans l’acte unique européen, la subsidiarité, attachée au domaine des compétences partagées, sera insérée dans le traité CE. La question de la justiciabilité du principe de subsidiarité ayant été évoquée par le Parlement, en raison de son caractère politique, la Cour avait écarté l’objection dans sa Communication de décembre 1990. Renvoyant au principe de proportionnalité comme élément d’interprétation pour la délimitation des compétences, la Cour reconnaît « une large marge d’appréciation à l’institution en cause », mais elle se réserve de contrôler le respect par celle-ci des limites extrêmes de ce pouvoir d’appréciation, notamment de censurer la mesure en cas d’erreur manifeste. Par la suite, le contrôle de subsidiarité contribuera à la stabilisation du mouvement d’intégration européenne.
Le retour des Etats : la stabilisation (1992-2001)
Une fois le marché intérieur réalisé, s’amorce, face aux inquiétudes des Etats membres et de leurs collectivités territoriales, une phase de stabilisation au cours de laquelle les juges européens vont tenter de limiter l’intégration, au nom d’une interprétation stricte de la subsidiarité, mais au risque de neutraliser la signification dynamique de ce principe.
En effet la subsidiarité, d’abord mise en œuvre dans les systèmes fédéraux, ne se borne pas à répartir les compétences de façon purement formelle et statique. Il s’agit, pour reprendre l’expression de Denys Simon, d’un concept régulateur [2] conçu à la fois comme un justificatif de l’action communautaire et une limite à celle-ci.
C’est dire que la subsidiarité fonctionne comme un variateur, portant vers plus d’intégration si les Etats membres n’atteignent pas les objectifs de l’Union, ou vers moins d’intégration dans le cas inverse. En réglant l’intensité de l’intégration normative un peu comme un rhéostat règle l’intensité lumineuse en fonction de la lumière ambiante, en l’adaptant de façon aussi continue que possible aux données observables, la subsidiarité implique une vérification permanente des actions envisagées par un acte législatif européen au regard des objectifs assignés à l’UE.
Mais la complexité d’un tel dispositif crée un risque de dénaturation : soit par une intégration excessive quand le législateur international, allant au-delà de sa compétence, ne respecte pas le principe de subsidiarité ; soit, à l’inverse, par une intégration insuffisante quand les autorités nationales procèdent, sous prétexte de transposer la norme en droit interne à une véritable renationalisation.
Axé principalement sur le risque d’une intégration excessive, le mouvement de stabilisation commence à partir du traité UE (1992). Le Préambule du traité affirme les Etats membres « résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », mais précise que dans cette Union, « les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité », amorçant une phase de stabilisation caractérisée par une limitation des compétences communautaires.
De plus, c’est dans le traité UE que sera énoncé le principe de l’identité nationale, qui, combiné à la subsidiarité, suggère de nouvelles limitations à l’intégration européenne. Devant une telle assemblée, et après les interventions qui ont précédé, je n’insisterai pas sur la notion, si présente dans les débats actuels, de l’identité constitutionnelle, principe essentiel pour les uns, dangereuse mystification pour les autres. En revanche, je voudrais souligner qu’au lendemain du traité de Nice, il devenait clair, avec la Déclaration de Laeken du 15 décembre 2001, que la défiance des Etats à l’égard de l’Union pouvait devenir un véritable frein à l’intégration européenne. Et pourtant l’année 2001 est aussi l’année du tournant sécuritaire. L’Europe, marquée comme la plupart des démocraties, par « l’effet 11 septembre », va renforcer l’intégration pénale dans des proportions sans précédent, mais au mépris de la subsidiarité.
Voici venu le temps des contradictions.
Le temps des contradictions (2001-2012)
D’un côté, la défiance des Etats à l’égard de l’Union est explicitement formulée dans la Déclaration de Laeken : « Le citoyen nourrit souvent à l’égard de l’Union européenne des attentes auxquelles elle ne répond pas toujours; à l’inverse, il a parfois l’impression que l’Union en fait trop dans des domaines où son intervention n’est pas toujours indispensable. Il faut donc rendre plus claire la répartition des compétences entre l’Union et les États membres, la simplifier et l’ajuster à la lumière des nouveaux défis auxquels l’Union est confrontée. Pour ce faire, on peut aussi bien restituer certaines tâches aux États membres que confier de nouvelles missions à l’Union ou élargir les compétences actuelles ».
« Restituer certaines tâches aux Etats » témoigne de la réversibilité du processus d’intégration européenne. De même le traité de Lisbonne prévoit la possibilité de « réduire » les compétences attribuées à l’Union dans les traités.
Certes le « Protocole sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité du traité de Lisbonne » donne aux parlements un droit de saisir la Cour en cas de violation du principe de subsidiarité, mais il ajoute au contrôle juridictionnel un contrôle politique et institue un dispositif qui peut conduire à ne pas poursuivre l’examen d’un texte en cas d’avis motivé sur le non-respect du principe de subsidiarité. Cette innovation permet aux parlements nationaux de contribuer au blocage d’un acte législatif en préparation. En somme il institue une sorte de quasi veto, que le projet de traité constitutionnel avait quant à lui écarté . Une partie importante du contrôle de la subsidiarité risque de revenir désormais aux Etats.
D’un autre côté, ce vigoureux coup de frein souverainiste semble contredit par le durcissement de la politique pénale déclenchée par les attentats du 11 septembre 2001 et la riposte guerrière des Etats-Unis, véritable accélérateur de l’intégration dans le champ pénal.
Alors que dans les années 80, la création d’une chronique de droit communautaire dans la RSC avait suscité étonnement et scepticisme ; depuis 2001, l’UE, prise d’une sorte de frénésie punitive, a investi le champ pénal, au nom d’une efficacité qui devient le critère quasi unique. D’abord elle a multiplié les décisions cadre, à commencer par celle sur le mandat d’arrêt européen, puis sur la lutte contre le terrorisme, la lutte contre la traite des êtres humains, ou contre les abus sexuels des enfants et la pédopornographie. Le relais sera ensuite assuré par des directives, dont le caractère pénal sera ouvertement affirmé par la Commission, et la légitimité admise par la Cour, d’abord en matière d’environnement. . Selon l’avocat général Mazak, il peut être postulé que, aux yeux du législateur communautaire, « l’adoption de mesures pénales est nécessaire pour une protection efficace de l’environnement contre les pollutions causées par les navires et que de telles mesures sont essentielles pour lutter contre les infractions graves en la matière [3] ».
Ainsi l’adoption de mesures pénales peut être « postulée », sans réel examen du principe de subsidiarité. Et ce n’est que le début de la construction d’une Europe pénale : plusieurs décisions cadre se transformeront en directives (traite des êtres humains, ou contre les abus sexuels des enfants et la pédopornographie), ou proposition de directive (délits financiers).
D’un texte à l’autre, on voit poindre le risque de marginaliser, ou même d’effacer, le principe de subsidiarité, alors qu’en droit pénal ce principe devrait s’imposer plus encore qu’en tout autre matière, en raison du caractère d’ultima ratio de la norme pénale.
S’agissant du droit interne, le fameux standard lancé par la Cour de justice dans l’affaire dite du maïs grec [4] (des sanctions à caractère « effectif, proportionné et dissuasif ») montrait pourtant la voie d’une intégration pénale équilibrée, impliquant un double ensemble de critères, d’utilité et de justice. En revanche la Communication de la Commission du 20 sept 2011 intitulée « Vers une politique de l’UE en matière pénale : assurer une mise en œuvre efficace des politiques de l’UE au moyen du droit pénal » privilégie la fonction utilitaire du droit pénal, au risque de négliger la fonction rétributive, c’est-à-dire la proportionnalité qui renvoie à la gravité de la faute, à l’ampleur du dommage et à la nature des intérêts protégés.
Ce recul du principe de subsidiarité en droit pénal est d’autant plus étonnant que la nouvelle définition donnée au principe de l’identité nationale semblerait, tout au contraire, indiquer la voie d’un renforcement de la subsidiarité, au nom des «fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ».
Entre le frein identitaire inscrit dans les traités au nom d’une subsidiarité exaltée et l’accélérateur sécuritaire qui semble neutraliser le principe en matière pénale, le groupe d’experts sur la politique pénale de l’Union créé en 2012 devrait contribuer à un meilleur équilibre. Mais c’est aux juges qu’il reviendra de résoudre la contradiction apparente. Ce pourrait être l’occasion de rappeler que le droit pénal exprime des valeurs éthiques et qu’au-delà de la PIF, européenne par nature, le développement d’un droit pénal commun européen, n’est compatible avec les principes de subsidiarité et d’identité nationale que s’il accompagne l’émergence d’une communauté européenne de valeurs. Une communauté que la charte des droits fondamentaux annonce mais qui reste en partie à construire.
Je voudrais conclure par une observation plus générale sur l’importance de ce débat sur l’intégration européenne et l’identité nationale, qui révèle une véritable métamorphose du concept de souveraineté. Il ne s’agit pas pour les Etats d’abandonner leur souveraineté mais de l’enrichir en ajoutant à la protection des intérêts nationaux celle des intérêts communs, européens mais aussi mondiaux. A la souveraineté solitaire, succèderait une forme enrichie que je propose de nommer « souveraineté solidaire ». A l’heure où la mondialisation semble provoquer de dangereuses crispations identitaires, le « laboratoire européen » pourrait ainsi montrer la voie vers une solidarité planétaire.
[1] Le régime politique de l’Union européenne, Presses de Sciences Po, 2003, p. 65
[2] D. Simon, Le système juridique communautaire PUF, n° 78 ; J. Clam et G. Martin, Les transformations de la régulation juridique, LGDJ 1998
[3] CJCE 26 mai 2005, Commission c/ conseil, aff. c-176/03, point 84, Conclusions de l’Avocat général M. Jan Mazak, 28 juin 2007, Commission c/ conseil, aff. 440/05, point 102
[4] CJCE, Commission c. République hellénique, 21 sept 1989, C 68-88