Séance du 3 mars 2014
par M. Alain Duhamel
Allocution de Bernard Bourgeois,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Notification sur la vie et les travaux de Jacques Dupâquier,
par Alain Duhamel, membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Allocution de Bernard Bourgeois,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Permettez-moi de dire à Monsieur Alain Duhamel combien je suis à la fois heureux et inquiet de devoir vous le présenter, ou, plutôt – car vous le connaissez déjà si bien – paraître vous le présenter, rapidement, aujourd’hui. Il serait, en effet, mon cher Confrère, pour moi très risqué de vouloir esquisser un portrait du flamboyant portraitiste que vous êtes.
C’est pourquoi je crois sage de vous laisser vous présenter vous-même à travers moi, préférant vous mettre d’emblée de mon côté pour le bref rappel du chemin qui vous a, assez aisément, conduit, jusqu’à nous.
Vous avez ainsi vous-même, notamment lors de la cérémonie de remise de votre épée d’académicien, dans une discrétion qui sait peindre en quelques touches, évoqué la triple passion, à l’origine de votre œuvre, pour la politique, l’histoire et la littérature. Vous l’avez traduite, quant à son premier objet, civiquement, par quelques convictions fondamentales, telle votre profession de foi prioritaire en l’engagement européen comme avenir de la politique. Mais votre fascination par celle-ci s’est confirmée dans l’intérêt juvénile qui, à travers Madelin célébrant Bonaparte devenu Napoléon, vous riva pour toujours à l’histoire et à ses grandes figures où le passé s’intensifie, en irrigant plus fortement l’agir présent des peuples. Et la réunion de ces deux vocations a été rendue encore plus intime en elle-même par l’appel du journalisme élevé par vous à la noblesse de sa belle lettre. Car le dire ainsi prégnant d’un tel journalisme conjoint dans le sens arrivé du présent de la récapitulation du passé historique qui l’éclaire, et la relance pratique rendue alors plus lucide de l’action politique. Le journaliste, historien nocturne du passé ultime, offre bien au jour politique nouveau de quoi s’ancrer dans ce que le philosophe, d’ailleurs aussi journaliste, a désigné comme sa « prière du matin réaliste ».
Une telle motivation triple, ou – le mot en exprime et explique mieux la toute-puissance – trinitaire, pouvait, par l’énergie spirituelle de l’unité circulant en elle-même, porter avec l’éclat la carrière exemplaire de l’historien journaliste de la politique contemporaine, en train de se faire, dans notre pays. Vous n’aviez pas atteint encore votre premier quart de siècle que, déjà, cette carrière s’ouvrait publiquement, c’était en 1964, il y a donc, à ce jour, un demi-siècle.
Son déploiement fait écho à sa motivation en s’opérant lui-même en trois lieux, qui se réfléchissent, eux aussi, les uns à travers les autres dans un enrichissement intestin. Celui de la diffusion pédagogique de votre science politique : Sciences-Po, où vous vous êtes formé, vous compta pendant deux décennies parmi ses enseignants. Celui de l’animation médiatique de cette science s’élaborant pratiquement. Et celui de sa fixation théorique en un beau et séduisant discours.
En toute inutilité, je rappelle que vous avez été et êtes le témoin actif prestigieux de la vie politique française dans les trois – encore trois – grands média de la radio, de la télévision et de la presse écrite. Qui d’entre nous n’a pas écouté l’éditorialiste quotidien d’Europe 1 et de RTL ? Vous aimez dans la radio le média le plus vivant, le plus vivifiant et le plus libre. Mais la télévision fit de vous l’hôte familier de tous nos compatriotes. Dès 1970, « À armes égales », ce fut vous, avec Michel Bassi, plus tard « Cartes sur table », ce fut encore vous, avec Jean-Pierre Elkabbach, et aussi « L’heure de vérité » avec François-Henri de Virieu ; et tant d’autres émissions-phares. Vous avez su aiguiser rhétoriquement et dialectiquement le débat politique, vous aimiez l’ordonner aussi, en l’arbitrant jusqu’à son apogée présidentiel, en 1995 comme en 1974. Cependant, votre soin constant fut de cultiver votre intervention dans la presse écrite, à vos yeux salutaire par sa stricte exigence de réflexivité critique : à l’âge de vingt ans, vous l’avez inaugurée au Monde, embarqué ici dans une longue collaboration que votre libéralisme ne rendit pas exclusive. Mais la vraie destination de votre intelligence journalière était de s’accomplir dans une écriture moins éphémère.
Vous êtes entré pleinement en littérature – ainsi que j’en évoquais la date, il y a un instant – en 1964, par la co-écriture, avec Jacques Fauvet, de l’Histoire du parti communiste français. Puis, après des ouvrages transcrivant vos entretiens avec des hauts personnages de notre vie politique, vous avez analysé celle-ci en ses aspects profonds. Cela, en des livres aux titres évocateurs, où il est en effet question des « mythes politiques français », des « peurs françaises », du « désarroi français », mais aussi d’une « ambition française », celle sur laquelle vous reviendrez plus tard en la qualifiant – retour du frémissement impérial ? – comme « une ambition d’influence nationale au sein d’une Europe fédérale », dans votre récent ouvrage Portraits souvenirs, 50 ans de vie politique. Je voudrais m’attarder un instant sur ce texte brillant entre tous.
Il vous consacre, quatrième volet de votre œuvre, tout autant comme le moraliste s’attachant à ressaisir le monde de l’esprit à travers ses grands « Caractères » ; ici, plus de cinquante, qui entourent le plus « impressionnant » d’entre eux, Raymond Aron, la « statue vivante de l’intelligence pure ». Non sans magnanimité, mais sûrement avec équanimité, vous savez, à la cime de votre art, leur rendre à tous justice. Au prix même d’un réel sacrifice puisque, vous qui suscitez et pratiquez l’amitié, vous vous en limitez la jouissance en l’estimant imprudente entre l’homme politique et le journaliste soucieux de préserver sa liberté de jugement : cette règle quasi méthodique, vous l’avez confirmée, dites-vous, par une seule exception ! Ce fut donc bien justice, pour vous, que de traiter ainsi pareillement, parmi vos « caractères » les morts et les vivants. Les morts, vous les traitez comme des vivants, tellement vous les rendez présents. Et réciproquement, les vivants, vous les traitez, certes non pas vraiment comme des morts, mais en les fixant en leur formule essentielle, au-delà des péripéties de leur existence. Il est vrai que tel ou tel d’entre eux, s’estimant injustement figé, pourra s’employer à vous démentir et que vous lui aurez ainsi donné l’occasion d’une résurrection, ce qui, dans certains cas, n’aura peut-être pas été, de votre part, une si bonne action que cela !
Mais, en vous taquinant ainsi moralement au sujet de votre œuvre, je ne fais qu’en rappeler la cinquième et, en vérité, suprême détermination – car la quintuplicité, c’est la quintessence – qui est la position de la morale comme principe absolu aussi du jugement sur l’histoire et sur ses auteurs. Pour vous, le moraliste doit être d’abord moral. Si je m’étais inconsciemment lancé dans un portrait de vous-même, j’aurais dû insister sur un tel trait, qui renvoie au cœur de la personnalité. Je puis ici le mentionner aussi brièvement qu’il est nettement revendiqué par vous comme le fondement ultime de l’excellence d’un homme. La vertu, répétez-vous, est la réconciliation de la politique et de la morale, entendons : dans la préséance de celle-ci.
Vous avez bien voulu découvrir dans l’Académie des Sciences morales et politiques le lien privilégié où régnait ce principe. Nous vous en remercions. Surtout en songeant qu’il fut assurément illustré de façon exemplaire, dans l’attention vigilante au réel et au bien, par notre très cher et regretté confrère Jacques Dupâquier. Il est toujours présent dans nos mémoires et dans nos cœurs. Mais ce sera pour nous un grand et beau moment, bien cher confrère, que de vous entendre maintenant, vous, nous en redire la vie.
Notice sur la vie et les travaux de Jacques Dupâquier,
par Alain Duhamel, membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Monsieur le président,
Permettez-moi de vous remercier pour les paroles si chaleureuses et si aimables que vous venez de prononcer. Permettez-moi aussi de saluer les hautes personnalités qui nous font le plaisir et l’honneur de leur présence, tout particulièrement la famille, les amis, les anciens collaborateurs et collègues de Jacques Dupâquier ici présents. J’y ajoute la joie personnelle de retrouver tant de visages amis, familiaux, familiers, comme bien naturellement ceux de mes confrères qui m’ont fait l’honneur de m’accueillir au sein de leur Compagnie.
Le mardi 7 octobre 1997, Jacques Dupâquier présentait ici même la Notice sur la vie et les travaux de Jean-Baptiste Duroselle au fauteuil duquel il succédait. Il le fit avec chaleur, précision et admiration. Il est vrai qu’il avait le privilège d’avoir suivi quelques-uns de ses cours, de bien connaître son œuvre, d’avoir correspondu avec lui et de l’avoir longuement rencontré. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Jacques Dupâquier. J’avais lu nombre de ses articles, un trop maigre échantillon de ses livres – je n’avais, c’est ma très grande faute, que parcouru sa monumentale Histoire de la population française. Je me suis rattrapé depuis de mon mieux. Je connaissais ses prises de positions qui ne laissent jamais indifférent. En me plongeant plus méthodiquement dans sa biographie et dans son œuvre, j’ai donc découvert un personnage que je définirai par trois caractéristiques majeures : un grand savant, un travailleur acharné, heureux de l’être, qui se levait tous les matins à cinq heures et ne cessait son labeur qu’à l’heure du dîner, tout comme son prédécesseur Jean-Baptiste Duroselle et comme son modeste successeur – ce doit être la marque ou le destin de ce fauteuil numéro 7 – enfin un militant né, passionné, opiniâtre, assumé. Le tout avec une chaleur humaine attestée par tous ceux qui m’ont parlé de lui, ici et ailleurs.
Sa réputation ? Elle est immense. Dès la publication de sa fameuse thèse sur « La population rurale du Bassin Parisien à l’époque de Louis XIV », Pierre Chaunu qui l’a précédé ici, la saluait déjà comme un « classique ». Dans les Mélanges qui lui furent offerts, Jean-Pierre Bardet et François Lebrun écrivaient : « Si Louis Henry et Pierre Goubert ont été les fondateurs d’une nouvelle démographie historique, Jacques Dupâquier en a été l’architecte ». Le travail ? Lors de la remise de son épée, le 31 janvier 1997, il lui dédie une véritable ode en célébrant, je le cite, « le travail qu’on a choisi, celui qui illumine notre existence, celui qui manifeste la force créatrice qui est en nous » et encore « je trouve une douce jouissance à mesurer les phénomènes sociaux, à les comprendre, à chercher la forme la plus limpide pour exprimer ma pensée ». L’éternel militant ? Lors d’une allocution prononcée le 22 novembre 2007 devant l’association des « Amis du Vexin Français » dont il a été l’âme, il s’écrie au moment de prendre sa retraite : « Je suis né avec un tempérament de militant, prompt à l’enthousiasme comme à l’indignation, mais peu sujet au découragement ». Tel était selon lui-même Jacques Dupâquier dont je voudrais maintenant vous présenter succinctement et humblement, comme Candide pénétrant au pays de la démographie historique, la vie et l’œuvre telles que je les comprends.
Deux citations d’abord, toujours de Jacques Dupâquier lui-même lors de la même cérémonie de l’Épée. Répondant à ses amis, il a proclamé : « sa joie d’être reconnu, après un parcours intellectuel qui n’a pas toujours été jonché de lys et de roses », se désignant comme « une sorte de franc-tireur de l’Histoire, quelqu’un de difficilement étiquettable, de peu politiquement correct, quelqu’un qui a toujours suivi son petit bonhomme de chemin sans égards pour les modes, les modèles, ni les chapelles ». Propos révélateurs d’une forte personnalité qui, toute sa vie durant, a bataillé, créé et innové.
Jacques Dupâquier est né le 30 janvier 1922 à Sainte-Adresse, Seine Inférieure, d’où la vue, privilégiée par tant d’impressionnistes, plonge sur l’estuaire de la Seine. Il appartient à une famille bourgeoise, venue au XVIIIe siècle du canton suisse de Fribourg et qui, après quelques transitions aventureuses, s’implante solidement en Normandie, essaime ou se marie dans le Pays de Bray, le Cotentin et ce Vexin qui tiendra une place centrale dans la vie de Jacques Dupâquier.
La famille est catholique, sans fortune, tantôt dans l’aisance, tantôt dans la gêne. Jacques Dupâquier habite enfant une jolie maison où résida jadis madame Steinheil, la fameuse « connaissance » du Président Félix Faure. Il y a un jardin agréable et une vue sur la rade du Havre et les transatlantiques qui font rêver le jeune Dupâquier, lequel songera à préparer Navale et sera toute sa vie un grand voyageur. La plus forte personnalité de sa famille est son grand-père maternel, Alexandre Roger, « une sorte de viking chenu » selon son petit-fils, avec des yeux très bleus et de longues moustaches argent. Ils resteront proches, jusqu’à ce que la politique les éloigne. La mère de Jacques Dupâquier possède elle aussi un fort caractère. Elle est énergique, chaleureuse, très pieuse, généreuse, absolue. Son père, agent de marque au Havre pour le champagne Moët et Chandon et pour le cognac Martel, approvisionne notamment les transatlantiques. Il est patriote, de droite, proche des Croix de Feu du colonel de La Rocque, travailleur, bon, mais peu doué pour les affaires.
Jacques Dupâquier a donc, selon ses dires, une enfance heureuse. Il fréquente l’Institution Saint-Joseph sans briller particulièrement, apprécie le scoutisme, découvre grâce à lui le Midi et le Morvan, passe le gros de ses vacances dans les maisons de famille, en Normandie bien sûr, est distraitement reçu au baccalauréat. La famille n’a aimé ni le Front Populaire ni Munich. La guerre ne les surprend pas, la déroute les accable.
Jacques Dupâquier a 18 ans et veut gagner l’Angleterre pour se battre, avec l’assentiment paternel. Impossible. Le voici donc à Paris, en hypokhâgne à Louis Le Grand, pensionnaire chez les Oratoriens. Sa famille, en proie à des difficultés financières, consent des sacrifices pour le lui permettre. Ses débuts sont difficiles. Il travaille, s’accroche, mais ne brille pas.
Un épisode tout à son honneur va cependant illustrer sa force de caractère. Le 11 novembre 1940, il est en effet de ceux, lycéens ou étudiants, qui manifestent sur les Champs-Élysées et Place de l’Etoile, chantent la Marseillaise à pleine gorge et bravent l’interdiction allemande. Jacques Dupâquier s’y est rendu, confiera-t-il à son confrère et ami Henri Amouroux, avec en poche le rasoir bien affûté du grand-père Dupâquier pour couper les jarrets des chevaux en cas de charge de cavalerie. Il y aura plus de mille arrestations, une quinzaine de blessés, deux exécutions. L’affaire fait grand bruit sur les ondes britanniques. Jacques Dupâquier sera fier toute sa vie de cet acte de courage et en fera graver le symbole sur son épée d’académicien.
La période est évidemment sévère et brutale. Comme la plupart des adolescents de l’époque, Jacques Dupâquier souffre du froid, de la faim, de maladies qui l’affaiblissent. À Louis Le Grand il piétine, ne présente même pas le concours de l’École Normale Supérieure en 1941. Son professeur d’histoire, François Gadrat, l’encourage cependant et lui instille sa vocation. En français, son professeur Jean Guéhenno le stimule et l’influence. En 1942, il apprend l’existence de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, choisit d’en passer le concours plutôt que celui de la rue d’Ulm qui a lieu le même jour. Il est reçu en bon rang. Ses soucis matériels s’allègent, ses perspectives universitaires s’esquissent.
L’Occupation impose cependant sa marque. Jacques Dupâquier se range résolument dans les rangs de la Résistance. Le 15 décembre 1942, il participe à une manifestation téméraire à la Sorbonne, truffée de policiers, pour perturber le cours inaugural de la chaire, évidemment antisémite, d’étude du judaïsme. Il a le plus grand mal à s’échapper et avouera une belle peur. Entre quelques certificats de licences passés sans conviction, il tente d’échapper au STO (Service du Travail Obligatoire), se réfugie en Lorraine grâce à des appuis familiaux, doit descendre travailler au fond de la mine. C’est sa première rencontre avec la classe ouvrière, c’est aussi la découverte d’une main d’œuvre russe traitée comme du bétail par l’occupant.
À cette époque, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération et de sa formation, il évolue brusquement. Il s’éloigne de l’Église catholique, au grand désespoir de sa mère (qui le rapprochera de sa foi durant le dernier tiers de sa vie au témoignage de son fils Robert, lors du touchant éloge funèbre prononcé en l’église de Gisors). Il s’intègre au Front National, dirigé par les communistes. Ses relations se tendent avec sa famille, devenue activement gaulliste. Il passe tout de même licence et D.E.S., celui-ci sous l’influence de l’historien de la Révolution, Georges Lefebvre. Son sujet, prémonitoire, porte sur la répartition de la propriété foncière dans le Gâtinois septentrional à la veille de la Révolution Il est inachevé mais validé pour faits de résistance en échange de l’engagement de le compléter plus tard, promesse qu’il tiendra scrupuleusement et même brillamment.
En attendant, il se bat dans les rangs des FTP communistes, est chargé du Front National étudiant pour le secteur des grandes écoles, responsable aussi de l’impression clandestine de l’Avant-Garde, journal de la jeunesse communiste. Il est intrépide, décidé, idéaliste. Il n’aimait ni Staline, ni l’URSS, ni le pacte germano-soviétique, ni globalement les communistes. Le déroulement de la guerre bouleverse ses perspectives. Comme nombre de jeunes intellectuels bourgeois français courageux, il devient alors communiste par la Résistance et pour la guerre. Il admire cependant De Gaulle, se bat pour la libération de Paris, échappant de fort peu à la mort lorsqu’il est arrêté par un barrage de soldats allemands qui le fouillent. Par miracle, le brassard FFI qu’il portait dans la poche de son manteau est tombé par une déchirure d’usure au fond de la doublure. S’il avait été confondu, c’était l’exécution sur place. Quand la guerre s’achève, il est professeur certifié, résistant reconnu, membre actif du parti communiste – il ne fait rien à moitié – en frais avec sa famille. Il se marie avec Nicole Balloche, fille d’un architecte radical-socialiste aussi anti-communiste qu’impérieux qui dirige les travaux de rénovation du Château de Versailles. Elle partage ses idées, son engagement et son enthousiasme. Elle lui donnera quatre fils, une solide famille avant que plus tard le couple se sépare. Jacques Dupâquier se remariera avec une collègue, Madame Paule Dupâquier, que je salue ici.
À la Libération, Jacques Dupâquier devient donc professeur d’histoire et géographie au collège Chabannes de Pontoise. La logique ou la tradition aurait voulu que ce normalien se dirige bientôt vers l’université, la recherche ou les classes préparatoires. Les circonstances et son tempérament en décident autrement. Il restera huit ans dans son collège de Pontoise, avant de passer huit années encore au lycée de Montmorency, toujours dans l’enseignement secondaire. La bifurcation vers l’université et la recherche ne se produira qu’en 1962, à 40 ans. Entre temps, il aura été un remarquable pédagogue, novateur, charismatique, autoritaire mais bienveillant.
Déjà passionné par le Vexin, dont Pontoise est la capitale, il emmène ses classes en longues randonnées, leur fait découvrir ces paysages qui, dira-t-il plus tard (je le cite en l’empruntant à un article de Noëlle Grimbert-Choublet), composent « un véritable monument historique vivant… façonné par cent ou cent cinquante générations de travailleurs de la terre, nos ancêtres ». Il fait réaliser des cartes en relief du Vexin par ses élèves. Comme enseignant, il mérite tous les éloges. Pour ce bourreau de travail et cet esprit hardi, cet honorable et modeste labeur ne suffit pas. Il milite ardemment au plan local (il est élu conseiller municipal communiste à Pontoise en 1953, mais sera vite évincé), ce qui lui dévore de précieuses heures.
Tout cela aurait pu épuiser deux hommes, mais pas Jacques Dupâquier. Il reprend parallèlement ses études, passe une licence en droit et se présente surtout à l’agrégation d’histoire et géographie : candidature à temps si partiel qu’il doit s’y reprendre à plusieurs reprises pour être finalement reçu en 1949. Son activisme politique lui vaut cependant d’être barré plusieurs fois par l’administration lorsque des postes plus flatteurs se présentent.
La politique n’épuise pas non plus ses curiosités et ne corsette pas son esprit critique. L’enseignant, le militant, le candidat trouve encore le temps d’être un père de famille attentionné, attentif aux devoirs de vacances, toujours prêt pour une expédition en canoë lors des séjours dans la maison de vacances du Cotentin, Normandie oblige. L’été, il se transforme aussi en grand voyageur, son Leica en bandoulière, car il est également un photographe passionné. Tout cela va curieusement converger vers un nouvel épisode politique marquant.
Déjà, le pseudo complot des « blouses blanches », ces médecins juifs soviétiques accusés à tort d’avoir voulu assassiner Staline, l’a laissé sceptique et rétif. Procès et soulèvements dans les pays de l’Est l’ont alerté. `
C’est cependant son premier voyage en URSS qui lui ouvre les yeux et confirme son talent d’observation, son indépendance d’esprit et son courage. En septembre 1956, il part pour trois semaines avec un groupe de l’association France-URSS. Il va de Moscou à Tachkent, puis de nouveau Moscou et encore Leningrad. Le fameux rapport Kroutchev vient d’être rendu public et en URSS, après des décennies de stalinisme, personne ne sait plus où l’on en est. Tous les piliers du régime, tous les dogmes, tous les symboles, toutes les procédures judiciaires ou policières sont ébranlés. Durant quelques mois, une petite année, il règne un climat étrange d’indécision, d’ignorance des nouvelles règles. Du coup, l’étreinte policière se relâche comme elle ne le fera plus durant un quart de siècle. Jacques Dupâquier reviendra deux fois en URSS sans retrouver cette respiration interrogative.
En 1956, comme on ne sait plus ce qui est interdit, tout devient éphémèrement possible pour ceux qui osent. Les compagnons de voyage de l’association France-URSS repoussent avec horreur l’hypothèse de crimes staliniens. Jacques Dupâquier, lui, utilise au contraire hardiment cette liberté de mouvement et d’expression. Il se promène seul, explore méthodiquement des lieux dont il a préparé la visite en lisant des dizaines de livres avant son voyage. Il photographie inlassablement, prend des centaines de clichés, de quoi croupir en prison ou pire en temps normal sous ce régime.
Dans une longue et passionnante interview à Martine Godet pour l’iconothèque russe de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, réalisée en 1985, il raconte en détails comment ses croyances se sont soudain effondrées, comment sa découverte de la réalité a mis en pièces sa mythologie personnelle. Curieux de tout, beaucoup plus qualifié que les autres voyageurs, il constate avec effarement les absurdités de la gestion bureaucratique, les cruautés du système policier, les aberrations de la politique agricole qui l’impressionnent particulièrement. Lors d’un déplacement en avion à hélices volant assez bas, il peut même prendre en photos un camp de concentration dans le Kazakhstan. Sur le terrain, Jacques Dupâquier s’est en somme déstalinisé tout seul.
Rentré en France, il exige de rencontrer un dirigeant du PC. Il voit Étienne Fajon, qui sera directeur de l’Humanité et l’avait incité des années auparavant à s’acharner à préparer l’agrégation, le PC ayant grand besoin de cadres intellectuels hautement diplômés. Fajon le rabroue, l’invective, lui interdit de s’exprimer à l’extérieur et de faire connaître ses affabulations à l’intérieur. Le déni doit demeurer la loi. Dupâquier, aussitôt surveillé, barré et menacé, entre en opposition interne, prend des contacts avec Victor Leduc et Jean Poperen, puis s’éloigne définitivement. Dans l’interview déjà citée, il ponctue : « J’avais été profondément marqué, j’ai gardé un tempérament militant, le sens de l’organisation ». Dans une autre interview, cette fois au premier numéro de la « Nouvelle Revue d’Histoire », en juillet/août 2002, il avoue qu’après le rapport Kroutchev, je le cite, « j’ai eu le sentiment d’avoir été manipulé ; à partir de ce moment, j’ai pris mes distances ». Il dit ailleurs garder « un souvenir formidable » des militants de base du PC, mais beaucoup plus amer de l’appareil et des dirigeants.
Quoi qu’il en soit, cette rupture sera féconde. Sur le moment, Jacques Dupâquier est déchiré jusqu’à en tomber malade. Il va guérir, pour son bonheur et pour celui de ses lecteurs, de ses collègues, de ses confrères, grâce à la démographie historique. Il est trop sincère, trop entier même, pour brûler sur l’instant tout ce qu’il adorait auparavant. Jusqu’en 1968, il demeurera fort à gauche, ayant milité ardemment en particulier avec sa femme pour l’indépendance de l’Algérie. Le vote des pleins pouvoirs au Président du Conseil SFIO, Guy Mollet par le PC avait d’ailleurs à l’époque accentué son ressentiment vis-à-vis de la direction communiste. Dans sa génération, chez les meilleurs, de tels engagements et de telles ruptures n’étaient pas rares. Sa particularité, sinon sa singularité, c’est de s’être émancipé seul. Ce sont ses talents et sa culture de géographe qui lui ont offert les moyens et l’occasion de sa libération personnelle, même si, comme tant de grands intellectuels français, Budapest puis Prague ont ensuite verrouillé et riveté sa séparation. Chez Jacques Dupâquier, le militant politique a donc disparu. Il avouera seulement plus tard de la sympathie et de l’estime pour Raymond Barre. Ces liens dénoués, le grand savant peut alors éclore.
Encore fallait-il que les circonstances fussent bonnes filles. Elles le furent mais Jacques Dupâquier n’y était pas pour rien.
À cette époque, ses idées sont sombres et il avoue qu’il a, je le cite, « fait le tour » de l’enseignement secondaire. Malgré toutes ses activités, la puissance créatrice qu’il porte en lui, peut-être sans le savoir, ne s’y épanouit pas. La chronique, relayée par Henri Amouroux lors de la cérémonie de l’Épée, veut qu’un après-midi, travaillant aux archives départementales de Versailles, Jacques Dupâquier ait soudain été saisi par une véritable « illumination » selon sa propre expression. Il découvre la fécondité de l’histoire quantitative, sa capacité à explorer autrement et à renouveler l’histoire sociale. Il y perçoit aussitôt l’instrument qui peut lui permettre de prolonger et d’approfondir ses recherches personnelles sur le sujet qui le fascine, les manouvriers et les laboureurs du Vexin.
Encore faut-il pouvoir y consacrer ses forces. C’est Ernest Labrousse, alors personnalité marquante, voire dominante des études historiques à la Sorbonne, qui lui met le pied à l’étrier. Il a lu le mémoire de DES de Jacques Dupâquier, grossi, retravaillé, appuyé sur une documentation impressionnante, comportant désormais une réflexion critique originale sur son propre travail, enfin publié par le Comité des travaux historiques et scientifiques. Intéressé, l’éminent professeur l’encourage à poursuivre ses travaux et le fait entrer au CNRS où il devient attaché puis chargé de recherches, de 1962 à 1965. Cette dernière année-là, Jacques Dupâquier publie dans les « Annales de démographie historique » une étude remarquée intitulée « Des rôles de taille » – il s’agit bien sûr de l’impôt payé pour l’essentiel par les roturiers au Trésor royal – « à la démographie historique ». C’est en quelque sorte l’acte de baptême de Jacques Dupâquier au sein de la démographie historique. Son ami Jean-Pierre Bardet dira d’ailleurs : « Il s’est converti à la démographie historique ».
Marcel Reinhard, qui a créé en 1962 la « Société de démographie historique » pour étudier l’histoire de la population, l’entend s’exprimer avec fougue lors d’une réunion, le fait venir, l’interroge, l’écoute une longue heure durant, éprouve aussitôt le sentiment d’avoir à faire à un chercheur exceptionnel et lui offre de devenir son assistant à la Sorbonne. Voici cette fois Jacques Dupâquier en selle, passionné, dynamique, rigoureux, abattant un travail de Romain.
La discipline qu’il a choisie – on a envie de dire aussi qui l’a choisi – est en plein essor et brille particulièrement en France, peut-être alors le pays le plus en flèche dans ce domaine, devant la Grande Bretagne et le Canada. Elle est dominée par la rivalité de deux grands esprits, deux fondateurs qui incarnent aussi deux méthodes : Louis Henry, le polytechnicien de l’INED, qui milite pour une science utilisant plutôt les techniques de la démographie que la méthodologie de l’histoire – il invente notamment une mesure scientifique des comportements démographiques à partir des registres paroissiaux – et le grand historien Pierre Goubert qui a publié le célèbre « Beauvais et le Beauvaisis au XVIIe siècle », chef d’œuvre de ce que l’on surnomme déjà la « Nouvelle Histoire ».
Jacques Dupâquier révère le premier et est ébloui par le second. Il se présente d’ailleurs lui-même comme le « disciple passionné » d’Henry et comme le lecteur émerveillé de Goubert. Marcel Reinhard et Pierre Chaunu figurent aussi bien entendu au premier rang de son nouveau Panthéon. Quant à lui, parcourant aussi vite la carrière de chercheur qu’il l’a abordée tard, le voici dès 1968 maître assistant à l’École Pratique des Hautes Études et, dès 1970, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il le restera jusqu’à sa retraite universitaire en 1991. En huit ans, de 1962 à 1970, le professeur du lycée de Montmorency est devenu l’un des piliers d’une nouvelle discipline historique qui aimante alors géographes, sociologues, juristes, statisticiens.
C’est que son activisme, sa fertilité, son rayonnement l’imposent au premier rang sans qu’il y ait besoin de brigues ou de ligues. Il est le secrétaire général de la Société de démographie historique dès 1965 et la présidera par la suite. Il est la même année, sous l’aile de Marcel Reinhard, le rédacteur en chef des « Annales de démographie historique » dont il sera plus tard le directeur. En 1968, Marcel Reinhard, toujours lui, lui confie avec André Armengaud la nouvelle édition de la très notoire Histoire générale de la population mondiale, un classique bénéficiant de nombreuses traductions.
Lui-même, toujours levé à 5 heures du matin, toujours heureux au travail, s’autorisant parfois l’écoute de Bach ou Purcell en lisant, écrit vite et bien. Son ami Jean-Pierre Bardet le décrit alors comme « un chercheur passionné, efficace et présent ». Lors d’une allocution il lui lancera « tu t’étais converti à la démographie historique comme jadis tu étais entré dans la Résistance, avec hardiesse, opiniâtreté et méthode, assuré de tes options et poursuivant sans recul la voie tracée ». C’est aussi, selon le recteur Jean-Pierre Poussou, un enseignant « brillant et inventif » qui forme des chercheurs de toutes nationalités. Il épuise parfois son entourage professionnel, peut se montrer exigeant et ferme, voire dominateur mais aussi généreux, par- dessus tout entraînant.
Il publie en 1974 une « Introduction à la démographie historique ». Il y définit sa discipline comme une tentative de reconstitution scientifique des caractères démographiques des populations anciennes, à l’aide de documents élaborés et conservés dans un dessein différent : registres de catholicité, rôles d’imposition, dénombrement des feux, etc. Il rend à chacun (Louis Henry, Pierre Goubert, Pierre Chaunu) sa part de recherches, de découvertes, d’innovations avec une équité et une générosité que l’on ne trouve pas toujours dans ce genre d’ouvrage. À côté de chapitres de vulgarisation, bien utiles pour les Hurons dont on peut se sentir solidaire, il ouvre des voies, définit les territoires qui lui semblent les plus prometteurs à explorer et lance un appel, insolite pour certains de ses collègues, indispensable pour beaucoup d’autres, à la collaboration des généalogistes et des historiens locaux. C’est déjà le ton d’un pionnier et d’un chef de file.
Son Que sais-je de 1979 consacré à « La population française aux XVIIe et XVIIIe siècles », un exemple de vulgarisation de haute qualité, lui donne notamment l’occasion de présenter avec vigueur l’une de ses principales préoccupations scientifiques : comment identifier le facteur régulateur dominant qui détermine les mouvements de la population. On y reviendra. L’accueil de la critique est flatteur. Jacques Dupâquier a pourtant, ces dernières années, consacré l’essentiel de ses efforts aux recherches préparatoires et à la rédaction de sa grande thèse sur « La population rurale du Bassin Parisien à l’époque de Louis XIV », publiée cette même année-là par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, avec une préface de Pierre Chaunu. Il l’a soutenue deux ans auparavant. Elle assied définitivement sa forte réputation.
Il a 55 ans. C’est tard pour une thèse, c’est tôt pour un chercheur encore récent dans une discipline nouvelle. Le résultat vaut en tout cas largement la peine. Le travail a été considérable, l’apport l’est aussi. Pour y parvenir, Jacques Dupâquier a dû se doter de compétences spécifiques en mathématiques, en statistiques, en informatique, complétant sa culture d’historien, de géographe et évidemment de spécialiste ès démographie historique.
Le sujet est ambitieux : l’étude, sur près d’un siècle (de 1636 à 1725, plus large donc que le règne de Louis XIV) de la population rurale de plus du quart de la France, soit grossièrement le Bassin Parisien et ses marges armoricaines, à peu près le vieux domaine capétien après les annexions de Philippe Auguste, soit encore une dizaine de généralités. Il l’élargit même en cours de route puisque, non content d’étudier le peuplement et son évolution, il finit par chercher à déterminer le mouvement naturel de la population du Royaume.
Pour y parvenir, il s’agit donc d’être à la fois audacieux et méticuleux, inventif, méthodique, mais implacable dans la vérification des biais et des erreurs, des approximations et des ignorances. En ce sens, Jacques Dupâquier apparaît comme un défricheur heureusement vétilleux. Il s’appuie, dans le sillage de Louis Henry et Pierre Goubert sur les registres paroissiaux (naissance, nuptialité, décès) et sur les monographies villageoises qui se multiplient. Il emploie cependant, c’est l’une de ses marques, les rôles de taille, de capitation, de gabelle, les états et les dénombrements. Les pièges sont multiples : la taille, par exemple, n’est payée ni par les plus privilégiés, ni par les plus pauvres qui, dans les villes, peuvent atteindre le quart, voire le tiers de la population (c’est moins dans les campagnes). L’évaluation des feux (combien de personnes ?), les imprécisions des limites administratives imposent de croiser les sources sans cesse, d’évaluer, de douter, de vérifier. Jacques Dupâquier, de l’avis de tous – cela éclate dans les longs recensements que lui consacrent les revues scientifiques – devient un virtuose du doute méthodique, corrigé par l’imagination créatrice.
Les conclusions qu’il parvient à en tirer impressionnent. Remettant en cause nombre de théories, proposant les siennes avec un mélange caractéristique d’extrême précaution et d’impérieuse audace, il innove. Dénombrements, densité de la population rurale, plus élevée en Normandie, en Picardie, en région parisienne, plus faible en Champagne, au Berry, en Touraine, évolutions, facteurs de changements surtout, mouvements annuels et saisonniers des baptêmes, des mariages, des décès, facteurs des crises démographiques. C’est son grand apport : le mariage comme mécanisme auto-régulateur des populations anciennes, leur nombre s’effondrant quand éclate une crise pour rebondir spectaculairement dès qu’on en sort. Il rappelle les trois règles du mariage sous l’Ancien Régime : pas de conception hors mariage, pas de cohabitation sous le même toit des parents et des enfants mariés (au moins dans la France du Nord qu’il étudie), pas de mariage sans établissement.
Il esquisse même deux modèles, le Normand au mariage précoce et aux fécondités mesurées, le Parisien au mariage tardif et à la fécondité plus généreuse. Dans le livre V terminal, intitulé « Une heure de synthèse » et qui porte bien son nom, de loin le plus accessible aux non-initiés et aux curieux, il développe sa théorie de la régulation par la nuptialité et risque cette constatation : les communautés les plus lourdement frappées par la fiscalité sont aussi celles qui manifestent le plus de vigueur démographique, ce qui aujourd’hui, en 2014, pourrait donc constituer un facteur d’optimisme inattendu !
Au total, une thèse célébrée par Pierre Chaunu dans sa préface, encensée par les critiques avec, comme il se doit, quelques réserves méthodologiques et qui enchante tant, par exemple, François Lebrun dans les « Annales de Bretagne », qu’il en fait, je le cite, « l’ouvrage de démographie historique le plus important depuis vingt ans, depuis Beauvais et le Beauvaisis de Pierre Goubert en 1960 qui marquait l’annexion fracassante de la démographie à l’histoire ». Bref, une consécration que cautionnent avec un rare entrain toutes les éminences du Sacré Collège universitaire.
Il s’en faut cependant de beaucoup que ce travail épuise l’énergie de Jacques Dupâquier. Outre les conférences, les colloques et les contributions qui font son ordinaire et qui complètent ses publications, il s’est donné tout entier à une autre cause, la défense et illustration de ce Vexin qu’il chérit, où il réside et résidera jusqu’à la fin de ses jours dans sa maison de Delincourt. Il y a en somme vécu toute sa vie d’adulte. Plusieurs de ses ancêtres y reposent. Il y a enseigné, poursuivi des recherches. Il l’a parcouru cent fois, en connaît la moindre vallée.
Or voici qu’en 1967, le général de Gaulle décide – il n’a jamais eu peur des grands projets – de restructurer de fond en comble la région parisienne. Il est notamment prévu d’édifier une gigantesque ville nouvelle, Cergy-Pontoise, qui dévorerait une bonne partie du Vexin. Jacques Dupâquier lève aussitôt l’étendard de la révolte et se jette tout entier dans une bataille homérique. Pour cela, il n’hésite pas un instant à faire cause commune avec ses adversaires politiques d’hier. Son prestige universitaire naissant, sa bonne foi et son désintéressement évidents, sa passion contagieuse ont vite fait litière des souvenirs dépassés. Il se lie d’amitié avec le président du Conseil Général du Val d’Oise, Adolphe Chauvin, tout aussi mobilisé que lui, ou encore avec Yves de Kerveguen. En mai 1968 (l’événement est éclipsé par un autre) se constitue au Château de Boury-en-Vexin une société des Amis du Vexin Français. Adolphe Chauvin en est le président, Jacques Dupâquier secrétaire général. L’infatigable chercheur appartient également à la Société historique et archéologique du Vexin dont il deviendra vice-président puis président. Il publie en 1968 en collaboration les Mercuriales du Pays de France et du Vexin français. Pour le bicentenaire de la Révolution il éditera des Cahiers de doléances du Vexin.
Avec ses amis, il se dépense comme quatre. Pétitions, articles, visites, conférences, il est sur tous les fronts. Il fait le siège des préfets successifs du Val d’Oise, il rassemble les élus locaux, il hante les bureaux parisiens, il démarche notables et parlementaires. Il n’est pas seul mais, aux témoignages publiés lors de sa disparition, on voit bien qu’il a été l’âme de ce combat. Et miracle, leurs efforts ne sont pas vains. Ils l’emportent. Dès 1972, le projet pharaonique de la ville-métropole est abandonné. Il entre à la commission des sites. Celle-ci inscrit à l’inventaire la majeure partie du Vexin. Le pire est donc écarté. Jacques Dupâquier contribue encore à sauver la vallée du Sausseron ou Villarceaux, menacée par des lignes à haute tension.
L’apothéose est atteinte lorsqu’est créé officiellement en mai 1995 le parc naturel régional du Vexin Français. Sa colère, son enthousiasme, son éloquence batailleuse, ses qualités de meneur d’hommes ont fait merveille. Son combat a été assez remarqué pour qu’il soit invité par Michel Péricard à une émission de l’ORTF dont à l’époque on parle beaucoup : « La France défigurée ». Il a pris en somme la défense de l’écologie avant la naissance des Verts. Comme militant, il s’est montré une fois de plus redoutable et efficace. Dans l’interview à Martine Godet déjà citée, il reconnaît d’ailleurs honnêtement : «J’avais été profondément marqué par le militantisme politique… C’est la raison pour laquelle à partir de 1967 je me suis lancé dans la défense de l’environnement dans le Vexin français ». Devant ses amis de la société historique et archéologique du Vexin, au moment de passer la main à plus jeune que lui, il confie : « La défense et l’illustration du Vexin ont été ma raison de vivre pendant quarante ans ». L’émotion a sa part dans cette déclaration et le militant du Vexin n’éclipse certes pas l’œuvre de l’historien, du géographe, du démographe.
Quoi qu’il en soit, la marque laissée par le Jacques Dupâquier de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et de l’Académie des sciences morales et politiques, constitue une empreinte qu’il serait incongru de comparer à la trace laissée par le Jacques Dupâquier du Vexin. Elle rayonne sur un plan intellectuel, national et international qui est d’une autre essence : au demeurant, les deux Dupâquier ne se combattent pas, ils se complètent d’une façon, il faut le reconnaître, rare jusqu’à l’originalité. Non point que des intellectuels d’envergure ne puissent être des hommes d’action – on en connaît qui ont fait de fort bons ministres – mais parce qu’il n’est pas banal de réussir de façon aussi éclatante sur les deux terrains et au même moment. On retrouvera d’ailleurs chez Jacques Dupâquier, l’auteur, la combativité et la passion qui ont fait Jacques Dupâquier l’acteur.
À partir du début des années 80, Jacques Dupâquier va en effet produire durant une vingtaine d’années un nombre impressionnant de livres plus marquants les uns que les autres, la plupart relevant d’une œuvre scientifique de très haut niveau, quelques-uns ne s’interdisant pas, justement, de pénétrer aussi sur le terrain des controverses et des polémiques. Ouvrages toujours de qualité, les uns devenus des classiques et des livres de référence, les autres ne dédaignant pas les joutes mais aussi les alertes, les alarmes, les tocsins. Le savant n’écartait évidemment pas des enjeux finalement politiques, car sa compétence s’indignait des contresens factuels et sa fougue ne laissait pas un instant ses convictions en repos. Le grand savant se veut aussi un intellectuel engagé.
Il ne saurait être question d’examiner ici l’ensemble de son immense bibliographie, vingt-quatre heures ou quarante-huit heures à la manière des flibustiers américains n’y suffiraient pas. On peut en revanche distinguer, de façon forcément arbitraire, ceux de ses ouvrages qui ont obtenu le plus de retentissement par leur rigueur, leur vigueur, leur ardeur. Quelques-uns ont été déjà évoqués, à commencer par sa grande thèse, mais à partir de 1981 la moisson devient pour vingt ans prodigieuse. Elle lui vaut d’être salué comme le rénovateur de la démographie historique.
Pour Jacques Dupâquier, 1981 est en effet une année-symbole. D’un côté, c’est l’année du lancement sous sa direction d’une des grandes enquêtes les plus ambitieuses jamais entreprises en sciences sociales, la fameuse enquête dite des 3000 familles. De l’autre côté, c’est l’année de la publication d’un ouvrage cosigné avec Jean-Noël Biraben qui s’intitule Les berceaux vides de Marianne et constitue un cri d’alarme théâtral devant la crise de la démographie française. Le grand historien de la démographie s’affirme, l’intellectuel engagé entre en scène.
L’histoire de l’enquête sur les 3000 familles résume déjà les qualités particulières de Jacques Dupâquier. Il l’entreprend avec la collaboration de Denis Kessler, jeune chercheur d’avenir qui bifurque bientôt avec un franc succès vers le monde des affaires, cas rarissime en France. L’enquête est menée dans le cadre du laboratoire de démographie historique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il s’agit de mesurer la mobilité sociale entre les générations et la mobilité géographique des couples et des individus en France depuis le début du XIXe siècle, rien de moins. Pour cela, il fallait sélectionner pour des raisons statistiques subtiles, 3000 couples mariés entre 1830 et 1832, afin d’établir leur descendance patronymique jusqu’à aujourd’hui. L’instrument naturel était le dépouillement des tables décennales de l’état-civil. Encore fallait-il établir un échantillon représentatif de la population française de l’époque, socialement et géographiquement, tout en évitant les multiples biais.
Le trait de génie fut de sélectionner, après de multiples études préliminaires, la plage alphabétique des noms commençant par les trois lettres TRA qui, pour des raisons qui me dépassent de beaucoup, échappaient aux pièges statistiques. Cela ne concernait que les Français de souche, par principe, mais une enquête annexe, fondée sur les dossiers de naturalisation, permettait de mesurer comment s’était faite l’intégration.
D’énormes obstacles se dressaient. Jacques Dupâquier a dû arracher des dérogations, obtenir des moyens matériels, en ordinateurs notamment, et surtout mobiliser des bonnes volontés pour dépouiller les tables décennales. Les effectifs du CNRS ne pouvaient y suffire. Il eut l’idée de convaincre les généalogistes les plus dynamiques d’y contribuer, avec succès. L’entreprise était digne d’un treizième travail d’Hercule. Elle ne put totalement aboutir, faute de moyens matériels durables, en raison aussi d’obscures querelles de rivalités ou de préjugés politiques. Elle aura permis néanmoins de grandes avancées scientifiques en matière de connaissance des effets de la mobilité géographique ou de la migration, puis des effets de la mobilité sociale : situation, par exemple, du père, du fils et du petit-fils au début et à la fin de leur vie active respective. Elle permet également d’esquisser une démographie différentielle (nuptialité, fécondité, mortalité), selon les grandes régions et les grands groupes sociaux professionnels. Il existe une quasi-légende de cette enquête des 3000 familles avec, bien entendu, tous les débats méthodologiques du monde à son sujet.
Impatience, jalousie, fringale d’attentes intellectuelles ? Lorsqu’en 1986 Jacques Dupâquier publie en collaboration Le temps des Jules. Les prénoms en France au XIXe siècle, il établit grâce à sa grande enquête comment s’accélère la rotation des prénoms, en fonction de quelles circonstances historiques. La lecture est agréable et originale, la critique est pincée ou frustrée : ce qu’il a personnellement réussi avec Prénoms, parenté, parents, pour son Vexin français, ne trouve pas selon certains assez d’équivalence à l’échelle française. D’une certaine manière, on attend tout de lui et on décrète volontiers, sans s’attaquer au maître, que les disciples ne tirent pas la substantifique moelle de ses apports.
De même, lorsqu’en 1992, il publie en collaboration et en codirection avec Denis Kessler La société française au XIXe siècle, l’appétit est immense mais n’est pas rassasié. Il s’agit pourtant d’une première grande présentation de quelques-uns des résultats d’ensemble de l’enquête des 3000 familles. On peut en faire son miel, remarquer aussi que Jacques Dupâquier dépasse ainsi la querelle toujours vive entre micro-histoire et macro-histoire. Mais la critique, mesquine, demande plus de croisements, de questionnements, de correspondances. En fait, il apporte tellement qu’on voudrait qu’il apporte plus ! Dès cette époque, le voici en tout cas solidement installé à la proue de la démographie historique française.
Son autre livre, publié lui aussi en 1981 avec Jean-Noël Biraben, Les Berceaux vides de Marianne, explique peut-être pourquoi à partir de cette période, Jacques Dupâquier va être souvent la référence et parfois la cible. C’est qu’il s’inscrit vigoureusement dans le sillage de l’école nataliste incarnée par Alfred Sauvy, lequel ne ménage d’ailleurs pas ses éloges à son endroit. Il s’agit d’un livre grand public, aussi accessible que passionné, aussi bien documenté – évidemment – que vigoureux et engagé. À cette époque, dirigeants politiques et citoyens sont assez indifférents à la baisse de la natalité française, à son déclin démographique.
Dupâquier et Biraben les réveillent bruyamment. Ils expliquent de façon lumineuse comment depuis le début du XIXe siècle, à partir de 1826, aucune génération n’a assuré son remplacement à la naissance, un fait occulté par le recul de la mortalité. Ils soulignent comment la courbe démographique française plonge vers 1885, comment la population française de 1946 est équivalente à celle de 1895, stable durant un demi-siècle, ça n’est pas banal, comment après les vingt ans du baby-boom de la Libération, la courbe s’infléchit derechef à partir de 1973. Rien de cela n’est contestable.
En revanche, les interprétations proposées des phénomènes de société les plus contemporains suscitent des contestations, d’autant plus que les auteurs lancent des formules fracassantes comme : « On a sacrifié le troisième enfant pour acheter la deuxième voiture » et mettent en cause la loi Veil sur l’IVG. Voilà Jacques Dupâquier accusé d’être politiquement incorrect. Comme il n’est ni l’homme des demi-mesures, ni homme à se laisser intimider, loin de battre en retraite, il assume vaillamment, sûr de sa compétence, offensif dans ses interprétations. Un zeste de provocation, une position à contre-courant ne sont pas non plus pour l’effaroucher. En revanche, deux autres livres, plus exclusivement scientifiques, sont accueillis avec respect, voire avec admiration. En 1984, il publie Pour la démographie historique dans une collection dirigée par Pierre Chaunu. C’est une vigoureuse mise au point sur les comportements démographiques, une réflexion sur le renouvellement de l’histoire des populations par la démographie historique, aboutissant ainsi aux retrouvailles avec l’histoire sociale. Avec une probité intellectuelle manifeste, Jacques Dupâquier ne cache ni les querelles, ni les difficultés de sa jeune discipline, ni d’ailleurs ses propres doutes et ses propres questions. Cela ne l’empêche pas d’appeler avec ambition à une « relecture démographique de l’histoire ». Pierre Chaunu salue un « maître livre ».
Avec son fils Michel, sociologue, Jacques Dupâquier publie également en 1985 – sa fertilité impressionne toujours – une Histoire de la démographie sous-titrée plus explicitement La statistique de la population des origines à 1914. Elle s’adresse à un public très averti et il s’agit en fait d’un gros travail, d’une œuvre de pionnier. C’est la première fois qu’on écrit avec cette ampleur l’histoire des apports, des contributions, des percées, des méthodes, des concepts, des capacités statistiques qui permettent d’échafauder une histoire de la statistique de la population. Un autre volume, consacré à l’histoire de la pensée démographique, est d’ailleurs envisagé. En attendant, cette synthèse est encore saluée comme un livre de référence.
S’il fallait cependant distinguer une œuvre parmi tant d’autres chez l’inépuisable auteur, c’est bien sûr la grande Histoire de la population française, parue aux Presses Universitaires de France sous sa direction en quatre tomes en 1988, qui s’imposerait. Elle sera suivie, complétée, amplifiée par l’Histoire et population de l’Europe, publiée en trois volumes sous la codirection de Jean-Pierre Bardet et de Jacques Dupâquier de 1997 à 1999, comme pour achever la trajectoire et couronner la démarche. Pour en revenir à la grande Histoire de la population française, Jacques Dupâquier en a été, à tous les sens du mot, le maître d’œuvre. Ceux qui ici ont, comme Jacques Dupâquier, imaginé, échafaudé, dirigé, coordonné, collationné et bien sûr personnellement contribué à un ouvrage collectif de référence – un dictionnaire historique de la Papauté ou un dictionnaire Napoléon, par exemple – savent ce que cela exige de labeur, d’énergie, de minutie, de patience mais aussi d’autorité, de fermeté, de méthode et de science. Jacques Dupâquier possédait tout cela.
Il n’est pas possible d’aborder tous les apports, même les plus notables, de cette œuvre monumentale. Mieux vaut peut-être y distinguer quelques idées, quelques pistes, quelques exemples, en recueillir quelques pépites. Dans le tome 1, le plus spéculatif, ce qui le rend d’autant plus excitant, faute de sources classiques, a fortiori sérielles, il couvre l’histoire de la population française des origines à la Renaissance, on relève aussi l’hypothèse de Jean-Noël Biraben selon laquelle l’Hexagone aurait compté un million d’habitants dès le troisième millénaire avant notre ère, ou bien encore son évaluation de sept millions de Gaulois au temps de Jules César (moins de cinq millions selon Robert Étienne) ; ou encore cette idée-force qui parcourt tout le livre : la population française n’est pas le résultat de vagues brutales, d’invasions irrésistibles, chacune engloutissant la précédente, comme par exemple le veut la vision traditionnelle d’une germanisation submergeant la population gallo-romaine. Au contraire, elle est celle d’une assimilation progressive de vagues peu à peu intégrées, la continuité ethnique s’imposant ainsi, sauf exceptions comme les Alamans en Alsace, les Francs dans les pays du Rhin, de Moselle et d’Escaut ou encore les Bretons en Armorique. Autre idée-force, la démographie française commence à devenir une réalité en même temps que se constituent un État et un pouvoir royal. Ou encore, ces variations démographiques, sous le choc des cavaliers de l’Apocalypse – la peste, la guerre, la famine – qui conduisent à cette formule si parlante d’Emmanuel Le Roy Ladurie « L’Hexagone était plein d’hommes sous Philippe le Bel, à demi vide au temps de Jeanne d’Arc, derechef plein comme un œuf aux dernières années d’Henri II ».
Dans le tome 2 cette fois, la permanence frappante du paysage démographique des campagnes françaises du XVIe au XVIIIe siècle, avec son étonnante capacité de récupération après chaque crise démographique, est relevée par Jacques Dupâquier en personne. En fait, la population oscille autour d’un équilibre homéostatique du milieu du XVIe au début du XVIIIe siècle, puis croît plus lentement que les autres pays au XVIIIe siècle. Jacques Dupâquier soutient que ce système d’autorégulation repose principalement sur le mariage qu’il nomme plaisamment « le permis de reproduction accordé par la société à un couple ». C’est en tout cas sur cette période que l’apport de la démographie historique est le plus évident, le plus imposant.
On relève ensuite que la France, jadis et naguère le pays le plus peuplé d’Europe, est distancée par la Russie vers 1800, par l’Allemagne vers 1855, par l’Empire austro-hongrois vers 1870, par la Grande Bretagne vers 1892.
Suivent, dans la période la plus contemporaine, une grave crise de la mortalité qu’infligent les deux guerres mondiales, un effondrement progressif de la nuptialité, une crise de la famille, l’accélération du processus de vieillissement, les flux migratoires et leurs difficultés. Depuis cinquante ans, les mutations spectaculaires de la vie amoureuse et des codes sexuels des Français apparaissent évidemment comme touchant le cœur même de la société. Cela conduit Jacques Dupâquier à traiter ces mutations comme autant de périls, ces métamorphoses comme autant de problèmes, de risques, de régressions. Plus il approche de la période la plus actuelle, plus par la force des choses l’historien se fait aussi idéologue, toujours savant incomparable, de plus en plus intellectuel engagé.
Certains s’efforcent naturellement de récupérer alors l’immense culture, la puissance novatrice, qu’il s’agisse des méthodes ou des interprétations de Jacques Dupâquier. Sa force d’expression même, sa passion intellectuelle l’exposent à être transformé parfois en instrument de politique partisane. Ce sont en quelque sorte, comme disent les militaires, les dommages collatéraux d’une grande œuvre qui culmine avec cette monumentale Histoire de la population française, dont Jacques Dupâquier fut le chef d’orchestre, rédigeant également quatre amples et brillantes introductions, une pour chaque volume, le tout avec un art de la synthèse éclatant.
J’ai relevé à plusieurs reprises les controverses, les objections méthodologiques, les querelles idéologiques en quelque sorte consubstantielles à la démographie historique. Cela n’a rien de surprenant tant il s’agit d’une discipline encore récente et plongeant néanmoins au cœur de l’histoire de la population ou de l’histoire sociale, les renouvelant substantiellement, jetant un éclairage parfois cru, souvent dérangeant sur des phénomènes de société qui alimentent aujourd’hui les débats idéologiques les plus vifs. Il est équitable, compte tenu de la place intellectuelle majeure qu’y tient Jacques Dupâquier, de relever aussi comment, même sur les phénomènes les plus contemporains, même sur les sujets les plus clivants, sa perspicacité, sa clairvoyance, imposent l’attention.
Ainsi écrit-il, nous sommes en 1988, il y a un quart de siècle, je le cite : « Il nous semble douteux qu’une population vieillissante puisse conserver intacte sa capacité d’assimilation ». Et de pointer le risque, je le cite de nouveau, « d’un pays coupé en deux, menacé dans son identité nationale, avec une majorité vieillissante, repliée sur ses valeurs et ses droits acquis et une minorité islamique jeune, mal intégrée et plus ou moins agressive ». Sombres propos, peut-être trop systématiques, mais qui annoncent avec une grande lucidité le débat d’aujourd’hui. On dirait, en plus scientifique, du Finkelkraut 2013.
Au moment de conclure, il faut revenir à la grande joie qu’a été pour Jacques Dupâquier son élection dans votre compagnie, à l’Académie des sciences morales et politiques. Il l’a proclamé lors de sa cérémonie de l’Épée avec une allégresse et une spontanéité rares. Pour lui, cette journée-là a ressemblé à l’apogée de sa trajectoire et aussi, les discours et les souvenirs en témoignent, à la reconnaissance publique et presque solennelle de son œuvre. Le grand géographe Pierre Georges qui n’était pourtant plus de sa paroisse, bien qu’il fût de sa compagnie, a rendu un vibrant hommage à la « monumentale », c’est l’expression que chacun emploie, Histoire de la population française. Il s’exclame même : « Tantôt au cœur des conflits politiques, tantôt au seuil de recherches d’accords de coexistence pacifique et de nouvelles cartes de partage des territoires, toujours science morale et science politique à la fois, l’étude de la population, dans son histoire, dans la chronique des aventures du présent, dans sa diversité et le constat des différences et des incompatibilités, est inséparable de toute réflexion et de tout projet de gouvernement des hommes ». On ne saurait imaginer définition plus glorieuse et compliment plus doux à entendre pour celui qui était devenu une figure de proue de cette discipline.
Sur son épée, Jacques Dupâquier avait voulu faire graver les trèfles sur la montagne, armes de ses ancêtres suisses, symbole d’une famille à laquelle cet homme « émotif et pudique », selon la formule délicate de son fils, maître Robert Dupâquier, a voulu manifester son attachement constant ; il avait également voulu voir représentée la proue d’un drakkar, référence à sa province normande, l’Arc de Triomphe de l’Etoile, en souvenir du 11 novembre 1940, une croix pattée, emblème du cher Vexin, et enfin une discrète pierre verte, une malachite de Madagascar pour dire son amour de la nature et son choix de vivre à la campagne : décidément quelqu’un pour qui comptent les enracinements.
Il a souhaité aussi que figure une devise sur la lame de son épée « Beatus laborans », heureux au travail, une caractéristique que personne ne lui contestera et grâce à laquelle cet homme de caractère, de conviction, de haute culture et d’engagement a pu donner toute son ampleur à une œuvre considérable, si considérable qu’elle a, sans forcer les mots, offert un nouvel élan à la démographie historique française.