Les sciences morales et politiques

Séance solennelle du lundi 17 novembre 2014

par M. Bernard Bourgeois,
Président de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur,
Monsieur le Procureur de la République,
Messieurs les Représentants des forces armées,
Messieurs les Représentants des autorités religieuses,
Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président de l’Institut,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers Confrères,
Mes chers Amis,

Puisque l’esprit, de quelque façon qu’on l’entende, ne meurt pas, seront d’abord présents dans ce propos, parce  qu’ils le sont toujours dans nos cœurs, ceux d’entre nous que l’année en cours à arrachés à notre vue.

Le 26 janvier 2014, l’Académie a perdu son doyen d’âge, le recteur Gérald Antoine, qui avait succédé en 1997 à Pierre-Georges Castex, cet autre grand historien de notre littérature, dans la Section de Morale et sociologie. Poursuivant, de sa chaire de Sorbonne, l’édition monumentale de l’histoire de la langue française, il avait bien analysé celle-ci comme un mode d’expression de la réalité sociale, dont il contribua aussi à promouvoir la culture en élaborant avec Edgar Faure, après 1968, la « Loi d’orientation sur l’enseignement supérieur et la recherche ». Après sa retraite, l’historien de Racine, de Sainte-Beuve et de Péguy publia la somptueuse biographie de Claudel. Et il fut le confrère délicieux qui, répondant à un mot que je lui avais adressé en prenant mes fonctions, m’écrivait, quelques jours avant sa mort, qu’il avait une pensée pour chacun d’entre nous. Nous garderons chacun, longtemps, une pensée chaleureuse de cet ami.

Notre Académie a également été attristée par la disparition de deux de ses correspondants appartenant à la Section d’Économie politique, statistique et finances. René Uhrich, qui anima et enseigna l’économie régionale à Strasbourg, nous a quittés en avril. Et, fin septembre, nous avons appris le décès de Charles Hargrove, qui débarqua militairement chez nous le 6 juin 1944, puis, après une carrière internationale de journaliste au Times, s’installa définitivement à Paris pour y écrire sur la politique et nous offrir le plaisir de son exquise civilité.

Quant au souvenir d’un disparu plus lointain, notre académicien Jacques Dupâquier, il fut ravivé en mars par notre confrère Alain Duhamel, dans sa notice sur la vie et les travaux d’un chercheur ardent entre tous.

Le nécessaire renouvellement de notre Compagnie fut assuré, il y a quelques semaines, par l’élection, en tant que correspondant de la Section de Philosophie, du penseur finlandais Jaakko Hintikka, à qui ses ouvrages sur la logique épistémique, la sémantique et l’apport de Wittgenstein, ainsi que l’éclat de son magistère à Harvard ont donné une renommée mondiale. Mais, en mars, nous avions élu comme correspondant de la Section Législation, droit public et jurisprudence le professeur Philippe Rémy, qui enseigna le droit privé à l’université de Poitiers et fut l’auteur de publications remarquées, notamment sur les contrats et la responsabilité civile. Et, dès février, nous avions appelé à venir nous rejoindre, dans la même Section, le professeur de droit administratif Yves Gaudemet, dont le grand Traité fait autorité. Il siège au fauteuil laissé vacant par le regretté Alain Plantey, dont la mémoire sera honorée dans l’ultime séance que je présiderai, le 15 décembre prochain, à travers la Notice que lui consacrera notre nouveau confrère.

Le 5 mai, nous avons installé, dans le fauteuil illustré par l’Européen convaincu que fut Vaclav Havel, un autre artisan résolu de l’unification du continent, le président Mario Monti, élu précédemment comme associé étranger. Notre « super » confrère répondit à son vibrant accueil par Thierry de Montbrial en lançant son Appel sous la Coupole à l’adresse de la France, pour qu’elle redevienne elle-même en tant que force privilégiée de proposition et d’impulsion dans la construction de l’Europe.

Si l’Académie s’est ainsi employée à se renouveler, c’est aussi pour mieux réaliser sa non moins indispensable continuité. Elle a, je crois, rempli toute sa mission culturelle et scientifique traditionnelle. Je ne puis ici que jeter un trop bref regard rétrospectif sur le travail accompli en ce sens au cours de la présente année.

Soucieuse constamment d’actualiser, comme l’y invite le Chancelier Gabriel de Broglie, l’unité de l’Institut, moyennant la coopération inter-académique, notre Académie a ainsi co-organisé le 3 mars, avec l’Académie des sciences et l’Académie des Beaux-Arts, un Entretien sur les limites : nos confrères Jean Baechler et Mireille Delmas-Marty, y ont traité respectivement des limites cognitives en anthropologie et des limites affectant l’anticipation juridique, des limites alors subies. C’est bien encore de limitation, mais, cette fois-ci, volontaire et normative, celle par laquelle l’humanité aurait à modérer sa puissance devenue redoutable sur elle-même, qu’il fut question, les 29 et 30 avril, lors du Colloque « Nature et artifice » mobilisant, à la Fondation Singer-Polignac, l’Académie française, l’Académie des sciences, et l’Académie des sciences morales et politiques ; plusieurs d’entre nous ont participé à cette interrogation destinale sur « l’homme face à l’évolution de sa propre essence ».

La réponse à donner à cette question engageant tout l’homme, lequel arrête son parti, en l’affaire, au niveau du religieux, j’évoquerai maintenant, puisque, au demeurant, y intervinrent des membres des autres Académies de l’Institut, le débat qui eut lieu lorsque Sa Sainteté le patriarche œcuménique Bartholomée 1er nous honora d’une exceptionnelle visite le 28 janvier. La conférence qu’il prononça sur la liberté religieuse célébra en celle-ci – dont l’édit de Milan, il y a 1700 ans, marqua un progrès considérable – sa vertu réconciliatrice de l’humanisme et de la mesure, justement, que peut, sinon doit, en opérer un absolu.

De façon plus ordinaire, notre Compagnie a poursuivi en 2014 la réalisation de son programme propre. Il s’est particularisé, par exemple, dans le développement de la vaste enquête réflexive de Jean Baechler sur la guerre et la paix, à travers le Colloque sur « Guerre et religion » qui s’est tenu à la Fondation del Duca en janvier, et les Journées d’études, dans le même lieu, en octobre, sur « Guerre et armée ».

Nous avons aussi confirmé la pratique récente des Entretiens académiques du lundi matin. C’est ainsi que, le 18 mars, notre correspondant Laurent Stéfanini anima une séance d’hommage à notre confrère l’historien Bruno Neveu, décédé il y a dix ans. Le 16 juin, je réunis notamment plusieurs membres de l’Académie des sciences et de notre Académie pour célébrer le quatre-vingt-dixième anniversaire de notre correspondant le philosophe François Dagognet, autour d’une œuvre majeure de l’époque. Le 20 octobre, des Académiciens des Inscriptions et Belles-Lettres, ainsi que d’éminents membres de l’EHESS, se joignirent à nous pour rappeler, cent-cinquante ans après, l’événement que fut la parution de La Cité antique de Fustel de Coulanges. Cette série d’Entretiens se continuera le 24 novembre par une séance sur la postérité spirituelle de Joachim de Flore, organisée par Jacques de Larosière à l’occasion de la réédition de l’ouvrage du cardinal Henri de Lubac. Enfin, un dernier Entretien – en écho au thème de la Rentrée solennelle de l’Institut, où Jean-Claude Casanova est intervenu en représentant de l’Académie – sera consacré, sous l’impulsion de Georges-Henri Soutou, à la « Grande Guerre en son siècle ».

Il me faut évoquer aussi les manifestations hébergées par l’Académie qu’ont été la remise des prix de la fondation Solon, celle qui récompensa les lauréats de la Fondation culturelle franco-taïwanaise, le Colloque Olivier Lecerf, et que sera la réunion animée prochainement par notre correspondant Ghislaine Alajouanine sur « Science, morale et gérontechnologie ».

Je devrais parler assurément des publications riches et variées sur nos travaux, si heureusement régulières grâce à la diligence, que je tiens à saluer, de notre secrétariat. J’aimerais faire applaudir les prestations individuelles, nombreuses et importantes, de mes confrères. Me réjouir devant vous et avec vous des honneurs et distinctions qu’ils ont obtenus – telle l’attribution du Prix Nobel d’économie à Jean Tirole, septième académicien des sciences morales et politiques en exercice à être ainsi couronné. Mais, aujourd’hui, les Académiciens sont là pour distribuer des prix non pour en recevoir ! Et je ne veux pas trop retarder l’heureux moment attendu si légitimement par certains d’entre vous.

* * *

J’ai suffisamment décrit cette Académie comme une Académie au travail. Je l’ai fait en soulignant qu’elle s’est adonnée à sa tâche, c’est-à-dire qu’elle a pratiqué les sciences morales et politiques de l’homme, dans le souci de le préserver, face à la tentation, voire tentative, trans-humaine, d’une absolutisation formelle de sa liberté essentielle, qui pourrait être bien plutôt l’annihilation réelle de celle-ci. De la sorte, je l’ai caractérisée par une conscience d’elle-même rendant tout à fait compréhensible qu’elle ait été amenée par un tel souci à s’interroger sur le sens de sa vocation scientifique propre, puisque c’est le développement général même de la science qui, en son explosion contemporaine, peut précipiter l’humanité dans une démesure qui lui serait fatale. Je veux surtout vous entretenir aujourd’hui de ce retour sur soi dont notre Académie a effectivement fait cette année son programme ordinaire. Il s’agit d’une rentrée extraordinaire ou inouïe en elle-même puisqu’elle n’avait point jusqu’ici, en tant que communauté, socratisé – comme tout être humain, collectif aussi bien qu’individuel, doit l’entreprendre au moins une fois dans son existence –, de façon à être plus pleinement le lieu humanisant, vraiment humain, des sciences de l’homme.

Dans les projets de création, vers la fin du XVIIIe siècle, d’un Institut des sciences et des arts, on désigna aussi comme « philosophie » ce qui devait finalement être pérennisé sous l’appellation de « sciences morales et politiques ». Un tel lien de la scientificité revendiquée par notre Académie et de la réflexivité exigée des philosophes censés la peupler ne s’est pourtant pas actualisé publiquement dans l’histoire, bientôt longue de deux siècles, qui a été la sienne. Une fois, il est vrai, il y a presque un demi-siècle car c’était en 1966, mais dans un seul jour, certes celui de sa Rentrée solennelle, notre Académie se pencha sur son être, mais à travers un seul de ses membres. Le Secrétaire perpétuel de l’époque Émile Mireaux jugea alors nécessaire de consacrer son discours à « quelques réflexions sur le rôle de l’originalité des sciences morales ».

Cet accès réflexif singulier réagissait à la crainte, déjà, de voir le progrès exponentiel des techno-sciences physico-chimiques et biologiques emporter – à travers la naturalisation et mathématisation de l’homme ou, parce que l’humain est interhumain, de la société – l’originalité des sciences morales et politiques, c’est-à-dire nier la raison d’être même de leur Académie propre. Celle-ci se rassurait alors, face au spectre d’un « cerveau électronique » producteur de l’esprit, en rappelant contre l’absolutisation de la raison cognitive positive, l’originalité de la raison pratique ou de la liberté, dont les sciences morales déterminent les réquisits souverains, récapitulables dans l’unification normative de l’esprit et des esprits. « Morales » étaient bien pour Mireaux toutes les sciences qui, de la logique à la philosophie, en passant par la morale stricto sensu, le droit, la politique, mais aussi l’esthétique, l’économie, l’histoire et la religion, soumettaient également, chacune suivant sa manière, à la norme idéale de la liberté, un réel accueilli de plus en plus totalement en sa réalité même. Mais une telle moralisation abstraite, une telle idéalisation pratique, nécessairement amollissante, des sciences morales et politiques n’allait guère les armer face à la réalité de plus en plus conquérante des sciences dures.

La défense des sciences morales et politiques exige désormais de les ressaisir dans leur détermination concrète, qu’elles ont bien dû avoir, ainsi en France, lors de leur institution politique originelle, car même la puissance de l’État ne peut assurer dans l’existence que ce qui est en soi concret. C’est bien dans le commencement que peut se lire la fin, leur concréité commune, qui leur donne la force d’inaugurer ou de conclure l’être, domptant les simplifications unilatérales si fragiles auxquelles s’abandonne dans l’entre-deux l’énergie distendue de l’esprit. C’est pourquoi, l’examen de conscience auquel j’ai invité l’Académie devait repartir de la fondation décisive du foyer institutionnel des sciences morales et politiques par François Guizot. Ce qui fut fait grâce à l’historien de celui-ci : le chancelier Gabriel de Broglie voulut bien lancer et baliser, en le guidant vers l’accomplissement alors éclairé et fortifié de nos responsabilités présentes et à venir, notre ressourcement en nous-mêmes.

La fondation académique des sciences morales et politiques de l’homme social comme proprement humain, c’est-à-dire libre, ou pleinement acteur de lui-même en son monde, les établit définitivement, par trois déterminations essentielles.

D’abord, sciences au sens d’un savoir rationnel objectif – à ne pas réduire à la seule objectivité empirique quantitative – de la pratique libre de l’homme, elles  sont, elles en qui l’homme connaît l’homme, elles-mêmes pratiques, et donc libératrices : science morale de la morale et science politique de la politique ; voilà pourquoi notre Académie a toujours et sagement, en toutes ses Sections, recruté aussi bien des praticiens que des théoriciens.

Ensuite, puisque la raison pratique n’est vivante que dans la tension stimulante de son côté rationnel ou idéal et de son côté pratique ou réel, et que ceux-ci s’affirment à plein respectivement dans la morale et la politique, les sciences pratiques ou, lato sensu, morales ne sont vraiment elles-mêmes que dans et comme la polarité foncière des sciences morales et des sciences politiques. Guizot fixe ainsi institutionnellement l’affirmation antérieure, par Nicolas Baudeau, Quesnay ou D’Holbach, de l’unité et de la différence, c’est-à-dire de l’interaction, entre la morale et la politique.

Enfin, et voici où il est profond, Guizot n’en reste pas à cette catégorie paresseuse de l’interaction rivée à elle-même, si chère à l’anarchisme et à sa variante sociétaliste actuelle. L’interaction de l’intérieur qu’est le moral, proprement humain, et de l’extérieur qu’est le social ou le politique, qui se réforment l’un par l’autre, doit, pour s’affermir en l’être, s’inscrire dans l’unité qu’opère de ses deux moments l’un d’entre eux, alors plus l’essentiel et fondateur. Ce moment est pour Guizot celui de l’humain ou du moral, qui porte ainsi la totalisation véritable de lui-même et du socio-politique, constitutive de la civilisation. Se sachant de la sorte vouées à une telle totalisation spirituelle, les sciences morales et politiques ne font pas que se rencontrer dans une Maison des sciences de l’homme, mais, sous la hiérarchie de l’esprit, s’organisent en une Académie.

Notre Académie s’est bien développée suivant ces trois principes. Mais le deuxième, la faisant se définir par la juxtaposition, qui vaut en soi opposition, de la morale et de la politique, l’a rendue problématique à ses propres yeux. Et c’est la gestion de cette problématicité qui l’a singularisée en son traitement des sciences humaines.

Marianne Bastid-Bruguière a ainsi souligné que, en dépit de la réputation dont jouissait en France, vers la fin du XVIIIe siècle, l’antique despotisme en Chine des sciences morales et politiques, la sagesse des Lettrés, tournée là-bas vers la régénération de soi, n’avait rien d’une science rationnelle de l’institution mondaine de l’homme social. Dans le contexte, lui, prochain, de la raison objective occidentale moderne, les sciences morales anglo-saxonnes analysées par Pierre Demeulenaere cultivent en leur empirisme coutumier leur diversité prise positivement comme richesse et s’apaisent dans l’idéalisation de soi normative spontanée de la socialité naturelle. L’apaisement, aussi réel, apparaît inverse dans le cas de la culture allemande. Karlheinz Stierle a montré que les sciences qui s’y sont constituées plus tard sous le nom réconciliateur de « sciences de l’esprit [Geisteswissenschaften] », visent l’esprit d’emblée objectivé ou structuré – ainsi dans la langue –, et non pas dans le laborieux et problématique effort de concilier son intériorité et son extériorité. La tension entre l’idéal et le réel, la morale et la politique, est bien une affirmation particulièrement française.

Certains verraient sans doute en elle une expression de l’histoire conflictuelle de notre nation, si souvent en guerre civile comme y insistaient Renan et Braudel, et dont la Grande Révolution a marqué l’apogée. En tout cas, la solution de la contradiction de la morale où s’accomplit l’individu et de la politique où se règle la société a préoccupé tout notre XIXe siècle. En témoignent les apports majeurs et opposés de Comte ennemi – comme l’a rappelé Jean-Claude Casanova – de Guizot dans sa réduction de toutes les sciences humaines à la sociologie positive, et de Cournot qui a, nous montra Bertrand Saint-Sernin, exalté la libre invention par les individus, même et surtout en politique, de leur histoire. La même problématique théorético-pratique dramatisa au XXe siècle la relation de la morale et de la politique.

Vers la fin du millénaire et dans la plus présente actualité, elle a suscité deux mouvements réciproques, appelant, l’un, à une politisation, via l’éthique, morale objectivée, de la morale, et l’autre, à une moralisation, par le droit, politique idéalisante, de la politique. Mais Didier Sicard a justement relevé que le moyen terme des lois éthiques se contredisait par l’érection en loi politique de la négation éthique de la loi, et, Renaud Denoix de Saint Marc, que la prévention juridique de l’immoralité politique par des lois de transparence financière supprimait, à travers l’inquisition soupçonneuse, le lien de confiance cimentant l’État. Le problème logé dans la définition même des sciences morales et politiques est ainsi bien loin d’être théoriquement et pratiquement résolu.

Ce problème d’essence a cependant été relativisé par l’intensification, vers les années 1970, d’un problème vital d’existence pour les sciences humaines en général, et plus particulièrement en tant qu’elles sont prises comme sciences pratiques de la liberté. Celles-ci ne perdent-elles pas toute pertinence si l’agir libre est annulé, en ses résultats, par leur mathématisation probabilisante, et, en son principe spirituel, par la naturalisation nécessitante que lui imposent les neurosciences et les sciences cognitives ? En vérité, les sciences morales et politiques me semblent avoir fort bien résisté à l’épreuve à laquelle elles se trouvaient confrontées.

C’est ainsi que Philippe Mongin a conclu son éloge du rôle théorisant prescriptif qu’y  jouent les mathématiques en le subordonnant au normatif, ou au pratique dans le sens fort du terme, qui est essentiel à ces sciences. Quant aux sciences cognitives si conquérantes, Daniel Andler attend d’elles une naturalisation scientifiquement bénéfique des sciences humaines, mais s’attache à un naturalisme historicisé, reconnaissant comme tel la liberté sous l’idée de laquelle se pratique l’histoire des hommes. Aussi libérateur de l’activité de l’esprit est le hiatus que Michel Le Moal constate entre la masse analytique non maîtrisable des données récoltées par l’exploration neuroscientifique du cerveau et le fonctionnement synthétisant ou totalisant de celui-ci, qui se vit bien alors en s’accomplissant comme esprit. Enfin Anne Fagot-Largeault vérifie la thèse de la réalité de l’esprit en faisant déboucher l’histoire récente de la psychiatrie sur la solidarité pragmatique nécessaire de l’étude du neurone et de celle de la psyché.

Sans doute, la réflexion devrait-elle, pour libérer sans réserve la pratique alors assurée des sciences morales et politiques de l’esprit, dans un contexte mondain naturalisant, positiviste ou scientiste, y accueillir et actualiser l’idée qui se révéla à la cime de toute notre culture et à laquelle s’éleva, pour y culminer, la philosophie moderne, à savoir l’idée de l’incarnation (Incarnation) de l’esprit absolument esprit. Il est vrai, cependant, que l’affirmation philosophique de l’être comme étant un tel esprit, peut apparaître bien particulière et qu’un académicien des sciences morales et politiques n’est pas tenu à la faire sienne !

Mais il ne peut pas, afin d’affermir ces sciences en lui et de s’affirmer en elles, ne pas philosopher. Et philosopher de façon à pouvoir, s’il le veut, fonder l’unité académique, peu ou prou organique, de la société qu’il forme avec ses confrères. Un exemple en a été donné, dans le programme de nos séances, et pour clore leur première partie, de sens général, par Jean Baechler, qui déploya devant nous un « Tableau raisonné des sciences humaines et sociales », où le philosophe collabora en lui avec l’historien et le sociologue.

Mais c’est bien déjà à travers une reprise philosophante d’elles-mêmes que les diverses sciences humaines représentées à l’Académie furent ensuite, dans la deuxième séquence de notre réflexion, interrogées sur leur pratique aujourd’hui, chacune à son tour. Leur conscience de soi critique fit examiner par chacune l’assomption de sa qualité revendiquée de science morale et politique, et de la problématicité liée encore ou surtout maintenant à cette qualité.

La géographie justifia, face à la reconnaissance de l’objectivité naturelle, les sciences morales et politiques auxquelles elle s’avère aussi appartenir, en montrant, par la voix de Jean-Robert Pitte, la maîtrise culturelle universelle de la nature, par chance ainsi ontologiquement ordonnée à la liberté.

Les sciences morales et politiques seulement et proprement humaines, faisant s’entrecroiser de plus en plus leur composition diverse de l’idéal et du réel, du pratique et du théorique, se sont révélées, pour cette raison, davantage problématiques.

Georges-Henri Soutou s’employa ainsi à ramener l’histoire à la réalisation et compréhension des grandes décisions singulières, essentiellement politiques, qui, quel que soit leur contexte, font l’événement. Dépassant toute prévision, elles procèdent, suivant Thierry de Montbrial, de l’esprit de finesse, en sa souveraine liberté. Mais Jean Tulard souligna bien que celle-ci est en tension avec elle-même dans la mesure où le politique qui fait l’histoire veut imposer, pour le passé, sa vérité à l’historien qui la refait, mais dont il réclame aussi la vérité objective pour y appuyer son action à venir.

Dans la sphère englobante du politique, la science économique s’est rappelée, avec Yvon Gattaz, comme à sa base, au bon sens réaliste inventif de l’entrepreneur, et Michel Pébereau a appelé à une régulation supranationale de l’intervention souvent anti-concurrentielle, et par là perturbante, des États dans la rationalité micro-économique du marché mondial. Quant au social, André Vacheron a élargi sa prégnance jusqu’à lui faire conditionner dès la vie prénatale le futur soin médical inégal des hommes, tandis que Chantal Delsol analysait son auto-décomposition présente, et, avec lui, de tout le public, en sociétal. – Pour ce qui est de la science juridique, elle fut représentée par Dominique Terré comme supposant de nos jours par réalisme l’autorégulation économique, tout en se moralisant par la norme de justice politiquement reconnue, mais François Terré affirma la tension maintenue entre la loi civile, singularisante, et la loi politique, universalisante.

Pour ce qui est du savoir de l’humain plus qu’humain, son auto-examen, à l’époque de sa rationalisation mutante, a fait s’interroger la science des religions, en Alain Besançon, sur les conditions de possibilité de son ouverture pacifiante actuelle, et la théologie religieuse, en Philippe Capelle-Dumont, sur son droit à se présenter, dans une telle actualité, comme science, et, qui plus est, comme science morale et politique.

Notre entreprise refondatrice s’achèvera par l’aide que nous apporteront prochainement les trois interventions de Denis Huisman qui, insérant la communication dans nos sciences, nous rendra en elles plus ouverts, de Pascal Engel qui, établissant la philosophie comme science morale des raisons et des normes, motivera plus fortement notre réflexion critique, et de notre secrétaire perpétuel Xavier Darcos, qui, rappelant les sciences humaines à la tradition des humanités, nous incitera à les illustrer dans la sagesse. Triple achèvement libérateur de l’esprit !

* * *

Car, chers confrères, Mesdames, Messieurs, telle est bien la destination des sciences morales et politiques : libérer en disant la liberté déployée dans le système ou le monde rationnel de ses exigences. Comme sciences de la liberté, nos sciences en exposent la nécessité architectonique. Non pas une nécessité qui la nierait comme liberté, mais, tout au contraire, la nécessité qu’elle affirme elle-même comme l’ensemble cohérent de ses propres conditions réalisatrices. Elle est, certes, la possibilité essentielle de tout homme ; certes, elle constitue l’énergie foncière de l’histoire, qui, à terme, ne peut donc pas, c’est tout son sens, ne pas la réaliser à travers des pauses et des ratés, des drames même, venant aussi de ce que la liberté peut se libérer abstraitement d’elle-même et se méprendre sur elle. Mais il lui faut précisément pour cette raison se vouloir vigoureusement et se savoir rigoureusement elle-même.

Les sciences morales et politiques s’ordonnent à ce vouloir et à ce savoir. Elles absolutisent la liberté, être fondamental de l’homme, comme étant aussi sa valeur suprême ; elles reconnaissent et respectent ainsi sa préséance dans la devise républicaine, sachant qu’absolutiser toute autre valeur, serait-ce même l’égalité ou la fraternité, risquerait, comme l’histoire l’a montré, d’ouvrir la voie à la tyrannie. La mission première et dernière de notre Académie est donc bien de toujours et en tout confirmer, par son faire, mais aussi par son dire, comme en cette année, que les sciences morales et politiques sont la liberté s’élevant à la science, elle-même libérante, d’elle-même.