Séance publique annuelle du lundi 17 novembre 2014
par M. Xavier Darcos, secrétaire perpétuel de l’Académie
L’an dernier, ici même, j’avais choisi de consacrer le traditionnel discours annuel du secrétaire perpétuel à l’historien romain Tacite : je l’avais adoubé comme candidat idéal à notre Académie, tout en regrettant de nous y prendre un peu tard puisqu’il est mort depuis dix-neuf siècles. Charles Péguy n’est mort que depuis cent ans, et pourtant, il est a priori plus difficile de le faire entrer ici post mortem que l’antique Tacite. Certes, Péguy fut philosophe, historien, moraliste, journaliste, éditeur, dramaturge, poète, polémiste, critique – et même très critique –, commentateur de la vie politique, de la vie littéraire, de la vie intellectuelle – et je m’arrête là car vous allez redouter que je me mette déjà à imiter son style litanique. Mais il ne fut pas académicien et on peut même dire qu’il fut tout sauf académique.
Péguy avait un idéal personnel, puisé chez les Grecs : pour lui, le meilleur destin possible était de mourir jeune et en héros. La plupart des académiciens, Dieu merci, ne sont pas morts jeunes, et nous sommes sans doute quelques-uns ici à n’être pas des héros. Faut-il pour autant le tenir loin de nous, au motif que dans les premiers combats de la bataille de la Marne, le 5 septembre 1914, un soldat allemand, un soldat anonyme, pour ne pas dire inconnu, qui n’avait jamais entendu parler de Péguy et sans doute aura toujours ignoré son nom, s’est chargé, d’une balle en pleine tête, de réaliser l’idéal du poète, en le faisant mourir prématurément et héroïquement ? Cette mort violente, tout au contraire, nous le rend proche : pas une de nos familles n’a été épargnée, voici un siècle, par de semblables deuils, dont la mémoire n’est pas si lointaine. Bien plus, il me semble que la lecture des œuvres de Péguy peut aujourd’hui alimenter et orienter notre réflexion sur les sciences morales et politiques, et même sur le rôle de notre Académie.
Il existe, me direz-vous, un temple consacré à la reconnaissance que la Patrie voue aux grands hommes. Après la Libération, il fut question de transférer au Panthéon les restes de Charles Péguy, en même temps que ceux d’Henri Bergson et de Romain Rolland. Avec sagesse, on jugea finalement que ces trois hommes reposaient là où ils devaient reposer, que le lieutenant Péguy devait rester avec ses hommes, dans la grand-tombe de Villeroy. Le sentiment général est resté le même. Et s’il fallait enterrer Péguy sur la Montagne-Sainte-Geneviève, ce serait plutôt à côté de la châsse de la sainte parisienne qui a tant inspiré sa poésie, dans l’église Saint-Étienne-du-Mont. Mais surtout, oserait-on célébrer au Panthéon un homme qui a dit tant de mal des panthéonisations ? Je ne résiste pas à la tentation de vous lire son récit de l’apothéose tragi-comique de Marcellin Berthelot, en 1907 :
« La cérémonie, à l’intérieur du Panthéon, c’est-à-dire la cérémonie la plus officielle, la plus somptueusement et splendidement officielle et gouvernementale, cette cérémonie laïque voulue, mijotée comme une apothéose du monde moderne, […] dans toute cette cérémonie apothéotique il n’y eut pas un geste qui ne fût une offense au respectable respect. […] On avait son chapeau sur la tête. Excepté, toutefois, ceux qui avaient trop chaud aux cheveux. On parlait, on criait, on riait, on s’interpellait, on ne s’entendait pas. Et quand l’honorable M. Fallières fut en vue et près de l’entrée, un des huissiers criant au chef de musique, dans le tumulte général, dans ce brouhaha de place publique transportée à l’intérieur d’un temple, un huissier mal élevé, un huissier sans tenue, criant à travers tout cela au chef de la musique : “Allons ! hop ! là-bas ! la musique. V’là le président. Vot’ Marseillaise. Vous aut’es.” » (sic)
Faute de Panthéon, les mânes de Péguy ont-elles davantage leur place sous une autre coupole, celle qui nous accueille en ce moment ? Suivant la tradition, le premier devoir de tout académicien est de rendre hommage à son prédécesseur. Mais Péguy ne fut d’aucune académie : personne n’a donc encore ici prononcé son éloge. Un siècle après sa mort, il n’est pas malsonnant de dire quelques mots de ce que nous lui devons.
Il va de soi que notre Académie n’a jamais approuvé l’oubli public, la véritable damnatio memoriae dont Péguy a été victime au cours des dernières décennies. Noyé sous le raz-de-marée marxiste dès les années 1950, délaissé par la majorité des catholiques dans les années post-conciliaires, il a été lourdement attaqué dans les années 1980 par certains intellectuels, qui n’ont pas hésité à le compter parmi les responsables des pires malheurs du XXe siècle, y compris des crimes des États totalitaires. Rarement on aura vu pareil contresens et plus niaiseuse ignorance de la portée profonde d’une œuvre vouée toute entière à prévenir la France contre ce qui pouvait la conduire au totalitarisme.
Les faits sont là : s’est accréditée l’idée fausse d’un Péguy va-t-en-guerre, nationaliste d’extrême-droite, et l’homme qui avait tant exalté les « hussards de la République » a disparu des manuels scolaires, ou quasiment. Mais au moment où Péguy était ainsi congédié de l’Éducation nationale, quelques esprits libres le redécouvraient. Et dans des milieux extrêmement divers, à l’université ou dans les médias, dans la politique à gauche comme à droite, chez les athées ou chez les croyants de toutes confessions, on s’est remis à lire Péguy. Et à l’admirer. En janvier dernier, les élèves de l’ÉNA ont voté pour choisir le nom de leur promotion. Churchill est arrivé en tête – on ne saurait le leur reprocher –, Péguy en second. Imaginez une promotion de l’ÉNA « Charles Péguy » ! Impensable il y a 10 ou 20 ans.
Depuis un siècle, on ne compte pas les membres de notre Académie qui se sont nourris de l’œuvre de Péguy. À cet instant je pense à Pierre Messmer, l’un de mes prédécesseurs comme secrétaire perpétuel, et qui fut ensuite chancelier de l’Institut de France pendant six années – chacun en garde ici un vif souvenir. Dans ses mémoires, le héros de la bataille de Bir Hakeim raconte qu’il avait pu emporter en Libye deux ou trois livres, et qu’il avait choisi un recueil des quatrains de Péguy. Comment ne pas imaginer le jeune résistant devenu légionnaire et lisant, au milieu du désert, la veille d’un combat :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu. […]
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. »
Ces vers prémonitoires, extraits d’Éve, le grand poème où Péguy déroule une contemplation de l’histoire, sont passés inaperçus lors de leur publication, en janvier 1914. À cette époque, quelques mois avant sa mort, le directeur des Cahiers de la Quinzaine compte à l’Institut de France un allié de poids : Henri Bergson, membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1901 et qui était son président pour l’année 1914.
Les liens sont anciens entre les deux hommes, malgré leurs caractères bien différents. Péguy est le disciple de Bergson et agit en prosélyte, comme un apôtre. De son côté, Bergson est prudent, mais fidèle. Au début de 1914, lorsque l’élection à l’Académie française du philosophe se traduit par une violente campagne de presse antisémite, Péguy prend la plume et rédige la longue Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, dernière œuvre parue dans les Cahiers de la Quinzaine avant sa mort. Le 3 août 1914, le lieutenant Péguy vient faire ses adieux à Bergson, lui demandant de veiller sur ses enfants s’il ne revient pas du front. Quelques jours plus tard, le 8 août, Bergson prononce devant notre Académie un discours retentissant contre l’invasion de la Belgique par l’Allemagne, dont il dénonce le « mépris de toute justice », « la brutalité et le cynisme ». Toute l’Académie, debout, applaudit longuement son président, et l’on peut supposer que Péguy en fera autant par la pensée, lorsqu’il lira ces paroles cinglantes reproduites dès le lendemain dans tous les grands journaux.
Il lui reste seulement un mois à vivre. Le 5 septembre, au moment même où Péguy tombe à Villeroy, à la tête de ses soldats, l’Académie tient séance. À l’ordre du jour : une communication sur la question de savoir si l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1870 par l’Empire allemand était bien conforme au droit international ! Le choix de ce sujet juridique se comprend dans son contexte : l’Allemagne a bafoué le droit international en attaquant la Belgique ; il faut dire de quel côté est le droit ; telle est la vocation de l’Académie.
Apprenant la mort de son ancien disciple, Bergson apporte son soutien à la veuve de l’écrivain, comme il s’y est engagé. Dans une lettre émouvante, il lui écrit : « Je n’ai pas connu d’âme plus loyale, plus noble, plus haute que celle de Charles Péguy. Je ne connais pas non plus d’œuvre où la beauté de l’âme se reflète plus clairement que dans la sienne. »
Péguy avait fréquenté un autre membre important de notre Académie : l’historien Gabriel Monod. Leurs relations remontaient au compagnonnage entre dreyfusards. Le 18 juillet 1898, jour de la condamnation de Zola, Monod s’était rendu au commissariat de Versailles afin de demander la libération de Péguy, arrêté pour violence à agents lors d’une échauffourée. Le jeune militant s’en souviendra, il restera reconnaissant au grand historien. Ils entretiendront une correspondance, dans laquelle je relève cette amicale rosserie de Gabriel Monod :
« Pourquoi cher Péguy, vous qui avez un talent de journaliste si remarquable vous assurez-vous de temps en temps de façon à ne pouvoir être lu ? Le macaroni n’est bon qu’en cuisine. Et vous le faites exprès, car à côté vous écrivez très bien. Vous avez appliqué au style le système de la fugue. Vous répétez douze fois la même idée avec une légère transposition de mots. Cela produira la fugue des abonnés. »
Quand on sait la susceptibilité de Péguy sur son style, c’était le frapper au cœur. Ce même style lui eût fermé la porte de notre Compagnie. Mais Péguy n’eut jamais l’ambition de se présenter à l’Académie des sciences morales et politiques. Son directeur de thèse, le philosophe Gabriel Séailles avait lui-même échoué à y entrer en 1900. Certains grands amis de Péguy y seront élus, mais bien plus tard : Joseph Reinach, Alexandre Millerand, Maurice Reclus et le grand géographe Raoul Blanchard, qui l’avait connu dans son enfance orléanaise. Certains de ses ennemis en seront aussi. Je pense à l’essayiste et homme politique catholique Fernand Laudet, élu en 1919, dont Péguy avait fait la cible de l’un de ses pamphlets les plus jubilatoires : Un nouveau théologien, Monsieur Fernand Laudet.
Un temps, Barrès fit miroiter l’Académie française à Péguy, pour qui il tenta d’obtenir le grand prix de littérature en 1911. La campagne échoua ; Péguy put compter ses ennemis, et ils étaient nombreux ; il put jauger leur savoir-faire, et il était redoutable. Il apprit comment Ernest Lavisse l’avait assassiné d’une phrase : « Péguy ? Il a mis de l’eau bénite dans son pétrole. » À titre de consolation, on lui attribua un prix moins prestigieux. Le secrétaire perpétuel, Thureau Dangin, rédigea le rapport, dans lequel il avouait se sentir « dans la situation d’un Boileau qui aurait à prononcer l’éloge de Chateaubriand ». Le sens de cette formule embarrassé, outre son anachronisme, reste pour le moins énigmatique.
Nos prédécesseurs ont manqué Charles Péguy, dont la personnalité avait sans doute de quoi les terroriser, et qui est mort trop tôt, sans avoir eu le temps de s’assagir, à supposer qu’il le pût jamais. Mais ils n’auraient pas dû manquer les Cahiers de la Quinzaine. Par sa diversité, la table des matières du célèbre bimensuel de la rue de la Sorbonne était à même d’attirer leur attention : on y trouve des essais, des études sur l’actualité, des romans, de la poésie, des discours politiques importants, des chroniques, des enquêtes. Les sujets relèvent de la philosophie, de la politique et des lois, des affaires internationales, des questions de religion et de laïcité, de l’histoire et de la géographie, de la morale, de la vie économique et sociale – en somme : toutes les sciences morales et politiques. Les Cahiers de la Quinzaine, ce sont les sciences morales et politiques pour les citoyens – Péguy aurait dit plutôt : pour le peuple. Il y a peu, on aurait dit : pour les « Français moyens ». Aujourd’hui, certains diraient : pour les « nuls ».
Dans un texte de 1902, Péguy affirme vouloir « refaire un public » de lecteurs, « un public peuple, ni bourgeois, ni populace, ni faisandé, ni brute » ; il veut reconstituer un espace public, une république où l’on ne se contente pas de relever et de publier les « déclarations retentissantes » comme le font les « politiciens de presse ou de parlement ». Comment ne pas applaudir, aujourd’hui encore, pareille ambition ? Dans un autre passage, plus saisissant encore, Péguy explique avoir voulu réunir autour des Cahiers – je le cite – « une compagnie d’hommes libres et qui croient à quelque chose » ; ce n’est « nullement un groupe, cette horreur, mais littéralement ce qu’il y a jamais eu de plus beau dans le monde, une amitié et une cité ». Les fondateurs de notre Académie ont-ils exprimé leur projet en termes plus justes que ne l’a fait Péguy définissant en deux lignes les Cahiers de la Quinzaine ? Je continue : « La raison d’être toute première [en fut] une œuvre de déblaiement intellectuel et moral [échappant aux] servitudes ». Il s’agissait « sans esprit de parti », ni « souci d’orthodoxie » de « dire entièrement la vérité ». Nous pourrions reprendre à notre compte chacune de ces formules, chacun de ces principes, pour continuer à en imprégner notre vie académique.
Les Cahiers de la Quinzaine, dès leur fondation en janvier 1900, sont conçus comme une entreprise indépendante de tout lien partisan, vouée même à combattre tous les embrigadements intellectuels, toutes les « vérités de Parti » que Péguy exècre. Les idées de Péguy sont socialistes, mais il ne supporte pas les structures politiques qui tendent à en formater et à en imposer la doctrine. Et il n’omet pas de publier des opinions différentes des siennes.
Péguy ne nous intéresse pas seulement comme éditeur, mais aussi comme praticien des sciences morales et politiques. Il le fut, certes, de façon sélective et parfois très critique, notamment à l’égard de la sociologie de son temps. Sur ce point au moins, il aurait pu rejoindre nos prédécesseurs, qui avaient refusé d’élire Durkheim lorsqu’il frappa à la porte de notre Académie.
Sans doute y a-t-il moins à dire sur Péguy et les sciences économiques. Même s’il était grand lecteur de théoriciens socialistes – il a lu Marx, parmi d’autres penseurs – et grand pourfendeur d’un « monde moderne tout entier tendu vers l’argent », sa vision du socialisme est moins économique que morale : il est avant tout un militant de la justice sociale – et même de la justice tout court.
Péguy, en revanche, a beaucoup écrit sur la législation et plus largement sur la politique, y compris sur la vie parlementaire, dont il connaissait bien les procédures et les techniques. Pendant l’affaire Dreyfus, il assistait aux débats parlementaires, et en rendait compte dans la Revue blanche. De cette expérience il a gardé une forme de fascination pour les discours, les échanges vifs, le sens de la répartie, en un mot pour le spectacle parlementaire. Mais Péguy ne serait pas Péguy s’il n’avait conçu un sentiment de révolte devant les manœuvres, les lâchetés, les compromissions. En 1903, lors d’un débat sur l’alcoolisme et les bouilleurs de cru, il fit reproche à la gauche comme à la droite d’avoir ménagé les intérêts des producteurs d’alcool, d’avoir agi en « députés d’arrondissement », sacrifiant sans vergogne l’intérêt général à celui de leur circonscription. Et il dénonça « la solennelle unanimité » d’une « chambre saoule ». Dissociée de l’intérêt général, détournée de sa vocation première, la politique prospère dans les Chambres à l’abri d’un mythe bien commode, celui de la volonté générale s’exprimant, comme par miracle, au sein du Parlement rassemblé.
Péguy n’a pas de mots assez durs contre l’essor des partis qui enlèvent toute liberté aux députés ; contre le langage politique aussi, qu’il juge – déjà – en pleine régression : « Les parlementaires font des lois en langage parlementaire, dit-il ; le peuple les subit en langage français. » Cette coupure entre le peuple et la classe politique anticipe ce que nous appelons aujourd’hui la « crise de la représentation politique ».
Mais il réserve ses principales flèches à la dénonciation de la dérive du dreyfusisme en politique politicienne. Il accuse les socialistes, notamment Jaurès (qu’il qualifiera plus tard de « tambour-major de la capitulation »), ainsi qu’une grande partie des radicaux d’avoir perverti l’affaire Dreyfus en une machine de guerre politicienne, d’avoir utilisé les suites de l’Affaire par stratégie, par opportunisme, et non par conviction, oubliant l’esprit de justice. À l’arrivée au pouvoir d’Émile Combes en 1902, avec le soutien de Jaurès, l’hostilité de Péguy se fait plus virulente encore, mais aussi plus précise et plus argumentée.
Péguy est un farouche adversaire de la politique anticléricale du « petit père Combes ». Non par conviction chrétienne, puisqu’il n’est pas encore revenu à la foi. Mais par esprit de justice et par amour de la liberté. La lutte contre les congrégations religieuses par l’application radicale de la loi de 1901 ; le vote, en 1904, d’une loi interdisant l’enseignement congréganiste et forçant des milliers de religieux à l’exil ; la préparation d’une loi de Séparation très contraignante pour les cultes (et qui sera remplacée, en 1905, après la chute de Combes, par le projet plus libéral d’Aristide Briand) : Péguy dévoile dans ces agitations un procédé bien connu. À chaque menace contre sa majorité parlementaire, Combes sauve son gouvernement en lançant une nouvelle bataille laïcarde. Il ressoude ainsi sa majorité face à l’Église, l’adversaire commun, l’ennemi bien commode. Une telle politique politicienne se fait au détriment de la liberté, de la justice, de la raison. En un mot, le « combisme » est un « césarisme » ; c’est un « césarisme civil » ; plus encore, « un césarisme en veston », le plus dangereux de tous, car « c’est celui qui se présente le plus comme républicain ». Et tombe la sentence si souvent citée : « Tout commence en mystique et finit en politique. »
La « mystique républicaine » de Péguy est d’abord un contenu : la justice sociale et politique ; l’honneur républicain, souillé par la condamnation d’un innocent ; l’histoire de France, celle d’un peuple qui a fait la République ; et, plus que tout, la liberté de conscience, contre la pensée enrégimentée par les partis ou par le combisme. Mais la « mystique républicaine » c’est aussi une attitude : l’engagement désintéressé au service d’une cause juste ; la fidélité à ce que l’on doit défendre, jusqu’au sacrifice de son intérêt personnel. Péguy pense la politique au pluriel : le « nous » plus que le « je ». Il réfléchit sur l’individu autant que sur la Cité, mais jamais sur son intérêt particulier.
Cette manière de penser la politique nous intéresse en ce qu’elle est indissociable des deux autres sciences morales et politiques qu’il a beaucoup pratiquées : l’histoire et la philosophie.
Sa pratique de l’histoire a pourtant commencé dans la douleur. En 1894, jeune normalien de 21 ans, Péguy décide d’abandonner l’École normale pour écrire son premier livre, une Jeanne d’Arc publiée en 1897 et dont il vendra un seul exemplaire. On pouvait rêver meilleur début. Pour écrire ce livre, il s’est nourri de toute la documentation possible sur Jeanne d’Arc. Mais il a buté sur un obstacle à ses yeux infranchissable : malgré ses connaissances historiques approfondies, il ne parvient pas à faire revivre ce qui lui paraît essentiel, la vie intérieure de son héroïne. Pour écrire un livre d’histoire, il se voit conduit à concevoir une œuvre qui sera en partie une fiction : « L’art a des raccourcis que la raison n’a pas comptés », dira-t-il. Le regard de l’histoire peut être un « regard de vérité, aucunement un regard d’épuisement de la réalité », « ni le regard total, ni le regard définitif ». En un mot, l’histoire n’est « qu’un regard de perspective ». « Or la réalité n’est pas plus faite pour une perspective ni épuisée par une perspective qu’un paysage n’est fait pour une perspective ni épuisé par une perspective. »
Évidemment, cette expérience personnelle de l’écriture historique conforte son adhésion au bergsonisme. Elle le contraint à combattre sur deux fronts : d’un côté contre l’histoire sociologique, de l’autre contre l’histoire positiviste. C’est-à-dire presque toute l’histoire qui se pratique à son époque.
Péguy reproche aux sociologues de vouloir découvrir des lois dans l’histoire humaine en appliquant les méthodes des sciences naturelles. Cette approche méconnaît l’unicité des faits historiques ; elle oublie le facteur temps ; elle abstrait, dit-il « du Balzac historique une idée de Balzac », et elle transforme ainsi l’homme en objet ; en un mot : elle déshumanise l’histoire.
De l’autre côté, Péguy ferraille contre les positivistes, ce qu’il appelle « le parti intellectuel », c’est-à-dire contre toute la Sorbonne de l’époque et, disons-le, une grande partie de l’Institut. Pour Péguy, l’histoire positiviste se contente d’établir des faits, objectivement, scientifiquement, ce qui réduit l’histoire à une simple narration des événements, sans jugement moral, mais avec des jugements historiques redoutables. Péguy conteste aux historiens positivistes le pouvoir de trancher définitivement les questions historiques qu’ils étudient. « Il est évident, écrit-il, que le jugement historique n’est pas un jugement judiciaire. […] L’historien ne prononce pas de jugement judiciaire ; il ne prononce pas des jugements juridiques ; on peut presque dire qu’il ne prononce pas même des jugements historiques ; il élabore constamment des jugements historiques ; il est en perpétuel travail. » L’essentiel n’est donc pas de prononcer des jugements, mais d’en élaborer. Au fond, l’historien doit effectuer le même travail que le juge d’instruction : il reçoit ou recherche les preuves, prend en compte tous les témoignages, tous les arguments ; mais il ne peut ni ne doit rendre la sentence. Cette opinion de Péguy est sans doute pleine de sagesse, et utile encore pour notre époque.
Les positivistes prétendent connaître le passé lorsqu’ils se sont contentés d’établir les faits, comme les sociologues croient connaître le passé parce qu’ils l’ont réduit à des lois. Dans tous les cas, ces historiens qui croient avoir obtenu la connaissance de tout le réel historique, et qui croient ainsi le maîtriser, se sont, en fait, transformés en dieux. Ils ont écarté Dieu pour occuper eux-mêmes le vide qu’ils ont créé. « Dieu, chassé de l’histoire, se retrouvant historien » : voilà ce que Péguy pourfend dans la science historique de son temps.
Même approche, et mêmes reproches, chez le Péguy philosophe, qui ne cesse de dénoncer la métaphysique inavouée des Modernes : on a remplacé Dieu par le Progrès, et pour ce faire, on a présenté le Progrès comme une ligne ininterrompue et continue de la philosophie. Imposture ! L’humanité n’a pas attendu le monde moderne pour « commencer d’avoir quelque idée de ce que c’est que la vie ». « Descartes n’a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n’a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux. »
Or cette imposture positiviste a de lourdes conséquences, car elle permet au « parti intellectuel » d’imposer son hégémonie, tel un nouveau clergé. Péguy ne veut pas d’une « caste intellectuelle » composée de juges de la pensée. Dès qu’il aborde le sujet, Péguy a des formules qui font mouche : « Une république de cuistres ne serait pas moins inhabitable qu’une république de moines », écrit-il en 1901 dans un texte intitulé De la raison. « Une grande philosophie n’est pas celle qui rend des arrêts. […] Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement. » Réclamant en 1907 la séparation de la Métaphysique et de l’État, demandant à l’État « fabricant d’allumettes et de contraventions » de renoncer à « se faire philosophe et métaphysicien », il dénonce « ces hommes qui confondent le ministère de l’Instruction publique avec le ministère de l’Intérieur et la Sorbonne avec la Préfecture de Police ».
Comment ne pas sentir toute la force prophétique, mais aussi la permanente actualité de ces lignes de Péguy, dénonçant d’avance le risque de dictature des idéologies quand l’État moderne utilise sa puissance pour imposer une pensée unique, ou quand la puissance de l’État moderne est utilisée par les prêtres de la pensée unique pour imposer leur propre pouvoir. Péguy ne se contente pas de puiser dans Pascal ou dans Bergson pour défendre l’esprit de finesse contre les prérogatives d’une rationalité absolutiste, et pour défendre l’intuition contre la toute-puissance du concept : sa méfiance à l’égard des pensées systématiques et figées se traduit par une réflexion sur la politique, sur l’État, sur la situation de la vie intellectuelle dans la Cité. Elle nourrit aussi une vision de l’enseignement qui en est le complément indispensable.
Et nous voici revenus aux « hussards de la République » : la comparaison des « jeunes maîtres » avec ce corps d’armée qui revêt, pour les besoins de sa métaphore, les habits du cadre noir de Saumur, est citée à tout propos dès que l’on veut évoquer la bonne vieille école d’autrefois. Pourquoi pas ? Mais quel est le sens véritable de ce passage si célèbre de l’Argent, écrit en 1913 ? Car si sa vision est juste, prenons garde au contresens. Par cette rêverie rétrospective, Péguy veut montrer que l’école républicaine des années 1880 a dérivé avec le temps et avec le durcissement de la république anticléricale, notamment à l’époque du petit père Combes. À la place des « hussards noirs » de son enfance, s’est imposé un autre clergé, laïque et républicain, avec les mêmes défauts que le premier clergé, catholique et antirépublicain. Renvoyant dos à dos les deux partis adverses, il écrit :
« Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques ; les curés cléricaux anticléricaux et les curés cléricaux cléricaux. »
En évoquant les « hussards », Péguy oppose, à l’état moral de la société française telle qu’il la voit, le souvenir des heures prometteuses de la république naissante. En de multiples occasions, il a rappelé ce qu’il devait à ses maîtres. À commencer par Théophile Naudy, directeur de l’École normale d’instituteurs d’Orléans que fréquentait le jeune Péguy : « Le jardin était taillé comme une page de grammaire, raconte-t-il, et donnait cette satisfaction parfaite que peut seule apporter une page de grammaire. Les arbres s’alignaient comme de jeunes exemples. »
Naudy est « l’homme du monde à qui je devais le plus, dit-il : il me fit entrer en sixième. » C’est lui qui prononça la sentence décisive : « Il faut qu’il fasse du latin. » Et son destin bascula sur ce décret. Péguy n’a cessé de dire à quel point le fait d’entrer en sixième, c’était entrer dans un monde nouveau.« Le grammairien qui une fois la première ouvrit la grammaire latine sur la déclinaison de rosa, rosae n’a jamais su sur quels parterres de fleurs il ouvrait l’âme de l’enfant. » Et le boursier Péguy devint « l’élève extraordinaire » qui, aux distributions de prix, « ne descendait pas de l’estrade », selon l’expression de son ami Raoul Blanchard. Péguy fut toujours reconnaissant à ses vieux maîtres de l’avoir accueilli, de l’avoir reconnu, d’avoir fait de lui, au lycée, un humaniste, de lui avoir enseigné les humanités qui sont le socle des sciences morales et politiques. Il leur était aussi reconnaissant d’avoir su être à la fois des laïcisateurs de l’école – nous sommes en 1880 – sans avoir versé dans le prosélytisme antireligieux.
« Honneur à ces vieilles gens. Ils n’avaient point inventé la pédagogie, mais ils faisaient leur classe. Ils n’avaient pas inventé la sociologie, mais ils étaient l’honneur et le soutien des véritables humanités. Ils ne défendaient pas la République dans les meetings républicains, ils n’étaient point libres-penseurs pour devenir papes, mais de toute leur âme et de tout leur corps, il sortait une perpétuelle fabrication de cette vertu, credo colendam esse virtutem, qui seule fait la force des Républiques. »
La grand-mère de Péguy, paysanne illettrée, chassée par la misère de son Bourbonnais natal, avait navigué sur l’Allier et la Loire, avait accosté sur la rive droite du fleuve à quelques lieues d’Orléans, et y avait fait souche. Son petit-fils fit du latin, et nous honorons aujourd’hui sa mémoire sous cette coupole.
Chers Confrères, Mesdames et Messieurs,
Pouvait-on se douter qu’un jour notre Académie se découvrirait « péguyste » ?
Comme l’Institut de France dans son ensemble, l’Académie des sciences morales et politiques a été fondée par la République, elle s’efforce d’y nourrir la réflexion et le débat public dans les domaines de ses compétences ; elle est dans la République, mais elle en est pleinement indépendante. Elle n’a vocation à être ni la caution idéologique d’un régime, ni la base arrière de ses opposants ; elle ne se montre ni dominatrice au nom de la Raison, ni obsidionale au nom d’un ordre social supposé immuable ; et si l’on pourrait voir en elle une sorte de « Sénat » de la République des Lettres, ce serait comme lieu de réflexion, de débat et de sagesse au service de l’intérêt général, jamais comme une police intellectuelle ou morale. En tout cela, notre Académie est péguyste. Sans avoir siégé parmi nos prédécesseurs, Charles Péguy a pratiqué les sciences morales et politiques ; il les a pensées en ayant pleine conscience des limites de chacune des disciplines qui les composent, et de la nécessité de leur réunion ; il a lutté contre tout ce qui risque d’enfermer l’homme – le Progrès qui l’oriente vers une seule direction, la Science qui croit le connaître, l’État qui prétend tout décider à sa place – ; Péguy a perçu les dérives possibles de la démocratie moderne vers la tyrannie des idéologies ; lui-même rebelle à tous les conformismes, il nous a instruits dans le refus des vérités toutes faites ; Péguy mesurait l’importance des humanités classiques dans l’éducation du citoyen libre, il lisait les langues anciennes et traduisait Homère ou Sophocle, avec un œil toujours neuf.
D’une certaine façon, Péguy a rejoint ces classiques qu’il admirait tant. Quiconque veut réinventer un projet de société conforme aux besoins de notre siècle, tout en nous préservant de ce qui emprisonne l’esprit humain, est voué à lire Péguy. Et comme il en va de tous les plus grands auteurs, lire Péguy, c’est faire face inexorablement à la nécessité de le réécrire, encore et toujours. N’est-ce pas, à tout prendre, la meilleure et la plus durable des immortalités ?