Quelle fiscalité de l’épargne et du capital pour retenir en France l’épargne des français et l’orienter vers les entreprises ?

Séance du lundi 22 mai 2017

par M. Michel Didier,
Président de Coe-Rexecode

 

 

Je me propose de montrer dans cette communication qu’une réforme de la fiscalité du capital fondée sur quelques principes simples et cohérents permettrait de mieux orienter l’épargne des français vers l’investissement productif et de maintenir cette épargne sur le territoire français. La réforme pourrait être conduite sans perte de recettes fiscales. Elle serait favorable à l’emploi et elle serait gagnante en termes d’équité fiscale.

Avant d’entrer dans la démonstration, il est utile  de préciser brièvement le champ de la fiscalité du capital et de donner quelques ordres de grandeurs et certains principes d’analyse économique de la fiscalité du capital, qui sont développés dans l’ouvrage récent L’impôt sur le capital au XXIe siècle Une coûteuse singularité française.

 

Sur la notion de fiscalité du capital d’abord

 

La fiscalité du capital est un concept économique. Elle n’existe pas dans le Code des impôts. Le code parle d’impôts d’Etat et d’impôts locaux, d’impôts directs et d’impôts indirects, d’impôts sur le revenu et de taxes sur le chiffre d’affaires, jamais de fiscalité du capital. Il s’agit en fait de l’ensemble des règles fiscales, disséminées dans l’ensemble du Code des impôts, qui touchent les revenus, la détention ou la transmission du capital. Elles ont un point commun qui est d’avoir un impact sur l’accumulation du capital productif, et par conséquent sur les gains de productivité et la croissance économique.

La fiscalité du capital actuelle est le résultat d’une longue sédimentation d’impôts : des impôts fonciers, qui remontent à la Révolution française, des impôts sur les revenus du capital apparus un siècle plus tard (l’impôt sur les sociétés, qui prélève une partie des résultats distribuables aux actionnaires, et l’impôt sur les revenus des capitaux mobiliers, qui prélève sur les résultats distribués), un nouvel impôt créé en 1982, l’impôt sur la fortune, assis cette fois sur la détention du patrimoine, enfin des prélèvements sociaux sur les revenus du capital, apparus à la fin des années 80. Il s’ajoute à cette liste des droits liés à la transmission du capital : les droits de successions ou de donation et les droits d’enregistrement lors de la cession d’un capital.
La fiscalité du capital s’est développée en fonction des besoins financiers et des circonstances du moment, sans référence à ses conséquences économiques, au travers de changements incessants et de compromis sociaux. Un examen d’ensemble paraît aujourd’hui souhaitable afin d’en supprimer les défauts manifestes et de la rendre plus favorable à la croissance et à l’emploi.

 

Sur la place de la fiscalité du capital dans la macroéconomie

 

Entre la valeur créée par l’activité productive, c’est-à-dire le produit intérieur brut, et le rendement final du capital pour l’épargnant, l’Etat prend une part à tous les étages (formation du revenu, détention de l’épargne, cessions et transmissions). Sous leurs formes successives, les prélèvements au titre de la fiscalité du capital, représentent en France environ 10 % du PIB. Les contribuables sont pour moitié les entreprises, pour moitié les ménages. Si on se place du point de vue des ménages, un indicateur intéressant est le ratio obtenu en portant au numérateur le total des prélèvements imposés aux ménages au titre de la fiscalité du capital, sous leurs différentes formes et à toutes les étapes de la vie, et au dénominateur le total des revenus du capital reçus au cours d’une vie. Ce ratio était de 38 % en 1995. Il est actuellement de 68 %. L’augmentation du poids de la fiscalité du capital a donc été considérable.

Au-delà du poids dans les agrégats macroéconomiques, il faut évoquer aussi un autre aspect tout à fait essentiel, qui est le système d’incitations ou d’inhibitions économiques créé par la fiscalité. Autrement dit, l’effet de la fiscalité du capital sur les décisions et les comportements des acteurs. Ce sera ma dernière observation liminaire, qui porte sur les effets de la fiscalité du capital.

 

Sur les effets de la fiscalité du capital et l’importance des taux marginaux

 

La fiscalité est souvent perçue comme une simple règle de répartition de la « charge commune » entre les contribuables, un peu comme si la société était mue par un moteur à deux temps : premier temps, on produit ; deuxième temps, on prélève et on répartit. Ce qui manque dans ce raisonnement, c’est l’« effet retour ». C’est le fait que la façon de prélever influence ce que l’on produit, donc le niveau du revenu national, du pouvoir d’achat et de l’emploi. Cet effet retour dépend non seulement du poids de l’impôt mais aussi des règles d’imposition.

Les économistes, qui raisonnent en termes d’optimisation, accordent généralement une grande importance aux taux marginaux. Par exemple, la firme en concurrence parfaite est à l’équilibre lorsque le coût marginal est égal au prix du marché. Le concept s’applique aussi au contribuable. Une question pertinente pour l’épargnant est la suivante : « compte tenu de ma situation actuelle, si je prends une décision nouvelle d’épargne et d’investissement, quel sera le gain supplémentaire ? Quelle sera la charge fiscale supplémentaire ? Et que me restera-t-il  au bout du compte ? ». C’est le taux marginal d’imposition. Mais comment mesurer le taux marginal dans un système fiscal qui combine des impôts calculés sur les revenus et des impôts calculés sur le capital ?

La réponse est en fait assez simple. Elle découle d’un principe économique un peu contre-intuitif et pourtant évident. Tous les impôts récurrents, qui doivent être payés chaque année, constituent des charges courantes et viennent donc diminuer le revenu courant. Une taxation régulière de la détention du capital est en fait équivalente à une taxation du revenu. C’est le cas des impôts fonciers et bien sûr de l’impôt sur la fortune.

Le Conseil constitutionnel a bien eu l’intuition de cette équivalence lorsqu’il a jugé : « L’impôt de solidarité sur la fortune a pour objet de frapper la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens et qui résulte des revenus » … Et un peu plus loin « En raison de son taux et de son caractère annuel, l’impôt de solidarité sur la fortune est appelé normalement à être acquitté sur les revenus des biens imposables ». C’est sur la base de ces observations qu’il a exigé des règles de plafonnement. Il n’a cependant pas été jusqu’au bout de son raisonnement. La logique du raisonnement aurait en effet dû le conduire à retenir comme base du plafonnement non pas le revenu total mais, selon ses propres termes, les revenus des biens imposables c’est à dire les revenus du capital.

J’insiste sur le fait économique. Quelle que soit la base et le mode du calcul, une taxation récurrente de la détention est économiquement équivalente à une taxation du revenu. La formule d’équivalence est au demeurant très simple. Le taux d’imposition « équivalent », en poids sur le revenu, est égal au taux appliqué à la valeur du capital, divisé par le rendement du capital.

Dans le cas de l’impôt français sur le patrimoine, le barème est progressif de 0,7 % à 1,25 % selon le niveau du patrimoine. Prenons par exemple le taux intermédiaire du barème, qui est de 1 %. Si le rendement du capital est de 4 %, l’impôt représente une charge annuelle égale à 25 % des revenus du patrimoine. Si le rendement est de 2 %, il représente 50 %. Si le rendement est de 1 %, c’est 100 % du revenu ! Ce simple constat arithmétique explique certains défauts évidents de notre fiscalité du capital.

Premier défaut : le poids effectif de l’impôt sur la fortune varie sans cesse, au gré du rendement du capital, même si le barème légal est stable. On arrive même à un paradoxe absurde : plus le rendement du capital diminue, plus la charge fiscale rapportée aux revenus du capital augmente.

Deuxième défaut : le système fiscal français conduit aujourd’hui à une taxation marginale de l’effort d’épargne aberrante. Le taux d’imposition marginal atteint 100 % du revenu supplémentaire généré par l’effort d’épargne dès les tranches médianes des barèmes de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur le patrimoine. Pour les tranches supérieures, il dépasse 200 % du revenu du capital.

Troisième défaut : la quête permanente d’une taxation du capital de plus en plus élevée conduit à une escalade des taux d’imposition. Mais les taux d’imposition de plus en plus élevés aboutissent à des situations telles que les gouvernements successifs ont été contraints de multiplier des régimes dérogatoires et des niches fiscales, avec une multitude d’effets de seuils et de conditions distorsives.

Ces préliminaires étant posés, je voudrais vous exposer maintenant comment, en corrigeant ces défauts, en inscrivant la fiscalité du capital dans une vision cohérente, il est possible de répondre aux deux questions posées et, plus généralement comment il pourrait en découler des gains macroéconomiques significatifs. Je concentrerai l’exposé sur quatre aspects. Le premier est lié à l’orientation de l’épargne vers la production, le deuxième au maintien de l’épargne sur le territoire français, le troisième au lien entre la fiscalité du capital et la croissance économique, le quatrième à la question de l’équité fiscale.

 

Comment orienter l’épargne vers les entreprises et l’investissement productif ?

 

Sur l’orientation de l’épargne, deux constats statistiques pour commencer.

Le premier constat c’est que l’orientation de l’épargne des ménages est un enjeu économique essentiel. Les ménages sont en effet par leur épargne les premiers financeurs de l’économie. Ils ont face à eux des entreprises et des administrations publiques qui ont des besoins de financement. Les administrations absorbent aujourd’hui environ deux tiers de l’épargne des ménages et les entreprises le tiers restant.

Le deuxième constat vient de l’examen de l’évolution de l’actif financier des ménages. Les liquidités et l’assurance-vie occupent un poids nettement croissant dans le portefeuille financier global des ménages français. Or ces placements ont deux caractéristiques : d’une part ils bénéficient de régimes fiscaux dérogatoires et avantageux ; d’autre part, ils sont relativement moins orientés vers l’investissement productif. La fiscalité du capital introduit aujourd’hui des biais dans les choix de portefeuille des ménages, biais qui ne jouent pas en faveur de l’investissement productif.

La littérature économique délivre pourtant un message très clair sur la question de l’orientation de l’épargne. La recommandation de neutralité est consensuelle dans la littérature économique : on la retrouve dans les travaux du Conseil d’analyse Economique, dans des études récentes de l’OFCE et à l’étranger, par exemple dans les analyses menées au Royaume-Uni lors de la Mirrlees Review, qui est à ce jour l’effort de rationalité fiscale le plus achevé.

Dans son ouvrage, L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, Maurice Allais posait ainsi le principe de neutralité : « l’impôt ne doit pas s’opposer à une meilleure gestion de l’économie et il doit être favorable à la réalisation d’une économie efficace. Autrement dit, l’impôt ne doit pas modifier les choix les plus économiques ». Sous réserves de quelques exceptions, très limitées, la fiscalité devrait être neutre, c’est-à-dire qu’elle devrait distordre le moins possible les choix de placement des épargnants. Chaque placement a des caractéristiques propres en termes de rendement et de risque. Ces caractéristiques conduisent l’épargnant-investisseur à faire les choix qu’il considère les plus adaptés à sa situation présente et future. Fausser ces choix par la fiscalité empêche en réalité une allocation efficace du capital.

La fiscalité française du capital est très éloignée du principe de neutralité. On peut même dire en simplifiant que plus le placement est liquide et garanti, moins il est taxé. En revanche, plus l’investissement est risqué et contribue à la production, plus il est taxé. Pour corriger ce biais structurel, on s’évertue à créer des régimes particuliers en espérant ramener une partie de l’épargne vers les investissements. Il en résulte une sédimentation de régimes dérogatoires, dont l’efficacité est douteuse, un système fiscal complexe, peu efficace et instable.

En conclusion, une fiscalité du capital plus neutre permettrait une meilleure allocation de l’épargne des Français vers les entreprises et l’investissement.

 

Comment retenir en France l’épargne des Français ?

 

Une deuxième caractéristique de la fiscalité du capital français est qu’elle semble ignorer l’existence des autres pays.

En termes de poids global de la fiscalité du capital dans l’économie, la France est au-dessus de la moyenne de tous les pays. Par rapport à l’Allemagne, en ramenant la taille de l’Allemagne à la taille de la France pour que les chiffres soient comparables, elle représente une surcharge fiscale d’environ 80 milliards d’euros (4 points de PIB), moitié entreprises, moitié ménages.

Mais c’est sans doute pour les règles fiscales que les anomalies françaises sont les plus fortes. Les autres pays européens n’ont en règle générale pas d’impôt analogue à notre impôt sur la fortune, assis sur le patrimoine. Et ils ont par ailleurs tous une imposition des revenus du capital proportionnelle au revenu, avec un taux unique de l’ordre de 25 à 30 %.

Par exemple, en Allemagne, le taux marginal d’imposition d’un effort d’épargne est de 26 % du revenu de cette épargne, contre un taux qui va de 0 à plus de 200 % en France. Cette situation est incompatible dans la durée avec le choix de l’Europe qui implique la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux, et pour les pays de la zone euro une même monnaie.

La réponse à la question « comment retenir en France l’épargne des français ? » est en fait très simple. Elle consiste à aligner notre fiscalité du capital sur celle des pays de la zone euro.

Je souhaite évoquer maintenant une question qui englobe les questions précédentes et qui va au-delà, la question du lien entre la fiscalité du capital et la croissance.

 

Comment faire de la fiscalité du capital un facteur de croissance ?

 

La théorie économique comme les travaux économétriques, par exemple ceux de l’OCDE, concluent que la taxation du capital est la forme la plus nocive de taxation, en raison du caractère cumulatif de l’investissement. Or le processus d’accumulation du capital est à la base de la croissance économique. Réformer la fiscalité du capital serait de nature non seulement à rehausser le niveau d’équilibre de l’économie, donc le pouvoir d’achat moyen par français, mais aussi à augmenter le taux de croissance potentielle de l’économie, ce qui, cumulé sur plusieurs années, a des effets encore plus favorables. J’insiste sur ces deux gains qui s’ajoutent : un niveau d’équilibre plus élevé et une pente de la croissance plus forte.

Sans développer ici des modèles sophistiqués, je vous propose quelques éléments d’explication en forme d’observations.

 

Première observation : la fiscalité du capital modifie l’équilibre économique dans un sens restrictif

 

Comme sur tous les marchés où se rencontrent une offre et une demande, l’introduction de taxes conduit à ce que le prix hors taxe, qui est le rendement reçu par l’épargnant, diffère du prix taxe compris, qui est le coût du capital pour l’entreprise. Il en résulte un niveau d’équilibre économique plus bas, dans lequel l’épargne est un peu moins rentable pour l’épargnant et l’investissement un peu plus coûteux pour l’entreprise. Inversement, diminuer le poids de la fiscalité du capital conduit à un niveau d’activité plus élevé.

 

Deuxième observation : la fiscalité du travail et la fiscalité du capital jouent de façons différentes sur le niveau d’activité

 

Pour le comprendre, on peut se référer à la théorie générale de l’équilibre concurrentiel. Dans une économie concurrentielle à l’équilibre, le coût du travail est fixé par la productivité marginale du travail et le coût du capital par la productivité marginale du capital.

Dans une économie ouverte, comme le sont toutes les économies, les capitaux sont mobiles. Le taux de rendement net attendu par l’épargnant est largement fixé par le rendement du capital dans le monde. Quant au coût brut du travail (charges et fiscalité incluses), il est fixé par la productivité du travail dans chaque pays.

Dans ces conditions, une baisse de la taxation sur le travail se traduit à terme par une augmentation des salaires nets, de sorte que le coût du travail, fixé par la productivité du travail, est finalement inchangé. Une baisse de la taxation du travail ne change ni la productivité du travail, ni la productivité du capital, et elle change peu à long terme le niveau d’activité d’équilibre.

Une baisse de la taxation sur le capital a de son côté un impact plus positif sur l’activité d’équilibre. Le raisonnement est le suivant. Le rendement net après impôts attendu par les apporteurs de capitaux est fixé par le monde extérieur. La baisse de la taxation du capital diminue donc le coût brut du capital et donc le coût de production de l’entreprise. Une baisse de la taxation du capital entraîne donc un niveau de production plus élevé à l’équilibre.

Il est vrai que la théorie qui sous-tend ce résultat repose sur les hypothèses de concurrence parfaite, qui sont des hypothèses fortes. Les choses sont plus complexes dans les situations de concurrence imparfaite et d’ajustement imparfait entre coût du travail et productivité du travail. Ce résultat rappelle cependant que taxer le travail et taxer le capital, cela n’a pas les mêmes conséquences économiques et la littérature économique théorique conduit en règle générale au résultat que pour un niveau de recettes donné, il est préférable de baisser la taxation sur le capital plutôt que celle sur le travail.

 

Troisième observation : le lien entre fiscalité du capital et croissance économique

 

Le troisième élément crucial est le lien entre la fiscalité du capital, l’accumulation du capital et la croissance économique. Le taux de croissance n’est pas une « donnée » a priori. Il dépend de la démographie et du niveau d’innovation, mais aussi des choix de régulation et de fiscalité. La taxation du capital joue alors un rôle très spécifique en raison du caractère cumulatif du capital. Réduire l’incitation à augmenter le capital a des effets défavorables qui se cumulent d’année en année.

De ce lien entre la fiscalité du capital et l’accumulation du capital, il découle assez naturellement un quatrième élément. La progressivité de la taxation du capital s’avère défavorable du point de vue de la croissance économique. Indépendamment de tout aspect normatif, du strict point de vue économique, une taxation de plus en plus lourde sur les acteurs qui contribuent le plus à l’augmentation du stock de capital ralentit l’accumulation du capital et la croissance de l’ensemble de l’économie.

Du point de vue de l’efficacité économique, la conclusion ne fait aucun doute. Une fiscalité du capital neutre, modérée et proportionnelle est favorable au niveau de vie général et à la croissance économique. On peut dans ces conditions s’interroger sur les raisons de la constance avec laquelle les responsables politiques, quels qu’ils soient, ont augmenté en France le poids de la fiscalité du capital. Pour répondre à cette question, il faut prendre en compte la demande de justice sociale.

 

La fiscalité du capital et la justice sociale

 

C’est toujours au nom de la justice sociale que la fiscalité du capital a été alourdie et rendue plus progressive. Il n’est pas douteux qu’il est juste d’imposer plus ceux qui ont plus. Mais le principe étant admis, une large plage d’incertitude subsiste sur sa mise en œuvre concrète et sur le rôle spécifique de la fiscalité du capital. Les orientations sont différentes selon que l’on privilégie comme critère de justice sociale l’égalité, la pauvreté ou l’équité.

Ce que je suggère ici, brièvement car le sujet est complexe, c’est d’une part que, contrairement aux apparences, la fiscalité du capital ne peut jouer qu’un rôle second dans la réalisation de l’objectif de redistribution, d’autre part, que par rapport à la situation actuelle, une approche pragmatique permettrait au moins de supprimer certaines situations clairement contraires à l’équité fiscale.

 

La justice et l’égalité

 

Lorsqu’on cherche à réduire les inégalités, une évidence vient immédiatement à l’esprit. Il faut redistribuer des mieux lotis vers ceux qui ont moins. Mais jusqu’où faut-il éliminer les différences de situations économiques entre les personnes ? Il est difficile de prétendre que la justice sociale consiste à l’égalisation stricte des revenus ou des patrimoines, car certaines différences sont justifiables. Un objectif qui parait consensuel est d’assurer une certaine égalité des chances. John Roemer propose ainsi de distinguer parmi les déterminants des situations individuelles, ceux qui relèvent des « circonstances » et qui échappent à l’intéressé (par exemple le milieu d’origine), et ceux qui résultent de son « effort » personnel et relèvent de sa responsabilité. Il s’agirait donc de compenser les effets des circonstances, mais de ne pas neutraliser le rôle de l’effort. L’argument peut être invoqué pour légitimer la progressivité des droits de succession. Il trouve cependant des limites dans la mesure où l’héritage est aussi le résultat d’un effort en faveur de sa descendance. Un bon compromis serait de fixer les droits de donation sensiblement en dessous des droits de successions.

Je mentionne aussi une idée originale proposée par Anthony Atkinson, que l’on pourrait appeler le « patrimoine universel ». Chaque jeune recevrait de l’Etat à dix-huit ans un même capital. Ensuite, la fiscalité du capital devrait s’abstenir de toute mesure de redistribution car les différences des patrimoines résulteraient alors de l’effort de chacun. L’idée est intéressante. Il est cependant probable qu’elle se heurterait à des réticences aussi fortes que celles qui ont été suscitées par l’idée de revenu universel.

 

La justice et la pauvreté

 

Une autre conception de la justice est celle proposée par John Rawls. Selon cette conception, la priorité absolue d’une politique de justice sociale est d’assurer à tous un accès aux biens les plus indispensables à la vie, qu’il appelle les biens premiers, notamment la nourriture, le logement et les soins. Une politique fiscale « juste » devrait donc moins viser l’ensemble de la répartition que la meilleure situation possible des plus démunis compatible avec la contrainte économique.

Si la question est abordée ainsi, les premières recettes fiscales devraient être affectées à distribuer des biens premiers. Mais on ne voit  pas de lien bien spécifique entre la fiscalité du capital et l’objectif recherché. L’exemple extrême illustratif est celui de l’impôt sur la fortune. Cet impôt représente 0,25 % du PIB. Or la redistribution met en jeu en France 57 % du PIB. C’est un mystère qu’avec ce niveau de redistribution, l’un des plus élevés du monde, la pauvreté persiste. Plusieurs travaux montrent que la persistance de la pauvreté renvoie en fait à des facteurs qui ne relèvent pas de la structure de la fiscalité mais de choix de dépense publique comme l’échec scolaire, les difficultés d’insertion professionnelle, la concentration de difficultés dans certains quartiers, la complexité de l’accès aux aides (notes du Conseil d’Analyse Economique n°s 40 et 41).

 

L’observation des faits

 

Le raisonnement peut être utilement complété par l’observation des faits. Deux indicateurs synthétiques sont souvent utilisés pour mesurer l’inégalité. Le premier est le rapport interdéciles, qui est l’écart entre le niveau de de vie le plus bas des 10 % les plus riches (c’est le neuvième décile), et le niveau de vie le plus élevé des 10 % les moins riches (c’est le premier décile). Le second est le coefficient de Gini qui est censé synthétiser l’ensemble de la répartition. Selon les calculs de l’Insee présentés par l’Observatoire des inégalités, les deux indicateurs ont nettement reculé en France depuis le début des années 70. L’écart interdéciles est à peu près stable depuis 1980, l’indice de Gini s’est stabilisé un peu plus tard et remonte légèrement depuis le milieu des années 2000. Le fait à noter est que la forte baisse des indices d’inégalité a lieu avant 1980. Elle est antérieure aux deux périodes de hausse de la fiscalité du capital (fin des années 90 et période récente). Pour les indicateurs de pauvreté, l’évolution est similaire à  celle des indicateurs d’inégalité. On ne voit guère non plus de corrélation avec les variations de la fiscalité du capital.

 

La justice et l’équité fiscale

 

Reste une troisième dimension, qui est celle de l’équité fiscale. On distingue traditionnellement l’équité fiscale verticale et l’équité horizontale. La règle d’équité verticale est violée lorsque  le contribuable le mieux loti est fiscalement avantagé par rapport au contribuable moins bien loti. La règle d’équité horizontale est violée lorsque deux personnes qui sont dans des situations comparables sont traitées par la fiscalité de façons différentes. Ces deux situations, choquantes du point de vue de l’équité, sont présentes dans notre fiscalité du capital. Elles résultent directement de ses excès et de la multiplicité et l’incohérence des régimes dérogatoires. Elles n’ont pas été réduites avec l’alourdissement de la fiscalité du capital.

Par ailleurs, un point essentiel à bien avoir à l’esprit est que dans la mesure où la fiscalité du capital contribue par ses défauts à la faiblesse de la croissance et au niveau élevé du chômage, elle est une des causes de l’inégalité devant l’emploi qui est une grave injustice sociale.

Malgré la première apparence, la fiscalité du capital s’avère donc un instrument assez peu efficace pour traiter les questions de justice sociale. Anthony Atkinson, qui a consacré une large partie de son œuvre à la question de l’inégalité, va même plus loin. Il considère que : « ce que l’on peut faire par l’intermédiaire de la solution de second choix « impôts-transferts » est limité », et il ajoute « on ne pourra vraiment réduire la forte inégalité qu’en s’attaquant à la forte inégalité sur le marché ».

En résumé, dans l’espoir affiché de réduire les inégalités, intention louable a priori, notre fiscalité du capital s’est en réalité enfoncée dans des excès, une complexité croissante et une instabilité permanente. Une réforme d’ensemble est possible et elle serait gagnante non seulement du point de vue de l’efficacité économique mais aussi, dans la mesure où elle supprimerait certaines anomalies actuelles, du point de vue de l’équité fiscale.

 

Les réformes suggérées

 

L’orientation privilégiée est celle d’une fiscalité du capital d’application large, fondée sur quelques principes simples. La fiscalité du capital  doit pouvoir s’appliquer à tous avec le moins possible de dérogations ou d’exceptions. Elle doit être neutre afin de respecter les choix d’épargne et d’investissement de chacun. Elle doit être simple et transparente afin d’être comprise de tous. Elle doit être en harmonie avec celles des pays les plus proches. Enfin, elle doit supprimer les situations inéquitables les plus évidentes. Les propositions ne visent pas à privilégier l’efficacité au détriment de l’équité, mais à progresser dans les deux directions à la fois.

La proposition centrale est de remplacer trois prélèvements actuels, l’impôt sur le revenu, les prélèvements sociaux et l’impôt sur le patrimoine, par un prélèvement unique proportionnel aux revenus du capital. Compte tenu de notre situation budgétaire et de notre dette publique, le taux devrait être calculé de façon telle que le rendement global de la fiscalité soit dans un premier temps inchangé. Un taux de 30 % serait de ce point de vue suffisant. Les taux d’imposition redevenant plus normaux et évitant les situations extrêmes, les niches fiscales devenues inutiles seraient supprimées. Elles pourraient être éventuellement remplacées par une franchise d’imposition pour la « petite épargne » c’est-à-dire une exonération totale des premiers revenus du capital, quelle que soit l’affectation de l’épargne, cette affectation étant choisie librement par l’épargnant afin de respecter le principe de neutralité.

La fiscalité ainsi réformée serait infiniment plus simple et permettrait de supprimer des centaines, voire des milliers de pages d’instructions fiscales. La question des boucliers fiscaux et plafonnements ne se poserait plus puisque la base étant le revenu, il y aurait toujours le revenu pour payer. Les effets de seuils qui distordent les comportements disparaîtraient.

Il serait plus neutre pour l’orientation de l’épargne, ce qui permettrait une allocation de l’épargne plus favorable à l’investissement et à la croissance. La neutralité entre placements serait assurée, mais aussi la neutralité dans le temps.

Elle serait plus juste qu’aujourd’hui car les personnes dans des situations égales supporteraient la même charge fiscale et les gros patrimoines n’échapperaient pas à l’impôt.

Elle serait plus stimulante pour l’économie puisque les taux marginaux d’imposition seraient ramenés à des niveaux plus normaux et proches de ceux des autres pays européens, notamment ceux qui ont comme la France adopté l’euro comme monnaie. Une réforme de cette nature contribuerait ainsi à un supplément de croissance économique et d’emploi.

 

Eléments de bibliographie

ALLAIS Maurice, L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, Hermann, Paris, Nouvelle édition 1988

ATKINSON Antony B., Inequality What can be done ? Harvard University Press 2015

DIDIER Michel et OUVRARD Jean-François, L’impôt sur le capital au XXIe siècle, une coûteuse singularité française, Economica, Paris 2016

RAWLS John, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971

ROEMER John E., Equality of opportunity, Harvard University Press, 1998

Conseil d’Analyse Economique, Note n° 40, Prévenir la pauvreté par l’emploi, l’éducation et la mobilité, HUILLERY Elise, CARCILLO Stéphane, L’HORTY Yannick

Coe-Rexecode, Fiscalité du capital, activité et croissance : enseignements des modèles macroéconomiques, Jean-François OUVRARD, Document de travail n°56, février 2016, Coe-Rexecode (accessible à l’adresse : www.coe-rexecode.fr).

Observatoire des inégalités, Rapport sur les inégalités en France, Edition 2015